1929

Octobre 1929. Les suites de la déclaration de Rakovsky du 8.8.1929, l'évolution du Leninbund, le conflit sino-soviétique...
Au jour le jour, le combat de Trotsky.
Lettre à P. Naville.


Œuvres - octobre 1929

Léon Trotsky

29 octobre 1929

Lettre à P. Naville


Prinkipo, le 29 octobre 1929

Cher camarade Naville,

Je vous prie de communiquer cette lettre aux autres camarades. J'en envoie la copie à Rosmer.

Oui, je crois qu'en France l'opposition, malgré son état embryonnaire, s'est éloignée du parti, même de l'idée de parti, plus que dans tous les autres pays. On le voit par ceux des représentants les plus caractéristiques de l'opposition pour la période écoulée : Monatte, et Souvarine. Quoique d'origine politique tout à fait différente, ils en sont arrivés tous deux à nier le parti. Ajoutez-y Loriot, un cas non moins symbolique. Les camarades qui n'avaient pas pris une position aussi nette, se contentaient pour la plupart de traiter le parti comme un cadavre et de jouer ce rôle que l'on appelle à Vienne " kiebitz " (c'est celui qui ne s'engage jamais à jouer aux échecs mais qui observe toujours les joueurs avec une moue dédaigneuse et chuchote à ses voisins des commentaires critiques). Si vous voulez que je personnifie aussi cette image, Paz est le Kiebitz le plus complet. Mais cet esprit de " kiebitzisme " existe aussi dans d'autres groupements.

Nous nous sommes déjà entretenus, autant qu'il me souvient, de l'action du 1" Août. Plus sévère était notre critique avant, pendant et après l'action, d'autant plus était obligatoire notre participation à l'action. La critique oppositionnelle qui porterait le plus, ce serait la critique d'un camarade de l'opposition incarcéré à la Santé à cause de sa participation au 1er Août.

L'opposition néglige un peu trop les représailles contre le parti communiste. On se déclare de temps en temps " contre " elles. Mais vraiment ça ressemble par trop aux " protestations " des social-démocrates, qui se désolidarisent - en paroles - parfois des actes de la justice capitaliste. Cela ne suffit pas. Au contraire, ça ne fait que souligner l'insuffisance de l'attitude de l'opposition envers les représailles qui sont un fait politique d'une importance incommensurable. Elles créent des liens indestructibles entre le parti et la classe ouvrière, c'est un capital moral pour l'avenir. Naturellement, les représailles ne doivent pas nous empêcher d'exprimer nos critiques contre la politique fausse, mais elles (les critiques) ne peuvent être efficaces qu'à condition que nous nous montrions nous-mêmes dignes des représailles.

Après l'inculpation de complot, il y a maintenant celle d'espionnage. L'importance de ce fait ne peut être surestimée. On s'occupe vraiment un peu trop d'Istrati au détriment de cette question autrement importante. Voulez-vous connaître ma pensée ? Les représentants de l'opposition (La Vérité) devraient adresser au procureur de la République une déclaration non seulement de solidarité platonique, mais de " complicité " dans les idées et les actes que la justice capitaliste représente traîtreusement comme un attentat à la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat, c'est-à-dire dans la préparation de la révolution prolétarienne, dans la lutte contre l'impérialisme et la guerre, et pour la défense de l'URSS. Dans cette déclaration on pourrait mentionner entre parenthèses que cette " complicité " existe malgré les différences de tactique, dans lesquelles d'ailleurs le procureur de la République n'a rien à voir. Une déclaration pareille - courte et énergique - devrait être non seulement publiée dans nos éditions, mais éditée en tracts et diffusée (distribuée, envoyée, collée) à cinquante ou cent mille exemplaires. Je vous dis : une action pareille changerait d'un coup les relations entre nous et la masse communiste et sympathisante et nous donnerait une tout autre autorité pour critiquer, dénoncer, stigmatiser les fautes et les crimes de la bureaucratie centriste. Voilà comment j'envisage les choses quand je dis qu'il faut se rapprocher du parti.

Ce n'est qu'un exemple parmi des centaines que l'on pourrait donner peut-être moins significatifs, mais non moins efficaces. Ainsi, qu'a fait l'opposition dans l'élection du douzième arrondissement ? Les 4 200 voix, c'est tout de même quelque chose. Il aurait fallu s'en rapprocher en se mêlant à l'action en faveur de Marty, en gagnant de l'autorité, en nouant des liaisons que vous auriez utilisées pour faire de la propagande pour nos idées et aussi pour La Vérité, etc. On n'avancera jamais par d'autres voies.

Vous dites dans votre lettre que votre groupe a gardé des relations avec des membres du parti, que vous savez ce qui se passe dans le parti. Tant mieux, mais alors pourquoi ça ne se reflète pas dans les colonnes de La Vérité et de la Lutte de Classes ? Une information suffisante de tout ce qui se passe dans le parti aurait une énorme influence éducative et pour notre presse une grande force attractive. On eût forcé par elle les membres du parti à chercher dans les colonnes de La Vérité les nouvelles de la vie du parti. Par cela même, on eût forcé l'Humanité à lever un peu le voile sur ces mystères, et ce serait déjà un beau morceau de démocratie pour l'avant-garde prolétarienne tout entière et un gain solide pour l'influence de l'opposition.

Je reçois maintenant des lettres de camarades de la minorité du Leninbund. Elles contiennent des informations bien précieuses sur la vie intérieure du Leninbund et du PCA. Or ces camarades soulignent le parallélisme et la liaison des procédés dans l'opposition russe, allemande et autre. Et ce n'est pas la question de critérium, dont vous avez à mon avis une crainte un peu exagérée. Non, il s'agit du fait que des prémisses et des méthodes analogues mènent à des conséquences et à des résultats qui ne sont pas identiques, mais analogues. La question du second parti en Allemagne est liée pour Urbahns logiquement avec la question du caractère de l'Etat soviétique : pour combattre l'Internationale qui soutient le gouvernement bourgeois de l'URSS, il faut avoir un parti absolument indépendant et opposé au parti communiste officiel ; donc la liste de candidats parallèle aux élections est naturelle. C'est pourquoi les camarades de la minorité qui voient bien les conséquences néfastes de cette politique, trouvent le plus grand appui pour leur ligne intérieure en Allemagne, dans le fait qu'ils peuvent se déclarer solidaires de l'opposition russe dans l'appréciation de l'URSS. Or, Brandler, qui est pour une politique purement nationale, les accuse d'être des suiveurs de la politique de l'opposition russe. C'est pourquoi je fus un peu étonné par l'affirmation de votre article que ce sont les nécessités intérieures de Staline qui ont déterminé la lutte internationale contre le " spectre " de la droite. Non, la droite n'est pas un spectre, mais une réalité. Le cours centre-droite était un cours international : il a partout abouti à l'impasse. Or le changement provoqué par le dernier zig-zag a une très grande importance, sans donner naturellement la moindre garantie d'une politique conséquente révolutionnaire. Il est presque mathématiquement inévitable que cette nouvelle étape vers la gauche aboutisse dans un délai relativement court à une bifurcation décisive : vers la politique marxiste ou vers la droite (et plus accentuée). Il ne suffit donc pas de prédire le fiasco du cours gauche, il faut savoir passer par cette étape avec les ouvriers sans se confondre avec la direction officielle, mais sans se détacher de la masse dans l'action.

Cela suffit peut-être pour aujourd'hui ? Pour moi, la question la plus importante pour le moment, c'est la question des représailles.

Fraternellement

L. Trotsky

P.S. – Je reçois à l'instant le numéro 7 de La Vérité. Je lis avec plaisir la première colonne consacrée au complot. Cependant je crois que c'est insuffisant et je défends ma proposition.


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