1930

Juillet 1930 : le combat pour unifier et souder l'Opposition de Gauche Internationale face à la tourmente qui s'annonce.


Œuvres - juillet 1930

Léon Trotsky

Deux et pas même un ?

L'une des premières sessions du 16° congrès du parti a été saluée par le commandant de l’armée d’Extrême-Orient, Blücher. La fait n'a en soi aucune signification politique et mériterait à peine d’être mentionné. Et il n'a non plus aucune signification pour le parti: si Blücher, en tant que soldat, est très inférieur a Boudienny, au sein du parti, il lui est très peu supérieur. En outre le discours de salut de Blücher a été préparé à l'avance par Vorochilov et, par conséquent mal préparé. L'esprit du laquais qui s'aligne sur ordre le pénètre de bout en bout. Le discours a vanté les louanges de Staline, fait des salutations ardentes pour Vorochilov, ainsi qu'un certain nombre de piques dirigées contre la droite, à laquelle Blücher n'avait fait attention que la veille. Tout est en ordre. Il y avait aussi un aveu intéressant: "Dans la période entre le 15° et le 16° congrès, notre parti et nos jeunesses dans l’armée ont mené une lutte couronnée de succès contre le trotskysme". Le 15° congrès, on l'a dit à l'époque, a finalement mené la lutte contre le trotskysme et l'a complètement liquidé. Et maintenant on apprend de Blücher qu'une "lutte couronnée de succès contre le trotskysme" a été menée dans l'armée pendant deux ans et demi, entre les 15° et 16° congrès. On peut supposer qu'au 17° congrès on trouvera pas mal d'éléments valables sur le cours ultérieur de cette lutte qui n'est pas plus tôt terminée qu’elle recommence aussitôt. Le temps nous dira.

Mais nous nous sommes arrêtés au discours de Blücher, non pour ce qu'il avoue, ou pour son ton général, qu'on peut résumer par les mots "A votre service". Dans ce discours ou au moins dans les comptes-rendus qui en sont faits, il y a un point d'une grande signification - un point qui ne caractérise pas Blücher, mais ce qui est en train de se faire dans le parti et avec lui. Selon le compte rendu de la Pravda du 28 juin 1930, Blücher a déclaré: "Nous, combattants de l'Armée rouge, pouvons fièrement vous rendre compte que pendant ces batailles, nous n'avons pas eu une seule défection, un seul déserteur passé à l'ennemi. L'armée a manifesté un grand dévouement politique et de classe à la construction socialiste". Tout révolutionnaire ne peut que saluer cette information. Malheureusement cependant, il existe une seconde version qui sape notre confiance dans tout le compte-rendu. Le journal Rabotchi, le quotidien du comité central du P.C. biélorusse, donne comme suit cette citation de Blücher:

"Nous pouvons fièrement vous rendre compte que nous n'avons pas eu de défections ni un seul déserteur vers le camp de notre ennemi. Nous avons seulement deux taches honteuses, tristes: deux recrues qualifiées qui avaient servi pendant neuf mois sont passés à l'ennemi. Tous deux se sont révélés trotskystes".

Les mots soulignés ne figurent pas dans le compte rendu de la Pravda. Blücher les a-t-il prononcés ou non ? S'il nous faut en juger par le texte, nous devons conclure que ces mots ont étés arbitrairement et de façon incongrue insérés dans le rapport après qu'il ait été fait, ce qui a donné une évidente absurdité. Il dit d'abord qu’il n'y a pas eu "un seul déserteur" puis on dit qu’il y en a eu deux. De toute évidence, il manque quelque chose. S'il n'y en a pas eu un seul, d’où viennent les deux ? Et s’il y a eu réellement deux déserteurs, comment peut-on dire qu'il n'y en a pas eu un seul ? Supposons pourtant que Blücher ait été inconséquent; dans son discours, il y a malheureusement plus d'ardeur que de raison. Mais alors, pourquoi la Pravda ne rend-elle pas compte de l’information sur les deux déserteurs ? Pourquoi la Pravda a-t-elle caché les intrigues contre-révolutionnaires des "trotskystes" ? Si la Pravda n'a rien caché, si Blücher n'a pas dit cela, alors comment se fait-il que cela paraisse le même jour dans Rabotchi de Minsk ?

Nous savons très bien comment est préparée toute l’information concernant le congrès. Pas une seule ligne ne quitte les confins du congrès sans un visa de la commission spéciale. Cela signifie que l’histoire sur les déserteurs trotskystes ne pouvait pas être inventée à Minsk. Elle devait être envoyée de Moscou avec le sceau de la commission du congrès. Mais alors pourquoi ces lignes sont-elles omises dans la Pravda ? Telle est la première question.

Mais il y en a une deuxième. Deux recrues qualifiées "sont passées à l'ennemi", nous dit Blücher ou quelqu'un qui l'incarne. "Tous deux se sont révélés trotskystes". Ces mots ont été imprimés en gros caractères dans le journal de Minsk. Naturellement ! Mais cela est dénué de sens. Entre le 15° et le 16° congrès, selon Blücher, l'armée a été complètement purgée des résidus du trotskysme. Pourquoi ne l'a-t-elle pas été de ces deux également ?

Evidemment ils n’étaient pas connus jusqu'au moment de leur fuite. Comment Blücher a-t-il découvert qu'ils étaient "trotskystes" après leur fuite ? "Tous deux se sont révélés trotskystes". Qu’est-ce que ça veut dire, "révélés" ? Comment, de quelle façon ? L'eau est trouble, si trouble qu'elle semble stagnante. Et il se pourrait que quelqu'un y soit tombé.

Finalement, il y a une troisième question. Pourquoi les "trotskystes" doivent-ils fuir dans le camp de la contre-révolution chinoise ? Tchiang Kaï-chek est à sa tête. Il n'a jamais été notre allié. Il était l'allié de Staline. Il est venu négocier avec Staline. Une semaine avant le coup sanglant de Tchiang Kaï-chek en avril 1927, Staline, dans la Salle des Colonnes, s'est porté garant de la loyauté de Tchiang Kaï-chek. Le parti de Tchiang Kaï-chek appartenait à l’I.C. avec voix consultative. L'Opposition a combattu cela avec intransigeance. Staline et Rykov échangeaient des photographies avec Tchiang Kaï-chek. Trotsky a reçu d'un bureau de l'I.C. un portrait de Tchiang Kaï-chek avec une demande d'envoyer le sien en échange. Trotsky a refusé et renvoyé le portrait. Staline enseignait que le Kuomintang de Tchiang Kaï-chek était un substitut pour les soviets. L'Opposition a dénoncé l'alliance entre Staline et Tchiang Kaï-chek comme une trahison de la révolution. Pourquoi donc les "trotskystes" devraient-ils fuir dans le camp de Tchiang Kaï-chek ? Ne vaudrait-il pas mieux, mes bons messieurs, vous tenir cois là-dessus ?

Nous ne savons pas qui est tombé dans cette crise de racontars: Blücher ou celui qui a publié son discours, ou les deux. Mais il est clair que quelqu'un ici a dépassé les limites de la vraisemblance. C'est pourquoi la Pravda a refusé de l'imprimer.

On a décidé, et non sans raison, que c'était trop stupide. Mais en même temps, la commission du congrès hésitait: peut-être quelqu'un y trouverait de l’intérêt; vraiment, un morceau si séduisant. D'un côté, pas un seul déserteur, de l’autre, pas un mais deux "trotskystes" et mieux encore, révélant un lien direct entre l'Opposition et Tchiang Kaï-chek. Dommage: on l'a fait parvenir à Minsk.

Pour conclure, un coup d’œil sur la composition de la commission. Elle comprend l'ancien S.R. Berdnikov, qui est prêt à tout; l'ancien secrétaire de Staline, Nazaretian, qui a une réputation bien méritée; l'ancien menchevik Popov, assistant de Berdnikov; le chef cuisinier du bureau d’Histoire du Parti, Saveliey; et l'ancien secrétaire de Staline, Tovstoukha. Cela devrait suffire.


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