1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


XVI. L'idéologie républicaine

« Nous luttons pour le droit international, pour que la constitution soit respectée, nous luttons pour une république démocratique », proclamaient Azaña, Caballero, Negrin et Miaja.

« Nous luttons pour une république démocratique parlementaire, mais une république démocratique d'un type nouveau, où les racines du fascisme seront détruites. Notre révolution est populaire. Notre guerre est une guerre nationale pour l'indépendance » ajoutaient José Diaz, Jésus Hernandez et Passionaria [1].

Tant de mots, tant de phrases, tant de tromperies mystiques pour cacher les choses ! Messieurs Azaña, Caballero, Negrin, Companys, Diaz et Passionaria, il fallait dire : « Nous luttons pour conserver le capita­lisme sur la base démocratique car c'est seulement dans le cadre de la démocratie que nous pouvons exer­cer nos métiers d'avocats, de députés, de bureaucrates syndicaux. Nous interdisons aux ouvriers d'abattre le régime capitaliste et de faire la révolution proléta­rienne. »

Le mensonge qui prend la forme du camouflage mystique est inséparable du régime capitaliste. La bourgeoisie ne pourrait dominer un jour sans la trom­perie. Un commerçant peut-il dire la vérité au client, lui dire combien lui a coûté la marchandise qu'il veut vendre à un prix exorbitant ? Un capitaliste peut-il montrer aux ouvriers sa comptabilité ? Pourquoi ce qui est impossible à un capitaliste pris individuelle­ment serait possible à la classe capitaliste prise dans son ensemble ? Monsieur le Capital a une gueule trop répugnante pour la montrer en public : il se discréditerait tout de suite.

Pour exister, il doit tromper, cacher ses buts réels, qui sont inavouables. Il doit se couvrir d'un masque mystique, surtout quand il a la forme démocratique, qui repose plus sur la tromperie que le fascisme, for­me plus brutale et plus ouverte de domination du ca­pital.

« En face de la barbarie fasciste, nous les républi­cains, représentons la culture. Regardez ces barbares, ces fascistes, ils tuent, ils assassinent les enfants, ils bombardent les villes ouvertes, les endroits où il n'y a aucun objectif militaire. Ils tuent leurs frères de race les Espagnols. Ils sont vendus à l'étranger. Ils mènent, inspirés par l'idéologie prussienne, la guerre totalitaire. Ils n'ont pas de conscience, ils n'ont pas de sentiments, ils n'ont pas de coeur ! Nous, les répu­blicains, c'est autre chose, nous ne pouvons pas par exemple répondre aux bombardements de Barcelone ou de Madrid par les bombardements de Séville et Burgos, nous aurions taché notre pur drapeau trico­lore et républicain, nous nous sommes des vrais pa­triotes, nous ne pouvons pas nous orienter sur l'aide active de la révolution prolétarienne, et sur l'aide des ouvriers du monde entier. Nous voulons vaincre en vrais Espagnols, c'est pour cela que nous sommes prêts de retirer tous les étrangers et nous les retirons. Nous voulons humaniser la guerre, c'est pour cela que nous en appelons sans cesse à la Société des Nations ; c'est pour cela que nous nous réjouissons de la forma­tion de la Commission Internationale contre les bombardement de villes ouvertes. Elle n'a qu'à venir à Barcelone, à Valence, à Granollers, et elle constatera que nous sommes des victimes innocentes des agressions barbares de l'aviation fasciste », etc... sans fin.

Nous connaissons votre musique et vos discours, Messieurs Azaña, Caballero, Negrin, Companys, Diaz et Pasionaria, non seulement nous les connaissons bien, mais nous comprenons leur sens et il est le sui­vant : « En face du fascisme, arme violente, barbare certes, mais conséquente et logique de défense du capitalisme condamné, mais qui veut se survivre, nous, démocrates, nous ne sommes que des poules mouillées. Nous sommes des petits bourgeois. Certes, nous voudrions la démocratie, mais nous avons peur de Toi, Grand Capital ! Tu nous en imposes par ta puissance ! Nous marchons sur la pointe des pieds devant Toi le Veau d'Or, car nous avons peur que la colère t'emporte, une colère injustifiée, car nous ne sommes que des républicains, et non des rouges. Si nous allons bombar­der Séville ou Majorque, des centaines et des milliers d'avions viendront contre nous. On nous rasera de la terre, on va nous asphyxier. Malgré notre noblesse, notre humanitarisme, notre loyauté, Chamberlain ne veut pas nous écouter et il ne nous croit pas quand nous disons que nous ne sommes pas des rouges. Que se passerait-il si nous employons toutes les violences contre Franco ? Les démocraties française et anglaise n'auront plus ombre de doute que nous sommes des bolcheviks. »

« Nous, les petits-bourgeois, nous avons peur de Toi, Capital, nous avons de l'estime pour Toi, car nous te devons tout : nos places dans les Conseils d'Admi­nistration, notre clientèle d'avocat. Nous luttons con­tre Franco. Oui, Mais nous avons peur que Toi, Capi­tal, tu disparaisses, car une société, selon nous les petits bourgeois, peut-elle vivre si un mal fatal t'arri­vait ? Cela serait alors la fin de la civilisation, l'anar­chie, l'effondrement de tout. Les ouvriers, les hommes qui savent à peine lire et écrire devraient nous commander, nous, hommes de science et de culture. Nous avons vu cela quand régnaient les maudits comités, les premiers mois après le 19 juillet. Nous tremblons à la pensée que cela pourrait revenir. Nous devons donc nous imposer à l'opinion internationale, c'est-à­-dire à l'opinion que tu crées à coups de millions par notre modération et douceur chrétienne à l'égard de Franco. »

Si les chefs du Front populaire tenaient ce langage net et dévoilaient leurs vraies intentions et pensées ils éduqueraient les ouvriers, mais il ne pourraient plus être utiles au capital.

Jetons un coup d'œil sur l'attitude du gouvernement républicain, par exemple dans la question des bombardements des villes ouvertes, et nous verrons que nos démocrates étaient des anges... pour le capital et son chien Franco.

Aux bombardements cruels et barbares de l'aviation fasciste, on pouvait et on devait répondre par des bombardements de l'aviation républicaine [2] des villes aux mains des fascistes. Certes, la guerre est une chose inhumaine et abominable en soi. Mais si on l'accepte, il faut la mener jusqu'au bout, employant tous les moyens pour vaincre l'adversaire. De la part du prolétariat, elle doit être aussi totalitaire, c'est-à­-dire menée jusqu'à la défaite de l'ennemi. Aux représailles, le gouvernement républicain préférait l'appel à une Commission qui devait constater les bombardements des villes ouvertes. La Commission, composée d'honorables experts anglais, français, etc... est venue à Barcelone et à Granollers. Elle a contemplé les ruines et les décombres, résultat de l'agression aérienne de l'aviation fasciste, et a constaté qu'effectivement les villes ouvertes et les endroits où il n'y a pas d'ob­jectif militaire, ont été bombardés, et elle est partie. En quoi cela pourrait-il consoler les veuves et les orphelins de Barcelone et Granollers ? Comment cela pouvait-il empêcher les nouveaux bombardements ?

Afin de souligner le contraste qui existait entre l'idéologie de poules mouillées du Front populaire avec les méthodes de la Révolution russe, je citerai ici une phrase d'un des discours de Léon Trotski en 1918. Je ne sais pas si elle est authentique et fut réellement prononcée par l'organisateur de l'Armée rouge, ou si elle fut tout simplement une des légendes qui se créent pendant les révolutions. Elle reflétait en tout cas l'esprit et la décision de révolution bolcheviste : «  Si ce ciel doit briller seulement pour la bourgeoisie, nous allons l'éteindre ! » Ce qui voulait dire : nous em­ploierons tous les moyens pour vaincre la bourgeoisie. Mais les chefs démocrates du Front populaire espa­gnol ne pouvaient parler ni agir comme parlèrent et agirent Lénine et Trotski en 1917-21.

Certes, les procédés fascistes sont particulièrement barbares, et nous ne pouvons pas et nous vouions les imiter. Ces procédés s'expliquent : c'est la rage d'une classe condamnée et qui ne veut à aucun prix céder sa place. Du reste le capitalisme, qu'il soit fascisme ou démocratie, est toujours prêt à jeter des millions dans une boucherie si ses dividendes sont menacés. Le coeur du capital, c'est le métal jaune.

Nous, les révolutionnaires prolétariens, ne pouvons pas être barbares, comme le sont les fascistes. D'ail­leurs cette barbarie nous parait inutile et, porteurs de nouvelles valeurs humaines que nous sommes, elle nous répugne. Mais néanmoins, nous devons être aussi et plus encore décidés, audacieux que sont les fascistes. « Pour vaincre, il nous faut de l'audace, encore une fois de l'audace, toujours de l'audace » disait le grand stratège révolutionnaire Danton. Si le courage physi­que qui atteignait l'héroïsme sans exemple ne man­quait pas chez les combattants du 19 juillet et chez les combattants du front, l'audace politique faisait complètement défaut à ceux qui prétendaient diriger la guerre antifasciste.

Leur mollesse à l'égard du fascisme, qui s'expri­mait dans tous les domaines de la part des dirigeants du Front populaire, ne fut pas accidentelle.

Elle résultait de l'ensemble de leur nature petite bourgeoise. La petite bourgeoisie, classe intermédiaire placée entre le grand capital et le prolétariat, les deux classes fondamentales de la société contemporaine, ne peut qu'osciller, tiraillée qu'elle est par les courants opposés, elle ne peut qu'hésiter, surtout quand il s'agit de s'opposer â celui qui lui impose : le grand capital. Et c'est la petite bourgeoisie ou pour être plus précis, les agents petits-bourgeois du grand capital qui diri­geaient la guerre contre Franco. D'où le caractère mou et pleurnichard de l'idéologie du Front populaire. Pour vaincre Franco, c'était le prolétariat entraînant derrière lui la petite bourgeoisie qui devait prendre la direction de la guerre, mais pour cela il manquait d'une direction, c'est-à-dire d'un parti révolutionnaire.

Le petit bourgeois est nationaliste, son existence économique est déterminée par les hasards de concur­rence sur le marché capitaliste. Il regarde avec mé­fiance et haine son rival le boutiquier d'en face. Nos dirigeants du Front populaire voulaient concurrencer Franco sur le terrain nationaliste. Les staliniens croient que c'est le dernier cri de la sagesse. Ils veulent dépasser dans le chauvinisme les fascistes. Ils croient que c'est malin. Pourtant, c'est impossible. En Allemagne, leurs mots d'ordre de Révolution So­ciale et Nationale ont été de l'eau au moulin de la démagogie fasciste et ont facilité la pénétration idéologique de Hitler. En Espagne, à la place de Hitler, les staliniens ont, par leur nationalisme, favorisé Franco.

Franco a fait appel aux capitalistes étrangers pour sauver le régime capitaliste en Espagne. Ce n'est pas nouveau. La classe dominante identifie la patrie avec sa domination. Quand ses intérêts sont menacés, par son concurrent impérialiste ou par la révolution prolétarienne, « la patrie est en danger ». Franco s'est allié avec les Italiens, Allemands, Portugais, mais les généraux blancs ne s'alliaient-ils pas avec les capitalis­tes du monde entier, et même le démocrate Milioukof, partisan acharné de l'Entente, a-t-il hésité de s'adresser aux Allemands et mendier chez eux l'aide contre les ouvriers de son pays ? La bourgeoisie a raison de son point de vue de classe : le principal pour elle, c'est de sauver sa domination et son régime d'exploi­tation. De ce « patriotisme » relatif de la bourgeoisie le prolétariat doit tirer l'enseignement suivant : ce qui importe ce ne sont pas les conflits nationaux, c'est l'opposition des intérêts de classe. Nous, les ou­vriers, nous devons prendre exemple sur la bourgeoi­sie. Elle même nous enseigne que la patrie est un mythe. Nous devons lutter pour nous libérer économiquement en accord avec les ouvriers de tous les pays. C'est pour cela d'ailleurs, que le mot d'ordre de la IV° Internationale n'est pas « Espagnols, unissez-vous  » ou « Français, unissez-vous ! », mais : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

L'idéologie prolétarienne est internationaliste ou elle disparaît. Le chauvinisme stalinien est une trahison, mais il est aussi inopérant contre le fascisme. Nous ne pouvons pas dépasser en chauvinisme Hitler et Franco. Par contre, nous pouvons porter des coups mortels à la bourgeoisie, en se servant de l'arme dont elle ne peut pas disposer, et qui est l'internationalis­me. Le nationalisme bourgeois â sa base dans le fait que le capitalisme se développe dans les cadres des frontières nationales, le capitalisme veut dire la con­currence, et au stade impérialiste la concurrence des trusts-états capitalistes entre eux. Autre chose est le socialisme dont le triomphe ne peut que signifier la destruction des frontières nationales, et la création d'une vraie société internationale.

Le Parti Communiste espagnol a propagé dernière­ment les mots d'ordre suivants : « L'Espagne aux Es­pagnols ! Réconciliation nationale des Espagnols ! Fuera los extraneros ! (Les étrangers à la porte !) » Il pensait ainsi, en adoptant le langage franquiste, gagner la clientèle fasciste. Mais c'est l'inverse qui s'est passé. Si un parti ouvrier peut, grâce à la basse démagogie nationaliste, gagner en influence temporai­rement, en fin de compte, il doit être battu sur ce terrain et idéologiquement, il ne peut que frayer ainsi la voie au fascisme. Ce n'est pas la peine d'être communiste pour chanter par exemple « La Marseillaise » et faire l'éloge du pape. On peut le faire aussi chez Kérillis et de La Rocque.

En propageant le nationalisme, les staliniens et le Front populaire dans son ensemble ont forge une arme à l'ennemi, et facilité leur propre extermination. Les staliniens s'imaginent que leurs formules patriotardes peuvent satisfaire les petits bourgeois imbus du nationalisme. Ils s'imaginent par exemple que la formule nationaliste, mais conservatrice de Staline : « Nous ne voulons pas un pouce de la terre étrangère, mais nous ne donnerons pas un pouce de la nôtre » peut satisfaire les petits bourgeois patriotes excités. Si on est nationaliste, si on « aime surtout son pays » on ne se satisfait pas de l'idée de conserver ce que la pa­trie possède, on veut l'agrandir logiquement, on de­vient aussi partisan des conquêtes.

Or, si le Front populaire promettait de conserver ce que l'Espagne possédait, Franco promettait de créer un nouvel Empire. Quiepo de Llano dans ses discours ne promettait-il pas aux Espagnols d'enlever Gibraltar aux Anglais ? Que pouvaient répondre à cela nos nationalistes de moindre calibre du Front populaire ? Qu'il faut respecter les traités et que l'Angleterre est une grande puissance dont il faut mendier l'appui ! Certes, nos patriotes du Front populaire dans leur propagande rappelaient toujours que Franco vend l'Espagne à l'Italie et l'Allemagne, mais Franco ne pouvait-il rappeler que nos démocrates étaient prêts à vendre l'Espagne à l'Angleterre et à la France, et que si ce marché démocratique ne se réalisait pas, c'était faute d'acheteur ? Azaña et Négrin voulaient bien se vendre, mais le capitalisme international démocrati­que, rejetant l'offre du Front populaire, s'orientait sur le fascisme. Du reste, un nationaliste espagnol pou­vait bien comprendre Franco : pour lutter contre les « rouges » sans dieu (en Espagne le nationalisme s'accompagne du fanatisme catholique) qui mena­çaient la patrie, ne pouvait-on au moment du danger, faire des concessions aux Italiens et aux Allemands ?

Les staliniens ne peuvent pas distancer les fascistes sur le terrain du chauvinisme. La réconciliation des Espagnols, c'est-à-dire la soumission du prolétariat à la bourgeoisie qu'ils ont tant prêché se réalise maintenant sur leurs os, mais malheureusement aussi sur les os du prolétariat espagnol.

Libérer réellement l'Espagne de l'oppression qu'exer­cent sur elle les capitalistes étrangers, anglais, fran­çais, allemands, américains, italiens ne le pouvaient ni les fascistes liés à l'Allemagne et l'Italie, ni les démocrates du Front populaire qui s'orientaient sur la dépendance envers la France et l'Angleterre. Seule­ment une classe qui n'a pas de liens économiques avec le capitalisme international, et qui soit prête à rompre tous les traités impérialistes pouvait le faire. Cette classe s'appelle le prolétariat. Mais Azaña, Négrin et Jose Diaz s'orientaient non sur lui, mais sur Chamberlain et Pie XI.


Notes

[1] « République démocratique parlementaire du type nouveau ou les racines du fascisme seront dé­truites » extrait d'un discours de José Diaz. « Type nouveau » en réalité ressemblait au type ancien, car pour détruire les racines du fascisme il faut détruire sa source : le régime capitaliste. Ce qui était interdit d'après José Diaz.

[2] L'infériorité numérique et qualitative de l'avia­tion républicaine ne peut expliquer les procédés hu­manitaires du Front Populaire.


Archives IV° Internationale
Début Arrière Sommaire Début de page Suite Fin
Archive Trotsky