1937

Rapport au Congrès du Parti Ouvrier Internationaliste (l'organisation trotskyste française), octobre 1937.


Rapport sur l'U.R.S.S.

Pierre Naville

Rapport au congrès du POI

Octobre 1937


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Dans l’année écoulée des changements importants se sont produits dans la vie de l’URSS. C’est pourquoi  s’impose un examen attentif du développement économique et social dans ce pays, et de la tactique suivie par le POI et tout le mouvement pour la IV° Internationale en relation avec lui.

Ce sont les procès de Moscou, ces tragédies sans exemple dans l’histoire de l’émancipation prolétarienne, qui ont à nouveau forcé l’attention de tout le prolétariat conscient. Ils ont jeté dans la conscience des masses travailleuses du monde entier le doute, le dégoût, le désarroi. Dans nos propres rangs, ils devraient avoir leur répercussion. Mais le socialisme scientifique est aussi une méthode d’investigation historique qui doit résolument écarter les réflexes d’émotion, si elle veut parvenir à des résultats surs.

Les procès de Moscou ont trouvé leur place dans une chaîne d’évènements qui n’avaient rien d’imprévu pour nous. Non seulement leur sens historique, mais aussi leur préparation “technique” (en particulier la question des aveux) ne trouvent d’explication que dans le cadre historique de lutte menée depuis plus de 10 ans contre l’orientation nationaliste de la bureaucratie soviétique.

Entre le procès Zinoviev- Kamenev et celui de Piatakov- Radek se place le Congrès des Soviets qui a adopté la nouvelle constitution de l’URSS. Dans le même laps de temps, la révolution espagnole a suivi la courbe d’une ascension prodigieuse, puis d’un déclin non encore interrompu, dans laquelle Staline et ses agents en Espagne ont joué un rôle de premier plan. Enfin la décapitation de l’Armée Rouge (assassinat de Toukhatchevski, Gamarnik et autres) a précédé de peu l’éclatement de la guerre générale entre le Japon et la Chine. Tels sont les faits principaux survenus depuis que notre Conférence Internationale (Juillet 1936) a adopté une thèse sur “la IV° Internationale et l’URSS” (publiée dans le n°1 de IV° Internationale, p. 7).

Question “d’opinion” ou question de principe ?

La résolution de Juillet doit être soumise à un examen. C’est ce que nous ferons ici. Mais notre but est de déterminer une attitude cohérente. Pour agir, le Parti ne peut se contenter de sous-entendus ou d’équivoques. La critique doit être faite en pleine clarté. Mais l’affirmation des positions déterminées dans le cours d’une discussion loyale doit aussi être sans faux-fuyants, énergique, et développée dans toutes ses conséquences. C’est là la condition de l’éducation de cadres fermes, consciencieux et combatifs.

Certains disent : la “question russe” est une affaire “d’opinion”, ce n’est pas une question de principe. Dans ce jugement s’exprime parfois un souci de recherche personnelle un peu désordonné. Mais il y transparait surtout une attitude foncièrement erronée vis-à-vis d’une question qui, en réalité, pose sur le tranchant du couteau toutes les questions fondamentales du mouvement international.

Le programme du Parti doit-il ou non se prononcer sur l’URSS ? Voilà comment il faut poser la question. Jusqu’à présent tous les documents programmatiques se sont prononcés nettement. Ils faisaient preuve de l’attitude le plus vigilante à cet égard.

En 1929-30, une division rejette de nos rangs une série de courants après une discussion qui avait pour pivot l’attitude vis-à-vis de la défense de l’URSS (attaque de Tchang-Tse-Lin contre le chemin de fer de l’Est Mandchourien) : Urbahns, Paz. De nouvelles discussions eurent lieu avec Treint lorsque celui-ci reprit sans modification essentielle les théories d’Otto Bauer et de Laurat. La préconférence internationale des bolchéviks-léninistes (Opposition communiste internationale, Janvier 1933) inclut la question russe dans le document programmatique qui y fut adopté. Il en fut de même dans tous nos documents depuis (Points du GBL de la SFIO, Charte politique du POI, Thèse sur la IV° Internationale et la guerre. Conférence Internationale de Juillet). Ce n’est pas par hasard.

Y a-t-il aujourd’hui des évènements qui nous obligent à laisser cette question en dehors ? Aucun. Au contraire, l’attitude des courants du mouvement ouvrier envers l’URSS devient plus que jamais la pierre de touche de leur politique entière. Il s’agit de la question de l’État, de la guerre, et des questions essentielles de la lutte pour le socialisme. Nos programmes se prononcent en détail sur l’impérialisme, la démocratie bourgeoise, etc. non dans le sens théorique et abstrait, mais en relation directe avec la situation du mouvement ouvrier dans les différents pays (fascistes ou non, France …). Il va de soi que l’évolution sociale russe intéresse d’une façon encore plus étroite le prolétariat. Voit-on une organisation marxiste révolutionnaire qui laisserait son programme donner de vagues indications sur les fonctions de la bourgeoisie et de son rôle dans les pays capitalistes, sous prétexte qu’il ne s’agit pas “d’une question de principe” ? Il n’en va pas différemment pour l’URSS.

La première attitude est justement celle de la social-démocratie qui insiste auprès des staliniens pour laisser en dehors de la charte du “parti unique” toute appréciation sur l’URSS. Cette attitude peut convenir à des gens qui ont l’habitude de pas sortir de l’ombre les questions réelles de la lutte contre le capitalisme, à des opportunistes, à des virtuoses du centrisme. Ce ne peut être la nôtre.

La nouvelle constitution de l’U.R.S.S.

La nouvelle constitution avait déjà été analysée dans les thèses de Juillet, sur la base du projet. Elle est “un pas en arrière, de la dictature du prolétariat à un régime politique pré-bourgeois”:

“La nouvelle constitution renforce la dictature des couches privilégiées de la société soviétique sur les masses travailleuses, rend par cela un dépérissement pacifique de l’État impossible et ouvre à la bureaucratie des voies “légales” pour la contre-révolution économique, c’est-à-dire la réintroduction du capitalisme par la voie sèche, possibilité que la bureaucratie prépare directement par la tromperie de la “victoire du socialisme”.”
Dans sa dernière version adoptée, la constitution a inclus deux “amendements” : l’un rétablit l’héritage en ligne directe et pour certaines catégories de biens acquis, et l’autre donne la propriété de la terre aux kolkhozes, sous forme d’un usufruit à perpétuité. “La question du droit d’héritage, disait notre résolution, conduit à la question ultérieure des cadres de la propriété privée. Tel est un des canaux possibles de la restauration bourgeoise”.

Ainsi, sans entrer dans le détail, il est clair que la nouvelle constitution facilite les voies à une restauration de la propriété privée (encore limitée à certaines catégories de revenus et de possessions), et non à un raffermissement de la propriété collective.

Mais pour manifester cette tendance, il faut que la constitution soit elle-même le reflet d’un état de fait déjà existant, ou bien en cours de croissance. Les conditions de l’économie planifiée et étatique, et la mécanique puissante de la bureaucratie, peuvent modifier dans une certaine mesure l’interdépendance qui existe entre les formes économiques et les institutions politiques dans tout régime de classe ; mais elles ne peuvent l’abolir.

De fait, la restauration des kolkhozes, après la collectivisation forcée de 1930, s’est faite par des concessions à la propriété et à la jouissance privée, de même que le pouvoir de la bureaucratie s’est étendu sur la base d’un niveau considérable et grandissant. La constitution nouvelle prend acte de ces faits, mais en leur donnant la consécration juridique, elle facilite leur élargissement.

La vague de terreur contre-révolutionnaire que la bureaucratie fait déferler sur les chemins de fer, usines et champs, en fusillant par centaines les ouvriers et fonctionnaires récalcitrants, est la conséquence de la nouvelle constitution et de l’espérance qu’elle ouvre à une série de couches sociales derrière lesquelles se tient aux aguets le capitalisme mondial. La bureaucratie écuyer de cette restauration, risque cependant de ne pas monter elle-même en selle. C’est cela qui révèle la fonction contradictoire et ambiguë de la bureaucratie soviétique, qui sape elle-même les fondements de son existence : la propriété étatique collective du sol, des moyens de production, de la grande industrie, des habitations et du commerce.

Malgré les progrès de la contre-révolution, il reste toujours vrai et d’une importance décisive que:

“Les rapports sociaux de l’URSS, y compris les privilèges de l’aristocratie soviétique, s’appuient en fin de compte sur la propriété étatique et kolkhozienne acquise par l’expropriation de la bourgeoisie qui, à la différence de la propriété capitaliste, ouvre une possibilité d’une croissance de l’économie et de la culture.”

La bureaucratie a fait voter une constitution nouvelle, qui garantit une série de ses privilèges, elle a assassiné presque tous les anciens dirigeants bolchevicks dont la fidélité lui était suspecte ; elle a donné à la diplomatie de la SDN des garanties inouïes : malgré tout cela, elle reste liée, non seulement par ses origines, mais aussi par son mode de fonctionnement, de recrutement, de reproduction, de consommation actuel, aux cadres de la propriété, définis au moment de la révolution d’Octobre.

Ces cadres peuvent disparaître par la voie “froide”, au cours d’une guerre, ou par un coup d’État contre-révolutionnaire. Ils peuvent aussi redevenir la base d’une économie progressant : sur la voie socialiste, avec l’aide du prolétariat européen, vers l’égalité. Mais n’importe quel pronostic ne dispense pas de se fonder des deux pieds dans la réalité.

Etant donné la différence fondamentale qui existe entre l’industrie étatique de l’URSS et le capitalisme de monopole, dans le système de l’impérialisme, il est évident que pour revenir au capitalisme privé dans les branches fondamentales de la production, il faudrait aussi que la bureaucratie se décompose : on verrait alors surgir en URSS des classes sociales qui, par tout leur mode d’existence économique, seraient les proies de sang de la bourgeoisie, et même du fascisme européen.

Il s’agit là de tendances qui sont encore loin d’être pleinement épanouies, et qui sont précédées par les progrès contre-révolutionnaires dans le domaine de la consommation et de la distribution. Comme l’indiquent les thèses :

“Tout État ouvrier conserve, pour élever les forces productives, dans les premiers temps, le système du salaire ou comme s’exprimait Marx, “les normes bourgeoises de répartition”. La question est tranchée, pourtant, par la direction générale du développement … Avec l’isolement et le retard du pays soviétique les normes bourgeoises de répartition ont pris un caractère grossier et outrageux (différenciation monstrueuse des salaires, primes, avancements, décorations, etc.) et ont engendré des tendances restauratrices, qui menacent le système étatique de propriété”.

Dans l’année écoulée, tous les indices montrent une aggravation de cette tendance qui s’étend à l’agriculture aussi bien qu’à l’industrie. Le moment vient où la persistance de cette tendance, la consolidation des résultats acquis par les privilégiés, menace à son tour les formes de la propriété.

La tête de la bureaucratie a massacré toute une couche de dirigeants anciens et continue à décimer les rangs de ses anciens membres : pour cela, elle est en pleine crise. Ces épurations, en rétrécissant sa base, ne lui assurent pas plus de stabilité. Au contraire, les crises les plus profondes sont encore pour elles dans l’avenir, en liaison avec le réveil du prolétariat et les progrès de la contre-révolution capitaliste.

Objections

Nous jetterons maintenant un coup d’oeil sur les diverses catégories d’objections qui sont faites à la position du parti par une série de camarades.

L’État ouvrier et le capitalisme d’État

Première objection (ou plutôt affirmation) :

“L’URSS n’est pas ou n’est plus un État ouvrier, mais un capitalisme d’État, analogue aux États fascistes, où la propriété collective de la bureaucratie remplace la propriété privée capitaliste avec des effets analogues dans l’exploitation de la classe ouvrière : la plus-value y est soustraite au profit des privilégiés comme ailleurs”.

D’abord notre résolution de Juillet s’exprime ainsi:

“L’URSS est-elle un État ouvrier ? L’URSS est un État qui s’appuie sur des rapports de propriété créés par la révolution prolétarienne et qui est dirigé par une bureaucratie ouvrière dans l’intérêt de nouvelles couches privilégiées. L’URSS peut être appelée un État ouvrier, dans le même sens à peu près - malgré l’énorme différence des échelles - qu’un syndicat dirigé et trahi par des opportunistes, c’est-à-dire par des agents du capital, peut être appelé une organisation ouvrière.”

Nous pouvons admettre que l’étiquette “État ouvrier” laisse imaginer une société où le prolétariat non seulement a refoulé les formes les plus fondamentales du capitalisme, mais où il domine politiquement sans conteste. En ce sens elle peut prêter à confusion. C’est d’ailleurs une formulation que déjà en 1921 Lénine critiquait non sans raison.

D’abord, l’État, disait-il (à propos de la discussion sur les syndicats) n’est pas ouvrier : il est ouvrier et paysan ; ensuite c’est plutôt un État bureaucratique dominé par le prolétariat. Lénine voulait dire à cette époque, que le prolétariat dirigeait en alliance avec une paysannerie encore morcelée et entièrement arriérée ; et que l’appareil étatique était teinté de la routine petite-bourgeoise héritée du régime précédent.

En 1937, l’État est bureaucratique dans un nouveau sens, car il s’agit surtout d’un appareil né de la nouvelle croissance industrielle et paysanne, après une période où la paysannerie a fait un bond en avant.

C’est pourquoi la formulation de nos thèses est prudente. L’analogie avec un syndicat ouvrier est parfaitement justifiée, autant que les analogies sont en général défendables en politique. L’expression d’aristocratie ouvrière est une réalité bien vivante. Lénine à la suite d’Engels, parlait du “parti ouvrier-bourgeois” à propos du Labour Party : l’antimonie dans les mots est encore plus criante : elle désignait cependant avec assez de justesse la fonction de la bureaucratie réformiste dans le mouvement ouvrier. La combinaison historique nouvelle qu’il représente ne se laisse pas facilement réduire aux étiquettes déjà connues. Cela ne diminue pas d’un iota la nécessité de formuler une analyse qui soit fondée sur les faits.

Oui, mais - et le capitalisme d’État ?

Cette question a été maintes fois éclaircie [1]. Ce n’est pas d’aujourd’hui que cette expression a été utilisée par les communistes pour faciliter la compréhension du régime social et économique de l’URSS. En 1918 par exemple, Lénine écrivait :

“Notre tâche c’est d’étudier à fond le capitalisme d’État des Allemands, de l’adopter, sans craindre les procédés dictatoriaux qui pourraient accélérer son adoption”.

Evidemment, il entendait par là que tout le développement social et économique de la Russie devait passer avant tout par la centralisation, l’élévation du niveau technique, la productivité croissante selon un plan. Car ajoutait-il “le rendement, c’est en fin de compte, ce qu’il y a de plus important pour la victoire du nouveau régime social. Le capitalisme a obtenu un rendement de travail qu’ignorait l’économie féodale. Le capitalisme pourra être définitivement vaincu si le socialisme obtient un rendement beaucoup plus élevé”.

Mais l’étatisme capitaliste a pour but de venir en aide à la propriété privée menacée (et en particulier aux grandes industries et à la propriété foncière). En URSS c’est la propriété elle-même qui est étatisée, collective. Assimiler les deux formes conduit au rapprochement du régime fasciste et du régime stalinien : c’est tout simplement répéter les accusations anciennes des libéraux et démocrates de tout poil pour qui la dictature blanche de la bourgeoisie et la dictature prolétarienne sont les deux faces du même système.

Mais, nous demande-t-on, quelle différence y a-t-il entre la propriété privée et la propriété collective, si seule une bureaucratie peut profiter de celle-ci ? Il n’y aurait qu’une différence de degré entre la propriété privée capitaliste et la gigantesque propriété “privée” de la bureaucratie.

La propriété collective et la production de la plus-value

Dans une analyse de la Philisophie de l’État de Hegel, Marx avait écrit:

“La bureaucratie est l’État imaginaire à côté de l’État réel, le spiritualisme de l’État. Toute chose a donc deux significations, l’une réelle, l’autre bureaucratique, de même que le savoir est double, l’un réel, l’autre bureaucratique … Mais l’être réel est traité d’après son être bureaucratique, d’après son être irréel, spirituel. La bureaucratie tient en sa possession l’être de l’État, l’être spirituel de la société. C’est sa propriété privée.”

Il va de soi qu’ici l’expression “propriété privée” est prise au sens symbolique et n’est point propre à une forme particulière de bureaucratie, encore que Marx se référait à travers Hegel à la bureaucratie prussienne. Il s’agit des rapports qui s’établissent en principe entre l’État et la bureaucratie. Sous tous les régimes non socialistes, la bureaucratie, l’armée des fonctionnaires a tendance à se considérer comme l’incarnation de l’État au-dessus des classes. Dans ce sens aussi, Rakovsky et Trotsky ont pu employer l’expression. Mais nullement dans le sens pratique et défini d’une propriété particulière, c’est-à-dire d’un droit de libre disposition.

Qu’elle ait ou non des titres de propriété (et elle n’en a pas), la bureaucratie ne peut disposer (répartir) librement ni d’un capital accumulé, ni de la plus-value produite. Il ne s’agit pas pour elle d’une propriété capitaliste privée, même à l’échelle des monopoles d’État.

S’agit-il alors d’une forme nouvelle de propriété, des rapports établis historiquement sur la base de l’appropriation collective, mais au bénéfice d’une classe particulière, la bureaucratie ? Dans ces cas, il faudrait admettre que la bureaucratie jouit du système comme une classe capitaliste, parce qu’elle s’approprierait la plus-value comme une entreprise capitaliste.

Réponse : L’histoire démontre que le phénomène de la production et de l’appropriation de la plus-value n’est pas propre et limité au capitalisme libéral ou au monopole privé. La rente foncière et la plus-value qui ont existé à l‘époque de féodalisme, ont pris tout leur sens avec l’économie marchande puis le développement industriel. Elles continuent à exister en URSS, malgré les dénégations de Staline, Boukharine et leur école. Seulement elles sont nationalisées, et là gît une différence essentielle. Si l’on veut éclairer la nature de la société soviétique collective actuelle, c’est aussi de ce côté qu’il faut éviter les erreurs.

Marx écrivait dans le Capital que la forme de la production de la plus-value déterminait avant tout l’essence d’un régime social :

“La forme économique spécifique dans laquelle le surtravail non payé est extorqué aux producteurs immédiats, détermine le rapport de dépendance entre maîtres et non-maîtres, tel qu’il découle directement de la production même et à son tour réagit sur elle. C’est d’ailleurs la base sur laquelle repose toute la structure de la communauté économique et des conditions mêmes de la production, et donc en même temps la forme politique spécifique.” [2]

La rente foncière est toujours produite par les kolkhozes, ainsi que la plus-value dans les usines. En URSS aussi, la plus-value recèle le profit, le salaire, etc. Cependant, le fond des salaires, comme le profit et la rente foncière, sont centralisés dans le budget de l’État directement ou indirectement. L’État concentre le revenu national entre ses mains, et cela suppose l’élimination de la grande propriété privée [3].

Les staliniens répètent que la plus-value n’existe plus en URSS, puisque “les usines appartiennent aux ouvriers”. Mais à cette absurdité, il est inutile d’opposer une absurdité aussi grande : à savoir que la plus-value y est produite et répartie comme dans le système capitaliste, et par conséquent les rapports entre maîtres et non-maîtres, selon l’expression de Marx, y sont semblables. En réalité, la forme spécifique de l’appropriation d’une partie du surtravail non payé, lui confère le rôle et la fonction d’une caste semi-parasitaire et chez certaines de ses couches, la tendance directe à se frayer la voie à des propriétaires.

La différenciation extrême des salaires, phénomène frappant et plein de signification, n’épuise cependant pas la question du “secret intime, du fondement caché de tout l’édifice social”. Ce secret de l’État transitoire de l’URSS et des contradictions nouvelles qu’il recèle est révélé si l’on ne perd pas de vue le sens réel des nationalisations et si l’on ne masque pas leur véritable caractère par des analogies superficielles avec l’étatisme fasciste de Mussolini ou de Hitler.

Les problèmes du développement de l’URSS sont constamment posés en termes nouveaux. Notre tâche est de ne rien négliger pour leur élucidation mais c’est sur les conséquences politiques de notre appréciation qu’il faut écarter résolution les équivoques.

Révolution politique ou sociale ?

Quel est le programme de la nouvelle révolution soviétique ? Les thèses de juillet déclaraient :
“Si, pour le retour de l’URSS au capitalisme, est nécessaire une contre-révolution sociale, c’est-à-dire le renversement de la propriété étatique des moyens de production et du sol, de même que la réintroduction de la propriété privée, est devenue inévitable pour la marche au socialisme une révolution politique de la bureaucratie dégénérée, évidemment avec le maintien des rapports de propriété établis par la révolution d’Octobre. S’appuyant sur les masses travailleuses du pays et sur le mouvement révolutionnaire du monde entier, l’avant-garde prolétarienne en URSS devra renverser la bureaucratie par la force, régénérer la démocratie soviétique, liquider les privilèges monstrueux et assurer un développement réel vers l’égalité socialiste.”

Trotsky écrit :

“La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales ; mais elle tiendra dans les cadres d’une transformation politique.”

A cela les ultra-gauches opposent qu’on ne peut séparer la révolution politique de la révolution sociale, toute révolution politique ayant inévitablement un contenu social. Ils parlent de la prochaine révolution russe comme d’un nouvel Octobre.

L’image sonne bien, mais elle est dépourvue de signification scientifique. Le problème de l’expropriation de la bureaucratie ne peut se résoudre que par un programme déterminé. Quel programme les ultra-gauches nous proposent-ils ? Le défaitisme !! Un tel infantilisme ne permet même pas d’aborder la question. Nous ne prétendons pas nous substituer à l’avant-garde bolchevick en URSS et à son expérience réelle, dans les circonstances terribles de son existence, pour déterminer une tac tique et un programme complet. En général, l’élaboration du programme va de pair avec la lutte de classe elle-même et la liberté d’action du parti ouvrier. Cette liberté fait défaut en URSS. Cependant, la IV° Internationale et Trotsky ont indiqué l’orientation de la “seconde révolution contre l’absolutisme bureaucratique”.

Il s’agit avant tout de “régénérer la démocratie soviétique, liquider les privilèges monstrueux et assurer un développement réel vers l’égalité socialiste”. Il faudra “changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle“, “rétablir le droit de critique et une liberté électorale authentique”, ce qui implique “la liberté des partis soviétiques et la renaissance des syndicats”. On voit ainsi que la révolution politique nécessaire, si elle se remplit inévitablement d’un contenu social, n’est pas cependant obligée de s’attaquer aux formes fondamentales des rapports de propriété et de production. Aucun du mouvement ouvrier russe n’a proposé autre chose. Ceux pour qui l’URSS est rentrée dans la proie de l’impérialisme mondial pour lesquels rien n’est à défendre dans son système n’ont même pas essayé d’aborder la question de la dépossession des soi-disant nouveaux “propriétaires privés”, les bureaucrates.

Défense de l’URSS et démocratie bourgeoise

Si vous admettez que le système soviétique, même dégénéré, représente un progrès historique sur le capitalisme, nous dit-on, alors il faut aussi défendre la démocratie française ou anglaise, qui représente une avance sur le fascisme.

Quelle bizarre objection ! Cette question de caractère “progressif” de l’État ne peut être résolue par des dilemmes aussi simplistes. La démocratie capitaliste, du reste partout combinée avec un régime d’autorité bonapartiste est le rempart le plus puissant dans la défense du grand capital. Le fascisme représente, dans d’autres conditions, une autre partie de cette muraille de Chine. Le pseudo capitalisme d’État et l’autarchie, sont un recul par rapport au capitalisme de monopoles et du capitalisme libéral dans la voie ascendante de la division et de productivité mondiale du travail avec toutes ses conséquences catastrophiques dans le domaine de la consommation (chômage permanent, abaissement du niveau de vie des masses, industries artificielles, etc.). Pour intégrer à nouveau l’URSS dans cette anarchie, il faut une contre-révolution sociale. Le capitalisme ne considère pas la Russie autrement que la Chine : un marché de consommateurs déjà handicapé par le développement industriel intérieur. Nous partons de là pour affirmer que la défense de l’Union Soviétique vis-à-vis du capitalisme mondial est le devoir du prolétariat.

Cependant, nous ne rejetons pas en France non plus, la lutte conséquente pour la démocratie. Les staliniens ont troqué cette lutte pour la prostitution au radicalisme petit-bourgeois. Mais nous ne rejetons pas pour cela le bébé avec l’eau de la baignoire : les conquêtes démocratiques qui permettent au prolétariat d’élargir le champ de son combat, nous les défendons avec acharnement. Nous ne sommes pas des partisans de la théorie du social-fascisme. Cependant nous ajoutons que cette défense n’est pas aujourd’hui concevable sans la subversion radicale des rapports de propriété capitaliste, l’expropriation du grand capital, l’écrasement par la violence de la petite minorité des exploiteurs : seul, le but socialiste justifie la lutte pour la démocratie en lui donnant un contenu nouveau. Cette attitude nous est dictée aussi bien dans la paix que dans la guerre. La lutte des classes ne disparaît pas dans la guerre ni dans la période de préparation directe à la guerre, dans laquelle nous sommes. C’est pourquoi nous serons, en Europe, des partisans de la défaite des gouvernements bourgeois, tandis qu’en URSS, nous sommes partisans d’une défense libre de toute attache avec les buts et les méthodes de la bureaucratie.

La défense de l’URSS et les alliances militaires

Dans son aspect le plus général, la défense de l’État soviétique est liée à la révolution internationale. La révolution relevant la tête en Occident ou en Orient constitue le gage le plus puissant de la renaissance socialiste en URSS. Or, la bureaucratie soviétique met tout en oeuvre pour faire échouer et briser la révolution dans le monde (Chine, Espagne, France). Cette attitude lui est dictée par sa volonté de conserver ses intérêts de caste nationale et de subordonner les intérêts du prolétariat international au sien propre.

Mais, sur cette voie la bureaucratie facilite de plus en plus les manoeuvres du capitalisme international. Devant la menace du capitalisme allemand et japonais, Staline s’est tourné vers la France et l’Angleterre, sous le couvert de la défense de la paix. Mais ces marchandages (comme le pacte franco-russe, l’entrée dans le SSN), qui peuvent servir de base des manoeuvres diplomatiques, seront finalement des marchés de dupe. L’impérialisme franco-anglais utilise cette alliance pour son propre jeu (comme en Espagne) pour démoraliser le prolétariat révolutionnaire et nullement pour envisager concrètement une guerre commune menée jusqu’au bout. En tout cas, au moment où une telle guerre commune serait vraiment menée, Staline serait obligé de donner de nouvelles garanties, dans le sens d’un contrôle du capital franco-anglais et d’une restauration de la propriété privée.

Cela montre comment la dénonciation implacable des manoeuvres et trahison de la bureaucratie stalinienne sont nécessaires à la défense même des bases du socialisme en URSS.

On a coutume de nous opposer le cas concret d’une guerre anti-allemande menée de concert par l’URSS et la France. Dans ce cas, les intérêts militaires vitaux de l’URSS ne nous obligeraient-ils pas à “soutenir” la guerre de la France ? C’est ainsi que certains camarades tirent de la défense de l’URSS la conclusion que l’Union sacrée est inévitable. Ils rejettent alors l’une et l’autre.

D’abord il n’est nullement prouvé que l’URSS soit définitivement intégrée dans le système franco-anglais. Des changements importants peuvent survenir en Europe et Asie qui pousseront Staline à chercher un compromis avec Hitler ou son successeur (en particulier sur le dos des colonies anglaises ou de la petite Entente). La bureaucratie soviétique n’est pas un simple appendice du capitalisme mondial. Elle peut changer souvent son fusil d’épaule, précisément parce qu’elle n’est pas une classe bourgeoise. Des variantes nombreuses peuvent être envisagées sur le rôle de l’URSS dans une prochaine étape de la guerre mondiale qu’il sera de notre devoir d’étudier concrètement dans chaque cas.

Dans la situation présente, nous partons de ce point de vue : la guerre mondiale, quels que soient les systèmes d’alliances particuliers, sera à nouveau le heurt des six grandes puissances impérialistes qui dominent le monde (Angleterre, France, Allemagne, Italie, États-Unis, Japon). Tous les autres États, même soi-disant neutres, seront entraînés dans l’un ou l’autre camp. Cette guerre mettra à l’ordre du jour, par dessus les massacres inévitables, la révolution socialiste internationale, et la participation de l’URSS à cette guerre n’y changera rien. Le défaitisme révolutionnaire, c’est-à-dire la lutte prolétarienne pour la paix, pour la fraternisation ouvrière, pour le renversement des groupements capitalistes, serait la seule issue progressive pour l’Humanité et la seule issue qui garantirait à l’URSS sa structure transitoire vers le socialisme.

L’argument des opportunistes : nous défendons la France parce qu’il faut défendre l’URSS ne résisterait pas aux faits. Le régime de la bureaucratie stalinienne, de la dictature bonapartiste de Staline, et l’URSS sont deux choses. Staline ne peut qu’affaiblir l’URSS dans la guerre. Les restaurateurs du capitalisme relèveraient la tête. Encore une fois, le défaitisme dans les armées de la coalition hitlérienne et dans celles de l’impérialisme franco-anglais apparaîtrait comme la seule voie de la défense véritable des traditions d’Octobre.


Afin de permettre de se prononcer clairement, nous soumettons le projet de résolution suivant:

“Le Congrès, après avoir discuté les différents aspects du développement de l’URSS dans la situation mondiale actuelle, confirme son accord avec la résolution internationale de Juillet 1936.
“Il appelle le prolétariat à mobiliser ses forces pour la défense des conquêtes économiques d’Octobre, sapées et détruites chaque jour par la bureaucratie stalinienne. Il dénonce les crimes de Staline, assassinant les anciennes générations bolchevistes, comme les signes avant-coureurs d’une restauration du capitalisme dans les domaines fondamentaux de la production et de la propriété, c’est-à-dire d’une contre-révolution sociale déjà amorcée.
“Dans la paix comme dans la guerre, le prolétariat français devra aider les travailleurs soviétiques à se débarrasser de la dictature bonapartiste de trahison, pour la défense de leur État. Les travailleurs de France (et du monde) collaborent à cette lutte par l’action en faveur de la révolution socialiste dans leur pays, par la dénonciation des buts de guerre de l’impérialisme français en accord avec la IV° Internationale.
Ils affirment que cette voie est la seule qui puisse conduire à la régénération de l’URSS et au renversement de la dictature fasciste-capitaliste d’Allemagne et d’Italie conjointement avec l’écroulement de la domination capitaliste de la France et de l’Angleterre.” 

Notes

[1] Lire à ce propos le Chapitre IX de la Révolution Trahie ainsi que L’I.C. après Lénine de Trotsky. Lire aussi le Chap. IX de D. Guérin Fascisme et Grand Capital, qui éclaire bien la question.

[2] Marx développe encore (Capital, T.III, 2ème partie, ch.37): “C’est toujours dans le rapport direct entre les propriétaires des conditions de production et les producteurs immédiats - rapport dont la forme correspond toujours et de façon naturelle à un stade déterminé dans le développement des modalités du travail et donc de sa productivité sociale - c’est toujours dans ce rapport que nous trouvons le secret intime, le fondement caché de tout l’édifice social et par conséquent aussi la forme politique revêtue par le rapport de souveraineté et de dépendance, en un mot toute la forme spécifique de l’Etat. Cela n’empêche pas que la même base économique - la même entendons-nous, quant aux conditions principales - peut, sous l’influence de diverses conditions empiriques, des données historiques agissant du dehors, conditions naturelles, différences de race, etc., présenter, quant à sa manifestation, des variations et des gradations infinies, dont la compréhension n’est possible que par l’analyse de ces circonstances empiriques

[3] Un exemple. Voici comment la rente foncière retourne à l’Etat. La répartition des produits et de l’argent dans un kolkhoze se fait suivant des règlements dictés par le gouvernement. Tout d’abord, un prélèvement est effectué au profit de l’Etat, prélèvement dont l’importance varie suivant la fertilité de la région et qui atteint jusqu’à 41 % de la récolte. Puis il est déduit 2 à 3 % pour les dépenses administratives, et 13 à 25 % pour l’amortissement des tracteurs et machines agricoles, enfin 10,5 % pour le fonds de réserve. Le reste est réparti entre les travailleurs au prorata de la quantité et de la qualité du travail effectué par eux. (Berline, L’Evolution économique et sociale de l’URSS).

Voir aussi le matériel de chiffres abondants (surtout pour l’industrie) fourni par Citrine : A la recherche de la vérité sur l’URSS.


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