1919

Cet article a paru dans le numéro 1 du Bulletin communiste, 1er mars 1920, précédé de la phrase : « Zinoviev, secrétaire du Comité de l'Internationale Communiste, a adressé le radio suivant, au camarade Loriot, se­crétaire du Comité de la 3e Internationale ».


A la mémoire de Jaurès

Grigori Zinoviev

31 juillet 1919


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Cher camarade Loriot !

Cinq ans se sont écoulés depuis le jour mé­morable où la bourgeoisie française, par la main de son agent Villain, a tué traîtreuse­ment le glorieux tribun des ouvriers français, Jean Jaurès. L'assassinat de Jaurès fut un triomphe non seulement pour la bourgeoisie française, mais aussi pour la bourgeoisie rus­se. L'enquête n'a pas établi exactement le rôle joué par l'ambassade du tsar à Paris dans l'as­sassinat de Jaurès. (D'ailleurs, cette enquête ne s'était pas assigné pour but de découvrir les véritables auteurs de ce crime monstrueux, mais bien au contraire d'effacer leurs traces. Elle a été menée de façon à permettre à la justice de classe d'acquitter l'assassin de Jau­rès, ce à quoi ont réussi les agents du capital français.

Soit dit entre parenthèses : il est hors de doute que la bande tsariste et la bourgeoisie monarchiste de la Russie non seulement ont approuvé l'infâme assassinat de Jaurès, mais encore l'ont inspiré jusqu'à un certain point. MM. Milioukov et Sazonov, qui ont trouvé un chaleureux accueil à la Bourse de Paris, ont certainement poussé un soupir de soulage­ment quand ils apprirent, le 1er août 1914, que Jean Jaurès, — qui avait voué une haine ar­dente à l'alliance de réaction franco-russe et qui était l'ennemi passionné de la boucherie impérialiste, — n'était plus au nombre des vi­vants.

Aujourd'hui, quand les ouvriers du monde entier commémorent la triste date du cinquiè­me anniversaire de la mort du chef aimé des prolétaires français, nous nous rappelons ce que disait Jaurès, fort peu de temps avant son assassinat. Vous vous souvenez, camarade Lo­riot, du discours prononcé par feu Jaurès qua­tre jours avant sa mort, dans une réunion pu­blique à Lyon-Vaise. Déjà alors les grandes li­gnes de la tuerie impérialiste imminente se dessinaient avec une netteté parfaite. Jaurès voyait très clairement que la guerre, préparée par la bourgeoisie des deux coalitions pendant une série d'années, était inévitable. Dans ce remarquable discours, qui fut le chant du cy­gne du grand tribun, Jaurès s'exprimait ainsi :

Citoyens, la note que l'Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces. (...) l'Allemagne fait savoir qu'elle se solidarisera avec l'Autriche (...) Mais alors, ce n'est plus seulement le traité d'alliance entre l'Autriche et l'Allemagne qui entre en jeu, c'est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France. (…) Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m'attarder à chercher longuement les responsabilités. (...) Lorsque nous [les so­cialistes français] avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c'était ouvrir l'ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français (...). Voilà, hélas! notre part de responsabilités, [c'est-à-dire de la France] et elle se précise, si vous voulez bien songer que c'est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l'occasion de la lutte entre l'Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l'Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n'avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres. (…)
Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l'Autriche : « Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc »(…)
Nous disions à l'Italie. « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l'autre bout de la rue, puisque moi j'ai volé à l'extrémité. »

Ces deux brefs dialogues qui résumaient, d'après Jaurès, le fond même de la politique étrangère des « grandes » puissances telles que la France, l'Autriche, l'Italie, sont suffi­samment transparents...

Mais écoutez la suite :

Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes — continue Jaurès, — (…) vont dire « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu'on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. » Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l'Autriche : « Laisse-moi faire et je te confierai l'administration de la Bosnie-Herzégovine » (...) Dans l'entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de l'Autriche, la Russie a dit à l'Autriche : « Je t'autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d'établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. »

Résumant la situation, Jaurès dit littérale­ment :

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l'Autriche ont contribué à créer l'état de choses horrible où nous sommes. L'Europe se débat comme dans un cauchemar.

El il tira la conclusion pratique :

Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis...

Telles furent les paroles prophétiques de Jaurès. Mais à peine les yeux de Jaurès se fu­rent-ils fermés pour toujours que ses chétifs « épigones » passèrent du côté de la bour­geoisie française qu'ils continuent de servir fidèlement jusqu'à ce jour. Jean Jaurès haïs­sait passionnément la malhonnête alliance franco-russe, entachée de violence, c'est-à-dire l'alliance de la ploutocratie française avec le tsar et la bourgeoisie russe. Les social-traîtres français, tout, en affirmant cyniquement que les enseignements de Jaurès sont sacrés pour eux, demeurent fidèles aux traditions de cette alliance franco-russe réactionnaire. Car l'appui fourni à Koltchak, le fait de soutenir Sazonob, Savinkov, Maklakov et Tchaïkovsky, c'est la continuation (dans des conditions différentes seulement) de l'alliance, basée sur la violence des bandits du capital français avec les vau­tours du capitalisme russe chassés de Russie.

La bourgeoisie française, qui a inspiré l'as­sassinat de Jaurès, joue maintenant le rôle de l'élément le plus réactionnaire existant parmi les impérialistes internationaux. Elle organise ouvertement une campagne contre la rouge Hongrie et contre le gouvernement ouvrier et paysan de Russie. Elle s'est tellement enhardie qu'elle proclame ouvertement pour son héros Villain, l'assassin, dont elle a obtenu l'acquit­tement en lançant un défi à la classe ouvrière française.

Mais le prolétariat français, nous en sommes persuadés, restera fidèle aux meilleures traditions de Jaurès. C'est le sang de Jaurès qui a cimenté les premiers détachements des ouvriers internationalistes français. L'érection de son monument à Paris a été l'occasion de la première manifestation en masse des ou­vriers français en l'honneur de la révolution prolétarienne russe et en faveur de la dictature du prolétariat.

Les ouvriers russes ont élevé dans leur ca­pitale rouge, Moscou, dès l'année dernière, un monument à Jean Jaurès.

Si Clemenceau et Pichon avaient les mains entièrement libres, nous sommes persuadés qu'en réponse à cet acte ils auraient érigé aux Champs-Elysées un monument à Nicolas Romanov et à Grégoire Raspoutine. Les gens qui ont acquitté Villain sont capables d'un tel cynisme.

Jaurès a appris aux ouvriers français à haïr le tsarisme russe. Il considérait comme un des principaux buts de sa vie de démasquer l'alliance de réaction de la bourgeoisie française avec la ploutocratie russe. Celte propagande de Jaurès a pénétré profondément au cœur du prolétariat français. La semence répandue par Jaurès donnera, nous en sommes convaincus, une riche moisson. Les ou­vriers français serrent les rangs chaque jour davantage, ils voient maintenant clairement quand la guerre a été menée « jusqu'au bout », que le capital français a remporté une « vic­toire complète », que l'impérialisme français a imposé au peuple allemand la paix de bri­gandage qu'est la paix de Versailles. Et après ! L'ouvrier français a-t-il l'existence pins facile ? Le paysan français s'est-il enrichi, le soldat français peut-il respirer librement ? Non, et mille fois non ! Comme auparavant, la bour­geoisie continue à nager dans le luxe, comme auparavant des dizaines do millions de travailleurs continuent à mener une existence misé­rable.

La révolution prolétarienne mondiale est inévitable. C'est maintenant clair pour tous ceux qui veulent regarder les événements on face.

Le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste envoie en votre personne, camarade Loriot, un salut fraternel à la classe ouvrière française, aux travailleurs paysans, aux sol­dats et aux marins loyaux de votre pays. La mémoire de votre chef Jean Jaurès est vénérée par les ouvriers conscients de tous les pays. Gloire et souvenir éternels à Jean Jaurès !

Vive la Révolution prolétarienne univer­selle !


Le président du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste

G. ZINOVIEV.

Le 31 juillet 1919.


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