1946

Source: Site Ensemble d'après  "L'Ecole émancipée" du I° février 1995.

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Intervention au XXVI° Congrès de la C.G.T.

Marcel Valière


Je suis mandaté par un certain nombre de sections départementales du Syndicat des Instituteurs pour voter contre le rapport moral. Je voudrais, non pas m'en excuser, mais m'en expliquer, et pour cela je retiendrai  simplement quelques points du rapport d'activité du camarade Frachon. Au lendemain de la Libération, à laquelle la classe ouvrière a tant contribué, d'énormes possibilités sociales s'offraient aux travailleurs organisés. Rappelez-vous, camarades, la défaite militaire du fascisme et la chute du régime vichyssois pouvaient être suivies d'une refonte complète de notre régime économique et social. Si le syndica­lisme et les partis ouvriers impulsaient une politique har­die, vigoureuse et révolution­naire, la libération nationale pouvait être le prélude de la libération sociale. Le moment était favorable. Le soutien essentiel du capitalisme, à savoir le fascisme, était écrasé. Notre bourgeoisie, profondé­ment divisée et donc affaiblie, son armée de classe pratique­ment inexistante, les trusts venaient de subir une lourde défaite qui les rendait vulné­rables. L'Etat bourgeois et sa bureaucratie étaient ébranlés jusqu'à leurs bases. Des élé­ments d'un nouvel Etat populai­re s'étaient formés : les Comi­tés de libération, les FFI, les Milices patriotiques. Un peu partout des initiatives surgis­saient en faveur de la gestion ouvrière. La CGT sortait de la clandestinité et devenait l'orga­nisation la plus puissante de ce pays. Ses possibilités apparais­saient comme immenses, il lui suffisait de coordonner les ini­tiatives éparses, de les ras­sembler, de les impulser et de donner une doctrine cohérente à ses innombrables militants livrés à leur seul instinct de classe. Comme en 1936, plus qu'en 1936 peut-être, tout était possible, si la Confédération comprenait son devoir.

Une occasion manquée

Au lieu de cette politique de classe, conforme à ses buts statutaires et aux possibilités exceptionnelles du moment, nous avons vu la CGT s'endor­mir dans l'euphorie patriotique, sacrifier ses intérêts profonds à l'unanimité nationale, collabo­rer au sein du CNR avec des hommes et des partis qui, la suite l'a montré, avaient pour dessein, moins d'abattre le fas­cisme, que d'instaurer un pou­voir personnel et de replâtrer l'édifice capitaliste. Nous avons vu la CGT apporter son appui aux gouvernements successifs, collaborer avec un parti du patronat, sous prétexte qu'il était patriote. Nous l'avons vu se rallier au programme du CNR, à celui de la délégation des gauches et renoncer au sien propre. Loin de jeter à bas sans délai les privilèges oppresseurs, la direction confé­dérale, sans distinction de ten­dances, s'est limité à des démarches auprès des ser­vices gouvernementaux mal épurés ou non épurés, et sa position est résumée par la formule : "Travailler d'abord, revendiquer ensuite".

Où cela mène-t-il ? Les semaines, les mois passent ; la bourgeoisie surmonte son désarroi. La classe ouvrière perd son dynamisme. Le grand patronat, resté maître des leviers de commande, freine la reprise économique ; les tra­vailleurs sous-alimentés, écra­sés par un marché noir plus flo­rissant que jamais, voient s'amenuiser inexorablement leur pouvoir d'achat tout en s'exténuant à gagner la bataille de la production dans le cadre du capitalisme.

Comment, camarades, se présente aujourd'hui la ques­tion capitale des salaires dont on ne parle pas assez à cette tribune. Elle se présente de façon angoissante. J'ai cherché vainement dans le rapport confédéral qui traite de ce pro­blème, des chiffres précis mon­trant l'affaissement considé­rable du salaire réel, la dégrin­golade continue du pouvoir d'achat. Le rapport est muet sur ce point et ce silence est significatif. Autant ce rapport s'étend avec complaisance sur des points secondaires, autant il se tait lorsqu'il s'agit de chif­frer le recul du niveau de vie des travailleurs. Des rensei­gnements officiels, il ressort que l'indique du coût de la vie a passé de 100 à 850 entre 1938 et décembre 1945, cependant que celui des salaires passait dans le même temps pénible­ment de 100 à 350. Cela signi­fie pratiquement que le pouvoir d'achat des travailleurs a été réduit de près de 3/5°, exacte­ment de 57%.

De février à novembre 1945, alors que les salaires n'ont subi aucune augmentation substan­tielle, les prix des principaux produits de consommation ont subi une hausse de 70% et je parle des prix officiels. Sacri­fices à sens unique, bien entendu. Notons que parallèle­ment, le patronat a accru ses profits. Alors qu'en 1938 les profits s'élevaient au tiers de la masse monétaire en circula­tion, en 1945 ils sont montés à près de la moitié.

Non au blocage des salaires !

Dans de telles conditions, décréter le blocage des salaires comme l'a fait le gou­vernement Gouin, c'est décré­ter que la classe ouvrière, après avoir fait les frais de la guerre, doit faire ceux de la reconstruction. II paraît que le gouvernement actuel est un gouvernement ami. Dans les paroles peut-être, dans les actes non, et les actes seuls comptent. Le blocage des salaires et traitements avec un pouvoir d'achat officiellement diminué de 57% par rapport à 1938, alors qu'une nouvelle bourgeoisie de mercantis et de trafiquants s'enrichit sur la misère générale, alors que des milliards ont été dépensés pour massacrer les Indochinois dési­reux de se libérer, alors que des dizaines et des dizaines de milliards continuent de dispa­raître dans le gouffre de l'armée, alors que les marges bénéficiaires des intermé­diaires restent scandaleuses, ce blocage des salaires et trai­tements renforce la position patronale et constitue avant fout un acte anti-ouvrier. Le blocage des prix que l'on nous promet toujours n'est qu'un leurre. On nous l'a promis cette fois encore naturellement, tout en augmentant parallèlement le tabac les chemins de fer, etc. Le ministre lui-même y croit-il au blocage des prix ? Certaine­ment pas. Mais du moment, n'est-ce pas, que les militants syndicaux y croient, on fait semblant d'y croire ; le but n'est-il pas atteint ? Semer les illusions et la division parmi la classe ouvrière.

Eh bien ! non, nous ne mar­chons pas, pas dans cette tromperie dont les travailleurs - et eux seuls - font les frais. Nous savons que les salaires resteront bloqués, puisque les patrons y ont intérêt, tandis que les prix continueront de monter en dépit des pieuses homélies gouvernementales. Nous savons que cette politique se traduira par une diminution nouvelle du pouvoir d'achat, par une misère accrue, et ce n'est pas parce que c'est un gouvernement soi-disant ami qui la pratique, que les organi­sations syndicales doivent l'accepter. On juge un arbre à ses fruits et un gouvernement aux conséquences de sa poli­tique. Accepter le blocage des salaires, ce serait, de la part du mouvement syndical, trahir sa mission qui est et reste la défense des revendications immédiates indépendamment des partis et des hommes au pouvoir.

Reprendre l'offensive

Par une lutte revendicative résolue, la CGT doit mettre un terme à l'abaissement du niveau de vie des travailleurs. Il convient, en premier lieu, d'exi­ger un salaire minimum suffi­sant. Puisqu'en février 1945 la CGT posait la revendication de 23 francs de l'heure pour le manœuvre, soit 4 000 francs mensuels, et que le coût de la vie depuis s'est élevé de 70 %, c'est 39 francs de l'heure, soit 6 800 francs mensuels qu'il faut réclamer maintenant.

Ce minimum vital revalorisé doit s'accompagner de garan­ties quant à la stabilité du pou­voir d'achat ainsi obtenu. Libres à certains de faire confiance au gouvernement pour bloquer les prix ; nous préférons, quant à nous, récla­mer, pour atteindre ce but, deux moyens différents effi­caces : d'abord, l'échelle mobi­le, ensuite le contrôle ouvrier des livres de comptes. Nous ne faisons pas de l'échelle mobile une panacée universelle, mais nous estimons qu'elle consti­tuerait un palliatif sérieux à condition d'être basée sur des indices de prix établis mensuel­lement par des commissions paritaires et qu'elle serait un élément efficace de stabilisa­tion du coût de la vie. Bloquer les salaires et laisser les prix vagabonder, voilà la politique du gouvernement tripartite.

Bloquer rapidement les prix en surveillant leurs mouve­ments et en réglant sur eux la marche des salaires, voilà la seule position ouvrière pos­sible.

Le contrôle ouvrier des prix de revient et des bénéfices patronaux par l'accroissement du pouvoir de gestion des Comités d'entreprise et l'aboli­tion du secret commercial serait une autre mesure effica­ce pour stabiliser le coût de la vie.

Revalorisation du mini­mum vital, échelle mobile et contrôle ouvrier nous parais­sent être les trois bases essentielles de la politique que la CGT doit prendre en matière de salaires.

Produire d'abord, revendiquer ensuite ?

Venons-en au problème de la production. Voilà 18 mois que le mot d'ordre confédéral est : produire, produire. Avec un ensemble touchant, ministres et secrétaires confédéraux, députés et secrétaires fédéraux entonnent l'hymne à la produc­tion. A entendre leur refrain, on pourrait croire, ma foi, que la classe ouvrière se complaît dans une douce oisiveté en vivant, sans doute, de ses rentes. C'est aux ouvriers, en effet, et non aux patrons que ces discours s'adressent. Et c'est au nom de cette politique de production que l'on freine ou que l'on condamne depuis la libération tous les mouvements revendicatifs de la classe ouvrière.

(...) Bien que la classe ouvrière ait suivi avec discipline les mots d'ordre de production de la CGT, la reprise reste donc plus aléatoire que jamais. Nous sommes en régime capitaliste et c'est ce que certains ont trop tendance à oublier.

Une conclusion s'impose: tous les efforts de la classe ouvrière, tous les sacrifices n'aboutissent qu'à accroître les bénéfices des trusts. Il y a donc un vice dans la politique de la CGT puisque, pour le moment, "la lutte production" conçue à la façon du Bureau confédéral, loin d'être une forme de lutte contre les trusts, n'aboutit pratiquement qu'à les renforcer. (Vives protestations)

(...) Entendons-nous bien, camarades, nous ne disons pas qu'ils sont mal posés par la CGT, nous disons, nous, que la lutte pour la reprise passe par la lutte contre le capitalisme et qu'il faut engager le combat pour un plan ouvrier de production élaboré par la CGT et exécuté, sous contrôle ouvrier. Et pour répondre au camarade me demandant des conclusions pratiques, je lui dirai que le congrès des instituteurs, à Noël, a demandé comme plan ouvrier de production:

  1. l'expropriation des industries-clés et la nationalisation du crédit sans indemnité ni rachat, sauf pour les petits actionnaires;
  2. le contrôle effectif de la production, de l'emploi qui en est fait, des commandes, de l'embauche et de la comptabilité par les délégués des travailleurs dans les comités d'entreprise ayant voix délibérative;
  3. l'établissement d'un plan commun de la production par coordination aux échelons locaux, départementaux et nationaux de ces comités d'entreprise;
  4. le soutien et le développement des coopératives de production, d'achat ou de vente, dans les milieux artisanaux et particulièrement l'agriculture, en collaboration avec la CGA;
  5. l'orientation de la production et son accroissement vers les œuvres de paix et de première nécessité;
  6. la revalorisation des salaires et des traitements, et l'amélioration des niveaux de vie des masses laborieuses;
  7. le prélèvement sur la fortune acquise et la confiscation des biens des traîtres.

Ne pas démoraliser les travailleurs

Toute autre politique syndicale va à l'encontre du but poursuivi et des besoins non satisfaits des masses laborieuses, risque de les retourner contre la CGT si celle-ci persiste dans son orientation actuelle. La puissance de la CGT lui confère de lourdes responsabilités dans le marasme actuel. Les ouvriers syndiqués se découragent et sont démoralisés par la vanité de leurs efforts: ils n'ont jamais tant peiné et si mal vécu; leur sort n'a jamais été aussi précaire alors que la CGT n'a jamais été aussi forte en effectifs. Gare à la désaffection des masses envers une organisation syndicale qui s'obstine à soutenir ou à ne pas combattre des gouvernements incapables d'assurer une reprise parce qu'ils ne veulent pas lutter contre le capitalisme.

Les paysans peuvent, eux aussi, se retourner un jour contre les dirigeants de la CGT pour leur dire: " Vous avez de beaux communiqués de victoire dans la bataille du charbon, dans celle de l'acier, des textiles, etc. mais pour nous, il n'y a pas de machines agricoles ni d'engrais. Vous avez si bien abattu les trusts qu'ils n'ont jamais fait autant de bénéfices".

Aurions-nous la mémoire courte au point d'avoir oublié qu'une des raisons maîtresses qui ont facilité l'accès au pouvoir de Mussolini et d'Hitler a été la carence du mouvement ouvrier ?


En conclusion, nous demandons avec force au congrès de prendre conscience du fait que le capitalisme a fait faillite, qu'il n'apporte plus désormais aux travailleurs que la misère, la souffrance, le chômage et la guerre, et qu'il faut, non le renflouer, non prolonger son agonie, mais l'abattre. Il faut donner au prolétariat conscience de sa mission historique de fossoyeur de la bourgeoisie, il faut lui rendre sa confiance en lui-même et en son destin révolutionnaire. La pause n'a que trop duré. Il faut répondre "non !" sans tarder, à la question cruciale: est-ce à la classe ouvrière de faire les frais de la reconstruction après avoir fait ceux de la guerre ? Il faut traduire dans une résolution sans équivoque et par des actes concrets cette soif de changement qui anime les travailleurs, éternelles victimes des divers impérialismes qui se disputent le monde. Pour empêcher la démoralisation de gagner la classe ouvrière, démoralisation provoquée aussi bien par la pratique du réformisme que par la subordination du mouvement syndical au mouvement politique, la CGT doit faire confiance aux méthodes d'action directe et de lutte de classe:; elle doit rester fidèle à sa raison d'être: l'action de classe pour la disparition du salariat et du patronat.


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