1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

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L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


XII. L'économie du Front Populaire

Les ouvriers ont pris les usines en main. La révolu­tion est venue d'en bas. D'en haut, c'est à-dire des directions des partis ouvriers, ne sont venues que les freins.

Les décrets du gouvernement de la Généralité de Taredellas concernant les collectivisations, par exemple, n'ont été que la consécration tardive d'un état de fait.

L'économie de l'Espagne gouvernementale reflétait les tendances contradictoires qui déchiraient le camp antifasciste. D'un côté, les mesures d'étatisation, c'est­-à-dire la prise par l'Etat des usines et entreprises  « abandonnées », c'est-à-dire des usines que les ouvriers ont fait abandonner aux capitalistes, de l'autre, les collectivisations qui reflétaient la volonté des ou­vriers de gérer l'économie du pays, mais étaient sur­tout inspirées par les anarchistes qui y voyaient le commencement de réalisation de leurs théories sur l'union des communes libres.

Ces collectivités avaient très souvent les traits du socialisme petit-bourgeois : les ouvriers s'emparaient d'une entreprise et parfois même partageaient les bénéfices. Malgré cette fausse orientation, les collecti­visations, en cas d'une évolution révolutionnaire, pouvaient évidemment servir comme point de départ de l'économie socialiste.

Les conseils d'entreprises constituaient malgré les procédés de la bureaucratie syndicale qui empêchaient leur fonctionnement démocratique, un organisme pro­létarien né du mouvement du 19 juillet. De là la lutte constante du gouvernement contre ces conseils d'en­treprise.

Le gouvernement de Front populaire était tiraillé entre les conceptions capitalistes de l'économie, la conception anarchiste des communes libres, et la con­ception socialiste.

L'orientation générale du Front populaire lui indi­quait évidemment la vote de la suppression des col­lectivités. Elles ne rentraient pas dans les cadres de la république démocratique et constituaient un obstacle dans la conquête du cœur glacé de Chamberlain.

Il y a quatre mois le conseiller de la Généralité Vidiella un des dirigeants du P.S.U.C., déclara ouvertement qu'il était honteux de voir à Barcelone tant d'inscriptions de ce genre : Colectividad, Industria Socializada, etc...Vidiella disait que cela indisposait les visiteurs étrangers et en premier lieu anglais, et empêchait une aide des démocraties.

Seulement malgré cette cour tendre et entêtée à Chamberlain les chefs du Front populaire ne pouvaient pas aller jusqu'au bout dans la voie de la suppression des collectivités. Ils ne pouvaient pas rompre avec les ouvriers surtout cénétistes, ni avec les ouvriers de l'UGT qui eux non plus ne voulaient pas de destruction des collectivités.

En somme, nos démocrates étaient placés entre deux feux. Ils voulaient concilier le Bon Dieu avec le dia­ble. C'était difficile. C'était même impossible. Mais par leur nature de classe, ces petits-bourgeois ne pouvaient pas faire autre chose que d'essayer de concilier l'inconciliable.

La politique économique du Front populaire est précisément le reflet de cette contradiction.

L'histoire de la collectivité où je travaillais est symptomatique à cet égard.

Au mois de janvier 1938, le gouvernement décida de prendre en mains cette collectivité, ou plutôt ce conglomérat de collectivités qui passa sous la dépendance du gouvernement et devint une entreprise d'Etat. Seulement, l'expérience étatique n'a duré que trois mois. Il y avait des conflits constants entre les représentants du gouvernement et les conseils d'usine, entre le Sous-secrétariat et le syndicat de la C.N.T. Cela n'allait pas du tout. Le gouvernement décida au mois de mars d'annuler le décret sur l'étatisation et nous sommes redevenus une collectivité et une entre­prise indépendante qui établissait des contrats avec le gouvernement et était contrôlée par lui.

Cette nouvelle « période » qui commença pour notre collectivité au mois de mars 1938 et qui dura jusqu'à la fin, n'était pas du tout une période de collaboration pacifique entre le gouvernement et le conseil d'usine. Au contraire. Je vous renvoie à tout ce que j'ai déjà dit en parlant de l'industrie de guerre.

C'était une guerre tantôt sourde, tantôt ouverte, pre­nant des formes différentes, mais permanente. Le gouvernement nous chicanait à chaque minute. Il maintenait toujours sur la tête de la collectivité un revolver : on vivait sous la menace constante de la nouvelle mesure d'étatisation. Une fois, le contrôleur de la Généralité voulut déposer une plainte contre la collectivité qui devait obligatoirement entraîner son étatisation, à cause d'une erreur de comptabilité de 800 pesetas...

Les communistes étalent naturellement partisans du passage de toute l'industrie de guerre aux mains de l'Etat. C'était le leitmotiv de toute leur propagande :

« L'industrie de guerre et les transports dans les mains du gouvernement ! », mais c'était plus facile à dire qu'à faire.

Les ouvriers n'avaient pas confiance dans l'Etat de Negrin, c'est-à-dire dans I'Etat bourgeois. La centralisation de toute l'industrie de guerre, des transports et dé l'économie en général, était évidemment néces­saire selon nous aussi, bolchéviks léninistes espagnols, mais elle n'était réalisable que sous le pouvoir prolétarien qui s'appelle la dictature du prolétariat...

Mais les communistes étaient impatients. Ils pous­saient le gouvernement dans la voie des mesures éner­giques, c'est-à-dire des nouvelles mesures d'étatisa­tion. Pour ces héros du gangstérisme, tout se réduit aux mesures énergiques et dictatoriales. Ces « marxistes » s'imaginaient que tout peut se résoudre par des mesures administratives et des procédés de « gouvernement fort ». Ainsi ils pensaient que des mesures fortes et dictatoriales pouvaient mettre de l'ordre dans l'industrie de guerre, que les décrets pouvaient supprimer la spéculation florissante, etc... Cela s'ex­plique, d'ailleurs. N'avaient-ils pas, par mesures de police, « écrasé » le trotskisme et assassiné Andrès Nin, notre Erwin Wolf, Moulin, etc. ?

Seulement, il est plus facile d'exécuter un attentat et de tuer des militants ouvriers que de résoudre un problème économique par décret.

Les communistes, c'est vrai, se rappelaient la Russie et les méthodes de dictature qui y étaient appliquées au cours de la guerre civile. Seulement ils ou­bliaient un petit détail, à savoir qu'en Russie les bol­cheviks ont établi la dictature du prolétariat sous l'égide de Lénine et de Trotsky, et non le régime du pourri Front populaire.

Mais revenons aux collectivités.

Quelques semaines avant la débâcle, les communis­tes obtinrent enfin gain de cause : un nouveau dé­cret du gouvernement remettait à l'Etat toutes les industries travaillant même indirectement pour la guerre, mais il n'a pas eu le temps d'être mis en vi­gueur. On peut se demander s'il aurait pu être appli­qué même si la débâcle n'avait pas eu lieu.

Nous, trotskystes, nous sommes, c'est un de nos péchés cardinaux, adversaires de la théorie du « socialisme dans un seul pays », mais d'autant plus nous comprenons le ridicule des théories et des pratiques du socialisme dans un seul village et aussi dans une seule usine et dans une seule ferme.

Concrètement, les collectivités ne pouvaient se dé­velopper et prospérer que centralisées, généralisées, et avec l'aide constante du gouvernement prolétarien. Mais, encore une fois, cela n'existait pas en Espagne.

L'économie de l'Espagne gouvernementale était donc très bigarrée : l'industrie étatique, celle du gou­vernement central et celle de la Généralité, l'une aussi en guerre contre l'autre, les collectivités se faisant aussi concurrence entre elles, et à côté de cela le capitalisme privé qui se reconstituait petit à petit. Il faut ajouter une spéculation florissante, l'afflux d'une quantité d'aventuriers et de commerçants étrangers contre lesquels la politique du Front populaire ne pouvait rien, la rupture presque complète d'échanges entre les villes et la campagne, le paysan s'enfermant dans sa collectivité ou dans son petit lopin de terre, ne voulant pas vendre parce qu'il ne pouvait rece­voir de la ville que les billets de banque dont la valeur diminuait chaque jour, retour donc à l'économie primitive, etc.

L'argent n'ayant que la valeur nominale tout le commerce se faisait sur lia base du troc. On échan­geait l'huile si on en trouvait, pour le riz ou les hari­cots, les amendes contre le savon, le pain contre le tabac et les produits alimentaires contre les vêtements. Il était par exemple impossible de faire ressemeler les chaussures à Barcelone en se servant de billets de la Banque d'Espagne, par contre quelques kilos de riz ou... un kilo de sucre, ouvraient les portes partout. Tout le monde trafiquait, tout le monde tirait de son côté. Un individu, une entreprise­, une ferme, une collectivité, et aussi une bureaucratie en guerre permanente pour des raisons de boutique contre l'autre... Le résultat était facile à prévoir : le gâchis croissait sans cesse.

Toutes les mesures « énergiques » du gouvernement n'étaient que du bavardage et ne pouvaient pas être autre chose. Certes, on combattait la spéculation par exemple... en arrêtant les misérables femmes qui vendaient dans la rue des noisettes [1] trop cher, on imposait aussi des amendes à un gros spéculateur. Mais c'était un risque du métier et un risque minima. Le spéculateur était toujours protégé par ses amis dans la police.

Dénoncer un spéculateur était dangereux : non pour le spéculateur, mais pour sa victime.

Du reste, tout le monde laissait faire. Le sens des responsabilités disparaissait. L'indifférence se généra­lisait. On vivait au jour le jour. Tout le monde se rendait compte que ce gâchis ne durerait pas long­temps et voulait profiter du moment. Le régime du Front populaire ne satisfaisait personne, mais par contre, indisposait tout le monde. Pour les uns, il était trop rouge, pour les autres, trop pâle,

- Nous comprenons les contradictions qui déchi­raient l'économie du Front populaire, mais l'économie fasciste n'était-elle pas, elle aussi, déchirée par les cou­rants divers opposés par exemple entre les phalangis­tes partisans d'une économie corporative et les réactionnaires du vieux style ? Franco ne souffrait-il pas des mêmes maux que Negrin dans le domaine de l'économie ? Pourquoi a-t-il pu « résister » sur ce terrain mieux que Negrin ?

- Erreur profonde ! L'économie de Franco fonc­tionnait, en gros (je suis incapable de donner des détails) comme fonctionne l'économie capitaliste en n'importe quel pays. Elle était ordonnée et régularisée par les lois qui régularisent cette économie capitaliste, les lois du marché libre et de la libre concurrence.

Par contre l'économie de Negrin n'était pas et ne pouvait pas être une économie capitaliste organisée, mais ce n'était pas non plus une économie socialiste, je veux dire l'économie de la période de transition et de la dictature du prolétariat. C'était ni chèvre ni chou. C'était un non sens érigé en système.

Pour comprendre son impuissance et sa faiblesse congénitale, il ne fallait pas être un grand savant. Il fallait seulement être marxiste. Malheureusement il y en avait très peu dans la Péninsule Ibérique.

« Resistir », s'opposer victorieusement au fascisme sur le terrain économique, comme sur le terrain militaire, comme sur le terrain Idéologique on ne le pouvait qu'en opposant au fascisme le socialisme et les méthodes de la dictature du prolétariat.

Que les ouvriers d'autres pays n'oublient pas cela.

Avant de terminer ces quelques mots qui doivent donner aux ouvriers français une idée sur l'économie de l'Espagne gouvernementale, je rappellerai un petit fait. Tout le monde volait, volait purement et simple­ment et selon toutes les règles du métier. Volaient les fonctionnaires bien placés, volaient les bureaucrates, les spéculateurs, mais volaient aussi les pauvres bougres, les simples ouvriers : ils avaient besoin de manger et devaient nourrir aussi leurs gosses et les salaires ne suffisaient qu'à acheter des navets et des noisettes.

Même dans plusieurs usines de guerre s'évanouis­saient régulièrement le charbon, le bois, mais aussi les graisses, l'huile lourde et parfois même des métaux qui avaient une certaine valeur. On ne volait pas de machines, parce qu'elles étaient difficiles à emporter et à utiliser.

- Et vous êtes restés passifs devant des crimes pareils ?

- A peu près... Pour combattre ces crimes, il fallait abattre la grande cause qui était à l'origine de tout cela, toute la politique utopique pourrie de la république démocratique, mais précisément, cette politique était défendue par les chefs tout puissants du Front populaire.

Du reste, dénoncer un voleur ou un espion n'était pas toujours possible, car la cinquième colonne était bien protégée dans l'appareil. Une fois, dans notre usine, on chassa un ouvrier qui y avait travaillé 20 ans, parce qu'il avait volé un pot d'huile. Il le prenait pour faire du savon. On ne pouvait qu'avoir pitié de lui. Quant aux vrais voleurs, ils étaient bien protégés par le système du Front populaire.


Notes

[1] La Généralité a créé pour cela tout un appareil et des tas de gens surtout du PSUC étaient à la poursuite constante des « spéculateurs » c'est-à-dire des marchandes des quatre-saisons.


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