1919

Source : numéro 21 (première année) du Bulletin communiste, 29 juillet 1920. Correction des citations de Kautsky, Hilferding, Bauer, Luxemburg, Jaurès et Le Temps d'après les textes originaux et les traductions françaises existantes.


La révolution russe et le prolétariat international

Grigori Zinoviev

Octobre 1919



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Le congrès socialiste international qui devait jouer un si grand rôle dans l'histoire du mouve­ment ouvrier international était fixé pour le mois de septembre 1914 à Vienne.

L'année 1914 marquait le cinquantenaire de la fondation de la première Association Internationale des travailleurs (la 1reInternationale).

On avait projeté de fêter avec éclat ce cinquante­naire, tout en déterminant définitivement la tacti­que de la lutte du prolétariat international contre la grande guerre impérialiste qu'on voyait poindre à l'horizon, inévitable comme le destin.

Mais tous ces projets ne devaient point se réa­liser. Au mois d'août 1914 éclata la grande guerre impérialiste qui dura 4 ans et demi.

Le Bureau Socialiste International, dirigé par Huysmans et Vandervelde, avait édité à Vienne, de concert avec la social-démocratie officielle, un recueil-almanach consacré à la 2e Internationale. Ce recueil contenait toutes les résolutions de la 2e Internationale contre la guerre, les discours et les articles des représentants du socialisme international les plus en vue sur le même sujet. Lorsque la guerre impérialiste fut engagée à fond et que tous les socialistes officiels eurent fait faillite, livrant le drapeau rouge à la bourgeoisie, les amis de Viktor Adler et d'Emile Vandervelde s'empres­sèrent de « retirer de la circulation », autrement dit, de cacher, cet almanach de la 2e Internationale. En agissant de la sorte, ils avaient parfaite­ment raison à leur point de vue. Chaque ligne de cet almanach souffletait les représentants officiels de la social-démocratie gouvernementale. Chaque résolution, chaque discours, chaque article souli­gnait la trahison commise par Scheidemann, Vik­tor Adler, Südekum, Renner, Renaudel, Henderson, Huysmans et Cie.

Les leaders de la 2e Internationale en faillite de­vaient craindre leur propre ombre. Ils ne pou­vaient faire autrement que de renier leur passé.

Et, de fait, comment se posait la question de la guerre et de la révolution avant que la guerre éclatât ? ,

Dans l'infâme brochure intitulée La Dictature du Prolétariat, publiée par le renégat Kautsky en automne 1918, cet ex-socialiste, reniant la guerre sociale, s'efforce d'inculquer à la classe ouvrière qu'elle commet un crime en prenant les armes et qu'il ne saurait être question d'une révolution so­ciale à l'heure actuelle.

Mais le même Kautsky n'écrivait-il pas ceci il y a dix ans :

Le socialisme est actuellement devenu une nécessité économique. Le moment de son avènement n'est plus qu'une question de force. Donner au prolétariat cette force en l'instruisant et en l'organisant — c'est actuellement plus que jamais le devoir et le but principal de la social-démocratie. Rien de plus étrange que les socialistes qui s'imaginent qu'il faut encore se soucier d'un développement supplémentaire des forces du capitalisme.

Ainsi écrivait Kautsky en 1907 dans sa brochure Le Socialisme et la Politique coloniale (p. 37).

Un autre théoricien des plus en vue de la 2e In­ternationale, Rudolf Hilferding, écrivait dans son Capital Financier :

Le socialisme cesse d'être un idéal lointain et même un « objectif final » qui ne fait que donner un sens général aux « revendications présentes » et devient un élément essentiel de la politique pratique immédiate du prolétariat. (...) Sa réponse à la politique économique du capital financier, l'impérialisme, ne peut pas être le libre-échange mais seulement le socialisme. (...) Le socialisme doit, comme la seule réponse à l'impérialisme, être mis au premier plan de la propagande. (...) Le capital financier signifie en fait l'établissement du contrôle social sur la production. Mais il est socialisation sous une forme antagonique : le contrôle de la production sociale reste entre les mains d'une oligarchie. (...) La prise de possession de six grandes banques berlinoises signifierait dès maintenant la prise de possession des principales branches de la grande industrie et faciliterait considérablement, pendant la période transitoire, tant que le système de comptabilité capitaliste se révélerait encore utile, la politique du socialisme à ses débuts.

Un troisième représentant de la 2e Internatio­nale, Otto Bauer, disait il y a exactement dix ans, en 1908, dans son célèbre ouvrage La Question nationale et la Social-Démocratie :

Il est hors de doute que la future guerre impéria­liste déchaînera un mouvement révolutionnaire. (…) C'est justement la catastrophe impéria­liste mondiale qui amènera la révolution socialiste mondiale.

Bebel se prononçait dans le même sens au mo­ment du conflit marocain. Il déclara dans son fa­meux discours ou Reichstag :

Alors arrivera la catastrophe. Alors sonnera en Europe l'heure de la marche générale, qui conduira sur le champ de bataille de 16 à 18 millions d'hommes, la fleur des différentes nations, équipés des meilleurs instruments de mort et dressés les uns contre les autres. Mais, à mon avis, derrière la grande marche générale, il y a le grand chambardement. (…) Ils récolteront ce qu'ils ont semé. Le crépuscule des dieux du monde bourgeois approche. Soyez-en sûrs, il approche ! Vous êtes aujourd'hui sur le point d'enterrer votre propre ordre politique et social.

Mais les leaders isolés de la 2e Internationale n'étaient pas les seuls à se prononcer dans ce sens, les documents officiels des organisations du parti étaient empreints du même esprit. Nous trouvons ce qui suit dans un document officiel du parti pu­blié en 1912 par le Comité Central de la social-dé­mocratie allemande :

Si trois cents rois du capital étaient remplacés par les chargés de pouvoirs du prolétariat, toute la pro­duction pourrait sans plus de difficultés être dirigée dans le sens des intérêts de la classe ouvrière, au lieu de poursuivre ceux du capital, et le passage à l'organisation socialiste de la production serait commencé. Le travail préliminaire accompli par le capitalisme rend une telle transformation parfaitement réalisable.

(Bro­chure, Impérialisme et Socialisme, 1912 p. 3.)

La, révolution socialiste naîtra de la guerre impérialiste. Telle fut la déclaration de la 2e In­ternationale en 1907 dans la célèbre résolution du congrès de Stuttgart. La guerre impérialiste don­nera infailliblement naissance à la révolution so­cialiste — telle fut l'opinion des représentants les plus en vue de la 2e Internationale jusqu'à l'année 1912, que dis-je, jusqu'à la veille même de la guerre !

On peut affirmer que les représentants officiels de la 2e Internationale le proclamaient encore 24 heures avant que le premier coup de fusil eût été tiré.

Karl Grünberg, patient et érudit pacifiste, a ac­compli le travail suivant : il a réuni en deux gros volumes toutes les résolutions, tous les articles et tous les discours des organisations officielles et des leaders, publiés un jour ou deux avant le com­mencement de la guerre de 1914.

Le tableau se détachait alors très nettement. Tous les politiciens responsables comprenaient que la guerre qui commençait était bien celle que les socialistes avaient prédite pendant 10 à 14 ans. Tous les leaders des partis socialistes avaient pu se convaincre que le congrès international de Bâle avait eu raison en considérant la guerre des Bal­kans (1912) comme le prélude de la grande bou­cherie impérialiste mondiale. Les principaux grou­pements se dessinaient parfaitement au début du mois d'août 1913.

Et jusqu'au moment où retentit le premier coup de fusil, les socialistes officiels continuèrent par inertie à dire la vérité, unanimes à déclarer que cette guerre, loin d'être juste, serait inique et qu'elle aurait pour base les intérêts d'un petit groupe de capitalistes ; ils n'avaient qu'une voix pour prouver aux ouvriers du monde entier que leurs intérêts et leur honneur les obligeaient à protester avec la plus grande énergie contre le cri­me qui allait se commettre.

Le livre du professeur Grünberg, recueil sans commentaires de matériaux officiels, constitue un acte d'accusation des plus éloquents contre les social-patriotes de tous les pays. Chaque ligne de ce livre atteint en pleine figure messieurs les social-traîtres.

Le saltimbanque Hervé, l'instigateur de la cam­pagne des impérialistes français contre la grande révolution ouvrière russe, Hervé lui-même écrivait encore le 28 juillet 1914 :

La guerre pour la défense des petites nations oppri­mées par une grande puissance ?
Ce serait trop beau. Mais il y a beau temps qu'il ne reste plus en Europe une seule puissance qui n'ait les mains tachées de sang.
Non, ce ne sera pas une guerre pour la défense du petit peuple serbe, mais bien une guerre pour la défense du prestige de notre allié, le tsar
L'honneur de notre allié ! L'honneur du gouvernement russe ! A ce seul mot Rabelais, Voltaire et Victor Hugo se retournent dans leurs cercueils. Le gouverne­ment russe n'avait pas l'honneur si sensible lorsqu'il étouffait la Finlande et la Pologne et lorsqu'il jetait ses bandes noires sur la population juive de Kiev et d'Odessa.
Se battre pour sauver le prestige du tsar ! Quelle telle raison pour un peuple dont les aïeux ont fait la grande révolution ! Quelle joie de mourir pour une aussi noble cause !

(La Guerre Sociale, 28 juillet 1914.)

Jaurès, tué quelques heures avant que la guer­re éclatât. Jaurès dans le discours qu'il prononça dans la banlieue de Lyon 4 jours avant sa mort, disait :

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l'Autriche ont contribué à créer l'état de choses horrible où nous sommes. (...) Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis.

Et l'organe central officiel de la social-démo­cratie allemande publiait, 48 heures avant la dé­claration de guerre, article sur article déclarant sur tous les tons que cette guerre serait le plus grand des crimes contre la classe ouvrière.

Mais les premiers coups de feu tirés, les lea­ders officiels des partis social-démocrates déclarèrent blanc ce qui était noir la veille, et noir ce qui était blanc.

La plus criminelle des guerres devint une « grande » guerre « de délivrance ». Chacun des partis officiels socialistes en appelait à ses ou­vriers : défendez « votre patrie », c'est-à-dire votre bourgeoisie, votre maître. Les principes du so­cialisme étaient oubliés ; nos magnifiques dra­peaux foulés aux pieds, dans la boue ; l'honneur et la conscience taxés de préjugés.

Il n'est pas de perfidie dont les chefs officiels de la social-démocratie négligèrent de se servir à ce moment pour mieux berner les prolétaires de tous les pays. Tout socialiste honnête était consi­déré comme un rêveur dangereux, un fou, un cri­minel, un ennemi de son propre peuple. Tout in­ternationaliste intègre osant élever la voix contre la tuerie impérialiste était immédiatement couvert de boue par les leaders officiels de la 2e Interna­tionale. Et le sang sacré des ouvriers fut versé à flots. L'Europe entière devint une gigantesque né­cropole.

A l'heure où nous écrivons ces lignes, 4 ans se sont écoulés depuis la conférence internationale de Zimmerwald. On ne peut se remémorer sans émotion le moment où, dans une hameau perdu de la Suisse, se réunirent deux dizaines de socialistes de tous les pays, qui n'avaient alors derrière eux que quelques centaines de partisans dispersés dans toute l'Europe ensanglantée.

En Allemagne, les internationalistes, Liebknecht en tête, en étaient encore à leurs premiers pas. Un silence de mort régnait dans tout l'empire. MM. les Scheidemann traitaient avec un mépris hau­tain et une suffisance bornée tout internationalis­te qui osait leur tenir tête, convaincus que les masses ouvrières les suivaient, eux, les représentants officiels du socialisme.

La situation était encore plus mauvaise en Autriche. En 1915, au moment où se réunit la confé­rence de Zimmerwald, le nombre des internationa­listes, en Autriche, était insignifiant. La social-dé­mocratie autrichienne officielle et Viktor Adler à sa tête passa en bloc au service de la monarchie.

En France et en Angleterre, les orgies du social-chauvinisme s'étalaient au grand jour.

En Italie, bien que le parti officiel n'eût pas voté les crédits militaires, la grande majorité de ses leaders restait prisonnière des idées pacifistes et ne voulait pas même entendre parler d'une lutte révolutionnaire ouverte.

Quant à la Russie, — il ne pouvait même pas en être question, Le « socialisme » militaire-indus­triel y florissait. Goutchkov, Potressov, Plekhanov et Milioukov le guidaient avec un accord tou­chant.

Il fallait avoir une foi profonde dans l'œuvre ou­vrière pour lever à ce moment-là l'étendard de la lutte pour le socialisme.

Quel est celui des participants de la conférence de Zimmerwald qui pouvait s'imaginer que, dans l'espace de 3 ans, une révolution sociale s'accomplirait en Russie, que toute l'Europe serait ébran­lée de fond en comble, que l'Allemagne et l'Autri­che se trouveraient à la veille d'une révolution pro­létarienne, que la France et l'Italie deviendraient le théâtre d'une lutte de classes acharnée ?

Tels sont cependant les faits. Nous en sommes là.

Lorsque la révolution de février éclata en Rus­sie, tous les gouvernements bourgeois de l'Euro­pe, et avec eux tous les partis social-patriotes of­ficiels, dressèrent l'oreille.

Les couches profondes de la bourgeoisie ne pouvaient s'empêcher de sympathiser avec la révolution de février en tant que révolution purement bourgeoise, transformant le régime autocratique de Nikolaï Romanov en régime bourgeois des Milioukov et des Goutchkov. Mais les fins limiers de l'impérialisme européen avaient bon nez. Le flair du gros propriétaire qui se sent menacé par ses esclaves insurgés fit pressentir immédiatement aux chefs de la bourgeoisie européenne que la ré­volution bourgeoise de février portait en elle les germes d'une révolution ouvrière, d'une révolution socialiste. On sait que dès le début, dès le pre­mier moment de la révolution de février en Rus­sie, les soviets de députés ouvriers et soldats prirent naissance. Les bourreaux impérialistes du monde entier eurent immédiatement l'intuition que ces soviets avaient des chances très sérieuses de devenir le berceau du mouvement socialiste en Russie.

La soviets, voilà l'ennemi ! s'écria aussitôt la Finance européenne.

« Le vote des soldats mobilisés [il s'agissait alors des élections à l'Assemblée Constituante] sera plein de risques », ainsi s'expri­mait l'organe officieux du gouvernement français, Le Temps, du 8 mars 19171. Et ce même journal s'indignait à ce sujet avec une sincérité inimagina­ble :

On comprend mal à quel titre le comité de 1 600 délégués qui s'est installé, à la place de la Douma, au palais de Tauride, dicte des décisions dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont délibérées dans la confusion. [il s'agit du soviet des députés ouvriers et soldats.] (…) ce n'est pas ce meeting improvisé qui peut être un gouvernement. La presse anglaise a donné hier un premier avertissement. Nous le répétons en toute conscience : car si la révolution tournait à la parodie, c'est l'avenir tout entier des libertés russes qui se trouverait compromis.

(Le Temps, n° 20 347)

A la même époque, dès les premiers jours de la révolution de février, le Times, organe princi­pal des impérialistes anglais, vilipendait avec une rage concentrée les « extrémistes » russes, com­me on appelait alors les bolcheviks.

Le 7 mars 19172, le Times exigeait le désarmement des ouvriers de Pétrograd. Il ajoutait que si on n'arrivait pas à calmer autrement le prolé­tariat de Pétrograd, il ne faudrait pas hésiter à employer les armes.

Ce n'est pas pour rien que le « meeting improvisé » du palais de Tauride empêchait de dormir les ban­quiers de Londres et de Paris. Oh, ces gens-là n'avaient pas oublié le mouvement de 1848 et se souvenaient bien de la Commune de Paris ! Ils se doutaient que les soviets ne présageaient rien de bon pour la bourgeoisie européenne.

Maintenant que l'impérialisme anglais a déclaré la guerre ouverte à la Russie socialiste, il se trou­ve des gens pour s'en étonner. Ils oublient que dès le mois de mars 1917, lorsque toute la bour­geoisie russe déclarait notre révolution « grande » précisément parce qu'elle était petite, les brigands de l'impérialisme anglais se rendaient déjà par­faitement compte de la situation. Dès les premiers jours de mars 1917, les journaux de bourse de Paris et de Londres adressaient leurs sincères condoléances à Nikolaï Romanov. Et les chefs de la république française, bourgeoise louaient du haut de la tribune parlementaire le sanglant Nikolaï comme un homme qui avait rempli son de­voir à l'égard du peuple français, son « allié », qui avait fait « le plus noble des gestes » en renonçant au trône et à regard duquel le peuple russe, tout comme l'histoire universelle, devait nourrir à ja­mais la plus grande estime.

La bourse européenne savait fort bien que dans cette lutte contre le « meeting improvisé » des ouvriers et des soldats il lui faudrait plus d'une fois embrasser les genoux de la bande tsariste. Les brasseurs d'affaires véreux et les canailles adroi­tes du républicanisme bourgeois se rendirent compte, dès les premiers jours de la révolution de février, qu'il leur faudrait dans l'intérêt de leur classe, essayer de restaurer en Russie le tsarisme pour se défendre contre la classe ouvrière et les paysans indigents.

Quant à la bourgeoisie de la Russie, dès le pre­mier moment elle montra les dents à la classe ouvrière russe.

Et le prolétariat international ? Quelle fut son altitude devant la révolution russe ?

Il est certain que la chute du tsarisme provoqua une joie et une satisfaction unanimes dans les mi­lieux ouvriers d'Europe. Mais il n'était pas même question a ce moment, de la part de ces milieux, d'un appui et d'une aide effective aux soviets. Partout la classe ouvrière continuait l'œuvre san­glante de la guerre, vivant sous le joug de l'état de siège. Un courant d'air frais traversait l'at­mosphère chargée de la tuerie, mais ce ne fut pas pour longtemps et il ne fut pas assez puissant pour renverser tous les obstacles dressés sur son chemin par l'histoire.

Et pendant ce temps les « socialistes officiels » de tous les pays continuaient leur œuvre de trahi­son. Ils s'efforçaient de tirer parti du grand mou­vement révolutionnaire sans précédent dans l'his­toire pour justifier leur traîtrise. Les socialistes ententistes aidèrent la bourgeoisie de « leurs » pays à couvrir de boue et de calomnies les so­viets prolétariens de Russie et la secondèrent dans ses persécutions contre les bolcheviks russes qui avaient levé le drapeau de la révolution commu­niste.

Mais le prolétariat russe sentit que l'issue finale de la grande lutte engagée contre la bourgeoisie russe dépendait de l'écho que cette lutte éveille­rait dans les autres pays. La classe ouvrière russe tourna ses regards vers l'Occident, dans l'attente d'un cri de ralliement fraternel.

Pareil à une terre aride qui, après une longue période de sécheresse, boit avidement les premiè­res gouttes d'une pluie bienfaisante, le prolétariat russe recueillait avec ferveur et confiance les moin­dres signes de sympathie internationale de la part des ouvriers de l'Europe occidentale. Tout socia­liste nous arrivant de France ou d'Angleterre, fût-il même du parti de la défense nationale, était ac­cueilli à bras ouverts par notre classe ouvrière.

La confiance accordée par le prolétariat russe même aux plus douteux des représentants du so­cialisme européen était en réalité illimitée. Et les « socialistes-ententistes » russes ne laissèrent pas d'en abuser. Ils écartaient sciemment les vérita­bles représentants du socialisme international pour offrir à leur place des social-patriotes de contre­bande. Systématiquement et sciemment ils nour­rissaient les ouvriers russes de mensonges. Ils leur donnaient des pierres au lieu de pain.

Qui pourrait oublier les scènes infâmes qui se déroulaient au Soviet de Pétrograd au temps où le prolétariat russe sympathisait encore avec les so­cial-patriotes et où Tchkhéidzé, Tseretelli et Kérensky présidaient le Soviet ? Qui ne se souvient par exemple de l'arrivée en Russie de l' « illustre » Al­bert Thomas, ce Scheidemann français ? Qui ne se souvient des réunions du Soviet de Pétrograd pendant lesquelles le vieux renard Tchkhéidze chan­tait avec le social-filou Albert Thomas la Marseillaise et l'Internationale ? Et les ouvriers, dans leur naïve confiance, éprouvaient à ce spectacle une sorte d'extase internationale, certains qu'ils assistaient à une fraternisation de vrais socialistes, alors qu'en réalité on leur jouait une hypocrite et infâme comédie.

Il a fallu de long mois pour que le bandeau tombât des yeux des prolétaires, même les plus conscients de Petrograd. Mais lorsque nos ou­vriers virent clair enfin dans la situation, leur hai­ne et leur mépris pour les jésuites du social-pa­triotisme de marque française autant que pour ceux du social-patriotisme de marque allemande ne connurent plus de bornes. Mais un autre senti­ment fut également chez eux illimité ; ce fut l'amour fervent qu'ils vouèrent aux vrais socialis­tes-internationalistes dont Karl Liebknecht en Al­lemagne, John MacLean en Angleterre, Eugene Debs en Amérique sont les représentants.

Plus la nuit est noire, et plus les étoiles brillent, — se disaient les travailleurs russes.

La révolution prolétarienne internationale ! voi­là le but sacré auquel tend le prolétariat russe conscient ; voilà l'étoile qui luit aux yeux des com­battants du prolétariat russe ! Aux moments les plus pénibles, lorsque l'ouvrier succombait presque dans une lutte inégale contre les forces ennemies, lorsqu'il souffrait de la faim, entouré d'ennemis de tous côtés, lorsqu'il perdait courage et murmu­rait parfois contre ses propres soviets, il suffisait de la moindre lueur d'espoir brillant à l'occident et annonçant l'approche de la révolution prolétarien­ne internationale, pour que son découragement et son mécontentement fissent place à une confiance et à une énergie nouvelles. L'ouvrier de Petrograd et de Moscou redevenait un combattant plein de courage ; il serrait son fusil d'une main ferme et portait toujours plus avant le lourd fardeau posé sur ses épaules par l'histoire.

Les journées de Brest-Litovsk nous reviennent à la mémoire. Journées tragiques, d'une tristesse et d'une amertume sans exemple ! Nous nous sou­venons des ardentes discussions qui s'élevaient dans notre milieu, à ces moments inoubliables. Dans nos délibérations sur le pour et le contre de ce « moment de répit », nous nous inquiétions sur­tout de l'effet que pourrait avoir la conclusion de la paix sut la marche de la révolution proléta­rienne qui commençait à l'occident. Nous crai­gnions plus que tout au monde que notre attitude n'éteignît l'incendie de la lutte ouvrière qui s'al­lumait en Europe. Les prolétaires de Petrograd et de Moscou tremblaient à l'idée que notre « trêve » pourrait ralentir le cours de la lutte ouvrière dans les autres pays ; les héroïques ouvriers russes craignaient plus que tout d'être mal compris par le prolétariat allemand ; ils craignaient, qu'il n'interprétât notre démarche dans le sens d'une réconciliation avec l'impérialisme allemand ; ils craignaient que notre « trêve » ne compliquât en­core la lutte du prolétariat allemand contre Guil­laume II et que la paix de Brest n'amenât de nou­velles explosions du chauvinisme en France et en Angleterre.

Telles étaient les lourdes pensées qui pesaient sur les ouvriers-communistes dans ces journées inoubliables.

Par bonheur nous pouvons affirmer maintenant que le prolétariat des autres pays nous a bien compris. L'instinct de lutte de classe lui a fait pressentir que notre démarche n'était pas dictée par d'égoïstes intérêts nationaux, mais bien par ceux du socialisme international. Il a compris que du jour où la révolution prolétarienne fut accom­plie en Russie notre pays était devenu la terre pro­mise du socialisme et que le gouvernement des ouvriers et des paysans se trouvait obligé d'accepter cette lourde paix pour maintenir la première république socialiste du monde.

Les ouvriers conscients de tous les pays ont fort bien compris qu'en signant la paix de Brest noua voulions simplement gagner du temps et leur don­ner celui de regagner ce qu'ils avaient perdu pour venir en aide à la première révolution proléta­rienne du monde.

Et le prolétariat russe a tenu parole. Il a su tenir jusqu'au moment où la révolution univer­selle a commencé.

La révolution mondiale naîtra de la guerre mon­diale. Ceci est en relation directe avec le fait que la révolution a commencé dans les pays plus ar­riérés au point de vue économique ; c'est égale­ment à la guerre mondiale que la première révo­lution prolétarienne doit la trêve qui lui a été si salutaire.

Sans cette lutte entre deux trusts impérialistes, sans cette concurrence enragée entre l'impérialis­me anglo-français et l'impérialisme austro-alle­mand, sans cette guerre impérialiste mondiale qui a créé la révolution prolétarienne mondiale, la révolution prolétarienne n'aurait jamais pu te­nir deux ans dans un pays.

Et il en sera de même dans toute l'Europe, dans tout le monde civilisé. Il en sera de même parce que l'histoire à mis à l'ordre du jour la révolution socialiste.

Il en sera ainsi parce que Kautsky avait raison lorsqu'il disait en 1907 que le socialisme n'était plus qu'une question de force. Et Kautsky a tort en voulant prouver en 1918 et en 1919 par une argumentation de renégat que la révolution prolétarienne russe loin d'être inspirée par l'esprit du communiste Lénine, l'est par celui de l'opporttuniste petit bourgeois David...

La révolution internationale ne se fait pas sur commande. La révolution prolétarienne internatio­nale ne saurait s'accomplir en même temps dans tout les pays. La révolution prolétarienne inter­nationale ne se fera pas après une entente spé­ciale de tels ou tels chefs. La révolution proléta­rienne d'un pays donné traversera temporairement des situations difficiles et se trouvera plus d'une fois entre l'enclume et le marteau. Il se peut que le prolétariat allemand qui demain prendra le pouvoir dans son pays et sera obligé de liqui­der le lourd héritage de Guillaume II, de Hindenburg et de Scheidemann ait à traverser éga­lement de lourdes épreuves qui rappeleront nos journées de Brest.

Il est probable aussi que le prolétariat de l'U­kraine déjà si éprouvé sera voué à des épreuves encore plus douloureuses lorsque MM. les impé­rialistes joueront entre eux ses destinées.

Il n'en est pas moins vrai que l'avenir — et on peut l'affirmer avec certitude aujourd'hui — un avenir très prochain — appartient à la révolution prolétarienne.

Le deuxième anniversaire de la révolution pro­létarienne russe trouve les ouvriers de certains pays dans une situation pénible.

En Hongrie, le pouvoir soviétiste est renversé par les efforts réunis des propriétaires roumains, des banquiers français, des officiers blancs et des « social-démocrates » hongrois. Des milliers de nos frères hongrois sont jetés en prison à la merci d'une bourgeoisie ivre de vengeance.

En Bavière, le pouvoir soviétiste est noyé dans le sang des ouvriers. Le bourreau Noske a dé­passé les espoirs les plus sanguinaires de la bour­geoisie. Nos frères sont fusillés par milliers.

Pendant des mois, la bourgeoisie munichoise — qui agit avec l'approbation de la social-démocratie — sous le prétexte de « châtier des criminels », se livre sur les héroïques communistes bavarois à une véritable orgie de massacre.

En Allemagne, Liebknecht, Rosa Luxemburg et Tychko sont assassinés. Le Soviet de Berlin est dissous par les traîneurs de sabre de Scheidemann. Des milliers et des milliers de communis­tes-prolétaires allemands ont péri durant cette an­née de la main des officiers blancs et des social-démocrates jaunes.

Et malgré tout il n'y a aucune raison pour se laisser abattre ! De nouvelles explosions révolu­tionnaires éclatent même en Bavière. Une vie nouvelle fleurira bientôt en Hongrie.

En Allemagne, le communisme gagne chaque jour du terrain attirant à lui les grandes masses ouvrières.

En France, en Italie la révolution prolétarienne est proche. La révolution marche en avant. La victoire du communisme est inévitable comme le retour du jour après la nuit.

Au moment ou nous écrivons ces lignes, une grève générale des cheminots a lieu en Angleterre et c'est un événement d'une importance mondiale.

A Moscou, la 3e Internationale, née il y a à peine un an et demi, représente déjà une grande puis­sance. L'Internationale Communiste compte déjà plus d'un million de membres.

Des partis communistes importants existent déjà dans tous les principaux pays de l'Europe et de l'Amérique. Dans des pays comme l'Allemagne, l'Italie, la Russie, la Bulgarie, l'hégémonie una­nimement reconnue au sein du mouvement ou­vrier, appartient aux communistes.

Le pouvoir soviétiste est déjà moralement vain­queur dans le monde entier.

Une majorité énorme d'ouvriers de tous les pays sympathise dans son fort intérieur avec lui.

Le Vorwärts de Scheidemann lui-même a der­nièrement laissé échapper cet aveu :

On peut critiquer de toutes les manières les leaders des bolcheviks mais il serait très regrettable de passer sous silence un de leurs côtés forts : ils constituent (c'est-à-dire les bolcheviks) actuellement la seule puis­sance révolutionnaire qui puisse encore lutter contre les gouvernements réactionnaires tout-puissants de l'En­tente. Ils représentent le dernier point de résistance dans l'œuvre de défense contre les dictateurs capitalistes de la conférence de Paris.

(Article de fond du Vorwärts, « Die Radikalislerung der englischen Arbeiter, » 13 septembre 1919, n° 477.)

Précisément !

Le Vorwärts se rend-il compte de tout ce qu'il reconnaît par ces quelques paroles ? Il donne ain­si raison au pouvoir soviétiste de Russie et se dé­cerne à lui et à sa social-démocratie un brevet d'indigence morale ; il reconnaît que seul le com­munisme sauvera l'humanité des forbans as l'Entente comme de tous les cannibales de l'impéria­lisme.

Notre révolution de 1905 avait déjà eu des con­séquences internationales grandioses. Notre pre­mière révolution avait déjà éveillé des centaines de millions d'hommes en Orient.

Et cependant, qu'était la révolution de 1905 à côté de celle de 1917-18 ? Un jeu d'enfants, un naïf essai ! Nous sommes encore trop près des événements pour pouvoir évaluer les conséquences internationales colossales de notre révolution ac­tuelle. Mais il est hors de doute que la première grande révolution prolétarienne éveillera des cen­taines et des centaines de millions d'hommes dans le monde entier.

La bourgeoisie internationale, secondée par les traîtres social-chauvinistes, a beau nous couvrir de calomnies, représenter notre grand mouvement comme une anarchie, comme un chaos sanglant, comme un enfer — elle n'arrivera pas à tromper les prolétaires de l'Europe et de l'Amérique. Tout ouvrier honnête d'Euurope et d'Amérique sent d'instinct qu'en Russie nous luttons pour lui aussi. Il sent que chez nous, en Russie, la grande lutte entre le travail et le capital se décide et que sur notre territoire se déroulent les premières batail­les, les premières rencontres sérieuses entre la bourgeoisie au déclin de ses jours et le prolétariat qui marche inéluctablement vers le pouvoir. Et quoi qu'en disent les pessimistes et les gens de peu de foi, nous sommes convaincus que nous marchons vers de grandes batailles et de grandes victoires.

La perspective de la guerre révolutionnaire que Marx entrevoyait dès 1848 et dont parlait Engels en 1890 — cette perspective devient une réalité. Si demain la révolution prolétarienne était victo­rieuse à Berlin, nous nous unirions avec les pro­létaires de Berlin contre Paris bourgeois et Lon­dres impérialiste. Si demain les ouvriers se sou­levaient à Paris ou à Rome et prenaient le pou­voir, nous nous unirions avec les prolétaires de Rome contre la bourgeoisie de Vienne ou avec les travailleurs de Paris contre le Berlin d'Ebert. L'idée de la guerre révolutionnaire prolétarienne prend la forme la plus réelle et la plus concrète. Nous ne savons pas encore dans les détails quelle sera la situation mondiale ; nous ne savons pas précisément dans quelles combinaisons notre ar­mée rouge sera obligée de combattre contre les armées de l'impérialisme européen. Mais nous sa­vons sûrement que la guerre impérialiste s'est transformée, sous nos yeux, en guerre civile, en Russie d'abord, puis dans une série d'autres pays.

La révolution prolétarienne universelle est en marche. Une nouvelle Internationale Communiste est née, qui deviendra bientôt l'Internationale uni­verselle des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans...

Petrograd, oct. 1919.

G. ZINOVIEV.

Notes

1 Il s'agit en fait de l'édition du 22 mars 1917 – 9 mars selon le calendrier russe en vigueur alors.

2 Probablement le 20 mars.


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