1931

Juin 1931 : la révolution espagnole s'avance, la crise de la section française de l'Opposition de Gauche, l'intervention en Allemagne. Le combat de Trotsky au jour le jour.


Œuvres - juin 1931

Léon Trotsky

Pour la rupture de la coalition avec la bourgeoisie

24 juin 1931

Chers Camarades [1],

Dans une lettre au camarade Lacroix, j'ai exposé quelques considérations complémentaires au sujet de la situation en Espagne. Je n'ai malheureusement pas une information complète qui me permette de savoir comment les divers groupes de communistes espagnols posent les questions politiques actuelles. Analyser la situation révolutionnaire dans ces conditions se révèle plus difficile que de jouer aux échecs sans regarder l'échiquier Il reste toujours des questions qui demandent une étude complémentaire. Avant de recourir à la presse, je voudrais exposer ces questions devant vous, et, par votre intermédiaire, devant les communistes espagnols et toutes les sections de l'Opposition internationale.

Une partie considérable de mon article sur les dangers qui menacent la révolution espagnole est consacrée à démontrer qu'entre la révolution bourgeoise démocratique d'avril et la future révolution prolétarienne, il n'y a pas de place pour une révolution ouvriere-paysanne intermédiaire. J'ai souligné en passant que cela ne signifie pas que le parti du prolétariat devait "jusqu'à la lutte finale" s'occuper exclusivement d'accumuler ses forces ! Une telle conception serait antirévolutionnaire et digne de philistins. S'il ne peut exister de révolution intermédiaire, de régime intermédiaire, il peut se produire en revanche des manifestations de masses intermédiaires, des grèves, des démonstrations, des rencontres avec la police et l'armée, des secousses révolutionnaires impétueuses où bien entendu les communistes seront aux premiers rangs du combat. Quelle est la signification historique possible de ces luttes intermédiaires ? D'un côté, elles peuvent provoquer des changements democratiques à l'intérieur du régime bourgeois républicain, et, de l'autre, elles peuvent préparer les masses à la mise sur pied du régime prolétarien.

La participation des communistes à ces luttes, et surtout à leur direction, exige d'eux non seulement une compréhension claire du développement de la révolution dans son ensemble, mais aussi la capacité de lancer de tels mots d'ordre particuliers, brûlants et combatifs, qui ne découlent pas particulièrement du "programme", mais sont dictés par les circonstances du jour et portent les masses en avant [2].

Tout le monde connaît le rôle énorme qu'a joué, pendant la coalition en Russie des socialistes conciliateurs et des libéraux, le mot d'ordre bolchevique : "A bas les dix ministres capitalistes !" Les masses avaient encore confiance dans les socialistes conciliateurs, mais les masses les plus confiantes ont toujours une méfiance instinctive à l'égard des bourgeois, des exploiteurs, des capitalistes. C'est là-dessus que reposait la tactique des bolcheviks pendant toute une période. Nous ne disions pas "A bas les ministres socialistes !" Nous n'avions même pas lancé le mot d'ordre "A bas le gouvernement provisoire !" comme mot d'ordre actuel de lutte. En revanche, nous enfoncions inlassablement le même clou : A bas les dix ministres capitalistes !" Ce mot d'ordre joua un rôle capital puisqu'il permit aux masses de se convaincre que les socialistes conciliateurs tenaient beaucoup plus aux ministres capitalistes qu'aux masses ouvrières.

Des mots d'ordre de ce genre conviennent on ne peut mieux au stade actuel de la révolution espagnole. L'avant-garde prolétarienne a tout intérêt à pousser les socialistes espagnols à rassembler le pouvoir entre leurs mains. C'est pourquoi il faut briser la coalition. Telle ou telle étape dans cette voie ne pourra, se réaliser qu'en liaison avec des événements politiques importants, sous la poussée de nouveaux mouvements de masse, etc. Ainsi, sous cette poussée en Russie ont été successivement expulsés du gouvernement de coalition Goutchkov et Milioukov, puis le prince Lvov, Kerensky a été placé à la tête du gouvernement, le nombre des "socialistes" a augmenté, etc. Après l'arrivée de Lénine, le parti bolchevique ne s'est pas un instant solidarisé de Kerensky et des conciliateurs. Mais il aidait les masses à mettre à l'épreuve, dans l'action, leur gouvernement. C'était une étape indispensable sur la voie de la montée des bolcheviks vers le pouvoir.

Les élections aux Cortès révéleront, d'après ce que je pu juger d'ici, une extrême faiblesse des républicains de droite du genre Zamora-Maura. Elles donneront la prépondérance aux conciliateurs petits-bourgeois de différentes couleurs, radicaux, radicaux-socialistes et "socialistes". Malgré cela, on peut prédire avec certitude que les socialistes et les radicaux-socialistes se cramponneront de toutes leurs forces à leurs alliés de droite. Le mot d'ordre "A bas Zamora-Maura !" est tout à fait opportun. Il faut seulement bien comprendre une chose les communistes ne font pas d'agitation en faveur du ministère Lerroux, ils ne prennent aucune responsabilité en faveur d'un ministère socialiste, mais à chaque instant ils dirigent leurs coups contre l'ennemi de classe le plus déterminé et le plus conséquent, et par ce moyen affaiblissent les conciliateurs et déblaient le terrain devant le prolétariat. Les communistes disent aux ouvriers socialistes : "Vous avez confiance en vos chefs socialistes obligez-les donc à prendre le pouvoir. Nous vous y aiderons en partie, bien que nous n'ayons en eux aucune confiance. Et, quand ils seront au pouvoir, nous les mettrons à l'épreuve, et nous verrons bien qui avait raison, de nous ou de vous" [3].

J'ai abordé cette idée plus haut, en liaison avec la question de la composition des Cortès. Mais d'autres événements - par exemple la répression contre les masses - peuvent conférer une exceptionnelle acuité au mot d'ordre "A bas Zamora-Maura !" La victoire dans ce domaine, c'est-à-dire la démission de Zamora, pourrait avoir, à ce stade, presque la même signification pour le développement ultérieur de la révolution que la démission d'Alphonse en avril. Pour lancer de tels mots d'ordre, il ne faut pas s'orienter en fonction d'abstractions doctrinales, mais selon l'état de conscience des masses, selon la réaction que produit dans les masses chaque succès partiel. Opposer purement et simplement le mot d'ordre de "dictature du prolétariat" ou de "république ouvrière et paysanne" au régime actuel est tout à fait insuffisant, parce que ces mots d'ordre ne touchent pas les masses.

Sous forme de pendant à ce qui vient d'être dit resurgit la question du "social-fascisme". Cette sotte invention, terriblement "gauchiste", de la bureaucratie, devient aujourd'hui en Espagne la plus grande entrave sur la voie de la révolution. Revenons de nouveau à l'expérience russe. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires au pouvoir poursuivaient la guerre impérialiste, défendaient les capitalistes, persécutaient les soldats, les paysans, les ouvriers, procédaient à des arrestations. Ils introduisaient la peine capitale, protégeaient les assassins des bolcheviks, obligeaient Lénine à vivre dans l'illégalité, gardaient en prison les autres dirigeants bolcheviques, répandaient contre eux les pires calomnies, etc. Tout cela suffisait largement pour qu'on puisse les qualifier de "social-fascistes". Mais à cette époque, en 1917, le terme n'existait pas, ce qui, comme on sait, n'a pas empêché les bolcheviks d'arriver au pouvoir. Après les terribles persécutions contre les bolcheviks en juillet-août, ceux-ci ont siégé avec les "social-fascistes" dans les organes de lutte contre Kornilov. Au début de septembre, de sa retraite dans l'illégalité, Lénine proposa aux "social-fascistes" russes le compromis suivant : "Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir, et alors, nous, bolcheviks, nous lutterons à l'intérieur des soviets pour le pouvoir, par des moyens pacifiques".

S'il n'y avait eu aucune différence entre les conciliateurs et Kornilov, qui était, lui, le véritable "fasciste", alors, aucune lutte en commun des bolcheviks et des conciliateurs contre Kornilov n'aurait été possible. Pourtant cette lutte a joué un grand rôle dans le développement de la révolution en repoussant l'attaque de la contre-révolution des généraux et en aidant les bolcheviks à arracher totalement les masses aux conciliateurs [4].

La nature de la démocratie petite-bourgeoise consiste précisément en ce qu'elle oscille entre le communisme et le fascisme. Au cours de la révolution, ces oscillations sont particulièrement accentuées. Considérer les socialistes espagnols comme une espèce de fascistes signifie renoncer à utiliser leurs inévitables oscillations vers la gauche; cela signifie se couper à soi-même la voie vers les ouvriers socialistes et syndicalistes.

Pour conclure, je dois souligner que l'impitoyable critique de l'anarcho-syndicalisme espagnol constitue aujourd'hui une tâche très importante qu'il ne faut pas négliger une minute. L'anarcho-syndicalisme dans ses sommets constitue la forme masquée la plus perfide et la plus dangereuse de la conciliation avec la bourgeoisie. Parmi les ouvriers qui constituent la base de l'anarcho-syndicalisme se trouvent d'immenses forces potentielles de la révolution. La tâche fondamentale des communistes est à leur égard la même qu'à l'égard des socialistes : opposer la base au sommet. Cependant, le travail doit être adapté avec soin à l'esprit spécifique de l'organisation syndicale et au caractère spécifique de sa couverture anarchiste. J'en parlerai dans une autre lettre.

J'insiste encore une fois : il faut rassembler les articles, les résolutions, les plates-formes, etc., des organisations révolutionnaires et des groupes d'Espagne, les traduire en français et les envoyer à toutes les sections pour qu'elles soient traduites dans d'autres langues.

Chaleureux saluts révolutionnaires.


Notes

[1] Lettre au Secrétariat International de l'Opposition de Gauche.

[2] Trotsky souligne ici la nécessité, déjà mise en relief au Lenine, dans l'I.C., de trouver des mots d'ordre "de transition", susceptibles de mobiliser les masses.

[3] Trotsky développe ici l'argumentation déjà proposée à partir de 1922 par l'Internationale communiste pour le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier". La même démarche le conduit en France à proposer de mettre en avant le mot d'ordre de "gouvernement "Blum-Cachin".

[4] Trotsky a toujours considéré la tactique prise par les bolcheviks lors de la tentative de coup de Kornilov comme exemplaire. Elle préfigurait d'ailleurs la tactique de "Front Unique Ouvrier" élaborée à partir du III° Congrès de l'I.C.


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