1935

Fin octobre 1935, Fred Zeller, jeune socialiste exclu pour trotskysme, rend visite à Trotsky, alors en Norvège. Quarante ans après, il restitue les conversations avec Trotsky dans un chapitre, titré "Le Vieux m'a dit" de ses mémoires "Trois points, c'est tout".
Dans ces extraits, tout ce qui n'est pas censé sortir de la bouche même de Trotsky est placé en italique.


Œuvres – octobre 1935

Léon Trotsky

Témoignage de F. Zeller

octobre 1935


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[…] Le "Vieux", qui travaillait, se leva et m'embrassa chaleureusement à la russe. Il était plus grand que je l'avais imaginé, fort, les épaules larges, très vif, très leste, souriant, heureux, fraternel. Il était vêtu d'une grosse chemise de laine au col fermé par une cravate, d'un pull, d'une vareuse de toile bleue et d'un pantalon gris.

Il me fit asseoir près de lui sur le canapé et s'informa de mon voyage. Il voulait tout de suite des nouvelles des camarades français.

– Comment vont-ils ? Que se passe-t-il ?... Et puis non, ne me répondez pas encore : je veux que ma Nathalia soit là pour vous entendre aussi.

Il se leva et, dans l'escalier, prévint Nathalia en russe que je venais d'arriver.

Je regardais le "Vieux". Il me semblait très jeune (il avait cinquante-cinq ans alors) et très gai. Je détaillais son visage admirable au large front puissant, couvert de cheveux gris argent. Ce qui frappait le plus, c'étaient ses yeux gris acier, dominateurs et changeants, où la volonté tenace, la confiance en soi, l'interrogation, l'étonnement, la déception, l'espoir se reflétaient immédiatement. La bouche extrêmement mobile, encadrée par la moustache et le bouc légendaires, articulait à la perfection. Je n'ai pas remarqué chez lui ce qui est presque toujours visible chez ceux qui ont eu à se battre et à souffrir des autres hommes : ce pli d'amertume vertical qui marque le coin des lèvres à partir d'un certain âge. Tout chez lui respirait la sérénité. Il me fit l'effet d'être en règle avec sa conscience.

Peut-être pourrait-on ajouter, comme l'avait souligné André Breton, que restait enfoui, au plus profond de sa nature, un relent de l'enfance préservée en lui malgré les épreuves.

Nathalia était entrée à pas feutrés. Petite, frêle, le visage fin encadré de cheveux blonds cendrés, elle avait le regard doux et triste.

– Maintenant, dit le Vieux, donnez-nous quelques brèves nouvelles de nos amis et de leur santé. Vous prendrez ensuite une tasse de thé et nous vous laisserons reposer sur le divan jusqu'au déjeuner. Cet après-midi, nous verrons les choses plus sérieusement.

Et de poser, en s'amusant, des questions sur les uns et les autres, passant de l'embonpoint de Jean Rous au "dynamisme" de Molinier, des caprices du camarade Naville aux crises de foie d'Yvan Craipeau, s'inquiétant de la situation matérielle de Van qu'il aimait beaucoup et de l'état de santé de son fils Léon Sédov.

Le regard scrutait, jaugeait, puis devenait lointain. Attentif, amical, il cherchait à vous situer dans l'époque et à vous placer plus précisément au milieu des hommes engagés dans les grands conflits du moment : " Tiendra-t-il ? Lâchera-t-il ? Grandira-t-il ? Quel sera son rôle véritable ? "... Autant d'interrogations muettes, mais que l'on sentait bien.

Les premiers jours, nos conversations portèrent naturellement sur la situation française, les partis, leur politique, les réactions des masses. Le Vieux me demanda un rapport détaillé sur le développement de la crise et de la scission à l'intérieur de la Jeunesse socialiste. Il écoutait avec une attention soutenue. Il questionnait, exigeait des précisions sur les militants et les tendances particulières. Il attachait une grande importance au fait qu'un courant de la Jeunesse socialiste, sautant le stalinisme, se dirigeait vers la IVème Internationale.

– Vous êtes entrés en France dans la phase préparatoire de la révolution, disait-il. L'AXE PASSE CHEZ VOUS. Il faut suivre la situation de très près. Vous allez connaître sous peu des événements grandioses. Vous devrez y jouer un rôle important, si vous avez quelque délai et si vous restez fermes sur vos positions. Les travailleurs, au fur et à mesure de la lutte, s'apercevront qu'ils sont trahis par ceux à qui ils accordent leur confiance aujourd'hui. Ils se tourneront vers vous demain.

Il pensait que nous avions perdu trop de temps dans les palabres avec la bureaucratie S.F.I.O., dont l'intérêt était de faire traîner les pourparlers pour une " réintégration ". Cette illusion divisait mieux les rebelles et lui permettait de s'appuyer sur le clan des capitulards. Elle en trouve toujours, prêts à s'aplatir, quand elle fait miroiter quelques postes honorifiques... et rentables.

– De même, pensait le Vieux, vous avez eu tort de vous accrocher si longtemps aux basques des centristes de Pivert et, surtout, de les aider à constituer la "gauche révolutionnaire". Ces camarades se retourneront contre vous. Ils canaliseront une partie de vos propres militants qui, retrouvant vos mots d'ordre dans leurs bouches, penseront plus judicieux et surtout moins aléatoire de rester dans le giron S.F.I.O. que de vous suivre dans l'indépendance.

Selon lui, la possibilité pour les " exclus de Lille " d'être réintégrés était une illusion.

– Vos exclusions sont politiques. Les dirigeants S.F.I.O. préparent en coulisse un gouvernement de front populaire avec les chefs radicaux. Ils ne peuvent tolérer chez eux des révolutionnaires honnêtes et indépendants. Ils y sont d'ailleurs encouragés par Cachin et Thorez qui obéissent – perinde ac cadaver – à Staline.

" Votre seule chance de succès, ajoutait-il, et le seul moyen d'éviter le grignotement et la démoralisation de vos meilleurs militants, c'est d'activer le passage à l'organisation indépendante. Il faut vous prononcer pour le programme marxiste. Il faut armer politiquement vos camarades. Sinon, ils se décomposeront rapidement sous la pression épouvantable des bureaucraties réformiste et stalinienne.

" Vous devriez, selon moi, engager la discussion dans votre mouvement, par la presse, par des bulletins intérieurs, par des assemblées d'information, par l'organisation d'un congrès extraordinaire, pour l'adhésion au programme et au drapeau de la IVème Internationale. Ensuite, nous pourrons envisager la fusion entre vos camarades et les bolcheviks-léninistes.

Et il ajoutait en souriant : "Le jour où je pourrai lire dans Révolution (qui était le journal de la gauche des J.S.) que vous vous êtes prononcés publiquement pour la IVème, un pas décisif sera franchi. Je hisserai un drapeau rouge ici même sur le toit du chalet !"

Un jour, en déjeunant, il me demanda : "Quel élément déterminant vous a-t-il convaincu de vous rapprocher de l'organisation des bolcheviks-léninistes ?"

Je lui racontai comment, invité ainsi que Pierre Dreyfus, à assister à la dernière conférence du G.B.L. au célèbre café Augé rue des Archives, j'avais été séduit par la manière dont avait été conduite toute la discussion politique après de remarquables rapports fouillés, précis de Pierre Naville, Jean Rous, David Rousset et Bardin au nom du Comité central. Cela me changeait des foires et du blablabla des assises nationales S.F.I.O. où chacun intervient avant tout en fonction de sa clientèle électorale.

J'avais aussi été stupéfait d'apprendre, au cours du vote et de la vérification des mandats, que les B.L. n'étaient que quatre cents militants dans tout le pays. Avec tout le bruit qu'ils faisaient alors et les attaques quotidiennes dont ils étaient l'objet, je m'étais imaginé qu'ils étaient des milliers... Trotsky s'en amusa beaucoup.

Je pensais que cette jeune organisation politique révolutionnaire, comptant si peu d'adhérents mais dégageant une telle influence et effrayant tant ses adversaires, représentait une des forces de l'avenir. Et que cette organisation-là, il fallait l'épauler à tout prix, quoi qu'il arrivât.

Le Vieux opina, ajoutant que les idées se frayent LENTEMENT leur chemin : "Le 1er mars 1898, à Minsk, le premier congrès constitutif de la social-démocratie russe réunissait neuf délégués. Et pourtant !... L'essentiel est d'avoir une confiance absolue dans la classe ouvrière, en soi et dans l'avenir..."

Un soir, il me dit : "Vous avez, je crois, vingt-trois ans, camarade Zeller. C'est sans doute votre premier grand voyage ?"

Pensif, il poursuivit : "J'avais vingt-trois ans aussi quand je débarquai un matin à Londres après ma première évasion de Sibérie. Kroupskaïa (la compagne de Vladimir Illitch) vint m'ouvrir et Lénine, tout surpris par ce tintamarre matinal, me reçut au lit. Quelques semaines plus tard, quand Martov et les camarades de l'Iskra voulurent me renvoyer clandestinement en Russie où le Parti manquait de cadres, Lénine s'y opposa violemment. " Qu'il reste à l'étranger, disait-il, qu'il voyage ! Qu'il aille faire des conférences aux émigrés russes de Paris, de Bruxelles et d'Heidelberg. Il a besoin de se former et de se développer... C'est ainsi que j'ai visité l'Europe centrale, connu et fréquenté les principaux chefs sociaux-démocrates."

A un autre moment il me dit : " A quoi vous destiniez-vous avant de plonger dans l'action militante ? "

Je lui racontai ma jeunesse. Mon attirance irrésistible pour la peinture, le dessin, la traduction de la vie en images. Mes études au collège de Melun. L'achat (50 francs) pour mes quinze ans, de ma première grande boîte de peinture – avec des pieds dessous : une occasion qui venait d'un petit maître de l'école de Barbizon, Armand Cassagne. Puis mon passage à l'Ecole supérieure des Arts décoratifs de la rue d'Ulm. Mon adhésion aux Etudiants socialistes, puis aux Jeunesses socialistes... La menace fasciste, de plus en plus redoutable, m'amenait à délaisser un peu mes études pour l'action militante.

Il en fut toujours ainsi dans ma vie.

Selon les époques et selon les nécessités de l'engagement politique. Soit que les responsabilités d'organisation m'incombent, bien que je ne les recherche pas spécialement. Soit qu'elles s'imposent en fonction de la lutte à poursuivre. Soit que je me trouve momentanément écarté de postes de responsabilité. Alors, tantôt je peins des " bonshommes ", tantôt je donne davantage à l'action militante.

Un temps pour le rêve. Un temps pour l'action.

Le Vieux avait réfléchi : "Et parmi les camarades français, en est-il qui se destinaient aux lettres, à la musique, au professorat ?"

La plupart de mes camarades étaient dans mon cas. David Rousset ne parvenait pas à terminer sa thèse sur les Primitifs italiens. Rigal et Yvan Craipeau professeraient depuis longtemps dans des lycées s'ils avaient consenti à finir leur agrégation et à quitter Paris. Marcel Hic était en panne de quelques certificats pour son agrégation d'allemand. Quant à Van, il avait abandonné le lycée Saint-Louis (dont il fut au dire de ses professeurs un des plus remarquables élèves) deux mois avant le concours d'entrée à Normale supérieure pour se rendre à Prinkipo et devenir le secrétaire particulier de Trotsky.

– L'approche d'événements révolutionnaires, peut-être décisifs, nous a fait choisir de tout sacrifier à la révolution ces dernières années...

Mais je pensais aussi à son fils, Léon Sédov, que j'avais rencontré à Paris où il vivait, avant mon départ. Il étudiait l'électrotechnique, mais l'activité qu'il déployait au service de Trotsky ne lui permettait pas d'en finir.

– Eh bien, moi, avait répondu Trotsky avec un air de reproche à un camarade qui l'informait des soucis de son fils, si j'étais à sa place, je réussirais bien à faire les deux choses !

Tout Trotsky était là. J'ai souvent pensé, par la suite, qu'il nous est finalement possible de faire en même temps beaucoup de choses. La vie est si courte. Il faut s'organiser en conséquence.

Le Vieux reprit, après un instant de silence : Il sommeille dans chaque homme des instincts et des passions profondes qui ne s'éveilleront peut-être jamais ou qui seront étouffés... Tout dépend des exigences, du hasard... des possibilités révolutionnaires de l'époque qu'on traverse.

"Dans une situation historique différente, Lénine serait peut-être resté un économiste remarquable... Moi, j'aurais aimé être savant ou inventeur. Jeune, j'ai toujours été attiré par les sciences et les mathématiques pures... L'absence de livres politiques, de propagandistes, de mouvement progressiste en Russie permit à Lénine d'avoir une enfance calme, une jeunesse studieuse et d'obtenir de brillants succès scolaires et universitaires."

[…] L.T. me disait souvent : "Je n'aime pas le laisser-aller, l'imprécision, la bohème qui n'est pas une fin en soi. Je suis assez conservateur dans mes habitudes. J'apprécie en toutes choses la méthode et la discipline.

Lénine aussi, ajoutait-il, avait horreur des improvisations, de l'à-peu-près, des activités brusques décidées sur un coup de tête, du bluff... Moi, j'ai horreur de l'instabilité des gens qui ne tiennent pas en place et sèment le désordre."

[…] il parcourait la presse avec une rapidité extraordinaire, soulignant ici en bleu, encadrant là en rouge. "Lire les quotidiens est un art difficile", disait-il. On classait ensuite les journaux dans les casiers qu'il avait fait installer.

– Ça, un socialiste ? disait-il en décortiquant l'article de Léon Blum. Il pense en bourgeois pour le bourgeois, mais pas pour le travailleur. Il n'y a absolument aucun fondement marxiste dans un article de M. Blum.

Ce Blum ne parle que de lui, me dit-il un matin. Tenez, j'ai eu la curiosité de souligner dans son article les "je" qui s'y trouvent. C'est considérable !

"Je pense que..." "Je dis..." "J'envisage que..."

"Ce qui serait intéressant, ce serait de savoir ce que pensent les ouvriers, mais ça, Blum ne nous le dit pas !"

[…] Il parlait très souvent de Lénine sur qui il rassemblait des notes pour son prochain livre :

– Plus j'avance dans la vie et plus je me rends compte de sa prestigieuse personnalité. Il aura été le sommet – et quel sommet ! – des connaissances accumulées par les révolutionnaires à travers les siècles, et de leur volonté absolue de vaincre.

"II a concentré toutes les tendances de son époque. Les forces historiques ont trouvé en lui un prisme."

"Il fut le seul à s'assimiler entièrement la doctrine, l'enrichissement des tendances infinies de ses sentiments, de ses passions. Puis il dépassa cette doctrine, la domina, en devint maître. Les principes ne furent plus que des instruments."

– Et dans la vie, quel était-il ?

– Il cherchait toujours à équilibrer ses efforts physiques et ses efforts intellectuels. Il faisait du sport, beaucoup de vélo. Il aimait se distraire, se changer les idées, selon sa propre expression. Il était cependant mauvais chasseur. La discipline sévère de la chasse a ses exigences. Lénine s'y pliait mal. Mais quel joueur d'échecs ! En bon élève qu'il fut toute sa vie, il en avait appris la théorie.

" Il ne faisait jamais de " cadeaux " à ses adversaires... Pas plus aux échecs que dans la vie, en général ! Il n'aimait pas se rendre aux arguments des autres. Il engageait toujours la bataille à son heure, sur le terrain qu'il avait choisi. Tant qu'il ne se sentait pas assez armé pour répliquer avec succès, il ne se découvrait pas, sondait prudemment le terrain et reculait aussitôt.

" Il n'a jamais accepté de se jeter déraisonnablement tête la première, ou de se sacrifier inutilement. Il se préparait – pour tout – patiemment, méthodiquement, sans heurts. C'est parce qu'il se domina toujours qu'il devint le chef, le conducteur des autres.

[…] A un moment, L.D. fit allusion à l'entrée de ses compagnons dans la S.F.I.O. et à mes réactions d'hostilité et celles de mes amis de tendance contre eux à une certaine époque. Déjà bien informé, il voulait plus de précisions encore afin de compléter son jugement.

– Vos amis, dis-je, n'ont pas toujours été très habiles, ni très sympathiques. Ce n'est pas tant leurs idées qui étaient en cause que la façon de les présenter.

Il y eut un silence puis L.D. me demanda mon opinion sur les principaux militants B.L. parisiens... Je la lui donnai avec circonspection. Il y eut encore un silence.

– Vous savez, me dit-il, on n'a pas tellement de choix ! Il faut travailler avec le matériel que nous avons sous la main. Ce n'est pas toujours commode. Quand je suis arrivé à Prinkipo, j'ai reçu des kyrielles de lettres de militants enthousiastes qui s'offraient à venir me voir. En France, je devais accorder ma confiance à des militants qui, en gros, partageaient les perspectives de " l'opposition " russe. Je devais rejeter les sceptiques ou les dilettantes. Il fallait prouver le mouvement en marchant hardiment. La parution d'un journal était nécessaire, d'abord pour défendre et diffuser nos idées, répondre aux calomnies staliniennes, puis, petit à petit, regrouper dans une organisation tous ceux qui étaient d'accord avec nous et voulaient se battre. Alors, malgré l'amitié que j'avais pour Monatte, Rosmer ou Louzon, nos désaccords sur le rôle du parti et des syndicats entre autres ne permirent pas un travail constructif avec les militants anarcho-syndicalistes de la " Révolution prolétarienne ". Quant à Treint, avec qui j'eus une longue correspondance, il était difficile sinon impossible d'agglomérer son petit groupe à mes amis par suite de leur hostilité résolue. C'est curieux, du reste, comme Treint a réussi à se faire autant d'adversaires de tous les côtés !

" J'ai reçu aussi Maurice et Magdeleine Paz, mais que voulez-vous ? Si j'appréciais leur talent et leur désir de m'aider, je n'ai pas senti l'étincelle qui m'aurait décidé. Il manquait quelque chose de très important : le désir d'agir, de se battre à visage découvert, de s'imposer et, au besoin, de tout sacrifier à son indépendance et à ses idées. Je n'ai pas senti cela chez ces deux dilettantes du communisme. Alors...

" Quand j'ai vu arriver Raymond Molinier, jeune homme de vingt-cinq ans, plein de projets, de foi, d'enthousiasme, d'allant, quoique assez aventuriste, et après lui Naville, Gérard Rosenthal, le jeune Van et tous les autres, c'est à eux que j'ai accordé ma confiance. Mais leurs caractères difficiles et la lutte inévitable des hommes entre eux ne facilitent pas toujours le travail en commun. Je le sais, je le sais bien... mais quoi ? Sans doute l'arrivée, dans l'organisation française, de nouveaux et jeunes combattants arrangera-t-elle les choses...

[…] Un jour à midi, je m'ouvris donc au Vieux de nos problèmes avec le mouvement anarchiste et de l'attaque personnelle constante dont il était l'objet à propos de l'écrasement des marins de Cronstadt.

– Oui, dit le Vieux, c'est toujours la même histoire avec les anarchistes. Ils ne voient que le petit côté des choses. Nous autres n'avons pu réussir à vaincre qu'après une lutte théorique, longue et fatigante contre les anarchistes.

" A quoi se résume l'affaire de Cronstadt ? A ceci. En 1921 nous sommes en pleine guerre civile. La famine ravage une population déjà terriblement éprouvée. Le ravitaillement arrive mal. A l'intérieur, nous sommes menacés en permanence par tous ceux qui  ont été dépossédés par la révolution d'Octobre. A l'extérieur, tous les pays de l'Entente nous encerclent, arment et équipent nos ennemis. Sur le front, les armées blanches de Wrangel, Denikine, Koltchalk frisent souvent la victoire.

" Le présent est sombre, c'est le moins qu'on puisse dire. Contrairement aux prévisions de Lénine, la révolution en Allemagne et ailleurs ne mûrit pas pour l'immédiat. Nous ne devons pratiquement compter que sur nous-mêmes. Notre révolution triomphe, c'est vrai, mais elle est minée par les contradictions sociales et économiques de la guerre civile, imposée aux ouvriers russes par la carence du prolétariat européen.

" Cela, les anarchistes ne le retiennent pas, naturellement. Cela ne compte pas ? N'existe pas ? Jamais nous ne nous sommes réjouis des pertes humaines en Ukraine ou ailleurs au cours de la guerre. Et nous avons fait notre possible pour les réduire au minimum.

" Mais, contrairement aux affirmations des anarchistes, Cronstadt n'a pas été un " immense massacre ". La garnison de Cronstadt, en 1921, était privée de ses meilleurs matelots. Nous avions fait appel aux volontaires pour les envoyer au front ou dans les soviets locaux, dans tout le pays.

" Que restait-il dans l'île ? Le marais... Une masse flottante, sans grande conscience politique, se réclamant plus ou moins des anarchistes, mais animée de grandes prétentions du genre : " Nous, les marins de Cronstadt... on est les caïds. "

" En réalité, ils n'étaient point disposés à faire de lourds sacrifices à la révolution bolcheviste qu'ils n'approuvaient que du bout des lèvres en rechignant. Ces soldats de l'arrière exigeaient un sort spécial, privilégié, alors que le pays était affamé. Et pour quelle raison ?

" Parce qu'ils avaient des canons et des navires !

" Leur révolte contre le pouvoir des soviets fit lever dans le monde réactionnaire tout entier une immense clameur de joie. Toute l'émigration blanche réclama à cor et à cri l'envoi immédiat de renforts aux insurgés !

" Que pouvait faire le gouvernement des soviets ? Transiger ? Sur quelles bases ? Quelles étaient les idées des matelots ?

" En fait, elles étaient réactionnaires. Elles reflétaient la jalousie du paysan arriéré pour l'ouvrier des villes, celle du soldat de du matelot primaire pour le " civil de Pétrograd " ce fainéant. Elles étaient faites de la haine du petit-bourgeois conservateur pour la discipline socialiste très rigoureuse, c'est vrai, par ces temps troublés de disette et de dangers accumulés. Alors, pas de doute, la victoire de ces gens ne pouvait mener qu'à la victoire de la contre-révolution.

" Comme les insurgés s'étaient emparés des armes de la forteresse, nous ne pouvions les mater que par la force des armes.

J'en ai donc donné l'ordre. Au nom de la révolution, en accord avec Lénine et le Comité central du Parti.

" Mais là encore, nos adversaires ont bien entendu fortement exagéré. En réalité, les insurgés enfermés furent pris à revers sur la glace par des détachements de volontaires recrutés au Congrès du parti communiste réuni à cette occasion. On les habilla de toile blanche pour les rendre invisibles sur la neige. En même temps nous développions une autre manoeuvre dans la forteresse elle-même, où nous avions réussi à introduire quelques militants dévoués à la révolution qui raflèrent toutes les bottes des insurgés ! Et l'on ne pouvait se passer de bottes pour combattre par ce froid rigoureux ! La forteresse fut alors encerclée et prise avec des pertes insignifiantes.

Quant à Makhno...

Le Vieux haussa les épaules, émit un petit rire sarcastique puis hocha la tête de droite à gauche.

– Makhno ! Makhno ! Mais c'était, si vous voulez, une espèce de force de la nature, mi-aventurier, mi-fanatique, un de ces phénomènes qui émergent inévitablement dans les périodes troublées. Chez vous, vous avez eu le boucher Caboche, à la fin du Moyen Age. Nous, nous avons eu Makhno ! Vous le savez, la cavalerie est l'arme la plus réactionnaire de l'armée. Parce que dès qu'un homme est sur un cheval, il méprise le pauvre fantassin.

" Makhno avait créé un corps de cavalerie avec des paysans qui possédaient un cheval. Il n'avait pas recruté de pauvres paysans écrasés par les gros féodaux et libérés par la révolution d'Octobre, mais des paysans aisés et adversaires des soviets parce qu'ils craignaient avant tout de perdre ce qu'ils avaient. Les " idées anarchistes " de Makhno correspondaient étrangement à cette cavalerie koulak qui nie le rôle de l'Etat et méprise tout pouvoir ventral en règle générale. Si vous y ajoutez la haine farouche de Makhno pour l'ouvrier des villes et son antisémitisme forcené, vous voyez ce que cela peut donner. En fait, cet aventurier petit-bourgeois obtint ainsi le ralliement de toutes les tendances conservatrices et cristallisa le mécontentement qui, finalement, provoqua l'insurrection de Cronstadt.

Nous menions une lutte à mort contre Denikine et Wrangel. Pendant ce temps, les makhnovistes, sans faire de différence entre les deux camps, tentaient de profiter des circonstances pour imposer leur propre politique, en réalité réactionnaire. Le petit-bourgeois koulak émettait la prétention contradictoire de mettre au pas à la fois les capitalistes et les travailleurs. Comme ce koulak était armé et menaçait les structures socialistes de la révolution d'Octobre, il fallait le désarmer. Nous le fîmes.

[…] Avant de m'endormir, je prenais le gros bouquin de Boris Souvarine – Staline – que nous venions de recevoir et sur lequel chaque matin le Vieux réclamait de nouvelles précisions.

– A-t-il fait allusion à ceci ? A-t-il osé parler de cela ?

Je lui faisais un bref compte rendu de ma lecture de la nuit. J'ai toujours très mal dormi, mais cela m'a permis au moins de récupérer des heures précieuses pour la lecture. Je rapportais à Trotsky les critiques de Souvarine :

– Il vous reproche, à vous en particulier et à toute l'opposition, de gauche, les fautes commises au moment où Lénine fut victime de sa première attaque d'hémiplégie. Vos concessions. Vos compromis avec la bureaucratie.
Un éclat de rire. Un haussement d'épaule.

– Des erreurs, des erreurs... Nous n'avons pas cessé d'en faire depuis 1905 ! Lénine lui-même ne le niait pas. Le soir de la prise du pouvoir, devant le congrès panrusse des soviets, il disait : " Le pouvoir est à nous, bien que nous ayons fait des milliers d'erreurs – et je suis bien placé pour le savoir...

Mais ces erreurs, pendant la période de montée révolutionnaire, ont pu être rectifiées. Pas toujours par nous du reste, mais souvent par les masses elles-mêmes. De cela, Souvarine ne souffle mot ! Il ne s'attache qu'à la période de recul et de défaites. Alors, là, il nous accuse, sans pour autant nous dire quelle stratégie et quelle tactique il aurait fallu adopter. Encore qu'il soit facile de refaire les choses avec des " si ". Cela arrange bien des gens !

" Souvarine n'a pas le sens des étapes, ni de l'évolution rapide des situations historiques. Staline aussi a commis des fautes mais, dans la période de réaction thermidorienne que nous traversions, ces fautes ne l'ont pas desservi, lui, tout au contraire, alors qu'elles nous desservaient, nous.

La Révolution française a connu aussi ces montées et ces reculs. Tous les grands acteurs de cette époque ont, eux aussi, commis des fautes lourdes de conséquences, et d'abord au moment du reflux. Voyez les Girondins, voyez Danton et ses amis vers leur fin, leurs réactions enfantines, leur pusillanimité. Voyez Robespierre, désorienté devant les députés hostiles et accumulant les bévues et l'incohérence. Tous avaient épuisé leurs réserves. Aucun ne proposait plus de solution positive face aux événements, à la pression internationale, aux nouveaux courants, aux nouveaux besoins qui se faisaient jour dans le pays et à l'assemblée qui en était le reflet. Dans ces conditions, tous les pas faits dans un sens ou dans un autre devenaient des " faux pas " et des " erreurs ".

" Quelles que soient les fautes que les dirigeants peuvent commettre, elles peuvent être aisément résorbées dans la mesure où les masses vont dans le même sens et que les événements les servent. Dans le cas contraire, les fautes prennent une importance décisive.

" Sacré Souvarine ! Il veut nous donner des leçons maintenant !

Le Vieux insistait sur le " maintenant ". Il ajouta avec un petit sourire :

– De toute façon, il est bon que vous lisiez ce livre. Vous allez vous familiariser avec les problèmes qui nous préoccupent. Il n'est jamais mauvais d'entendre plusieurs sons de cloche. Je répondrai à Souvarine quand j'en trouverai le temps.

Trotsky souffrait-il de son inactivité physique ? Avec tous les atouts que la nature lui avait prodigués, il devait éprouver le besoin de se dépenser, d'organiser, de construire et de se battre.

– Vous savez, me dit-il un jour à ce propos, dans nos vies à nous autres, il y a aussi le hasard qui entre en ligne. Un révolutionnaire est un peu fataliste !

Cette dernière déportation m'a au moins permis de continuer mon oeuvre par la plume – et ce n'est pas le moins important.

Dans sa bouche cela signifiait que les hommes, aussi forts et talentueux qu'ils soient, se révèlent impuissants quand les circonstances historiques s'opposent aux idées qu'ils défendent et les paralysent. Il leur reste alors à cerner et à préparer patiemment les conditions d'un changement ultérieur. Travail théorique qui s'accomplit surtout par la plume. Alerter, prévoir, éclairer, conseiller, Marx et Engels surent le faire avant la fondation de la 1ère Internationale, et aussi après...

[…] Devant moi, Trotsky revint à maintes reprises sur ce sujet qui le préoccupait, tant il avait le sentiment de sa solitude et des menaces qui pesaient sur lui en permanence.

– Si je n'avais pas été présent en 1917 à Saint-Pétersbourg. la révolution d'Octobre aurait eu lieu quand même – pourvu que Lénine eût été là pour la diriger. Si ni Lénine ni moi n'avions été présents à Pétersbourg, il n'y aurait pas eu de révolution d'Octobre... Si Lénine n'avait été présent, je doute que j'aurais pu surmonter la résistance des chefs bolcheviks... Mais je le répète, étant donné la présence de Lénine, la révolution d'Octobre aurait été de toute façon victorieuse. On peut dire en gros la même chose de la guerre civile.

Puis, après un long silence, Trotsky ajouta :

– Aujourd'hui ici, demain plus loin. Là dans l'ombre, puis un jour au pouvoir... Peut-être en prison... Fusillé... Ou assassiné. L'essentiel est de faire ce que l'on croit être son devoir, sans attendre de récompense, et de le faire complètement.

" Ni rire ni pleurer... Comprendre ", disait Spinoza.

[…] Je lui fis part des confidences de Nathalia sur Rosa et Karl. Il sourit.

– Oh ! Rosa... Quelle femme merveilleuse ! Et Karl !... Lénine ayant échoué, c'est après une longue et vive discussion avec eux pie, dans les couloirs du congrès, je les décidai à adhérer en 1919 à l'Internationale communiste. Quand, en croisant Lénine qui sortait d'une réunion de commission, je lui ai annoncé la bonne nouvelle, il exulta et me serra les mains avec enthousiasme.

Puis la conversation bifurqua sur les congrès socialistes et sur Jaurès que Trotsky me dit avoir aimé et admiré dans sa jeunesse :

– Je le vis pour la première fois dans un meeting à Paris, salle Bullier, je crois. C'était après mon évasion de Sibérie. Mais je ne l'approchais que lors du premier congrès international. A Stuttgart, je pense. Nous nous trouvions là, quelques jeunes délégués socialistes russes, et nous nous montrions du doigt les plus connus des chefs de l'Internationale socialiste. L'un de nous souhaitait obtenir une dédicace de Jaurès sur une photo achetée à la librairie du congrès, mais il n'osait l'aborder. Je me suis chargé de l'opération. Jaurès me regarda de ses yeux bleus et doux, sourit et signa.

" Il était servi par une vaste culture latine et étendait sur toutes choses une pensée océanique. Son éloquence colorée dominait tous les congrès. Il intervenait avec passion en lançant en l'air ses petits bras trop courts. Dans les réunions de commission, il parlait au contraire doucement avec sa voix de bronze, en commentant ses idées comme un frère aîné pour ses cadets.

Trotsky réfléchit avant de poursuivre : "Jaurès fut avec Bebel le sommet de la IIe Internationale. Elle est morte avec lui en août 1914."

– Que faites-vous de Plekhanov ?

– Ah ! Plekhanov fut un de mes premiers maîtres. Il fut le fondateur de la social-démocratie russe. Les hommes sont curieux. En voilà un brillant, lucide qui, toute sa vie, lutta pour une société meilleure et pour la révolution. Et il ne la sentit pas venir !... Pire : il prit position contre le gouvernement de Lénine qu'il n'aimait pas. En partie, bien entendu, par suite des longues luttes fractionnelles que nous avions menées depuis la période de l'Iskra, avant 1905. Certes, nous ne l'avons jamais ménagé. Et réciproquement. Mais il ne porta jamais la main contre les Soviets et sur son lit de mort, il déclara : " On doit toujours être avec la classe ouvrière, même quand elle se trompe... " Notre gouvernement ouvrier fit à ce vieux chef socialiste des funérailles nationales.

Comme je demandais un jour à Trotsky d'où venait la haine de Staline à son égard, il me répondit :

– Bah ! Pendant les années qui ont précédé la révolution, Staline n'a jamais accompli de tâches vraiment de premier plan. Son nom, du reste, n'apparaît nulle part au moment de la prise du pouvoir ou pendant la guerre civile.
" Rusé, il l'était. Mais je me souviens de ce que disait Boukharine : " Ce qui domine Staline, c'est l'intrigue et la flemme ! "

" Ensuite, la jalousie. Une jalousie féroce à l'égard de ceux qui savent ou qui peuvent plus que lui. A la fin d'un repas entre camarades, il nous dit : " Moi, quand j'en veux à quelqu'un, j'attends patiemment le temps qu'il faut et, quand l'occasion se présente, vlan ! " Et il mima un coup de poignard. Tout Staline est là.

" Un orgueil démesuré. Aucun scrupule, aucune conscience. De la ténacité, de la méthode. De la brutalité aussi, et un sens certain du maniement des hommes. De quoi aller loin dans un pays épuisé par des années de famine et de guerre civile et dont les meilleurs éléments, les cadres les plus combatifs ont disparu les premiers.

" L'échec de la révolution en Europe avait créé les conditions du renforcement de la réaction. Je m'en apercevais à bien des indices. Par exemple, quand Lénine me demandait d'abandonner mon train blindé pour venir assister à Moscou à une réunion importante du Bureau politique ou du Comité central. Dans les couloirs du Kremlin ou quand j'entrais dans un bureau, les conciliabules autour de Staline cessaient automatiquement. Mauvais signe...

" A une certaine époque, Staline tenta bien de se faire familier avec moi. Il multiplia des travaux d'approche assez voyants. Mais je n'avais pour lui nulle attirance. Sa grossièreté, son étroitesse d'esprit, son énorme cynisme me gênaient.

" Ce fut seulement au Xème Congrès que Zinoviev, déjà plus ou moins dans l'orbite de Staline, proposa sa candidature au poste de secrétaire général du Parti, créé à ce moment-là malgré l'appréhension et un certain pressentiment de Lénine. A l'époque, ni les uns ni les autres n'attachions une grande importance à ce poste qui ne devait avoir qu'un caractère technique. Du moins nous le pensions. Mais Staline utilisa ce tremplin et jusqu'à la mort de Lénine, patiemment et sans se découvrir, il plaça ses créatures aux postes décisifs.

Dès le 6 novembre au matin, le téléphone commença à sonner au chalet du Weksal. La demoiselle de la poste d'Honefoss lisait les télégrammes qui arrivaient de tous les coins du monde, apportant leurs voeux à l'organisateur militaire de la grande révolution russe. Le Vieux rayonnait. Il courait d'une pièce à l'autre et glissait sur ses semelles pour s'emparer de l'écouteur.

Au déjeuner, il paraissait absent. Puis, brusquement, il raconta :

A cette heure-ci, je terminais mon rapport au Soviet de Petrograd pour annoncer l'arrestation des principaux ministres du gouvernement provisoire. Tous les bâtiments officiels étaient alors occupés – ou ils allaient l'être – par des détachements de gardes rouges ou de soldats passés aux ordres du Comité militaire révolutionnaire. Le Palais d'Hiver n'était pas encore tombé, mais de minute en minute nous apprenions que l'encerclement se terminait.

Il ne renonça pas à sa sieste habituelle et, tout de suite après, je le questionnai sur le déroulement des opérations, la préparation du coup d'Etat, le ravitaillement de la population et des troupes. Il démonta pour moi un formidable mécanisme d'horlogerie. Puis, dans la soirée, il tint à me dicter la préface de la brochure, que je venais de terminer, sur la signification politique de nos exclusions. Il voulait la faire éditer en Angleterre et, surtout, en Amérique où la Jeunesse socialiste rejoignait peu à peu la IVème Internationale à laquelle elle devait adhérer en 1937.

Je l'ai relue, surpris de lui trouver encore de l'actualité, à l'occasion des sanctions prises en 1947 par Guy Mollet contre le comité directeur des Jeunesses socialistes. Il suffit de changer quelques noms. De remplacer Paul Faure par Guy Mollet, et Lagorgette par Courtois. Blum et Thorez étaient toujours là, se différenciant seulement, comme le Vieux l'écrivit ultérieurement, par une façon différente de mentir.

Tard dans la soirée, le Vieux me dit :

– C'est à cette heure que Lénine apparut pour la première fois au Soviet au milieu d'ovations délirantes interminables. En cette nuit décisive, j'étais harassé. Je n'avais ni mangé ni dormi depuis des jours... Lénine me retrouva dans une petite pièce où je prenais quelque repos avant la séance du congrès panrusse qui allait s'ouvrir. A tous les étages, dans tous les couloirs, délégués d'usines et estafettes venaient chercher des ordres ou apporter des informations. Quelqu'un étendit une couverture sur le plancher et nous nous y allongeâmes, Lénine et moi.
" Il avait les deux mains jointes sous sa tête il m'interrogeait d'une voix douce sur la situation. Je lui assurais que tout se terminait parfaitement. Alors il me dit : Au fond, c'est vrai que nous pouvons aussi y arriver comme cela... " Et il ajouta quelques instants après : " Aurons-nous le temps de faire une expérience et d'en tirer les leçons ?... L'essentiel est de tenir au moins autant que les Communards de 71. "

Trotsky insistait souvent sur les problèmes d'organisation. Il y attachait à juste titre une énorme importance.

— "Si vous ne formez pas de bons administrateurs sérieux à tous les échelons du mouvement, même si vous avez mille fois raison, vous ne vaincrez pas. Ce qui a toujours manqué aux bolcheviks-léninistes — et aux Français en particulier — ce sont des organisateurs, de bons financiers, des comptes en ordre et des publications lisibles et bien corrigées..."

L'accrochage le plus sérieux, si j'ose dire, que j'eus avec lui porta sur le centralisme démocratique, dont la conception autoritaire implacable me paraissait aussi dangereuse que la méthode sociale-démocrate qui ne permet jamais aux simples militants des sections d'influencer de manière décisive la direction du parti.

L'application du centralisme par le bureau politique de Lénine permit la prise du pouvoir. Sous Staline, elle amena les défaites révolutionnaires et la dégénérescence des partis dits "communistes".

Trotsky, tout en insistant fortement sur le fait que le bureau politique de Lénine appliqua un centralisme "démocratique" alors que celui de Staline appliqua un centralisme "bureaucratique", reconnut avoir buté sur ce problème au Deuxième Congrès [du Parti Social-Démocrate Russe, en 1903], ce qui le sépara de Lénine pendant des années.

— Cependant," ajouta-t-il, "une fois encore Lénine eut raison. Sans un parti fortement centralisé, nous n'aurions jamais pris le pouvoir. Le centralisme, c'est la plus haute tension organisationnelle vers le "but". C'est le seul moyen de mener des millions d'hommes au combat contre les classes possédantes."

"Si l'on admet, avec Lénine, que nous sommes au stade de l'impérialisme, dernière étape du capitalisme, il faut une organisation révolutionnaire suffisamment souple pour répondre aux exigences de la lutte clandestine et à celles de la prise du pouvoir. D'où la nécessité d'un parti fortement centralisé, capable d'orienter, de diriger les masses et de soutenir la lutte gigantesque dont elles doivent sortir victorieuses. D'où la nécessité aussi de faire, à chaque étape, collectivement, une autocritique loyale."

Il ajoutait que l'application du centralisme ne devait pas être systématique, mais qu'elle devait évoluer en fonction de la situation politique. Il citait en exemple le P.C. russe de 1921 passant du type ultra-centralisé et militaire imposé par la guerre civile à une organisation appuyée sur les cellules d'entreprises en fonction des nécessités de la reconstruction économique :

— Entre deux congrès, c'est le comité central et son bureau politique qui dirigent le parti et veillent à l'application rigoureuse, à tous les échelons, de la politique décidée par la majorité. Il n'est pas admissible de revenir à chaque instant sur les questions de direction et de fausser ainsi l'application de la politique définie par le parti."

Il revenait souvent aussi sur un des plus grands dangers qui guettent I'avant-garde ouvrière : le sectarisme qui épuise, dessèche, démoralise et isole :

— C'est ce qui menaçait la section française. Ce fut une des raisons principales qui nous fit pousser nos camarades à entrer comme "tendance" à la SFIO. L'expérience s'est révélée bonne puisqu'elle leur a permis de travailler les masses en profondeur, de vérifier la justesse de leur politique, d'étendre leur influence et de se renforcer sur le plan organisationnel."

"Toute sa vie, Lénine a lutté contre les déviations sectaires qui couperaient, et qui ont coupé, les révolutionnaires des mouvements des masses et de l'intelligence d'une situation. A plusieurs reprises, il dut lutter contre les "vieux bolcheviks", tout juste capables en son absence de faire coïncider les "textes sacrés" avec l'actualité."

Trotsky rappelait ce qui s'était passé en 1905, les bolcheviks ne jouant alors qu'un rôle effacé en raison de la position sectaire qu'ils adoptèrent, en l'absence de Lénine, vis-à-vis du soviet de Petrograd :

— La routine théorique, cette absence de création politique et tactique, ne remplaça pas la perspicacité, le coup d'œil, le flair qui "sentent" une situation, en démêlent les fils principaux et dégagent une stratégie d'ensemble. C'est dans une période révolutionnaire, et surtout insurrectionnelle, que ces qualités deviennent décisives.

[…] Trotsky revenait régulièrement sur la nécessité de resserrer des liens fraternels entre les camarades de lutte :

— Il faut les préserver, les encourager, veiller sur eux, répétait-il. Un militant ouvrier expérimenté représente pour l'organisation un capital inestimable. Il faut des années pour former un bon dirigeant. On doit donc tout faire pour préserver un militant. Ne pas le briser s'il flanche, mais I'aider à surmonter sa défaillance, à sortir de son moment de doute.

Ne perdez pas de vue ceux qui "calent" en route. Facilitez leur retour dans l'organisation si vous n'avez rien à leur reprocher d'irrémédiable sur le plan de la morale révolutionnaire.

Quand nous nous promenions le soir dans la montagne, il lui arrivait d'évoquer la santé physique du militant, la "forme", dirions-nous aujourd'hui. Il y était attentif. Il songeait à surveiller ceux qui s'épuisaient, à ménager les forces des plus faibles :

— Lénine s'est toujours préoccupé de la santé de ses collaborateurs : "Il faut aller le plus loin possible dans le combat et le chemin est long", disait-il.

Le climat intérieur de l'organisation le rendait soucieux. Dans les petits mouvements d'avant-garde qui luttent à contre-courant, les querelles internes sont souvent les plus sévères et les plus violentes. Après les exclusions de la SFIO, le GBL (groupe bolchevik-léniniste) se divisait ainsi en plusieurs fractions hostiles :

— Si les camarades regardent au delà et portent leurs efforts vers 1'extérieur et le travail pratique, la "crise" se résorbera," disait Trotsky, "mais il faut toujours veiller à ce que I'atmosphère demeure saine et le climat intérieur acceptable pour tous. Il faut que chacun travaille de tout son cœur et avec le maximum de confiance.

La construction du parti révolutionnaire exige la patience et de durs efforts. A aucun prix, on ne doit décourager les meilleurs, et vous devez vous montrer capables de travailler avec tout le monde. Chacun est un rouage à utiliser au maximum pour renforcer le parti. Lénine en connaissait I'art. Après les plus vives discussions, les plus âpres polémiques, il savait trouver les mots et les gestes qui atténuaient des paroles malheureuses ou blessantes.

Pour Trotsky, 1'essentiel dans la période que nous nous apprêtions alors à vivre consistait à former et à consolider un appareil d'organisation. Sans appareil, pas de possibilité d'appliquer une politique : tout se borne alors à des bavardages sans portée réelle. La difficulté des grandes constructions humaines, c'est le choix judicieux de la personnalité apte à remplir telle on telle fonction. L'art des organisateurs consiste à plier les individualités au travail collectif pour que chacun devienne le complément des autres. Un "appareil", c'est un orchestre où chaque instrument s'exprime seul pour se fondre et s'effacer dans l'harmonie créée.

— Evitez", disait Trotsky, de désigner dans une commission de travail des militants d'égale valeur et de même tempérament. Ils s'annuleraient mutuellement sans obtenir les résultats escomptés.

Savoir choisir les camarades adaptés à une tache déterminée ; leur expliquer patiemment ce que l'on attend d'eux ; agir avec souplesse et tact, c'est ainsi que s'impose une vraie direction.

Laissez le maximum d'initiative aux responsables de secteurs. En cas d'erreurs, corrigez-les en expliquant amicalement en quoi elles sont préjudiciables à la collectivité du parti. Ne prenez de sanctions que dans les cas les plus graves. La règle générale doit être de permettre à chacun de progresser, de se dépasser, de devenir meilleur.

Ne vous perdez donc pas dans les détails secondaires qui vous masquent 1'ensemble de la situation. Ne faites que ce que vous pouvez, avec les forces dont vous disposez. Jamais davantage. Sauf, bien entendu, dans les situations décisives.

Le Vieux ajoutait qu'il ne faut pas tendre indéfiniment les nerfs des camarades. Après chaque effort, on doit souffler, faire le point, se renouveler, en demeurant méthodique et précis sans rien laisser au hasard :

— Quoi que vous fassiez, fixez-vous un objectif, même très modeste, mais efforcez-vous de I'atteindre. Procédez ainsi pour chaque rouage de l'organisation. Puis élaborez un plan à court ou à long terme, et appliquez-le sans faiblir, d'une main de fer. C'est le seul moyen d'avancer et de faire progresser toute l'organisation.

Un matin, le courrier apporta des tracts et un bulletin intérieur des B-L français. A leur lecture, Trotsky montra de l'impatience, de l'agacement. Armé d'un crayon rouge, il biffait ou soulignait sans arrêt, avant de lancer brusquement :

— Vos publications ronéotypées sont très mauvaises. C'est très désagréable à lire. Comme vos journaux, du reste. Avec les machines modernes, je me demande comment vous faites pour sortir ainsi des textes qui sont peut-être bons politiquement mais illisibles. Adressez-vous donc à des spécialistes. Je vous assure que l'ouvrier ne fera pas 1'effort de lire un tract mal imprimé.

Je me souviens de mes premières proclamations dans notre cercle d'Odessa. Je les calligraphiais à 1'encre violette en caractères d'imprimerie. Elles étaient ensuite appliquées sur une feuille de gélatine et tirées à plusieurs dizaines d'exemplaires. Nous usions de moyens primitifs, mais nos tracts étaient très lisibles... et ils ont fait leur chemin !

Ses reproches les plus durs visaient nos journaux :

— Un journal révolutionnaire s'adresse d'abord et avant tout à des ouvriers. Votre façon de concevoir et de rédiger "La Vérité" (c'était alors l'organe des bolcheviks-léninistes) en fait davantage un organe théorique qu'un journal. Il intéresse l'intellectuel, mais pas le travailleur. En revanche, vous avez sorti de bons numéros de "Révolution".

Mais ce qui est inadmissible et scandaleux, c'est de publier des journaux avec autant de "coquilles" et de "mastics" qui laissent une impression de laisser-aller intolérable et criminel.

Le journal, c'est le visage du parti. C'est au journal que, dans une large mesure, le travailleur jugera le parti. Ceux à qui il s'adresse ne sont pas forcément vos camarades ou des sympathisants. Vous ne devez rebuter personne par un verbiage trop savant. Votre lecteur occasionnel ne doit pas penser : "Ces gens sont trop forts pour moi", car il ne vous achèterait plus jamais.

Que votre journal soit donc bien présenté, simple et clair, avec des mots d'ordre toujours compréhensibles. L'ouvrier n'a pas le temps de lire de longs articles théoriques. Il lui faut des informations courtes, rédigées dans un style châtié. Lénine disait : "Il faut écrire avec son cœur pour avoir un bon journal." Cessez donc de penser que vous écrivez pour vous ou pour vos militants. Il existe pour cela des revues théoriques et des bulletins intérieurs. Le journal du travailleur doit être vivant et drôle. Le travailleur adore qu'on ridiculise et qu'on démasque, preuves à l'appui, les puissants de ce monde.

Obligez aussi les camarades ouvriers de votre Organisation à écrire dans le journal. Aidez-les amicalement. Vous verrez que, bien souvent, l'article simple et court d'un travailleur, sur un fait précis d'exploitation capitaliste, est très supérieur à l'article qui se veut savant et doctoral. Prenez exemple sur les articles de Lénine dans la "Pravda". Ils sont simples, vivants et lisibles, aussi bien pour l'ouvrier de Poutilov que pour 1'étudiant de l'université.

Le Vieux se référait toujours ainsi à Lénine qui marquait toute son existence et qu'il admirait profondément.

Comme je lui faisais part de nos soucis financiers, des problèmes soulevés par la parution régulière de "La Vérité" ou de "Révolution", de tout ce qui concernait aussi les journaux d'entreprises, les tracts et les déplacements, le Vieux me dit :

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les moyens pour le dire arrivent aisément ! Dans la mesure où vous avez une claire vision théorique des choses, vous aurez aussi la volonté politique pour y arriver. Si vous voulez fortement réussir ce que vous avez clairement compris, alors vous serez capable d'en trouver aussi les moyens.

[…] – Ne vous attardez pas trop avec Pivert et sa " gauche révolutionnaire ", dit Trotsky. C'est un hésitant, un inquiet, un couteau sans lame. C'est le type même du centriste, Comme le héron, il se pose sur un pied ou sur l'autre, au gré des circonstances. Aujourd'hui il vous reproche d'être trop violent avec les chefs vénérés ". Il ressent comme une injure personnelle que votre journal Révolution accuse Léon Blum de " trahir la classe ouvrière ". Il est beaucoup plus proche de Blum que du marxisme révolutionnaire et de la classe ouvrière.

[…] – Ne vous faites pas d'illusions sur Pivert, m'expliqua le Vieux. Il est la couverture dont Blum a besoin sur sa gauche. Quand il m'a rendu visite à Barbizon, il m'a paru un petit professeur de province, honnête et consciencieux, mais à l'horizon limité. C'est dommage...

[…] j'ai écrit à Paul-Henri Spaak qui menait en Belgique la lutte contre l'appareil conservateur du parti et qui nous avait accordé, pour Révolution une longue interview. J'ai reçu par retour un télégramme : " Solidarité complète avec vous. Résistez de toutes vos forces. Lettre suit... " Je n'ai jamais reçu la lettre. Mais, peu après, Spaak est entré au gouvernement !

Le Vieux et la Vieille éclatèrent de rire, et Trotsky reprit, en secouant la tête de droite à gauche ;

– Il n'y en a pas un pour relever l'autre ! A sa demande, j'ai reçu ce monsieur quand j'étais encore en France. Il m'a déballé ses rancoeurs contre Vandervelde, de Man et consorts, et demandé conseil pour lutter efficacement contre les dirigeants de son parti. le lui ai expliqué qu'il fallait s'organiser clandestinement et prendre des précautions élémentaires. Car les chefs réformistes sont, en fait, les policiers de la bourgeoisie dans la classe ouvrière. Les révolutionnaires doivent donc être prêts à payer cher le droit de saper leur autorité et leur influence.

Spaak m'écoutait, stupéfait. Il n'avait pas envisagé la question tous cet angle. Quelques phrases creuses, qui se voulaient menaçantes, dans son journal L'Action socialiste, suffisaient à cette baudruche pour penser faire ainsi pression sur Vandervelde et obtenir quelques faveurs.

[…] Un peu plus tard, le nom de Léon Blum revint dans la conversation et le Vieux porta sur le leader socialiste un jugement très dur :

– Bien sûr, il est intelligent et non dénué de caractère. Sans doute, il est fin et cultivé. Mais il met tout cela au service de quoi ? de qui ? Il est tout imprégné de philosophie bourgeoise. Je le vois en conférencier pour mondaines dans quelque cercle éclectique, pas en chef de la révolution prolétarienne.

Je racontai alors à Trotsky la séance du congrès socialiste qui vota l'exclusion de Déat, Renaudel et leurs amis en 1933. Quand Marquet, le député-maire de Bordeaux, développa ses idées :

"Ordre, autorité, nation ", devant les délégués médusés, Blum huma le vent. Il se mit à se trémousser sur sa chaise et à se tourner de droite à gauche vers ses amis de tendance, Vincent Auriol et Georges Monnet, Bracke et Maurice Paz. Profitant de l'émotion générale, les deux bras en l'air, il lança soudain : " Je suis épouvanté ! "

Le congrès, debout, lui fit une ovation interminable. Blum avait gagné la partie.

Le Vieux apprécia en souriant : Blum, c'est un philistin, dit-il. Il a toujours besoin de respirer des sels dès qu'on lui parle un peu fort. Malheureusement pour lui, la révolution ne parle pas à voix basse et ne prend pas de gants. Que Jouhaux soit encore à la tète de la C.G.T., que des Blum, des Paul Faure et des Longuet soient aujourd'hui les maîtres de la S.F.I.O. prouve l'affaissement et l'appauvrissement du parti de Jaurès. J'en dirai autant des Cachin et des Monmousseau. "

Et Trotsky d'ajouter :

– D'ailleurs, il n'y a jamais eu de véritable parti communiste en France, soyons lucides. Cela fut toujours pour nous un problème préoccupant, surtout pour Lénine. L'équipe Frossard-Cachin ne brillait pas par une intelligence marxiste excessive de la situation ! Cachin fut, jusqu'à sa mort, considéré par Lénine comme une planche pourrie. C'en était une en effet. Quant à Frossard, c'était un opportuniste invétéré qui ne fut jamais conquis par nos idées. Restaient les autres : Boris Souvarine, Loriot et consorts. Ceux-là étaient des sectaires invétérés. Finalement le P.C. français jusqu'à la mort de Lénine – et malgré tous nos conseils – ne réussit pas à se structurer vraiment en direction des usines avec le souci de s'appuyer avant tout sur la classe ouvrière. En ce sens, il fut un parti social-démocrate-bis, électoraliste, jusqu'à ce qu'il sombre sous la pression de Staline et de son Komintern dans un ultra-gauchisme d'un sectarisme débilitant. Cela le coupa durant de longues années des forces vives du prolétariat, le dessécha et le laissa squelettique. Maintenant c'est le contraire. Il pèche par excès d'opportunisme. Il s'accroche aux basques des radicaux dont il redore le blason. Vous verrez que les staliniens iront plus loin encore dans la trahison...

Je rapportai aussi à Trotsky une anecdote citée par Paul Faure qui la tenait directement de Léon Blum. A une réunion de l'exécutif de l'Internationale socialiste, Blum rencontre Ramsay MacDonald, chef du Labour Party et, également, Premier britannique.

– Alors, cher ami, comment ça va ?

– Ah ! cher ami, mal, très mal...

– Comment cela, très mal ? s'étonne Blum.

– Eh bien, vous ne savez pas ? explique MacDonald : le roi n'est pas en bonne santé actuellement.

Le Vieux et la Vieille s'esclaffèrent. Et Trotsky de conclure : " Bah ! tous ces gens ne sont que des rebuts du mouvement ouvrier. C'est un signe de décomposition qu'ils réussissent tous à rester en place. C'est votre génération qui apportera un sang nouveau et qui balaiera ces déchets de l'histoire.

[…] Mon séjour chez le Vieux s'achevait. La dernière matinée passa à classer des papiers pour laisser une situation nette à Erwin Wolf. Il attendait à Oslo mon départ pour venir s'installer au Weksal, et prendre le secrétariat.

Au dernier déjeuner, Trotsky me dit qu'il aurait plaisir à recevoir quelques camarades venant des J.S. et à contribuer à les former politiquement. "Arrangez-vous, ajouta-t-il, pour venir passer vos vacances ici l'an prochain." Mais j'avais le pressentiment que je ne le reverrais pas. Les imprévus de la vie du militant révolutionnaire ne lui permettent pas souvent de réaliser ses rêves. L'année suivante, Trotsky et Nathalia feraient presque le tour de la terre. Emprisonnés, puis chassés de Norvège après les procès de Moscou, ils débarqueraient enfin au Mexique accueillis par le président Cardenas, le seul chef d'Etat à avoir accordé le droit d'asile.

Dérogeant à ses habitudes, le Vieux ce jour-là ne fit pas la sieste. Il m'expliqua que c'était la coutume dans son village, quand un parent ou un ami quittait le pays, de passer les dernières heures avec lui. Il installa lui-même trois chaises en vis-à-vis dans son bureau. Nous étions tristes. Il évoqua Paris. Il parla d'abord de peinture.

Nous ne devons pas être étrangers à tout ce qui est humain, dit-il. On a trop tendance dans nos rangs à envisager la révolution sous un angle exclusif. Tout le reste semble vain et inutile. C'est, je crois, une erreur.

" C'est à Paris que j'ai commencé mon éducation artistique sous l'influence de Nathalia, après ma première évasion. Nathalia courait les concerts et les expositions de peinture et je la plaisantais souvent.

" Mais c'est surtout en Espagne que je devais apprendre davantage. Après avoir été expulsé de France, j'avais échoué en pleine guerre à Madrid. J'ai visité les musées, admiré les Rembrandt et les primitifs italiens, mais je sentais déjà confusément qu'après la grande secousse de la guerre la peinture chercherait des voies nouvelles et trouverait des moyens d'expression différents. "

Il évoqua aussi quelques romans en vogue et continua : " C'est en prison, après l'échec de la révolution de 1905 que j'ai découvert les romans français. Les Français sont des conteurs extraordinaires ! J'ai toujours suivi avec le plus grand intérêt votre littérature, même au plus fort de la guerre civile. Dans mon train blindé, entre des proclamations et mon Histoire de la révolution russe, je me délassais en lisant des romans français. J'appréciais Zola bien entendu, et aussi Maupassant et Anatole France – mais plus encore Marcel Martinet ! Quant à André Malraux j'ai beaucoup apprécié son talent d'écrivain en particulier dans la Condition humaine. Un grand livre. Pourtant je dois faire des réserves sur ses jugements politiques. Il y a de curieuses faiblesses chez cet homme. "

Il multipliait les recommandations de dernière heure : " Prenez des notes ! Il ne faut pas se fier exagérément à sa mémoire : elle a besoin de points de repère. Prenez l'habitude de noter chaque soir, même brièvement, les principaux faits de la journée. Vous constaterez un jour l'utilité de cette précaution élémentaire et vous penserez à moi.

" Je voudrais aussi que vous alliez voir de ma part Boris Souvarine. Il commence dans son Staline une révision du marxisme. Il faudrait savoir où il en est et jusqu'où il veut aller. Peut-être aurions-nous intérêt à discuter avec lui pour l'empêcher d'aller trop loin, ou à échanger une correspondance, ou à engager une polémique. Il faut voir si ses arguments sont sérieux : on ne doit rien négliger en principe.

" Par la même occasion, rencontrez dès votre retour deux bons révolutionnaires – Monatte et Rosmer – avec qui les camarades français n'ont pas toujours agi avec le doigté nécessaire. Monatte est un vieux militant ouvrier à l'intelligence fine, d'une culture marxiste incontestable et d'un grand caractère, malgré sa tendance marquée à l'anarcho-syndicalisme. Quant au père Rosmer, il fut toute sa vie un militant prolétarien sans tache. Il a été mon ami intime à travers les épreuves et je sais qu'il le restera.

" Vous leur direz que vous m'avez vu. Vous leur apporterez mes saluts les plus chaleureux. Vous verrez où ils en sont et ce qu'ils comptent faire. Je ne pense pas qu'ils militeront activement dans nos rangs, mais ils pourraient être très utiles pour former vos jeunes camarades. Ils pourraient faire des articles pour Révolution, donner des conférences, préparer des brochures. Liez-vous plus intimement à eux.

" Ce sont surtout les cadres adultes qui vous manqueront le plus. Dans tous les pays, les jeunes sont nos plus ardents défenseurs, et ce n'est pas par hasard ! Mais les plus puissants " appareils " de la société bourgeoise, du réformisme et du stalinisme sont contre nous.

" Nos principes et nos méthodes ont été éprouvés dans les luttes les plus âpres de l'histoire ouvrière mondiale. Ces principes sont plus forts que tous les " appareils " d'Etat coalisés. Nous triompherons donc en définitive.

" Il nous faudra être patients et méthodiques, former des cadres et les éduquer. Notre victoire dépendra de notre énergie à nous enraciner dans la classe ouvrière. Mais aussi des coups que nous porteront les staliniens... Et aussi des événements historiques !... Il faudra résister aux uns et aux autres. "

Une dernière fois je revins sur les calomnies staliniennes qui portaient à notre mouvement le plus lourd préjudice moral. Pour le Vieux, ces calomnies devaient se retourner un jour ou l'autre rentre leurs auteurs.

En juillet 1917, dit-il, les mencheviks et les socialistes encore au pouvoir lancèrent contre les bolcheviks et Lénine le bruit infâme que nous étions les agents payés de l'état-major allemand. Le coup porta. Surtout sur les paysans et les ouvriers arriérés qui se détournèrent de nous. Dans les rues de Petrograd, on assomma les membres du parti.

Mais les événements ultérieurs confirmèrent la justesse de notre politique et les masses se dirent : " On a donc menti et calomnié bassement Lénine et ses amis. " Ceux qui nous insultent le plus violemment devinrent en quelques jours nos plus miches défenseurs.

C'est ce qui se passera. Par l'accumulation de ses calomnies et de ses violences, la bureaucratie stalinienne nous isole momentanément. Mais elle nous prépare ainsi une réhabilitation définitive aux yeux des ouvriers révolutionnaires. Ce sera le signal de la fin ! "

[…] Je quittai le Weksal. Nathalia tint à m'accompagner à pied jusqu'à la gare d'Hoenefoss. En passant la grille du jardin, je me retournai pour saluer le Vieux une dernière fois. Malgré le froid très vif il restait sur le seuil de la porte et lança d'une voix puissante : "Vive la IVème Internationale !"

La route contournait le chalet. Trotsky ouvrit alors la fenêtre de la salle à manger, tendit ses deux poings en l'air et cria encore à deux ou trois reprises : "Vive la IVème Internationale !" Nathalia et moi lui répondîmes par le vieux cri de ralliement des bolcheviks léninistes : " Vive la révolution prolétarienne mondiale !" […]


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