1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

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L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


XIII. Le ravitaillement

- Tu as dit que les ouvriers étalent obligés de tra­fiquer et parfois même de voler pour nourrir leurs gosses. Voudrais-tu nous dire quelque chose sur le problème de l'approvisionnement et sur la façon dont il était résolu par le gouvernement républicain ? La presse a indiqué tout d'un coup qu'il régnait la famine en Catalogne. Ce problème avait de l'importance. Tu oublies qu'il faut manger.

- Oh ! Je ne l'oublie pas. Depuis huit jours, je ne fais que cela et parfois j'essaye même de comprendre la politique de non-intervention en contemplant le pain blanc et la bonne cuisine française.

Le problème de l'approvisionnement est un des problèmes centraux pendant la guerre et aussi pen­dant la guerre civile. Il faut manger pour vivre, mais surtout pour tenir une tranchée et pour travailler. Un tourneur, un ajusteur, mais surtout un forgeron, un fondeur ou un manœuvre ne peuvent se nourrir de beaux discours. Ils ne peuvent pas produire s'ils n'ont dans le ventre que des navets et des noisettes. J'ai observé cela de près.

Il n'y avait pas en Catalogne ni à Barcelone de fa­mine dans le vrai sens du mot, comme par exemple, en Russie en 1920. Mais il y avait une sous-alimentation marquée. On mangeait de moins en moins. Progressivement disparaissaient la viande, les grais­ses, les pommes de terre et dernièrement même les légumes étaient en voie d'évanouissement. On en mangeait, mais en quantité de plus en plus réduite, et sans graisse. Quant au pain, la ration était de 1,50 grammes par jour et par habitant. Le poids moyen d'un Barcelonais adulte a diminué de 20 kilos environ.

Mais pas celui de tous les Barcelonais. Pour bien connaître la politique d'approvisionnement du Front populaire, il serait intéressant et même très instructif de comparer la baisse du poids moyen d'un côté d'un spéculateur, bureaucrate, bien placé, policier, même carabinier, et de l'autre celui de l'ouvrier d'usine, même des usines de guerre. Une statistique pareille n'a pas été faite mais celui qui a vécu à Barcelone l'année 1938 ne me démentira pas quand je dirais que si la catégorie A, c'est-à-dire les bureaucrates, les bourgeois reconstitués, les spéculateurs, les policiers, les gardes d'assaut, et en général tous ceux qui fai­saient partie des forces répressives de l'État grossis­saient parfois, maintenaient leur embonpoint ou, dans le pire des cas, perdaient quelques kilos de graisse inutile, par contre, la catégorie B, c'est-à-dire les ou­vriers de Barcelone, ont perdu en moyenne 20 kilos de leurs poids.

Dans mon usine un ouvrier est mort par suite de sous-alimentation qui affaiblit son organisme et le rendit incapable de « résister ».

La politique alimentaire du Front populaire était à l'opposé du fameux précepte évangélique : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger.  »

C'étaient précisément ceux qui travaillaient le moins qui mangeaient le plus. Tu te rends compte de l'effet que cela avait sur le moral de l'arrière, tu te rends compte jusqu'à quel point cela démoralisait les ouvriers ? Le problème alimentaire, on ne parlait que de cela à Barcelone. Pas seulement les ménagères, mais tous, même les hommes les plus enclins à la philosophie... On se préoccupait d'avoir encore une ration supplémentaire de riz, de haricots, ou encore un bout de pain. Les ouvriers partaient chaque dimanche et parfois même au cours de la semaine à la campa­gne chercher des vivres. Dans les usines, il y avait des commissions spéciales  « de abastos » (d'approvisionnement) chargées d'acheter des vivres. Au bout de trois jours de voyage, ils revenaient, dernièrement avec des citrouilles (calabaza) et des noisettes, et parfois les mains vides.

Certes, la nourriture n'abondait plus en Catalogne vers 1938 car les paysans laissaient, pour des raisons intéressantes à étudier, mais que je laisse de côté, beaucoup de terres sans les cultiver, et aussi parce que de l'étranger venaient des quantités insuffisantes de vivres.

Mais le principal, c'est que les produits alimentaires dont disposaient la Catalogne et l'Espagne étaient ré­partis à peu près de la même façon que dans n'im­porte quel pays bourgeois. Seulement c'était plus ré­voltant parce que cela se passait en pleine guerre anti­fasciste.

L'ouvrier espagnol n'a pas besoin de leçons de dé­vouement et de sacrifice. Il a montré qu'il sait se sacrifier jusqu'au bout, seulement on se moquait de lui à chaque instant. Le rationnement même officiel était organisé de façon opposée aux intérêts du prolé­tariat et par conséquent de la guerre.

Loin de moi l'idée d'idéaliser tout ce qui se faisait en Russie révolutionnaire, même dans la période lé­niniste 1917-1923. Je me permets tout de même de si­gnaler la différence fondamentale qui existait aussi dans ce domaine entre la Russie bolcheviste et l'Espa­gne du Front populaire.

En Russie par exemple, on établit en 1918 les cartes de pain. On divisa la population en quatre catégories, la première catégorie étaient les manœuvres, après venaient les ouvriers de l'industrie légère, puis les professions libres, et enfin les bourgeois.

En Espagne, selon les règles de la démocratie for­melle, la ration était égale pour tous. Si les ouvriers de l'usine de guerre recevaient une ration de plus de pain et parfois de légumes, ce n'était rien si on com­pare tout cela avec les rations dans le sous secrétariat par exemple ou parmi les gardes d'assaut. Quant aux spéculateurs, ils se débrouillaient pas mal.

Un exemple vivant pour illustrer cela.

Le fondeur mentionné plus haut, qui travaillait dans notre usine et en fut chassé pour le vol d'un petit pot d'huile, ne se portait pas plus mal pour cela. Il commença à faire des voyages à la campagne afin d'y ramasser des vivres et les vendre ensuite. Il mangeait dorénavant mieux que lorsqu'il faisait le dur métier de fondeur.

Un exemple pareil ne prédispose pas les ouvriers à travailler.

Pour résumer le problème de l'approvisionnement, nous pouvons constater, - conclut Casanova - que les contours de classe ou plutôt les divisions de classes à l'intérieur du Front populaire ressortaient dans ce domaine comme ils ressortaient perdant les jours du tragique exode quand les uns se sauvaient dans de belles voitures, tandis que les autres étaient réduits à aller à pied.


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