1936

Lettre à G. Fux. Original en français.


Œuvres – mars 1936

Léon Trotsky

29 mars 1936

Lettre à G. Fux

[Les fautes de l ’A.S.R.]


Cher Camarade Fux,

Je n'ai pas de réponse de vous à ma dernière (lettre). Mais je veux écrire encore une fois pour soulager ma conscience.

J'ai l'impression que vous pourriez avoir des succès importants, mais qu'un grand danger vous menace, le même qui a compromis les acquisitions de nos camarades en France.

La pierre d'achoppement paraît être chez vous Godefroid comme, en France, elle s'appelle Marceau Pivert. L'attitude de l'Action socialiste révolutionnaire vis‑à‑vis de Godefroid me semble tout à fait fausse et extrêmement dangereuse. Vous le renforcez contre vous‑même !

Quelle est la fonction actuelle de Godefroid ? De montrer aux ouvriers mécontents, surtout aux jeunes, qu'on peut être « révolutionnaire » et en même temps en bons termes avec l'appareil, au moins s'arranger pour ne pas être exclu. Mais c'est une fonction essentiellement perfide. Chaque formule « révolutionnaire » de Godefroid ne sert qu'à tromper les révolutionnaires confus et à les détacher de l'A.S.R.

Quelle devrait être votre attitude dans cette situation ? Dénoncer la rhétorique creuse de Godefroid, opposer à son radicalisme verbal sa servilité à l'égard de l'appareil, et son hostilité active contre les bolcheviks‑léninistes. Vous devriez à mon avis consacrer sur chaque numéro de l'Action socialiste révolutionnaire une page à la critique de La Jeune Garde et aussi de la Liga. Au lieu de cela, vous vous taisez totalement sur La Jeune Garde, cet organe louche et équivoque qui ne sert qu'à mieux chloroformer la jeunesse. En même temps vous saisissez chaque occasion pour manifester votre solidarité avec Godefroid. Au lieu de le combattre, vous essayez de lui instiller des idées révolutionnaires. Votre article sur l'incident Hubin-Godefroid est tout à fait caractéristique de cette attitude d'adaptation et de ménagement [1]. Godefroid s'attaque à Hubin pour mieux couvrir Vandervelde, pour inspirer aux ouvriers l'idée que Vandervelde est tout à fait différent de Hubin. Et quand même Godefroid critique Vandervelde, il accomplit la même mission. Il veut montrer aux ouvriers qu'on peut bien « critiquer » Vandervelde (au vrai, dire sur lui 1/10 ou 1/100 de la vérité), et en même temps ne pas se faire exclure comme ces « trotskystes » sectaires et maladroits. Voilà en quoi consiste la mission de Godefroid. Au lieu d'expliquer la véritable signification de son « conflit » avec Hubin, vous embrassez cet adversaire perfide : « Oui, camarade Godefroid, comme vous l'écrivez dans Le Peuple, il faut continuer la lutte révolutionnaire, même si la menace d'exclusion se pose. » Mais cette menace, il la pose contre vous.

Au moment de votre exclusion, qui approche, vos sympathisants vont dire : puisque Fux lui‑même considère Godefroid comme un révolutionnaire, et puisque Godefroid sait se débrouiller avec l'appareil, mieux (vaut) rester avec Godefroid que sortir avec Fux.

C'est Vandervelde qui va vous exclure, mais c'est Godefroid qui va vous isoler. Vous avez déjà perdu beaucoup de temps. Par votre politique, vous vous êtes affaiblis à Charleroi et, si cette politique continue, vous sortirez du parti une petite poignée, comme vous y êtes entrés.

L'offensive contre Godefroid est maintenant beaucoup plus importante que celle contre Vandervelde. On peut bien polémiquer sur un ton calme et explicatif. Mais le lecteur doit sentir qu'il y a un abîme entre vous et Godefroid et que ce n'est pas par hasard que Godefroid vous traque, vous chasse et s'apprête à vous exclure.

Quel organe misérable que cette Jeune Garde où les jeunes bureaucrates imitant les vieux singes se font mutuellement la réclame, ne parlent que d'eux-mêmes, traitent à la légère les questions les plus importantes et finissent l'analyse du problème là où celui‑ci ne fait que commencer. La phraséologie révolutionnaire rend ce poison encore plus dangereux.

L'Action socialiste révolutionnaire telle qu'elle est ne correspond plus du tout à la situation actuelle. Le journal se perd dans des généralités et des répétitions. Il pratique la politique de l'autruche dans les questions les plus brûlantes (La Jeune Garde, Godefroid, Liebaers, etc.).

Je vous prie de discuter cette question très sérieusement puisqu'il s'agit de vie ou de mort de voire tendance.

 

P.‑S.: Une polémique sérieuse entre l'A.S.R. et Godefroid pourrait ajourner votre expulsion du parti. Dans des cas pareils, la bureaucratie se dit : « Mieux vaut les laisser encore un certain temps se battre entre eux et s'affaiblir mutuellement. » Ce calcul de la part de la bureaucratie est faux, puisque ce sont les révolutionnaires qui gagneraient un nouveau délai au détriment des centristes (si les révolutionnaires agissent en révolutionnaires !). En définitive, la bureaucratie remarquerait sa faute et vous expulserait tout de même, mais dans des conditions beaucoup plus favorables pour vous. Il ne s'agit naturellement ici que d'une éventualité hypothétique. Mais elle n'est pas non plus sans importance. En somme : si Godefroid choisit Hubin pour cible afin de ménager Vandervelde, vous devez prendre pour cible Godefroid afin de mieux saper Vandervelde.


Note

[1] Dans l'Action socialiste révolutionnaire du 21 mars, Fux avait rendu compte de l'incident comme si Hubin était d'un côté de la barricade, Godefroid de l'autre avec l'A.S.R.


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