1934

Texte pour l'hebdomadaire américain Liberty. C'est un article remanié qui devait y paraître, le 28 mars 1935, avec, le consentement de l'auteur. Le texte original, a été publié dans International Socialist Review, et est retraduit ici de l'anglais. Pour assurer la tâche de présenter au public américain ce que serait le socialisme en Amérique, Trotsky avait eu recours au dialogue entre deux ingénieurs. La revue américaine éprouva le besoin de mettre ses lecteurs en garde et fit répondre un ministre !


Œuvres – août 1934

Léon Trotsky

17 août 1934

Le socialisme en Amérique


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– " Ne pensez-vous pas que notre N.R.A. [1] est en train d'établir les bases pour votre forme de soviets ? "

De la part de Cooper, cette question parut étrange à Trochine. La mer était mauvaise, et Trochine n'était pas au mieux de sa forme. L'ironie presque imperceptible dans la voix de Cooper le contraria un peu, et c'est avec un peu d'irritation qu'il répondit : " Quand vous vous serez décidés à faire des soviets, je vous conseille d'établir vos propres normes, les nôtres ne vous conviendront pas. "

Ils étaient tous deux ingénieurs et il y avait entre eux sinon un lien d'amitié, du moins des relations amicales qui remontaient au temps où, pendant la guerre, Trochine, moscovite de souche, travaillait comme émigrant dans les usines de Chicago.

Cooper, de pure ascendance yankee, en était à sa quatrième année de contrat en URSS Tous deux se rendaient en Amérique en tant que membres d'une délégation commerciale.

Chacun éprouvait du respect pour le savoir, l'expérience et la compétence de l'autre, mais chacun voyait aussi les défauts de l'autre. Aux yeux de Cooper, Trochine apparaissait comme un rêveur et un peu dilettante en matière de technologie; pour Trochine, Cooper était un empiriste systématique.

Ils discutaient souvent, mais ne s'aventuraient jamais dans le domaine de la politique, en partie par délicatesse, en partie par prudence. Pendant les trois premiers jours de la traversée, leur conversation suivit les sentiers habituels. Quand ils n'étaient pas en train d'échanger leurs impressions de passagers, ils parlaient des commandes qu'il leur faudrait bientôt passer aux Etats-Unis. Cooper, pour la centième fois, reprochait à Trochine une passion barbare pour le " gigantisme " alors que Trochine répliquait, dans le même ordre d'idée, que les ailes de l'esprit technologique américain avaient été nettement rognées par la crise.

Ce n'est que le quatrième jour, après avoir terminé la lecture d'un livre sur la N.R.A. qu'il avait emporté pour le voyage, que Cooper posa cette question inattendue sur les soviets en Amérique. Peut-être la proximité de sa terre natale lui avait-elle délié la langue.

" Des soviets américains, poursuivit Trochine avec un peu plus d'amabilité, différeront des soviets russes à peu près autant que les Etats-Unis de Roosevelt diffèrent de la Russie de Nicolas II [2]. Evidemment, si vous m'accordez l'hypothèse que des soviets pourront un jour apparaître aux Etats-Unis. "

– Prenons cette hypothèse fantastique. Comment voyez-vous chez nous la formation de soviets ? A quoi ressembleraient-ils ? Et comment nous autres, Yankees, pourrions-nous nous trouver à l'aise dans ce lit de Procuste ?

– L'Amérique soviétique ne peut voir le jour que de la même manière qui a permis à l'Amérique de devenir indépendante et démocratique, par la révolution. Et elle ne se fera pas sans pots cassés. Ainsi le veut le tempérament américain. Je crois que vous-même, Cooper, vous prendriez énergiquement part au combat, sans savoir toutefois de quel côté.

– Cette remarque incroyablement présomptueuse prétend-elle signifier que je n'ai pas de principes ?

– Pourquoi êtes-vous si dur ? Vous vous considérez comme un individualiste à toute épreuve. Mais l'immense énergie que vous avez consacrée à votre travail dans l'industrie soviétique – je ne parle pas de votre compétence – était celle d'un sportif, pas d'un spécialiste (je n'insisterai pas en vous qualifiant d'enthousiaste). Qui peut dire quels tours votre tempérament et votre empirisme vous joueront quand se produiront de grands événements ? Une chose est certaine : vous casserez de la vaisselle comme les autres.

Mais le prix forfaitaire de votre révolution sera dérisoire en comparaison de la nôtre, au moins en pourcentage, sinon dans l'absolu. Vous avez l'air surpris ? Après tout, mon ami, les guerres civiles ne sont pas faites par les 5 ou 10% qui régissent les 90% de la richesse nationale. Ils ne sont pas assez nombreux, et surtout, ils aiment trop leur confort.

La contre-révolution ne peut lever son armée que dans la couche inférieure des classes moyennes. Mais vos fermiers et vos petits commerçants des villes apporteraient aussi leur soutien à la révolution, s'ils y voyaient le moyen de résoudre leurs problèmes.

La crise actuelle a causé des ravages dans les couches intermédiaires. Elle a porté un coup très dur à l'agriculture qui, depuis dix ans, était déjà en difficulté. Vous ne pouvez pas vous attendre à, une résistance politique sérieuse à la révolution de la part de classes qui, malheureusement, n'ont plus rien à perdre. Bien sûr, il faut pour cela supposer que le nouveau régime adopte à leur égard une politique économique raisonnable et prévoyante.

Une fois le gouvernement soviétique en ferme possession des sommets décisifs de l'économie (les banques, les branches fondamentales de l'industrie, les transports), il resterait aux agriculteurs, aux petits industriels et commerçants tout le temps pour réfléchir à la situation et prendre une décision. Le reste dépendrait des succès remportés par l'industrie nationalisée.

Et là, Cooper, j'attends de vous de véritables miracles. La " technocratie " [3] ne peut devenir réalité qu'en régime soviétique, lorsque toutes les barrières de la propriété privée ont été enlevées. Les propositions les plus audacieuses de la commission Hoover [4] pour la standardisation et la rationalisation apparaîtront bien puériles en comparaison des possibilités nouvelles. L'industrie du pays serait organisée à la manière d'une chaîne de montage, c'est-à-dire que la planification s'étendrait de l'entreprise individuelle à l'ensemble de l'économie.

Vous pourriez réduire le prix de revient de moitié, voire à 1/5 de ce qu 'il est actuellement. Il y aurait une augmentation importante et rapide du pouvoir d'achat pour le dollar du fermier. Et cela suffirait pour commencer.

Mais les soviets créeraient aussi leurs propres exploitations agricoles modèles, sur une échelle gigantesque, comme écoles de collectivisation volontaire. Vos agriculteurs savent compter, quoiqu'ils ne soient pas des statisticiens. A la longue, ils verront comment équilibrer les comptes, soit en restant un maillon isolé, soit en rejoignant la chaîne commune.

D'autre part, les soviets ménageraient dans leur plan pour l'industrie une large place aux petites et moyennes entreprises viables. Le gouvernement, les soviets locaux et les coopératives s'assureraient des garanties pour un contingent de commandes, le crédit dont ils auraient besoin, et les matières premières. Petit à petit, et sans aucune contrainte, ils seraient attirés dans l'orbite de l'économie socialisée.

Aux Etats-Unis, il sera possible d'appliquer pleinement ces méthodes éducatives en vue d'influencer les classes moyennes qui se montrèrent hors de la portée des soviets dans notre pays arriéré, avec sa majorité paysanne à demi paupérisée et illettrée. Je n'ai pas besoin d'expliquer les bénéfices qui en résulteraient: votre développement sera plus harmonieux, les coûts forfaitaires du conflit social seront abaissés, et le rythme de croissance culturelle accéléré.

– Avez-vous oublié l'importance, pour nous, anglo-saxons, du sentiment religieux ? Il est le principal rempart du conservatisme social.

– Allons, Cooper, vous ne pouvez pas parler de faire quoi que ce soit sur la base de postulats qui se contredisent entre eux. Si nous devons parler de ce que seraient les soviets américains, il faut que vous partiez du postulat que la pression de la crise sociale sera plus puissante que tous les freins psychologiques. Cela a été démontré plus d'une fois dans l'histoire. Certains des freins grilleront très vite; d'autres seront remodelés pour les adapter aux circonstances nouvelles. N'oubliez pas que les Evangiles eux-mêmes contiennent des maximes plutôt explosives.

– Et que feriez-vous, je suis curieux de le savoir, des gros bonnets de notre système capitaliste ?

– Je ferais confiance à votre esprit d'invention, Cooper. Il se pourrait que vous donniez à ceux qui refuseraient de faire la paix avec le nouveau système une île pittoresque quelque part, avec, jusqu'à la fin de leurs jours, le paiement d'une pension, et que vous leur permettiez d'y vivre à leur guise.

– Vous êtes terriblement généreux, Trochine !

– C'est mon point faible, Cooper !

– Mais vous ne semblez pas tenir compte de la possibilité d'une intervention militaire. Elle entraînerait à coup sûr une augmentation importante des " prix forfaitaires " d'une révolution soviétique.

Ou alors peut-être vous imaginez-vous, dans votre optimisme, mon ami, que le Japon, la Grande-Bretagne et les autres pays capitalistes ne broncheraient pas et accepteraient tranquillement un renversement vers les soviets en Amérique ?

– Que pourraient-ils faire d'autre, Cooper ? Les Etats-Unis sont la plus puissante forteresse du capitalisme. Une fois que vous admettez, au moins en théorie, que la crise sociale s'aggrave au point que l'établissement des soviets soit nécessaire, alors vous admettez que des processus semblables se produisent aussi dans d'autres pays.

Il est tout à fait probable que le Japon semi-féodal sortirait des rangs du capitalisme mondial avant même que les soviets soient instaurés en Amérique. On peut faire le même pronostic en ce qui concerne la Grande-Bretagne. En tout cas, l'idée de diriger la flotte de Sa Majesté britannique contre une Amérique soviétique serait démente.

Pour ce qui est de l'idée de faire débarquer une force expéditionnaire sur la moitié sud du continent, ce serait une entreprise désespérée et ce ne serait jamais autre chose qu'une frasque militaire de second ordre.

En quelques mois, voire quelques semaines, après l'instauration d'un régime soviétique – et réfléchissez-y bien, Cooper – les gouvernements de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud seraient attirés vers votre fédération comme la limaille de fer vers un aimant. Même chose en ce qui concerne le Canada. Le mouvement des masses dans ces pays serait tellement irrésistible qu'elles viendraient immédiatement à bout de ce grand processus d'unification avec des sacrifices minimes.

Je suis prêt à parier qu'au premier anniversaire de l'instauration du premier soviet américain on verrait votre hémisphère transformé en Etats-Unis de l'Amérique du Nord, du Centre et du Sud. Alors vous assisteriez à la réalisation de la doctrine de Monroe [5], bien que d'une manière différente de celle qu'avait prévue son auteur. Il faudrait déplacer votre capitale à Panama.

– Croyez-vous ? Mais vous n'avez pas répondu à ma question sur Roosevelt. Est-il, oui ou non, en train de poser les fondations des soviets ?

– Vous êtes trop perspicace pour poser une question comme celle-là, Cooper. Le but de la NRA, c'est de surmonter les difficultés. Elle est censée consolider les fondations du système capitaliste, et non les détruire. Votre aigle bleu [6] ne va pas engendrer les soviets. Bien au contraire, ce sont les difficultés que l'oiseau n'a pas la force de surmonter qui les engendreront.

Les plus " gauchistes " des professeurs de votre " brain-trust " [7] eux-mêmes ne sont pas des révolutionnaires: seulement des conservateurs terrorisés. Votre président a horreur des " systèmes " et des " généralités ". Mais un gouvernement soviétique est le plus grand des systèmes possibles, une gigantesque généralité en action.

– Pas mal. Jusqu'ici vous vous êtes arrangé pour transformer avec bonheur la physionomie du Nouveau Monde, tout entier, de l'Alaska au Cap Horn; vous nous avez garanti la sécurité internationale et vous avez déplacé notre capitale.

Mais avant de vous remercier pour ce travail d'Hercule, j'aimerais savoir ce qu'il adviendra de moi, l'ingénieur Cooper. Il se trouve que j'ai l'habitude de manger du roastbeef, de fumer le cigare et d'avoir ma voiture personnelle. Quand vous en aurez fini avec tout ce/a, va-t-il falloir que je finisse mes jours avec des rations de famine, que je porte des chaussures dépareillées et qui ne m'iront pas, que je lise une propagande monotone et stéréotypée, dans l'unique journal restant, que j'élise des candidats triés sur le volet et des soviets choisis au sommet, que je donne mon aval à des décisions prises sans que je sois consulté, que je garde mes idées pour moi et que je chante quotidiennement les louanges du dirigeant que le destin m'a envoyé, de crainte d'être arrêté et exilé quelque part ?

Si c'est là ce que vous avez en tête, je vous dis tout de suite que je vous abandonne mon billet pour le paradis. Je courrai ma chance sur une de ces Îles du Pacifique que vous aurez eu la bonté de laisser à la race en voie de disparition que sont les individualistes.

– Ne soyez pas si pressé de vous réfugier sur une île, Cooper . Vous y périrez d'ennui. Comment pourriez-vous finir avec des rations de famine alors que vous mangez comme vous le faites aujourd'hui malgré le fait que votre système a été contraint de restreindre artificiellement la surface cultivée et l'ampleur de la production ?

Pendant presque vingt ans, nous avons dû, nous, en Russie, construire des branches fondamentales de l'industrie pratiquement à partir de rien. Dans votre Amérique, le problème est exactement inverse. Les puissantes ressources technologiques existent déjà, mais la crise les a paralysées et elles réclament d'être mises en service.

Nos succès continus dans la construction des fondations d'une économie planifiée ont été acquis aux dépens de la consommation quotidienne des masses. Votre problème, au contraire, c'est de planifier la résurrection d'une économie qui existe déjà, et ceci doit prendre comme point de départ l'accroissement rapide de la consommation de la population.

Nulle part l'étude du marché intérieur n'a été poussée aussi loin qu'aux Etats-Unis. Elle a été faite par vos banques, vos trusts, des hommes d'affaires, des négociants, des voyageurs de commerce et des agriculteurs.

Un gouvernement soviétique commencerait par supprimer le secret commercial et combinerait et généraliserait les méthodes capitalistes de calcul, les transformant en méthodes de comptabilité et de planification économiques.

D'autre part, vos consommateurs raffinés et critiques ne toléreraient aucun signe d'indifférence à l'égard de leurs besoins. Un système souple de satisfaction des besoins de la population serait garanti par la combinaison de coopératives sous contrôle démocratique, d'un réseau de magasins d'Etat et de débouchés commerciaux privés. Ne vous tourmentez pas pour votre roastbeef, Cooper. Vous l'aurez quand vous le voudrez.

– Après que trois bureaucrates différents auront approuvé ma demande ?

– Non, vous utiliserez du bon argent. Le dollar, voyez-vous, sera le régulateur de base de cette économie soviétique. C'est une grosse erreur de considérer l'usage de l'argent comme incompatible avec une économie planifiée. " L'argent dirigé " – que vos professeurs radicaux me pardonnent – est une fiction académique. Des changements arbitraires de la valeur de la monnaie conduisent inévitablement à la rupture de la coordination interne de toutes les branches de l'économie. Cette sorte de bouleversement, de nature moléculaire, fausse les processus les plus intimes et les plus profonds de la production et de la distribution.

– Mais, en Union soviétique...

– Malheureusement, chez nous, on a fait d'une dure nécessité une vertu officielle. Le manque d'un rouble-or stable est une cause importante de bien des difficultés et des faiblesses de notre économie. Sans une monnaie stable, comment peut-on seulement penser ajuster vraiment les salaires, les prix des articles de première nécessité et le contrôle de la qualité ?

Un rouble instable dans une économie planifiée, c'est comme des moules de dimensions différentes pour produire en série la même pièce. Evidemment, quand le régime socialiste aura acquis assez d'expérience pour maintenir l'équilibre économique par la seule technique administrative, l'argent perdra son sens de régulateur économique. Alors l'argent ne sera plus que des coupons, comme des tickets d'autobus ou des billets de théâtre.

A mesure que la richesse s'accroît, le besoin de ces coupons va disparaître aussi. Vous n'aurez pas à contrôler la consommation individuelle alors qu'il y aura plus qu'assez pour tout le monde. L'Amérique atteindra certainement ce stade-là avant tout autre pays.

Mais vous ne pourrez pas parvenir au stade d'une économie sans argent, sans assurer d'abord l'équilibre dynamique et la croissance harmonieuse de toutes les fonctions sociales. C'est une lourde tâche, et elle ne peut pas s'effectuer par la seule pression administrative et des discours d'encouragement à la radio.

Au cours de ces premières étapes, c'est-à-dire pendant un certain nombre d'années, l'économie planifiée a encore davantage besoin d'une monnaie stable que le capitalisme libéral. Essayer de diriger l'économie en jouant avec la monnaie, c'est comme si l'on essayait de lever les deux pieds en même temps.

– Trochine, n'êtes-vous pas en train de faire des insinuations à propos de notre politique monétaire ?

– Je n'insinue rien. Je dis simplement que l'Amérique soviétique disposera d'une réserve d'or suffisante pour assurer la stabilité du dollar. Quelle base précieuse, Cooper !

Vous savez que la croissance de notre économie a été de 20 à 30 % par an. Mais vous connaissez aussi le point faible de ce taux d'accroissement sans précédent : la véritable croissance économique ne correspond pas aux chiffres donnés pour les gains dans la production et la technologie. L'une des raisons de cette disproportion, c'est la manipulation administrative subjective de notre système monétaire. Voilà un mal qui vous sera épargné.

Le dollar américain soviétique roulera de tous ses huit cylindres. Votre taux de croissance dépassera de loin le nôtre, non seulement pour le rendement technique, mais en progression économique réelle. Le résultat en serait évident : le niveau de vie de votre population et, de ce fait, son niveau culturel, feraient très vite un bond en avant.

– Trochine, si vous essayez de m'allécher par la perspective joyeuse de posséder trois ou quatre paires de caleçons de série trop petits ou trop grands, et une collection obligatoire des œuvres complètes de W.Z. Foster [8]...

– Cooper, vous n'arrivez pas à détourner vos yeux de la malheureuse condition de notre consommateur moyen. Croyez-vous que je veuille la nier ? Je vous ai déjà exposé les raisons de la rareté et de la médiocre qualité de nos biens de consommation : l'héritage de pauvreté laissé par l'ancien régime, le bas niveau culturel de la paysannerie, la nécessité de créer les moyens de production au détriment de la consommation courante, une inflation chronique, et enfin – et ce n'est pas la moindre – la bureaucratie...

– Une bureaucratie monstrueuse, vous voulez dire, Trochine !

– Oui, une bureaucratie monstrueuse, Cooper. Mais ne vous croyez pas obligé de le répéter. Chez nous, la pénurie de produits

de première nécessité engendre une lutte de chacun contre tous les autres pour une livre de pain ou un mètre de tissu de plus. La bureaucratie avance sous couleur d'apporter un apaisement ou d'arbitrer.

Mais vous, vous êtes incommensurablement plus riches et vous pourriez assurer au pays tout ce qui est indispensable sans grande difficulté. Les besoins, les goûts et les habitudes de votre peuple ne permettraient jamais à une bureaucratie de s'attribuer un pouvoir de décision incontrôlé sur le revenu national. La tâche d'organiser une économie socialisée pour la plus grande satisfaction des besoins humains remuerait jusqu'au tréfonds votre population tout entière et y ferait surgir de nouvelles tendances et de nouveaux partis qui se combattraient avec acharnement.

– Vous êtes un bien piètre bolchevik, Trochine. Vous parlez de lutte entre partis sous le régime soviétique. La proximité des rivages capitalistes ne vous vaut rien. Vous êtes en train de vous décomposer sous mes yeux. Vous êtes pour la démocratie, ou pour la dictature ?

– Je suis pour la démocratie soviétique, Cooper. Les soviets constituent une forme très souple de gouvernement. C'est un de leurs avantages.

Mais précisément, en fonction de cela, ils ne peuvent pas faire de miracles, ils ne font que refléter la pression du milieu social où ils se trouvent. La bureaucratisation de nos soviets, résultat du monopole d'un parti unique, qui, de plus, se trouvait réduit à un appareil bureaucratique, était elle-même le résultat de difficultés exceptionnelles de l'entreprise socialiste dans un pays pauvre et arriéré.

La bureaucratisation du régime retentit en plus de façon désastreuse sur notre économie, notre littérature, notre art, et toute notre culture. De la manière dont je vois les soviets américains, ils seront pleins de vie et de force.

La dictature ? Bien sûr, les défenseurs du régime capitaliste ne trouveront pas de place dans les soviets. J'avoue ne pas pouvoir imaginer Henry Ford en président du soviet de Detroit. Mais une lutte de grande envergure entre des intérêts, des programmes et des associations diversifiés est non seulement possible mais inévitable sur la base d'un régime soviétique.

Des plans économiques sur un an, cinq ans ou dix ans, des systèmes nationaux d'éducation, la construction de grandes lignes de transport, la transformation des exploitations agricoles, le problème de faire bénéficier l'Amérique du Sud des réalisations technologiques et culturelles les plus avancées,le problème de l'exploration de l'espace, l'eugénique – toutes ces tâches engendreront des doctrines et des écoles de pensée différentes, des luttes électorales au sein des soviets, et un débat passionné dans la presse et les réunions publiques.

– Voilà qui a un petit goût de liberté de la presse, Trochine. Faites attention !

– Cooper, pensez-vous vraiment que la monopolisation par les sommets de la bureaucratie de la presse en URSS constitue la norme pour un Etat ouvrier ? Non. En laissant de côté les conditions historiques qui ont pu produire un tel état de fait, il ne s'agit que d'une difformité provisoire.

– Mais, même aux Etats-Unis, si vous mettez dans les mains de l'Etat l'ensemble des imprimeries, des usines de papier et des moyens de distribution, cela ne peut qu'aboutir à mettre la presse tout entière entre les mains du gouvernement. Vous imaginez-vous que le gouvernement ne s'en servirait pas pour soutenir le dogme de sa propre infaillibilité ?

– La nationalisation des mass media serait une erreur tout à fait négative. Sa seule raison d'être, c'est d'enlever au capital privé le pouvoir de décision sur ce qui peut être imprimé : ce qui est progressiste ou réactionnaire, prohibitionniste ou anti, puritain ou pornographique. Il faudra que les soviets trouvent une solution nouvelle au problème de la répartition des possibilités d'imprimeries socialisées et de leur usage. On pourrait, pour commencer, envisager une représentation proportionnelle, sur la base des votes obtenus au cours d'élections aux soviets. Le droit pour chaque groupe de citoyens d'utiliser les installations d'imprimerie dépendrait de sa puissance numérique.

Le même principe pourrait s'appliquer à l'utilisation des salles de réunion, du temps de parole à la radio, etc. De cette façon, la direction et la politique de la presse seraient assurées par des groupes de gens ayant les mêmes idées, et non par des comptes en banque individuels.

 Vous pourriez objecter que, dans un tel système, toute idéologie, philosophie ou esthétique nouvelle, n'ayant pas un grand nombre de partisans, se verrait refuser l'accès à la presse.

C'est un argument. Mais il signifie seulement que, sous tout régime nouveau, une idée neuve doit faire la preuve de son droit à l'existence. En tout cas, en régime soviétique, cela lui serait plus facile que ce n'est actuellement. Une Amérique soviétique riche serait en mesure de préserver des fonds importants pour la recherche, les inventions, les découvertes et les expérimentations dans tous les domaines de la créativité humaine, que ce soit sur le plan matériel ou spirituel. Vous ne négligerez ni vos architectes ou sculpteurs audacieux, ni vos poètes non conformistes, ni vos philosophes hardis.

En fait, Cooper, je reconnais que je pense que les Yankees de l'époque à venir auront quelque chose de neuf à apporter dans les domaines même où ils étaient, jusque très récemment, les disciples de l'Europe.

Les quatre années que j'ai passées dans votre pays, surtout dans les usines, n'ont pas été perdues, ne serait-ce que parce qu'elles m'ont aidé à comprendre quel changement votre technologie a apporté au destin de 1'humanité.

je n'ai que mépris pour ce ton de supériorité factice que prennent certains cercles européens quand ils parlent d ' " américanisme ", surtout depuis le début de la crise actuelle. J'irai même jusqu'à dire qu'en un certain sens c'est l'américanisme qui a tracé la séparation définitive entre le Moyen Age et l'histoire moderne de l'humanité.

Mais votre conquête de la nature s'est faite avec tant de violence et de passion que vous n'avez pris le temps ni de moderniser vos méthodes théoriques, ni de créer vos propres formes d'art. Votre croissance et votre richesse ont suivi les lois d'un simple syllogisme. Votre vieux puritanisme a fermenté dans une gigantesque cuve de succès matériels, pour produire une religion de rationalisme pratique. A cause d'elle, vous êtes restés hostiles à Hegel, Marx et même à Darwin.

Vous êtes surpris, Cooper ? Pourtant, l'autodafé des livres de Darwin par les prédicateurs baptistes du Tennessee n'est que le reflet brutal de l'aversion qu'éprouvent la majorité des Américains pour la doctrine évolutionniste [9]. Je ne parle pas seulement des préjugés religieux, mais également de votre conformation mentale en général. Les athées yankees ne sont pas moins imprégnés de rationalisme que les quakers. Votre rationalisme ne contient même pas la logique implacable des cartésiens ou des Jacobins. Votre empirisme et votre moralisme en sont les limites et la faiblesse.

Mais cela signifie que votre méthode philosophique est d'autant plus désuète et en contradiction avec votre technologie et les possibilités historiques. Vous vous trouvez confrontés aujourd'hui pour la première fois avec ces contradictions sociales qui se développent à l'insu de tous, dans leur dos. Vous avez conquis la nature grâce aux instruments que votre génie a créés, mais ces mêmes instruments ont eu raison de vous. Contrairement à toute attente, votre opulence sans précédent a engendré des misères inacceptables.

Ceci pour vous démontrer que le syllogisme d'Aristote ne s'applique pas aux lois du développement social. Vous avez finalement pénétré dans l'école de la dialectique, et vous ne pouvez plus revenir à la méthodologie des XVIIème et XVIIIème siècles.

N'ayez aucun regret, Cooper. Une belle récolte devrait naître de la greffe de la dialectique sur le tronc robuste de la pensée pratique américaine. J'ai hâte de voir cela. II est inévitable que, dans le cours des décennies à venir, vous apportiez d'importantes contributions dans le domaine de la pensée, de la poésie et des arts généralisés. Elles seront au niveau de votre technologie, qui a encore bien du chemin à faire pour atteindre la réalisation du potentiel qu'elle contient déjà.

Tandis que ces idiots romantiques de l'Allemagne nazie rêvent de redonner à la race de la forêt teutonne toute sa pureté primitive, ou plutôt sa corruption, vous, les Américains, après avoir pris en main votre économie et votre culture, vous étendrez l'application de méthodes scientifiques authentiques jusqu'au domaine de la reproduction des êtres humains. En moins d'un siècle, il naîtra de votre creuset un être humain nouveau, en fait le premier à être digne de ce nom.

– Tiendriez-vous sérieusement ce pari, Trochine ?

– Je parie davantage encore. Je parie qu'au bout de trois années de régime soviétique, vous ne mâcherez plus de chewing-gum. En vérité, je vous le dis, Andrew Jackson [10] lui-même peut gagner le royaume des cieux s'il le désire du fond du cœur. Et il ne peut pas ne pas le désirer.

– Vous faites preuve de beaucoup de générosité pour ce qui est de notre avenir, Trochine. Mais j'espère que vous n'avez pas l'audace de penser m'avoir convaincu. L'ingénieur compétent a chez vous détruit le poète. Vous vous êtes trop facilement, en paroles, débarrassé du bureaucratisme soviétique. Ah ! La cloche du dîner ! Demain, je vous mettrai en pièces et je plumerai comme un poulet votre fameuse dialectique.


Notes

[1] La National Recovery Administration (N.R.A.) avait été fondée par l'administration Roosevelt en 1933 dans le cadre de la politique du New Deal pour préparer et appliquer la régulation des rapports sociaux dans l'industrie et le commerce.

[2] NICOLAS II (1868-1918) fut le dernier tsar de Russie, renversé par la révolution de février 1917 et exécuté pendant la guerre civile.

[3] La " technocratie " était un mouvement qui connaissait une grande vogue aux Etats-Unis à l'époque de la grande crise: elle proposait la nationalisation de l'économie et du système monétaire sous le contrôle d'" experts ".

[4] Herbert O. Hoover (1874-1964) avait été président des Etats-Unis avant Roosevelt; il avait animé une commission pour l'étude de la rationalisation et sa généralisation.

[5] James MONROE (1758-1831), président des Etats-Unis de 1817 à 1825, avait formulé en 1823 sa célèbre " doctrine ", résumée par la formule " L ' Amérique aux Américains ", que l'on peut traduire par " L ' Amérique aux Yankees ".

[6] L'aigle bleu était le symbole et l'insigne de la NRA.

[7] La presse avait appelé Brain Trust le groupe des intellectuels que Roosevelt avait constitué en janvier 1932 pour le conseiller pendant sa période électorale, une équipe de professeurs venus essentiellement de l'Université de Colombia.

[8] William Zebulon FOSTER (1881-1961), syndicaliste gagné à Moscou au communisme au début des années 20, était à l'époque secrétaire général du PC américain.

[9] Allusion au mouvement " fondamentaliste" des années vingt, et à la lutte de certaines églises protestantes pour que l'enseignement littéral de la Bible soit reconnu comme " fondamental " et enseigné comme tel dans les écoles, ce qui interdisait toute explication " transformiste " ou " évolutionniste " . Il avait connu son apogée en 1923, où un professeur du Tennessee avait été révoqué pour avoir recommandé à ses étudiants un livre qui acceptait l'hypothèse de l'évolution des espèces. La législature de l'Etat du Tennessee adopta en 1925 une loi qui interdisait à tout professeur de l'enseignement public d'enseigner une autre théorie de l'homme que celle de la création divine exposée dans la Bible. L'affaire donna lieu à un grand procès où s'affrontèrent d'une part le " fondamentaliste " William Jennings BRYAN (1860-1925), venu comme témoin, et le célèbre avocat des droits civils Clemence DARROW (1858-1935) venu assurer la défense d'un jeune enseignant volontaire. Des lois analogues furent adoptées en 1926 dans le Mississipi et 1928 dans l'Arkansas.

[10] Andrew JACKSON (1767-1845) avait combattu dans les deux guerres d'Indépendance et contre les Indiens. Général, il fut président des Etats-Unis de 1829 à 1837, et représentait assez bien le type " pionnier " de l'Ouest américain.

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