1937

Texte d'un interview donné par Trotsky au journal norvégien "Aftenposten", le 19 octobre 1937


Léon TROTSKY

Sur la mort probable d'Erwin Wolf

19 octobre 1937


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M. Trotsky a donné récemment à la presse l'information selon laquelle son ancien secrétaire, Erwin Wolf, avait été pris par un réseau de Staline en Espagne et traîtreusement assassiné. On se souviendra que Wolf avait été son collaborateur pendant son séjour en Norvège jusqu'à son internement.

Pour étoffer les informations qui ont été publiées sur les événements et liés à la disparition de Wolf, notre correspondant s'est adressé à M. Trotsky qui vit toujours dans la maison du peintre Diego Rivera à Coyoacan.

M. Trotsky, quoique occupé à son activité littéraire, me reçoit dans sa salle de travail — la même dans laquelle, il y a cinq mois, la commission préliminaire d'enquête tenait ses séances sur les accusations lancées contre Trotsky dans les procès de Moscou.

Ma première question porte sur la question de savoir si l'information selon laquelle M. Wolf a été assassiné a été définitivement confirmée.

— Permettez-moi de commencer par une remarque préliminaire. Votre journal, l'Aftenposten a été et est très hostile à mes idées, comme à moi personnellement. Pour ma part, je n'éprouve pas la moindre sympathie pour votre journal. Vous n'êtes venu chez moi que pour pouvoir informer vos lecteurs. Je suis également intéressé à donner quelques informations au peuple norvégien, même par l'intermédiaire du journal norvégien le plus conservateur. Mais, dans cette situation, nos relations doivent reposer, comme disent les Américains, sur un « gentleman's agreement ». Vous devez veiller à ce que votre journal publie littéralement mes déclarations ou ne les publie pas du tout.

Maintenant sur la question de mon ami Erwin Wolf. Aucune preuve décisive n'a encore été fournie. Mais tout ce qu'on sait de l´affaire tend à indiquer qu'il est mort en Espagne entre les mains des agents du G.P.U. On a essayé d'obtenir des informations des autorités espagnoles, mais personne ne sait ou ne veut rien savoir. On s'adresse à un bureau, il vous renvoie à un autre ou bien on vous répond aimablement qu'on ne connaît personne de ce nom. Dans de nombreux cas, il est peut-être exact que le fonctionnaire interrogé ne sait rien : il y a tellement d'autorités fictives aujourd'hui en Espagne... Des dizaines de personnes disparaissent ainsi en Espagne. On ne peut obtenir aucune information sur leur sort. Cet assassinat a été organisé par les agents de Staline, le G.P.U.

Il y a dans le ton de la voix de M. Trotsky une haine irréconciliable quand il parle du G.P.U. comme quand, au cours des audiences de la commission, il a exposé les méthodes de cette institution.

Le G.P.U. est le véritable gouvernement de la soi-disant Espagne républicaine. L'armée, ainsi que la police du gouvernement de Valence, sont entièrement entre ses mains.

Je lui demande si l'influence du G.P.U. s'exerce à travers une sorte de subdivision espagnole, coopérant avec Moscou.

Non, répond Trotsky avec force, c'est le véritable G.P.U. russe, sous les ordres directs de Staline. C'est le représentant de Moscou, Antonov-Ovseenko [1], l'ancien consul à Barcelone — je connais cet homme ! — qui a donné l'ordre de tuer André Nin, Erwin Wolf et bien d'autres. Le G.P.U. est actif partout, sans excepter les pays gouvernés par de soi-disant « socialistes ». Il a été par exemple derrière mon expulsion de Norvège. Erwin Wolf, lui aussi, a été expulsé de Norvège sur l'ordre du G.P.U. Le gouvernement « socialiste » de Norvège est d'un bois aussi mauvais que celui de l'Espagne. Il n'est pas moins conservateur et même réactionnaire que bien d'autres gouvernements qui ne prétendent pas être socialistes, mais il est moins courageux. MM. Nygårdsvold [2], Trygve Lie et autres voulaient montrer au moins une fois leur poigne et renforcer ainsi leur autorité.

En réalité, ils n'ont démontré que leur faiblesse organique. Ils tremblent devant tous les cris de la réaction comme devant tous les ordres du G.P.U. « Nous avons commis une stupidité en vous donnant l'autorisation d'entrer en Norvège », m'a dit le ministre de la « justice » (?) au cours de notre dernière entrevue. « M. Trygve Lie, vous essayez maintenant de corriger votre stupidité par un crime », ai-je répondu.

Oui, c'était un crime. Moi, mon fils, nombre de nos amis, nous étions accusés des crimes les plus horribles qu'on puisse imaginer. J'avais entre les mains toutes les preuves de la fausseté de ces accusations. Et à ce moment, le gouvernement socialiste sous la direction du vertueux et immaculé Martin Tranmael [3] nous a internés, ma femme et moi, afin de me priver de la possibilité de défendre la vie de mon fils et de ses amis, et mon honneur politique. Le prétexte n'était pas seulement faux, mais idiot. Comment appelle-t-on un tel acte ? Une tentative d'assassinat moral. Les efforts de M. Tranmael pour dissimuler ce fait dans Arbeiderbladet ne pouvaient que le ridiculiser !

Ma question si la pression exercée pour faire céder le gouvernement norvégien était de nature économique ou politique, amène la réponse suivante :

La pression économique a été utilisée. Le gouvernement était l'objet de grosses pressions de la part des armateurs et des intérêts des pêcheries et quand le ministre russe Iakoubovitch [4] a tapé sur la table, le gouvernement a cédé. La capitulation de Nygårdsvold devant Iakoubovitch n'était pas seulement une trahison des principes démocratiques, mais aussi des intérêts élémentaires de la Norvège en tant qu'Etat indépendant. En utilisant la même arme (le monopole du commerce extérieur), Moscou, après son premier succès, peut faire chanter Oslo en toute occasion.

L'expulsion (de Norvège) d'Erwin Wolf et de mon autre secrétaire, Jean van Heijenoort, était un acte tout à fait illégal. Ils n'avaient rien fait de contraire aux lois du pays : leur unique crime était d'être mes secrétaires.

Trygve Lie m'a dit : « Si vous signez une déclaration disant que vous vous soumettez volontairement à la censure de votre correspondance, vos secrétaires ne seront pas expulsés. J'ai refusé. J'ai déclaré que cette exigence était scandaleuse. Le gouvernement soi-disant « socialiste » et particulièrement M. Tranmael connaissaient parfaitement toutes mes activités littéraires et politiques, et personne n'a élevé contre elles la moindre objection... Immédiatement après l'ordre sévère du G.P.U. en août 1936, j'ai dit à M. Lie que je n'étais pas venu en Norvège pour y obéir aux ordres du G.P.U. : si j'avais été disposé à le faire, je n'aurais pas eu besoin d'aller de Moscou à Oslo. Mon attitude en Norvège a été d'une totale loyauté à l'accord. Je n'ai jamais, même au cours de conversations privées, donné mon opinion sur la politique norvégienne. Je ne pouvais soumettre mon activité littéraire au contrôle de quelque officier de police réactionnaire et ignorant. Pour me punir, le gouvernement « socialiste » nous a internés, ma femme et moi, sans (avoir) contre elle aucune accusation, et, non content de cela, il a expulsé mes collaborateurs, Erwin Wolf et Jean van Heijenoort de la façon la plus brutale. Mes collaborateurs n'étaient pas des exilés. Leurs papiers étaient en règle. Ils n'avaient commis aucun crime. Ils ont été punis parce que j'ai refusé de m'incliner devant les exigences arbitraires de Trygve Lie.

Mais ce n'est pas tout. Après mon internement, l'Arbeiderbladet a commencé une campagne de calomnies contre moi et mes collaborateurs. Tranmael a trouvé pour cela des collaborateurs adéquats. Le demi-fonctionnaire du G.P.U. en Norvège est Jakob Friis [5] — pas pour l'assassinat ni le vol d'archives, M. Friis est trop couard pour de tels exploits. Mais il a suffisamment de courage pour attaquer et calomnier un adversaire qui est enfermé, sous clé. Quand je vivais librement en Norvège, ce paladin, je veux dire M. Friis, ne m'a jamais critiqué, mais, après mon internement, il a rempli la presse socialiste de toutes les calomnies et de tous les mensonges fabriqués à Moscou par le G.P.U. Cette campagne a été hautement préjudiciable non seulement à moi et à tous mes collaborateurs et amis, particulièrement à Erwin Wolf.

Qu'a fait M. Wolf après son départ de Norvège ?

Quand il est arrivé à Copenhague, il a été de nouveau arrêté, une fois de plus sur l'ordre du G.P.U., cette fois au gouvernement danois. La raison invoquée était que, puisqu'il avait été expulsé de Norvège, c'est qu'il avait fait quelque chose de mal. Expulsé du Danemark, il est allé en Angleterre où il est resté quelques mois. Pendant les procès de Moscou, il a mené une campagne contre le type de justice de Staline dans les journaux britanniques, surtout le Manchester Guardian. Connaissant les conditions de ma vie en Norvège, il a été capable d'établir la fausseté des affirmations sur mes prétendus contacts avec des personnalités russes, comme Piatakov qui avait « avoué » qu'il était allé en avion en Norvège pour conspirer avec moi. C'est pour cette raison que Wolf était particulièrement haï du G.P.U.

Puis il est allé en Espagne comme correspondant du News Chronicle [6]. Là, il a été arrêté une première fois avec pratiquement tous les correspondants étrangers et il a passé plusieurs jours en prison. Cette arrestation était un acte officiel des autorités. Plus tard, le 31 juillet, le jour précédant son départ d'Espagne, il a été de nouveau arrêté, cette fois en dehors de toute forme légale. Il a été traîtreusement enlevé par les agents du G.P.U.

Wolf était un Tchécoslovaque, d'une famille de gros commerçants. C'était un homme d'une intégrité absolue, et généreux. Sa collaboration avec moi était totalement désintéressée. Il est venu m'aider dans mon travail de sa propre initiative. Il a toujours aidé les exilés allemands persécutés par les nazis. Il avait de grands dons pour les langues étrangères et a appris en très peu de temps le norvégien, et il avait la plus chaude sympathie pour le peuple norvégien.

Tous les efforts pour venir à son secours ont été partout reçus avec la réponse qu'on ignorait tout de lui.
Il était marié à une fille de M. Knudsen, éditeur d'un journal et membre du parlement norvégien qui était l'hôte de Trotsky en Norvège. Elle était avec lui en Espagne mais elle a réussi à se sauver en France quand il était arrêté. C'était elle qui, par sa conduite courageuse, avait empêché les six jeunes fascistes de prendre ce qu'ils cherchaient, quand ils tentaient de pénétrer chez moi.

M. Trotsky étend ses bras pour montrer comment elle a bloqué le passage de la porte et il y a de l'admiration dans sa voix quand il dit :

Une courageuse fille norvégienne ! Elle leur a fait peur !

Je demande de quelle source lui sont venues les informations selon lesquelles M. Wolf aurait été assassiné après son arrestation.

Par un Américain, Harry Milton. Il était volontaire dans l'armée loyaliste espagnole. Il a été blessé et, après sa guérison, arrêté. C'est arrivé à beaucoup de volontaires et la raison a toujours été leur opposition au G.P.U. A la suite de l'intervention du consul américain, il a été libéré et a quitté l'Espagne. Le représentant américain était en position d'exiger sa libération. Milton m'a alors écrit que, connaissant les circonstances et le travail du G.P.U., il considérait comme pratiquement certain que Wolf avait été tué.
Comme je l'ai dit, conclut M. Trotsky, je n'ai pas encore de preuve décisive, mais le fait même que l'information sur sa mort donnée dans la presse n'ait pas été démentie en Espagne est en lui-même une confirmation. Ce n'est que pour provoquer un éventuel démenti que j'ai fait publier cette information.

M. Trotsky retourne à son travail. Sa table est placée au centre de la grande pièce. Un réflecteur jette sur la scène une lumière dramatique. Au fond, dans l'obscurité, on discerne livres et documents. Les fenêtres sont barricadées. On dirait un quartier-général de campagne.


Notes

[1] Vladimir A. Antonov-Ovseenko (1883-1938), jeune officier, s'était mutiné à la tête de ses troupes lors de la révolution de 1905. Pendant l'insurrection d'Octobre 1917, il avait commandé les gardes rouges. Membre de l'Opposition de gauche, il avait été l'un des premiers à capituler en 1928. Il était devenu consul général à Barcelone.

[2] Johann Nygårdsvold (1879-1952), premier ministre norvégien, était membre de la direction du DNA.

[3] Martin Tranmael (1879-1967) au passé militant de syndicaliste avait conduit son parti, le DNA, à Moscou où il avait rejoint l'I.C. jusqu'en 1923. Il collaborait à Arbeiderbladet mais gardait un rôle important dans le parti.

[4] Le diplomate I. S. Iakoubovitch, ministre d'U.R.S.S. en Norvège, allait disparaître rapidement après avoir été rappelé.

[5] Jakob Friis (1883-1956) avait quitté le P.C. pour le DNA. Trotsky estimait qu'il continuait à travailler pour Staline.

[6] Il s´agissait, en réalité, du Spanish News


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