1931

Septembre 1931 : la révolution espagnole s'avance, la crise de la section française de l'Opposition de Gauche, l'intervention en Allemagne. Le combat de Trotsky au jour le jour.


Œuvres - Septembre 1931

Léon Trotsky

Les soviets et le problème de la balkanisation

Lettre à A. Nin [1]

1° septembre 1931

J'ai reçu votre lettre du 25 août. Vous vous posez la question : où appeler les ouvriers, dans le parti ou dans la Fédération [2] ? Les conditions locales parlent en faveur de la Fédération. Les conditions espagnoles générales, en faveur du parti. Du point de vue pratique, c'est-à-dire du point de vue du rapport des forces à un moment donné, le problème est délicat, mais il me semble que notre position de principe est en fait décisive : nous déclarons que nous sommes une fraction du parti, une fraction de l'Internationale communiste. L'essentiel de la lutte menée contre nous l'est sur la ligne que nous serions « ennemis » de l'U.R.S.S. et de l'Internationale communiste. Même Maurin vit des miettes qui tombent de notre table.

Si nous appelons les ouvriers à rejoindre la Fédération, nous nous compromettons dans toute l'Espagne et sur le plan international. Y gagnons-nous vraiment à l'échelle de la Catalogne ? Si l'on considère les résultats actuels de la collaboration avec la Fédération, ils nous apportent, à mon avis, plus d'inconvénients que d'avantages. L'ensemble de la presse de I'I.C., la Pravda en tête, nous ont rendus responsables de la confusion opportuniste de Maurin. Les articles du camarade Mill dans La Vérité y ont aussi beaucoup contribué [3]. En dépit de cette collaboration, il nous a fallu rompre avec la Fédération et nous en sommes sortis les mains presque vides [4]. En d'autres termes, l'expérience de la collaboration avec la Fédération nous a affaiblis sur le plan national espagnol et sur le plan international, sans nous servir en Catalogne. Il est temps de dresser un bilan. A mon avis, nous devons réaliser un tournant politique radical pour éviter d'être plus longtemps confondus avec Maurin - confusion qui a tourné à son avantage et à notre détriment.

Le plus juste serait d'appeler les ouvriers à rejoindre et à développer la fraction des communistes de gauche, et d'obtenir son admission dans le parti. Mais une telle politique exige qu'il existe un groupe officiel, même petit, de l'opposition de gauche en Catalogne. Si vous vous en souvenez, j'ai insisté là-dessus depuis le jour de votre arrivée à Barcelone, mais sans succès, hélas. Encore aujourd'hui, je ne vois pas d'autre issue.

Maurin a lancé le mot d'ordre : « Tout le pouvoir au prolétariat ! » Je pense que vous avez tout à fait raison de souligner qu'il choisit des mots d'ordre de ce genre afin de s'assurer un pont en direction des syndicalistes et de s'attribuer l'apparence d'une force qu'il ne possède pas en réalité. Malheureusement, si la chasse aux apparences est très appréciée en politique, elle est désastreuse en matière de politique révolutionnaire.

Je me demande parfois pourquoi il n'y a pas de soviets en Espagne ? Pourquoi ? Dans une lettre antérieure, j'ai exprimé quelques idées à ce propos. Je les ai développées dans un article que je vous envoie, sur le contrôle ouvrier en Allemagne. Il apparaît que le mot d'ordre des juntas est lié dans l'esprit des ouvriers espagnols à celui des soviets, et que, pour cette raison, il leur semble trop dur, trop décisif, trop « russe ». C'est-à-dire qu'ils le considèrent avec des yeux différents de ceux qu'avaient les ouvriers russes à la même étape. Ne sommes-nous pas ici confrontés à un paradoxe historique, puisque nous voyons l'existence de soviets en Russie agir comme un facteur qui paralyse la création de soviets dans d'autres pays révolutionnaires ?

Il faut accorder à cette question la plus extrême attention dans des conversations personnelles avec les ouvriers de toutes les régions de votre pays. De toute façon, si le mot d'ordre des juntes (soviets) ne parvenait pas à trouver un écho, alors il faudrait nous concentrer sur celui des comités d'usine. J'ai traité ce point dans l'article mentionné plus haut sur le contrôle ouvrier. Sur la base des comités d'usine, nous pouvons développer l’organisation soviétique sans mentionner les soviets en tant que tels.

Sur la question du contrôle ouvrier, vous avez, à mon avis, tout à fait raison; renoncer au contrôle ouvrier simplement parce que les réformistes se prononcent pour lui - en paroles - serait une énorme stupidité. Au contraire, c'est précisément pour cela que nous devons nous emparer de ce mot d'ordre, avec d'autant plus de vigueur, et obliger les ouvriers réformistes à le mettre en pratique au moyen d'un front unique avec nous, et, sur la base de cette expérience, les pousser à s'opposer à Caballero et autres faussaires.

Nous avons réussi en Russie à créer des soviets seulement parce qu'ils étaient réclamés, non seulement par nous, mais aussi par les mencheviks et les social-révolutionnaires, bien que fort évidemment ceux-ci aient eu à l'esprit d'autres objectifs. Nous ne pouvons pas créer en Espagne de soviets, précisément parce que ni les socialistes ni les syndicalistes ne veulent de soviets. Cela signifie que le front unique et l'unité d'organisation avec la majorité de la classe ouvrière ne peuvent être réalisés sur ce mot d'ordre. Mais là, c'est Caballero lui-même, sous la pression des masses, qui est forcé de s'emparer du mot d'ordre du contrôle ouvrier et d'ouvrir ainsi largement la porte à une politique de front unique et de construction d'une organisation qui rassemble la majorité de la classe ouvrière. Nous devons saisir l'occasion à deux mains. Certainement, Caballero cherchera à transformer le contrôle ouvrier en contrôle des capitalistes sur les ouvriers. Mais cette question relève d'un autre chapitre, le rapport des forces à l'intérieur de la classe ouvrière. Si nous arrivions à créer des comités d'usine dans tout le pays, alors, dans cette époque révolutionnaire que nous avons devant nous, MM. Caballero et compagnie auraient perdu la bataille décisive [5].

Vous décrivez la façon dont on risquerait d'aider involontairement le libéralisme madrilène en se contentant de proclamer que la « balkanisation » de la péninsule ibérique est incompatible avec les objectifs du prolétariat. Vous avez bien raison. Si je n'ai pas souligné ce danger dans ma précédente lettre, je suis prêt à le faire dix fois désormais.

L'analogie entre les deux péninsules doit être présentée d'une façon plus complète. Il fut un temps où la péninsule des Balkans était unifiée sous la domination des propriétaires turcs, des militaristes et des proconsuls. Les peuples opprimés rêvaient d'abattre leurs oppresseurs. Si nous avions opposé notre refus du partage de la péninsule à ces aspirations populaires, nous nous serions en réalité comportés en laquais des pachas et des beys turcs. D'un autre côté, nous savons maintenant que les peuples des Balkans, libérés du joug turc, ont été asservis à un autre joug pour des décennies. Sur ce point aussi, l'avant-garde prolétarienne peut appliquer le point de vue de la révolution permanente : la libération du joug impérialiste, qui est l'élément le plus important de la révolution démocratique, doit conduire immédiatement à la fédération des républiques soviétiques comme forme étatique de la révolution prolétarienne. Sans nous opposer à la révolution démocratique, mais au contraire en la soutenant sans réserves, même dans le cadre de la séparation (c'est-à-dite en soutenant la lutte, mais pas les illusions), nous faisons en même temps ressortir notre propre position indépendante vers la révolution démocratique, recommandant, conseillant, promouvant l'idée de la fédération soviétique de la péninsule ibérique comme partie constituante des Etats-Unis d'Europe. C'est seulement sous cette forme que ma conception est complète. Inutile de le dire, les camarades de Madrid, et les camarades espagnols en général, doivent utiliser avec une discrétion particulière les arguments sur la « balkanisation ».


Notes

[1] The Militant, 19 décembre 1931.

[2] Nin avait écrit à Trotsky le 25 août : « J'ai la possibilité de créer dans plusieurs villes des organisations communistes. Où faut-il qu'elles adhèrent ? Au Bloc ou au parti officiel ? J'ai de grandes hésitations à ce sujet. Les faire adhérer au parti officiel est assez difficile, car il n'a presque pas d'organisation en Catalogne. D'autre part, la position politique du Bloc est actuellement tellement fausse qu'il n'est pas moins difficile de conseiller l'adhésion à cette organisation. Je penche tout de même pour cette solution. »

[3] Mill était le pseudonyme d'un militant juif d'origine russe. De son vrai nom Ohkun, il se faisait appeler tantôt Mill, tantôt Jack Obin (sic). Le Secrétariat international l’avait envoyé en Espagne, au lendemain de la chute de la monarchie, d'où il avait adressé à La Vérité deux articles - parus le 24 avril et le 8 mai - contenant de vifs éloges de la fédération catalane de Maurin et de l'agrupacion autonome de Madrid, dans lesquelles il considérait que l’opposition de gauche avait sa place : opinion totalement opposée à celle de Trotsky mais qui allait bien au-delà de celle de Nin sur ce point. Il n'y eut pas de rectification ultérieure. L' « alliance » de Mill avec l'Opposition espagnole devait jouer un grand rôle dans les relations de cette dernière avec Trotsky.

[4] Parmi les militants « sortis » de la fédération catalane - les amis de Maurin nieront qu'il y ait eu la moindre exclusion - quelques-uns allaient constituer le noyau de l'opposition de gauche en Catalogne autour de Nin : le journaliste Narciso Molins y Fabrega, Francisco De Cabo, Carlotta Duràn, Amadeo Robles.

[5] En 1923, au cours des préparatifs de l'insurrection prévue pour le mois d'octobre en Allemagne, Trotsky, contre Zinoviev, avait soutenu que les comités d'usine pouvaient jouer le rôle que les soviets avaient joué en Russie.


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