1935

Bulletin intérieur du G.B.L., n° 10, 13 décembre 1935. Lettre au C.C. du G.B.L., texte en français.


Œuvres - novembre 1935

Léon Trotsky

L'Organe de masse

30 novembre 1935


Chers Camarades,

J’apprends à l’instant que ma lettre au bureau politique sur le nouveau « journal de masse » a été lue à l’assemblée générale [1]. Si elle a pu contribuer un tant soit peu à éclaircir la situation, je ne puis que m’en réjouir. Je me suis adressé d’abord au bureau politique dans l’espoir que la question pourrait être réglée, sans nouvelle discussion, sur les bases fixées par la dernière conférence nationale. Mais il s’avère que les initiateurs de La Commune, après avoir préparé leur entreprise en dehors de l’organisation et, en fait, contre l’organisation nationale et internationale, ont décidé de provoquer une discussion après le fait accompli [2]. Dans ces conditions, il ne serait peut-être pas inutile que j’explique de façon plus précise les critiques et suggestions émises dans ma lettre au bureau politique.

1. Qu’est-ce qu’un « journal de masse » ? La question n’est pas nouvelle. On peut dire que toute l’histoire du mouvement révolutionnaire a été remplie de discussions sur le « journal de masse ». C’est le devoir élémentaire d’une organisation révolutionnaire que de faire en sorte que son journal politique soit aussi accessible que possible aux masses. Cette tâche ne peut être effectivement résolue qu’en fonction de la croissance de l’organisation et de ses cadres qui doivent frayer le chemin du journal dans les masses, puisque — cela va de soi — il ne suffit pas de baptiser une publication « journal de masse » pour que les masses l’acceptent dans la réalité. Mais, très souvent, l’impatience révolutionnaire — qui se transforme très facilement en impatience opportuniste — mène à cette conclusion que les masses n’affluent pas parce que nos idées sont trop compliquées et nos mots d’ordre trop avancés. Il faut donc simplifier notre programme, alléger nos mots d’ordre, bref, jeter du lest. Au fond, cela signifie que nos mots d’ordre doivent correspondre, non à la situation objective, non au rapport des classes analysé par la méthode marxiste, mais à des appréciations subjectives — très superficielles et très insuffisantes — de ce que « les masses » peuvent accepter ou non. Mais quelles masses ? La masse n’est pas homogène. Elle se développe. Elle subit la pression des événements. Elle acceptera demain ce qu’elle n’accepte pas aujourd’hui. Nos cadres fraieront avec toujours plus de succès la voie pour nos idées et nos mots d’ordre qui se sont montrés justes, parce qu’ils sont confirmés par les événements et non pas par des appréciations subjectives et personnelles.

2. Un journal de masse se distingue d’une revue théorique ou d’un organe de cadres, non par les mots d’ordre, mais par la façon de les présenter. Le journal de cadres développe devant ses lecteurs tous les procédés de l’analyse marxiste. Le journal de masse n’en présente que les résultats, en prenant appui en même temps sur l’expérience immédiate des masses elles-mêmes. Il est beaucoup plus difficile d’écrire en marxiste pour les masses que pour les cadres.

3. Admettons un instant que le G.B.L. ait consenti à « simplifier » notre programme, à renoncer aux mots d’ordre pour le nouveau parti, pour la IVe Internationale, à renoncer à la critique systématique de la « Gauche révolutionnaire » et de Pivert personnellement. J’ignore si son journal deviendrait, par un coup de baguette magique, un journal de masse. J’en doute. Mais il deviendrait en tout cas un journal sapiste ou pivertiste. L’essence de la tendance pivertiste réside précisément en cela : accepter les mots d’ordre « révolutionnaires », mais ne pas en tirer les conclusions nécessaires, qui sont la rupture avec Blum et Zyromski, la création d’un nouveau parti et de la nouvelle Internationale. Sans elles, tous les mots d’ordre « révolutionnaires » sont nuis et inopérants. A l’étape actuelle, l’agitation pivertiste est une sorte d’opium pour les ouvriers révolutionnaires. Pivert veut leur apprendre qu’on peut être pour la lutte révolutionnaire, pour « l’action révolutionnaire » — pour utiliser une formule à la mode —, et demeurer en même temps en bons termes avec la canaille chauvine. Tout dépend du « ton », voyez- vous ? C’est le ton qui fait la musique ? Si le tigre roucoule comme une colombe, le monde entier en sera enchanté. Mais nous, dans notre rude langage, nous devons dire que les dirigeants de la « Gauche révolutionnaire » démoralisent et prostituent la conscience révolutionnaire.

Je vous le demande : si nous renonçons aux mots d’ordre qui nous sont dictés par la situation objective et qui constituent l’essence même de notre programme, en quoi nous distinguerons-nous des pivertistes ? En rien. Nous serions seulement des pivertistes de seconde zone. Or, si les masses devaient choisir les pivertistes, elles préféreraient les premiers aux seconds.

4. Je prends le petit appel imprimé pour La Commune, organe d’action (?) révolutionnaire (?). Ce document nous présente me éclatante illustration — que ses auteurs n’ont pas voulue — des quelques idées que je viens de développer : « La Commune parlera le langage des usines et des champs. Elle dira la misère qui y règne ; elle en exprimera les passions, elle en exaltera la révolte. » C’est là une très louable intention, bien que les masses connaissent très bien leur propre misère et leurs propres sentiments de révolte — étouffés par les appareils patriotiques avec l’aide des pivertistes. Ce que la masse peut exiger d’un journal, c’est un programme clair et une direction juste. Mais, précisément, sur cette question fondamentale, l’appel est tout à fait muet. Pourquoi ? Parce qu’il cherche plus à dissimuler ses idées qu’à les exprimer. Il accepte la recette centriste (sapiste) : chercher la ligne de moindre résistance, ne pas dire ce qui est. Le programme de la IVe Internationale, c’est pour nous autres, les gros bonnets de la direction. Et les masses ? Que sont les masses ? Elles peuvent bien se contenter du quart ou même du dixième de ce programme. Cette mentalité-là, nous l’appelons de l’aristocratisme opportuniste. C’est en même temps une attitude aventuriste, une attitude très dangereuse, camarades. Ce n’est pas une attitude de marxiste.

Nous trouvons dans cet appel, après la phrase citée plus haut, quelques évocations historiques : « Aux fils et petits-fils des émeutiers de la Croix-Rousse, des barricades de juin 1848, des Communards de 1871, La Commune dit, etc. » (suit la rhétorique à la Magdeleine Paz [3]). Je ne sais vraiment pas si les masses en révolte ont besoin de réminiscences littéraires et de cette rhétorique plutôt creuse en guise de programme.

Mais voici que commence la partie la plus importante : « La Commune ne vient pas s’ajouter à la multiplicité des tendances du mouvement ouvrier. » Quel mépris souverain pour la « multiplicité » des tendances existantes ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Si toutes les tendances sont mauvaises ou insuffisantes, il faut en créer une nouvelle, la vraie, la juste. S’il existe des tendances justes et des tendances fausses, il faut apprendre aux ouvriers à les distinguer. Il faut appeler les masses à rejoindre la tendance juste pour combattre les fausses. Mais non, les initiateurs de La Commune, un peu comme Romain Rolland, se situent « au-dessus de la mêlée ». De tels procédés sont indignes de marxistes.

Ensuite, on énumère quelques noms afin de préciser, si peu que ce soit, la physionomie très vague du journal. Je laisse de côté le mien, dont La Commune se réclame sans aucune justification. Étant au nombre des vivants, je puis au moins me défendre. Mais les autres, nos maîtres communs, les véritables dirigeants du socialisme international ? Ils sont malheureusement sans défense ! L’appel nomme Marx et Blanqui. Qu’est-ce que cela veut dire ? Veulent-ils élaborer une synthèse nouvelle du marxisme et du blanquisme ? Comment les masses se débrouilleront-elles de l’association de ces deux noms ? Un peu plus loin, on trouve Lénine. Mais les staliniens s’en réclament aussi. Si vous n’expliquez pas aux masses que vous êtes contre la tendance stalinienne, elles préféreront L’Humanité à La Commune. Ces associations de noms n’expliquent rien. Elles ne font que prolonger et aggraver l’équivoque.

Et voici le comble : « La Commune est lancée par des militants appartenant aux diverses tendances pour susciter la levée d’une grande équipe de Communards. » Qu’est-ce que cela signifie, cette équipe inconnue, ces « différentes tendances » (anonymes) inconnues ? De quelles tendances s’agit-il ? Pourquoi — toujours inconnues — se sont-elles groupées en dehors et contre les autres tendances ? L’objectif de créer une « grande armée de Communards » est louable. Mais il ne faut pas oublier que cette armée, dès sa création en 1871, a subi une épouvantable défaite, parce que cette armée magnifique manquait d’un programme et d’une direction.

La conclusion : cet appel pourrait avoir été rédigé par Marceau Pivert — en collaboration avec Magdeleine Paz — sauf sur un point : le nom de l’auteur de ces lignes. Mais, en ce qui me concerne, je le répète, je suis implacablement opposé à cet appel équivoque et antimarxiste.

5. L’adhésion du G.B.L. à la S.F.I.O. s’est avérée absolument juste. Elle constitua un pas en avant. Le congrès de Mulhouse marqua l’apogée de l’influence bolchevik-léniniste dans la S.F.I.O. Il fallait comprendre qu’on avait atteint la limite des possibilités à l’intérieur du parti socialiste — au moins en ce qui concerne les adultes. Il fallait utiliser l’autorité fraîchement acquise et toute neuve pour influencer de nouveaux éléments, politiquement vierges, à l’extérieur du parti socialiste, dont la composition sociale est misérable. C’est cette suggestion que j’ai formulée dans une lettre [4] publiée depuis dans un Bulletin intérieur du G.B.L., et que je me permets de recommander à mes camarades de relire en rapport avec la présente.

De passage à Paris, je me suis heurté, de la part de quelques camarades, particulièrement parmi les futurs promoteurs de La Commune, à une vigoureuse opposition à l’idée d’un nouveau tournant [5]. Ces camarades avaient pris goût à leur activité dans les milieux réformistes et centristes, et espéraient pouvoir continuer à progresser encore et toujours. C’était une erreur. On a gaspillé du temps et des forces, au lieu d’imiter les jeunes, dont l’orientation était plus juste, parce que dirigée vers les jeunes ouvriers à l'extérieur du parti socialiste.

Puis sont venues les exclusions de Lille. Je les ai, en ce qui me concerne, considérées comme un acte libérateur, parce qu’elles exprimaient la réalité : l’impossibilité d’une activité ultérieure fructueuse dans les rangs de la S.F.I.O., particulièrement à l’approche de la guerre et de la fusion avec les staliniens. Il me semblait que le fait de l’exclusion était suffisamment éloquent pour nous permettre de faire l’économie d’une nouvelle discussion sur la voie à suivre. Il fallait déclencher une offensive vigoureuse et implacable contre ceux qui prononçaient des exclusions, non en tant que « scissionnistes » — ce sont là les banalités de Pivert — mais avant tout en tant que valets de l’impérialisme français. Il fallait en même temps critiquer ouvertement Pivert, puisqu’il avait pris la place de Zyromski en couvrant à gauche le Front populaire. Il fallait développer le programme des comités d’action, l’opposer à la collaboration avec les radicaux et proclamer ouvertement la nécessité de préparer un nouveau parti, afin de sauver le prolétariat et sa jeune génération. Au lieu de cela, le groupe de La Commune cherchait avant tout à conquérir les sympathies de la « Gauche révolutionnaire » par des manœuvres personnelles, des combinaisons en coulisses, et, surtout, en renonçant à nos mots d’ordre et à notre critique ouverte des centristes. Il y a deux ou trois mois, Marceau Pivert déclarait que la « lutte contre le trotskysme était le signe d’une tendance réactionnaire [6] ». Mais aujourd’hui, c’est lui, poussé par les gens du S.A.P., qui représente cette tendance. La « Gauche révolutionnaire » est devenue l’obstacle le plus immédiat et le plus nuisible au développement de l’avant-garde révolutionnaire. Voilà ce qu’il faut dire, ouvertement et partout, c’est-à-dire surtout dans un journal de masse. Mais le groupe de La Commune a poussé si loin son roman avec les pivertistes que force est de se demander si ces camarades sont encore avec nous ou s’ils sont passés sur les positions des centristes qui nous combattent avec tant d’acharnement. Voilà ce qui arrive quand on jette les principes par-dessus bord et quand on s’adapte plus longtemps que nécessaire à l’appareil réformiste et à ses valets centristes.

6. On peut demander : et Révolution ? Il n’est pas non plus l’organe de notre tendance et, néanmoins, nous y participons. C’est juste. Mais Révolution est l’organe d’une organisation que tout le monde connaît, l’Entente des Jeunesses. Le journal est dirigé par deux tendances, qui sont en train de se rapprocher et qui fusionneront inévitablement. Le caractère progressif de la Jeunesse socialiste révolutionnaire est précisément déterminé par le fait qu’elle se tourne vers les bolcheviks- léninistes et pas vers la « Gauche révolutionnaire » (l’adhésion épisodique du camarade Zeller à la G.R., après tout ce qui s’était passé, a été une faute, dont la responsabilité doit être partagée par le groupe de La Commune [7]).

Révolution est un organe vivant, en mouvement, et qui peut devenir l’organe de la jeunesse prolétarienne. Pour accomplir cette tâche, Révolution ne devra cependant pas sombrer dans le confusionnisme de La Commune, mais concrétiser sa position, c’est-à-dire accepter définitivement les mots d’ordre des bolcheviks-léninistes.

7. La Vérité est une nécessité absolue. Mais elle doit se libérer des influences centristes qui ont abouti à l’appel de La Commune. La Vérité doit reprendre son caractère de combat, intransigeant. La cible principale de sa critique est désormais le pivertisme, opposé au léninisme et devenu ainsi, selon sa propre caractérisation, une tendance réactionnaire.

8. Je ne veux pas analyser dans cette lettre les extraordinaires procédés employés par le groupe de La Commune vis-à-vis de sa propre tendance nationale et internationale. C’est une question très importante. Elle est néanmoins secondaire en comparaison de celle du programme et du drapeau.

J’espère, chers camarades, que vous avez devant vous les plus grandes possibilités. Vous allez au moins récolter enfin le fruit de vos efforts antérieurs, mais à une seule condition : ne pas permettre la confusion entre les tendances, les idées et les drapeaux, pratiquer plus que jamais l’intransigeance léniniste, et vous orienter ouvertement et vigoureusement vers le nouveau parti et la IVe Internationale.


Notes

[1] À peine informé de l’initiative de Raymond Molinier et de ses camarades de publier La Commune, Trotsky avait télégraphié le 26 novembre à Jean Rous : « Toute concession à Raymond serait fatale. » Le 28, il avait écrit au S.I. pour exiger « une délimitation nette envers le nouvel organe et une politique offensive sous le drapeau de la IVe Internationale en commun avec l’organisation des jeunes ». Il demandait en outre la publication de la déclaration suivante : « Le nouvel organe La Commune se réclamant du nom de Trotsky, le camarade Trotsky tient à déclarer qu’il n’est pour rien dans La Commune, et qu’une seule tendance peut se réclamer de lui : la IVe Internationale. » Une lettre de lui au bureau politique avait été lue à l’assemblée générale du 25, cela signifiait que le bureau politique avait décidé de la faire connaître à toute l’organisation.

[2] Le 24 novembre les initiateurs de La Commune avaient rendu publique une « lettre aux membres du groupe bolchevik-léniniste » annonçant la parution de leur journal le 2 décembre. Ils ne niaient pas que, ce faisant, ils mettaient leur organisation devant le fait accompli. Pierre Frank écrivait le 28 novembre à Trotsky : « La décision de créer La Commune prise, les premiers pas faits, nous nous sommes tournés vers les organisations existantes (G.B.L., J.S., minorité du Front social, Groupes d’action révolutionnaire), en leur disant : vos discussions se prolongent dangereusement, nous avons mis “pour vous” un journal sur pied, prenez-le, allez-y ! »

[3] Magdeleine Marx, épouse Paz (1889-1973), militante du P.C. à la fin des années vingt, avait épousé l’avocat Maurice Paz (né en 1896) et avait suivi son itinéraire, du P.C. à la sympathie pour l’Opposition de gauche russe, puis à la S.F.I.O. dès le début des années trente.

[4] Œuvres (ILT), 5, p. 325-328.

[5] Trotsky était, dès cette époque, convaincu que l’expérience de la S.F.I.O. touchait à sa fin ; mais la majorité des dirigeants du G.B.L. n’étaient pas prêts à accepter le nouveau tournant qu’impliquait cette analyse.

[6] Pivert avait écrit cette phrase dans une lettre adressée aux jeunes socialistes exclus à la conférence de Lille qui avait été publiée dans La Vérité du 25 août 1935.

[7] Fred Zeller avait participé à la réunion constitutive de la Gauche révolutionnaire, le 30 septembre 1935, au café Auger, près de l’Hôtel de Ville, et y avait effectivement donné son adhésion, sur les conseils de Molinier qui n’était présent qu’à titre d' « observateur ».


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire