1922

Source : Bulletin communiste n° 19 (troisième année), 4 mai 1922.


Les perspectives du front unique

Grigori Zinoviev


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Nous ne savons pas encore, au moment où nous, écrivons, tous les détails de la Conférence de Berlin, Pour autant que nous en sommes informés, il nous semble que Lénine a raison quand il parle de certaines concessions. Mais l'Exécutif ne pourra se former une opinion définitive qu'après avoir pris connaissance du rapport de sa délégation et de tous les documents les plus importants se rapportant à la Conférence de Berlin. En tous cas, on ne peut en douter, l'Exécutif ratifiera l'engagement conclu.

Ainsi de toutes façons un petit pas est fait. Les détails ne doivent pas nous masquer la vue des perspectives essentielles. Les situations concrètes d'une première conférence n'ont, somme toute, qu'une valeur épisodique.

Regardez au-dessus et au-dessous de vous, dirons-nous aux travailleurs de tous les pays. Pensez à ce qui se passe en bas parmi des millions d'ouvriers et d'ouvrières, parce qu'en définitive c'est cela qui détermine la véritable lutte politique et non les subterfuges des chefs de la 2e Internationale et de l'Internationale 2½.

Certes il n'est pas dépourvu d'intérêt de voir l'opportuniste le plus habile, Serrati, saisir au vol l'occasion de rétablir sa situation ébranlée aux yeux des révolutionnaires d'Italie et se présenter à Berlin à peu près comme un défenseur convaincu de la 3e Internationale. Certes il est amusant d'observer Bauer et Frédérik Adler jouer avec le plus grand sérieux le rôle de spectateurs impartiaux de la grande dispute entre les Internationales rouge et jaune. Mais le pathos scénique du bourgeois déguisé Vandervelde qui continue à assumer le rôle d'un défenseur de la classe ouvrière fait naître chez tout travailleur conscient un sentiment bien défini. On ne peut s'empêcher de sourire quand on apprend que Vandervelde, Paul Faure, Shaw, Wels, et d'autres « socialistes de la cour de S.M le Capital » ont à la fin de la Conférence chanté l'Internationale. Ils ne l'ont donc pas encore tout à fait oubliée ? Mais ce ne sont là que détails et accessoires.

Regardez en bas, camarades ouvriers et vous comprendrez pourquoi les Vandervelde, les Scheidemann même, malgré leur haine mortelle de l'Internationale Communiste doivent entrer dons la voie (où tout au moins faire semblant d'y entrer) du front uni.

Jetons un coup d'œil sur les événements actuels dans les plus grands pays.

Que se passe-t-il en Angleterre ? A commencer par la grève des mineurs de 1921 pour finir par le lock-out de la métallurgie qui frappait le 25 mars dernier 700 000 ouvriers et par la grève et le lock-out des Chantiers de Constructions maritimes, qui, le 29 mars dernier, enbrassaient 350 000 travailleurs, nous voyons toujours la même chose : sur toute la ligne le capital prend l'offensive pressant les ouvriers, diminuant leurs salaires, leur arrachant des droits élémentaires conquis au cours des années précédentes, au prix d'immenses efforts.

Passons à l'Allemagne. Le deuxième semestre de 1921 est rempli de grandes grèves défensives et de lock-outs. Du 2 au 9 février 1922 la grève des cheminots embrasse 800 000 ouvriers. Du 5 au 10 février, 70 000 travailleurs municipaux de Berlin interrompent le travail. Au cours de ces dernières semaines, c'est par dizaines de milliers que les métallurgistes, et d'autres industries, luttent par la grève, ou sont l'objet de lock-outs. Mêmes causes qu'en Angleterre : restriction du personnel, prolongation de la journée de travail, diminution des salaires. En Tchéco-Slovaquie, tous les mineurs du pays (200 000 environ), participent à la grève générale du 23 janvier au 10 février de cette année. C'est une action défensive contre la réduction des salaires. Groupe par groupe les travailleurs tchéco-slovaques jusqu'aux employés de banques, doivent recourir à la grève pour résister à l'offensive capitaliste.

Et que se passe-t-il eu France ? Du 16 août jusqu'en septembre 1921, la grève du textile entraîne 100 000 ouvriers. Cause : réduction des salaires. La grève des mineurs de Lille (20 000 hommes) a la même cause. Et ce n'est pas fini.

Même chose en Italie. En septembre dernier, les grèves du textile ouvrent la série des grands mouvements économiques.

La classe ouvrière reçoit coup sur coup. En Suède, en Norvège, au Danemark, en Hollande, dans tous ces Eldorados pacifiques de la bourgeoisie la situation des travailleurs n'est pas meilleure. Les événements dont l'Afrique du Sud était hier le théâtre et qui ont coûté des flots de sang à des grévistes achèvent le tableau.

Les groupes les plus importants de la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique traversent en ce moment des épreuves décisives. Il semble que la bourgeoisie s'attaque à eux à dessein. Elle s'en prend aujourd'hui à un million de mineurs, demain à cinq cent mille cheminots, après-demain à cinq cent mille métallurgistes. L'une après l'autre ces masses entrent en lutte. Et toutes elles en sortent convaincues de l'impossibilité de défendre les droits élémentaires de la classe ouvrière, contre une bourgeoisie haineuse, vindicative et méchante qui ne manque aucune occasion de prendre sa revanche sans unir, sans rassembler en une masse formidable toutes les forces ouvrières.

Il va de soi que les défaites ouvrières auxquelles nous assistons démoralisent une partie du prolétariat. C'est à quoi tendent tous les efforts de la bourgeoisie et de ses « socialistes ». Mais par contre d'autres éléments prolétariens, les plus nombreux, se trempent et s'aguerrissent dans ces luttes, commencent à voir les choses sous un jour nouveau.

Et les poitrines de ces millions d'ouvriers qui ont traversé ou qui traversent d'immenses épreuves n'exhalent qu'un cri : Travailleurs, unissez-vous contre le capital ! Ces ouvriers ne voient pas encore les conséquences politiques de leur nouvel état d'esprit. Mais ils feront demain un autre pas, et ils seront après-demain des nôtres. Et c'est pour hâter cette évolution que nous devons appliquer la tactique du front unique.

Regardez en bas, étudiez le procès qui s'accomplit dans les masses ouvrières d'Europe et d'Amérique, et vous comprendrez pourquoi Vandervelde or Scheidemann même n'ont pu se déclarer contre le front unique du prolétariat. La situation est trop grave. Les aspirations des grandes masses ouvrières sans parti à l'unité dans la lutte contre le capital sont si puissantes que la classe ouvrière répondra tout de suite à quiconque se permettra de dire : « Je suis contre le front unique » ; — « Débarrasse mon chemin ! »

C'est pourquoi la tactique du front unique a le plus grand avenir, quels que soient les épisodes actuels et indépendamment du degré d'impudence et d'hypocrisie de tels ou tels chefs des Internationales de Vienne et de Londres.

Mais, dira-t-on, si nous nous rapprochons uniquement sur le terrain de la lutte économique, pourquoi ces négociations avec les dirigeants des partis politiques ennemis ? Il ne s'agit que d'action économique, objecte, par exemple, notre ami Bordiga. — Non, camarades italiens. N'avez-Vous donc pas vu la grevé des cheminots d'Allemagne ? Ces cheminots ne voulaient aucune action politique et étaient disposés défavorablement à l'action politique. Ils n'en ont pas moins fait, en réalité, une grève politique de première importance. La politique et l'économie se séparent aujourd'hui moins que jamais. Et c'est précisément pour démasquer les gens des Internationales 2 et 2½ que nous devons leur poser la question des grands conflits économiques, à eux qui sont des chefs politiques. Ne serait-il pas excellent de mettre, par exemple, les chefs du Labour Party anglais en demeure de se prononcer sur le lock-out des métallurgistes ? Ne serait-ce pas arracher le masque aux gens de la 2e Internationale ?

Le premier pas est fait. De sérieuses épreuves commencent pour chaque parti communiste. Chaque section de l'I. C. va devoir montrer de quoi elle est capable pour attirer à elle les masses et démasquer les dirigeants social-démocrates. De ce qui s'est passé à Berlin, il ne résulte ni union organique, ni même bloc politique. Il serait puéril de se l'imaginer. La Conférence de Berlin n'oblige aucunement les partis communistes à diminuer la vigueur de leur polémique contre les traîtres de la classe ouvrière. Aucunement. Au cours des prochaines manifestations, les communistes doivent avoir leur pleine liberté d'agitation. Montrez donc, camarades, que vous savez aborder les masses avec de nouvelles méthodes, que vous savez concrètement, dans la complexité des situations actuelles, frapper les traitres à leurs points faibles de telle façon que tout ouvrier, que toute ouvrière, se rende compte à l'instant que vous avez raison et que les chefs des Internationales 2 et 2½ ont tort. Voilà, ce que nous demandons, maintenant, aux sections de l'I. C.

Le front unique n'est pas un lieu de réconciliation avec les chefs socialistes de Londres et de Vienne. Il n'entraîne pas l'atténuation des désaccords, ni des antagonismes. L'exemple du Parti Communiste allemand est d'ailleurs assez clair. Plus nos camarades d'Allemagne s'affermissent et plus leur lutte contre les partis des deux Internationales socialistes est ardente. Il en sera de même partout.

La tactique du front unique mobilise les masses ouvrières contre les capitalistes, c'est-à-dire aussi contre les chefs du socialisme de collaboration de classe. Ceux qui s'en rendent compte ne sont encore qu'une petite minorité, ils seront demain la classe ouvrière tout entière. L'unité ouvrière, contre le capital et contre les chefs traîtres au socialisme, telle est la perspective du front unique. Aussitôt qu'elle s'ouvrira pratiquement devant nous nous pourrons dire que la victoire est prochaine.


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