1920

 


N. Boukharine

Économique de la période de transition

IV : Prémisses générales de l'édification du communisme

Nous avons vu dans le chapitre précédent à quel point il est naïf d'imaginer une réorientation complète et directe de « l'ancien appareil » dans une voie nouvelle. L'examen de cette phase de la période de transition, qui peut être caractérisée comme un écroulement du système capitaliste, nous a conduit à affirmer que le système hiérarchique technique, qui exprime en même temps des rapports sociaux de classes et des rapports de production, se désagrège inévitablement en ses éléments composants. Aussi bref qu'il puisse être (sur le plan historique concret), ce moment transitoire de « l'anarchie » révolutionnaire dans la production constitue néanmoins un maillon nécessaire dans la chaîne générale du développement.

Il faut cependant souligner que les liens techniques et sociaux ne se décomposent pas tous, mais seulement ceux de nature hiérarchique. Pendant la période de désagrégation du système capitaliste comme pendant son écroulement révolutionnaire, ce sont les liens entre la classe ouvrière d'une part, et l'intelligentsia technique, la bureaucratie et la bourgeoisie de l'autre, qui se défont. Mais les rapports de production dans lesquels s'exprime le rapport de l'ouvrier à l'ouvrier, de l'ingénieur à l'ingénieur, du bourgeois au bourgeois, ne se dissolvent pas; autrement dit, la délimitation générale des couches sociales et la rupture au sein de l'appareil humain d'organisation technique s'accomplissent en premier lieu dans ce sens. Par conséquent, dans l'ensemble, les liens au sein du prolétariat ne sont pas dissous. Ce sont donc ces liens qui forment le moment fondamental du travail socialisé au sein du capitalisme [a].

La nouvelle société ne peut surgir comme un deus ex machina. Ses éléments mûrissent au sein de l'ancienne société. Comme il est question ici des phénomènes de nature économique et, par conséquent, de la structure économique des rapports de production, les éléments de la nouvelle société doivent être recherchés dans les rapports de production de l'ancienne. Autrement dit, la question doit être posée de la façon suivante : quel type de rapports de production de la société capitaliste peut, d'une façon générale, servir de base à la nouvelle structure de production ?

Il est évident qu'en répondant à pareille question on répond aussi à la question de la « maturité », comme on dit, de la société capitaliste pour passer, par la phase de dictature prolétarienne, à la société communiste. Dans le passé, la question a été posée d'une façon très générale, et dans une formulation quelque peu primitive. On considère notamment comme critère général de « maturité », dans la mesure où il s'agit des prémisses « objectives » de la structure sociale communiste, le degré de concentration et de centralisation du capital, l'existence d'un certain « appareil » d'ensemble de la totalité des rapports de production qui se sont noués au cours du développement capitaliste de la production. Mais une telle problématique n'est pas suffisante, comme il résulte de notre analyse précédente. En effet, c'est précisément cet « appareil » centralisé qui se désagrège dans le processus révolutionnaire, et par conséquent il ne peut pas in toto servir de fondement à la nouvelle société [b].

Dans le fameux paragraphe 7 du XXXII° chapitre du Livre 1 du Capital (« La tendance historique de l'accumulation capitaliste »), Marx met en relief deux moments fondamentaux : la centralisation des moyens de production et la socialisation du travail qui se sont développés en même temps que le mode de production capitaliste et à l'intérieur de celui-ci [c] [1]. Ces deux moments constituent le fondement du nouveau mode de production qui a grandi au sein de l'ancien.

Examinons ces deux moments. Ils constituent des parties de « l'appareil » de la nouvelle organisation. D'une façon générale, tout système social se présente comme organisation de personnes et de choses. De plus, les « choses » ne constituent pas simplement des fragments de la nature extérieure, mais possèdent une existence sociale spécifique. Hors de la société humaine, la machine n'est pas une machine. Elle ne devient une machine que dans le système du travail social. De ce point de vue, la société, comme système, est en même temps un « appareil de personnes et de choses » [d].

L'appareil des choses est le fondement matériel et technique de la société. Il n'appartient pas au concept de rapports de production, mais a celui des forces productives. Cet appareil peut aussi se maintenir, de façon relative, au cours du processus de rupture révolutionnaire des rapports de production. Sa désagrégation n'est en aucune manière inévitable. Les machines, l'outillage, les usines, etc. subissent naturellement des dommages pendant les bouleversements sociaux. Toutefois, le fondement de l'ébranlement se trouve ailleurs. Lorsqu'une destruction de l'outillage matériel se produit, elle est surtout l'effet de la décomposition de l'appareil humain et de l'interruption du processus de travail. On peut en conclure que le problème réside dans l'analyse du deuxième moment, celui du « travail socialisé ». « L'appareil» humain qui s'étend à la totalité des rapports de travail, comprend les couches sociales dont nous avons parlé plus haut. Mais ce qui en est la forme fondamentale, l'aspect typique et décisif, est la concentration du prolétariat. La « forme coopérative du travail » dont parle Marx, s'incarne dans le moment décisif des rapports spécifiques entre les ouvriers. C'est précisément là que réside le centre de gravité de la nouvelle société.

La force de travail totale de la société dans la société capitaliste pure, celle du prolétariat, est l'un des deux termes du concept de forces, productives (puisque les forces productives ne sont que la totalité des moyens de production et de la force de travail); par conséquent, comme l'avaient déjà souligné sans cesse les économistes dans le passé, la force de travail est la force productive la plus importante. D'un autre côté, les rapports réciproques entre les ouvriers représentent la composante fondamentale de l'appareil humain du travail. C'est justement là qu'il faut chercher les éléments fondamentaux de la nouvelle structure de production.

C'est ainsi que la question fut conçue par Marx qui voyait dans la classe ouvrière « disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste » [e] le fondement des rapports de production futurs, et en même temps la force qui les réalise [f].

Cette proposition est essentielle. Le « mûrissement » des rapports de production communistes dans le cadre de la société capitaliste est le système de coopération incorporé dans les rapports de production entre ouvriers, et qui soude en même temps les atomes humains en une classe révolutionnaire, le prolétariat.

Le critère de la « maturité » est justement ce moment qui est naturellement une fonction du développement des forces productives, mais qui du point de vue de la technique d'organisation sociale, vient en premier plan.

Du point de vue de l'organisation sociale [2], la « maturité » de la société capitaliste est pleinement évidente et toutes les considérations qu'on y « oppose » constituent une absurdité métaphysique des apologistes du capitalisme. L'existence d'une organisation planifiée dans les pays capitalistes déchirés par la concurrence, l'existence d'un système de capitalisme d'État pendant une période déterminée, est une preuve empirique de la « possibilité » de l'édification du communisme. En effet, faisons abstraction un moment de l'enveloppe historique concrète du processus de production, en le considérant exclusivement du point de vue de la logique interne abstraite de la production. Deux cas seulement sont ici possibles : ou bien la socialisation du travail permet d'introduire techniquement une organisation planifiée sous une formule sociale concrète quelconque, ou bien le processus de socialisation du travail est tellement faible, le travail tellement « fractionné » « zersplittert », selon l'expression de Marx), qu'en général toute rationalisation du processus de travail social est techniquement impossible. La « maturité » existe dans le premier cas; elle fait défaut dans le second. Cette problématique est la problématique générale pour toute formulation d'une « socialisation » formelle et consciente. Il en résulte que si le capitalisme est « mûr » pour le capitalisme d'État, il est tout aussi mûr pour l'époque de l'édification du communisme [g].

Le problème spécifique de l'édification du communisme ne consiste pas en ceci que la base du travail social fait défaut, mais en une nouvelle combinaison des couches sociales désagrégées, et surtout [3] en l'intégration de l'intelligentsia technique au nouveau système. Mais il s'agit là d'une question d'un autre ordre que nous examinerons plus loin.

Une série de sycophantes pédants ou incultes, d'orientation pseudo-marxiste, considèrent l'énorme ébranlement de tout le système capitaliste, qui représente à nos yeux son écroulement, comme un argument contre le socialisme [h]. Cette façon de voir est fondée, logiquement, sur une méconnaissance totale du processus dialectique [4] qui s'accomplit dans des contradictions. La guerre mondiale, le début de l'époque révolutionnaire, etc., sont justement l'expression de cette « maturité » objective [5] dont nous parlons. En effet, c'est là qu'un conflit d'une acuité extrême fut la conséquence d'un antagonisme approfondi au maximum, qui se produisait continuellement et grandissait au sein même du système capitaliste. Sa puissance explosive est un indice bien précis [6] du niveau de développement du capitalisme et est l'expression tragique de l'incompatibilité absolue d'une croissance ultérieure des forces productives dans le cadre des rapports de production capitalistes. C'est cela qui représente l'écroulement (Zusammenbruch) prévu à plusieurs reprises par les fondateurs du communisme scientifique. Ceux-ci avaient raison : concevoir un passage au socialisme en dehors d'un bouleversement, sans rupture de l'équilibre social, sans lutte sanglante, n'est qu'une piètre illusion réformiste [i].

Une fois que la dissolution des rapports de production capitalistes est réellement intervenue, et que l'impossibilité de leur rétablissement a été prouvée théoriquement [7], il reste à résoudre le dilemme « déclin de la culture » ou socialisme. Le problème est résolu dans ses traits essentiels par l'examen précédent. Nous avons constaté, en effet, que l'époque de la désintégration des couches technico-sociales de la production maintient en général l'unité du prolétariat, qui incarne avant tout la base matérielle de la société future. Cet élément décisif et fondamental ne se désagrège qu'en partie au cours de la révolution. D'autre part, il devient extraordinairement uni; il se rééduque et s'organise. La révolution russe nous en fournit ]a preuve empirique avec son prolétariat relativement faible qui s'est pourtant révélé une réserve vraiment inépuisable d'énergie organisationnelle [8].

Dans ces conditions, la « probabilité mathématique » du socialisme se transforme en « une certitude pratique ».

Il faut cependant renoncer tout à fait à l'idée que la condition indispensable au maintien et au développement du nouveau système, à savoir le progrès des forces productives (condition qui d'un point de vue subjectif constitue la tâche de classe du prolétariat) commencera à se réaliser dès le début du bouleversement. Le socialisme devra être construit. Les ressources matérielles et humaines existantes ne sont que le point de départ d'un développement qui embrassera toute une époque [9].

A l'époque de sa décomposition le capitalisme ne peut pas être sauvé, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, parce que la force productive fondamentale de la société, la classe ouvrière, refuse de remplir sa fonction capitaliste, c'est-à-dire créatrice de capital. La transformation de cette fonction créatrice de capital en fonction de travail social est la prémisse essentielle à la construction du socialisme. Cela n'est possible que si le prolétariat se trouve en position dominante, c'est-à-dire exerce sa dictature [j]. Seule la transformation du prolétariat de classe exploitée en classe dominante rend possible le rétablissement du processus de travail, c'est-à-dire la reproduction sociale.

Dans ce cadre, et sur cette base, les tâches que le prolétariat doit affronter sont d'une façon générale, et formelle, c'est-à-dire indépendamment du contenu social du processus [10], les mêmes que celles de la bourgeoisie dans la reproduction élargie négative : économie de toutes les ressources, exploitation planifiée de celles-ci, maximum de centralisation possible. L'épuisement, conséquence de la guerre et de la rupture de continuité du processus de production al! cours de la période de décomposition exige, précisément du point de vue de la technique sociale d'organisation [11], le passage aux rapports de production socialistes. Il suffit, pour comprendre la nécessité catégorique de l'économie centralisée et formellement socialisée, de poser la question générale : comment un système d'équilibre, fût-il relatif, ou mieux, comment la création des conditions d'un mouvement vers cet équilibre, sont-ils possibles ? Nous avons déjà constaté que la régression des ressources de la production était l'une des conditions principales qui incitaient à une économie planifiée, réglée, organisée, déjà dans le cadre du capitalisme. C'est en cela que consiste la logique économique interne qui ne disparaît en aucune façon d'une structure non capitaliste des rapports de production, mais au contraire y devient encore mieux perceptible. Le processus de travail ne peut plus être poursuivi sous la domination de la bourgeoisie. La grande production ne peut qu'être expropriée et nationalisée sous la domination du prolétariat. L'épuisement économique pousse encore plus à des méthodes de rationalisation du processus économique-social [k]. L'ensemble de ces conditions n'exige qu'une et une seule réponse à la question : la transformation du capitalisme en socialisme par la dictature du prolétariat.

Nous avons déjà noté que ce qui vaut comme condition de son existence ultérieure pour la société entière, représente pour le prolétariat un problème d'organisation qui doit être résolu en pratique par lui. Durant cette période, le prolétariat doit construire activement le socialisme, et en même temps se rééduquer lui-même au cours de ce processus de construction. Cette tâche ne peut être remplie qu'à l'aide de méthodes spécifiques, des méthodes de travail organisé. Mais ces méthodes ont déjà été préparées par le développement capitaliste.

Dès que la bourgeoisie eut renversé le féodalisme, et que le mode de production capitaliste, dont la base était à ses débuts l'économie privée et individuelle, se fut frayé un chemin, le processus économique se déroula d'une façon presque absolument spontanée, ce n'était en effet ni la collectivité organisée, ni le sujet de classe, qui agissaient, mais les « individus » dispersés quoique très actifs. Il n'est donc pas étonnant que le mot d'ordre de cette époque ait été : « laisser faire, laisser passer ». Le capitalisme n'a pas été construit, mais s'est construit. Le socialisme, comme système organisé, est édifié par le prolétariat comme sujet collectif organisé. Si le processus de genèse du capitalisme fut de nature élémentaire, le processus d'édification du communisme est à un haut degré un processus conscient, c'est-à-dire organisé. Car le communisme est construit par une classe qui a grandi au sein du capitalisme comme « association révolutionnaire » selon l'expression de Marx. L'époque de l'édification du communisme deviendra inévitablement l'époque du travail planifié et organisé; le prolétariat résoudra ses propres tâches en tant que tâches technicosociales de l'édification d'une nouvelle société consciemment conçue et consciemment réalisée. Avec l'effondrement du capitalisme, le fétichisme de la marchandise et ses catégories semi-mystiques voleront en éclats [l]. La révolution socialiste adoptera des méthodes socialistes (en aucun cas le socialisme ne sera réalisé immédiatement), c'est-à-dire des méthodes plus perfectionnées (que celles du capitalisme d'État), pour éviter un écroulement de la société, pour maintenir son fondement économique et même pour l'élargir. Le capitalisme d'Étatsauva l'État capitaliste par une intervention active et consciente dans les rapports de production. Les méthodes socialistes seront la continuation de ce processus actif d'organisation, mais seulement pour sauver et développer la société libre. Dans un premier temps, on constituera seulement une nouvelle économie des moyens de production et de consommation, qui sauvera la société; plus tard débutera un rétablissement des forces productives qui conduira alors à un nouvel épanouissement d'un niveau plus élevé. Et en même temps, pierre sur pierre, chaînon après chaînon, le socialisme s'édifiera autant comme grande puissance de production qu'en tant que système de rapports sociaux nouveaux, simples et libres [m].

Quelle est la « phraséologie » du processus révolutionnaire ? Il faut aussi répondre à cette question. En effet, la méconnaissance des lois de succession des différentes phases permet d'expliquer toute une série de conceptions parfaitement stupides.

Un ingénieur allemand, Hermann Beck [n], « réfute » Marx en affirmant que les « catastrophes sociales (révolutions) ne sont nullement conditionnées économiquement, étant donné qu'un certains cas, comme le montrent par exemple les révolutions « antimilitaristes », le « déplacement du pouvoir (Machtverschiebung) qui devait se placer tout à la fin de la série (Entwicklungsreihe) du développement, se situe tout au début ». Cependant, il est facile de voir quelles sont les lois fondamentales du processus révolutionnaire. Le conflit entre les forces productives et les rapports de production apparaît comme une priorité historique; ce conflit trouve son expression de classe subjective dans la « révolte du prolétariat », c'est-à-dire détermine de façon précise la volonté de classe. L'impulsion provient de la sphère de l'économie ou, plus exactement, de la collision entre les forces productives et l'enveloppe économique. Ensuite commence la « rétroaction » rapide et catastrophique de la sphère idéologique sur les forces productives; au cours de ce processus, se préparent alors des conditions d'équilibre sur une nouvelle base. Ce processus dialectique traverse les phases suivantes [o].

  1. La révolution idéologique. Les conditions économiques ruinent l'idéologie de la paix civile. La classe ouvrière prend conscience d'elle-même comme classe qui doit accéder au pouvoir. Le système idéologique de « l'impérialisme ouvrier », se brise. L'idéologie de la révolution communiste, le « plan de travail » des actions futures, lui succèdent.
  2. La révolution politique. La révolution idéologique se transforme en action, en lutte pour le pouvoir politique. L'appareil politique de la bourgeoisie, la puissante organisation de la machine d'Étatsont alors détruits. Un nouveau système en prend la place, le système de la dictature prolétarienne, de la République des Soviets.
  3. La révolution économique. La dictature prolétarienne dans laquelle se concentre la puissance de la classe ouvrière organisée en pouvoir d'État, sert de puissant levier au bouleversement économique. Les rapports de production capitalistes sont brisés. L'ancienne structure économique cesse d'exister. Les liens qui en subsistent sont détruits par la violence (« l'expropriation des expropriateurs »). Les éléments de l'ancien système sont absorbés dans de nouvelles combinaisons et un type nouveau de rapports de production prend naissance au cours d'un long et pénible processus. Le fondement de la société socialiste est posé.
  4. La révolution technique. L'équilibre social relatif instauré grâce à la réorganisation de la structure sociale assure la possibilité d'un fonctionnement correct des forces productives, bien que sur des bases étroites au début. L'étape suivante est la révolution des méthodes techniques, à savoir l'accroissement des forces productives, la modification et le perfectionnement rapide de la technique sociale, rationalisée.

Il va de soi qu'en parlant de ces étapes du développement révolutionnaire, il s'agit du centre de gravité de toute étape historique, de son caractère prépondérant, des tendances typiques de la phase donnée. Dans ces limites, une telle loi interne révélée par voie déductive a aussi été confirmée par les expériences de la révolution prolétarienne russe. Une méconnaissance de cette succession de phases conduit à des conclusions proprement monstrueuses et théoriquement inconvenantes [p].

Nous devons étudier à présent les principes généraux de l'édification du communisme. Il est tout à fait clair que la prochaine époque doit être celle de la dictature du prolétariat : celle-ci aura une similarité formelle avec l'époque de la dictature de la bourgeoisie, car ce sera le capitalisme d'État inversé, son retournement dialectique en son propre contraire.

Considérons avant tout les conditions les plus générales de l'équilibre sur la nouvelle base. Dans l'ensemble, on a un appareil matériel et technique de production gravement lésé (moyens de production centralisés, en partie détruits par le processus de la reproduction élargie négative pendant la guerre impérialiste puis pendant la guerre civile, et ruinés par suite de la dissolution de l'appareil technique humain). Cela ne concerne toutefois que les forces productives. Dans le domaine des rapports de production, certains chaînons de l'échelle hiérarchique, technique et sociale, sont dissociés. Comme nous l'avons vu, la période d'effondrement ne signifie pas un anéantissement des éléments; elle signifie une suppression des liens entre eux. Une partie de ces éléments (comme tels) disparaît (par suite de la guerre civile, de l'épuisement, de l'usure anticipée, de la sous-alimentation, etc.), mais cela ne constitue pas le moment fondamental de la période de l'effondrement. On peut dire avec précision que les liens internes aux groupes (entre ouvriers, dans les rapports à l'intérieur de la classe, entre ingénieurs, techniciens, c'est-à-dire entre les membres de la « nouvelle couche moyenne », etc.) se maintiennent plus ou moins. Comme nous l'avons déjà noté, ils croissent et se renforcent, sous certains aspects, au sein du prolétariat. Pendant cette période, le prolétariat s'éduque, s'unit et s'organise comme classe avec une intensité et une rapidité prodigieuses. Le prolétariat, comme ensemble des rapports de production, devient en conséquence l'armature de tout l'édifice. Mais le problème de l'organisation sociale de la production consiste en une combinaison nouvelle des anciens éléments. Quels en sont alors les éléments ?

On peut facilement admettre que le sommet de la société capitaliste, qui, au fond, se situe au-dessus de la production et dont la situation dans la production s'exprime en ceci qu'il se situe au dehors d'elle (tous les rentiers et bénéficiaires de dividendes possibles) [q], est inutilisable pour l'édification; soit il disparaît, soit il finit par s'intégrer dans d'autres groupes. L'ex-bourgeoisie du type organisationnel et l'intelligentsia technique qui lui était soumise forment un matériau manifestement nécessaire à la période de construction : c'est le condensé social de l'expérience scientifique, technique et d'organisation. Il est tout à fait évident que ces catégories doivent être toutes deux regroupées sous une forme nouvelle. Comment et dans quelles conditions est-ce possible ?

Notons d'abord que du point de vue de la structure, c'est le problème fondamental et décisif; et ce n'est nullement par hasard si le problème des « spécialistes » a joué un rôle si important pendant la période de maturation de la révolution socialiste russe.

Nous savons bien que les liens sociaux de l'ancien type continuent à vivre dans la tête des personnes de cette catégorie, sous forme d'une sédimentation idéologique et physiologique. Un « capitalisme sain » continue à les habiter avec la persévérance d'une idée fixe. La condition préliminaire de la possibilité d'une nouvelle combinaison sociale de la production elle-même doit donc être la dissolution des rapports d'ancien type dans la tête de l'intelligentsia technique.

Ce processus de « ventilation » est extraordinairement pénible et douloureux. Il entraîne dans une certaine mesure une destruction de l'intelligentsia technique. Celle-ci livre un combat acharné en faveur de l'ancien type de rapports en train de se dissoudre et violemment atteint. Elle se rebiffe devant le nouveau type de combinaison des couches sociales de la production, parce que c'est le prolétariat qui y assume maintenant le rôle dominant. La fonction technique de l'intelligentsia s'est confondue avec sa position privilégiée comme groupe social de classe qui ne peut être à la longue une position de monopole que sous la domination du capital. C'est pourquoi la résistance de cette couche est inévitable; surmonter cette résistance devient le problème fondamental de la phase de construction révolutionnaire. Vu la signification décisive des rapports de production à l'intérieur de la classe ouvrière qui continue sans cesse de s'éduquer et qui poursuit le processus de « formation de l'association révolutionnaire » (« Bildung der revolutionären Assoziation »), tout le travail est transféré à celle-ci et à sa propre intelligentsia prolétarienne éduquée au cours de la lutte révolutionnaire. La nouvelle combinaison, à savoir la subordination de l'intelligentsia technique au prolétariat, se produit inévitablement par des mesures de contraintes du prolétariat, par suite du sabotage auquel se livre cette intelligentsia. Le système parvient à une stabilité relative dans la mesure où les relations d'ancien type s'effacent de l'esprit de cette catégorie sociale, et où celle-ci s'assimile les nouveaux rapports et le nouveau type de liens sociaux.

Il faut examiner d'abord ici, sur le plan théorique, la totalité des rapports de production nouvellement établis. Une question de signification fondamentale se pose alors : comment une autre combinaison des éléments techniques et humains de la production est-elle possible si la logique même du processus de production exige des liens d'un type tout à fait déterminé ? Un ingénieur ou un technicien ne doivent-ils pas encore donner des ordres aux ouvriers, et par conséquent se placer au-dessus de ceux-ci ? De même l'ancien officier doit être placé au-dessus des soldats du rang dans l'Armée Rouge. Dans les deux. cas, nous avons affaire à une logique purement technique et objective qui doit être maintenue dans n'importe quel système social. Comment peut-on résoudre cette contradiction ?

Il faut s'arrêter ici sur toute une série de circonstances que nous allons commencer à examiner.

D'abord : le processus de création de la plus-value, comme catégorie spécifique de la société bourgeoise, cesse sous le pouvoir de l'État prolétarien et avec la nationalisation prolétarienne de la production. L'intelligentsia technique, qui remplissait dans la société capitaliste, une fonction d'organisation du processus de production, servait en même temps, du point de vue social, de mécanisme de transmission dans l'extraction de la plus-value, comme catégorie capitaliste particulière du profit. Il ne pouvait en être autrement, puisque le processus de production capitaliste est surtout un processus de production de plus-value. L'intelligentsia technique était par conséquent un instrument entre les mains de la bourgeoisie capitaliste et accomplissait les tâches générales de celle-ci, sa place localisée dans la hiérarchie sociale du travail coïncidait avec sa fonction d'instrument d'extraction, de la plus-value. Avec la transformation dialectique de la dictature bourgeoise en dictature prolétarienne la fonction technique de l'intelligentsia passe d'une fonction capitaliste à une fonction sociale du travail et la création de plus-value se transforme en création (dans les conditions de la reproduction élargie) du surproduit destiné à l'accroissement du fonds de reproduction. En même temps, le type fondamental de liens change, bien que l'intelligentsia conserve la même place « intermédiaire» dans le schéma hiérarchique. En effet le pouvoir étatico-économique [r] suprême représente la puissance sociale concentrée du prolétariat. L'intelligentsia technique se place en ce cas, d'une part au-dessus de la grande masse de la classe ouvrière, mais par ailleurs elle est soumise, en dernière instance à la volonté collective de celle-ci, qui s'exprime dans l'organisation étatico-économique du prolétariat. La transformation du processus de création de la plus-value en un processus de satisfaction planifiée des besoins sociaux trouve son expression dans une nouvelle combinaison des rapports de production, malgré le maintien formel d'une même situation dans le système hiérarchique de production qui revêt, dans son ensemble, un caractère radicalement différent, un caractère de négation dialectique de la structure capitaliste [s] et qui dans la mesure où il détruit le caractère social de caste de cette hiérarchie, conduit à l'abolition de la hiérarchie en général.

En second lieu, la coexistence relativement stable du prolétariat dominant et de l'intelligentsia technique survient après le détachement temporaire de fait de celle-ci par rapport au processus de production. Elle n'y retourne de façon stable que dans la mesure où disparaissent de sa conscience collective les anciennes relations qui s'y sont accumulées. Par conséquent c'est une intelligentsia intérieurement rénovée qui pénètre, selon toutes les règles d'Héraclite l'Obscur 12, dans le nouvel édifice technico-social. Ce retour n'est pas une répétition du passé, mais un processus dialectique [t].

En troisième lieu, dans la mesure où surgit un nouveau système d'appareils humains, ces appareils doivent - comme cela résulte de l'examen précédent - être fondés sur les organisations de la classe ouvrière mûries au sein du capitalisme et dans le tumulte des luttes de classes; ces organisations sont : les soviets, les syndicats, le parti de la classe ouvrière qui se tient au pouvoir, les comités de fabrique et d'usine, les organisations économiques particulières qui se sont créées après la conquête du pouvoir et regroupent des cadres relativement nombreux d'ouvriers qualifiés en matière d'organisation et de technique. Tel est le réseau principal de « l'association révolutionnaire » générale qui s'est constitué du bas vers le haut. Mais il s'agit en même temps du milieu dans les pores duquel l'intelligentsia technique doit fonctionner. Auparavant, l'intelligentsia technique et les grands organisateurs bourgeois formaient la trame fondamentale des rapports de production au niveau le plus élevé, et du système de l'administration économique (syndicats, cartels, trusts, organes de l'administration capitaliste d'État). Avec la dictature du prolétariat, ce sont les différentes combinaisons des organismes prolétariens, édifiés par la base et construits à neuf, qui forment cette trame fondamentale.

En quatrième lieu, enfin : l'intelligentsia technique commence dans ce système à perdre son caractère social de caste, puisque de nouvelles couches s'élèvent constamment du prolétariat, et se placent peu à peu au côté de « l'ancienne » intelligentsia technique .

De cette façon l'équilibre de la société se trouve rétabli. La domination du prolétariat a pour conséquence son auto-éducation et son auto-discipline, assure la possibilité du processus de travail malgré les énormes difficultés objectives. L'équilibre dans la structure est atteint grâce à de nouvelles combinaisons des éléments humains de la production sociale, et à la subordination de l'intelligentsia à la direction supérieure de l'État prolétarien.

Arrêtons-nous à présent à la question générale de la structure des appareils technico-administratif et économico-administralif du pouvoir de l'État prolétarien. Dans les rapports de production du capitalisme d'État tous les organismes de la bourgeoisie (syndicats, trusts, cartels, etc.) sont soumis au pouvoir de l'État et fusionnent avec lui. Avec la destruction de la dictature bourgeoise et la constitution de la dictature prolétarienne, ces appareils administratifs sont eux aussi détruits. Les organisations des trusts, les organes d'État qui réglementaient l'ancienne société, etc., sont détruits. En règle générale (et nous l'avons déjà démontré théoriquement dans le chapitre précédent), ceux-ci ne peuvent être repris comme « appareils tout entiers ». Cela ne signifie pourtant pas qu'ils n'aient pas accompli leur rôle historique . Toute la série hautement complexe de ces organisations parfois très subtiles, dont les tentacules enserraient toute la vie économique et sociale, a joué objectivement le rôle de courroies de transmission qui renforçaient et accéléraient le processus de centralisation des moyens de production et du prolétariat. Par ailleurs. malgré la désintégration de ces appareils, il subsiste leur ossature technique et matérielle. Et de même que le prolétariat, en envisageant la question à l'échelle globale, s'empare avant tout des moyens de production centralisés, c'est-à-dire du système osseux et musculaire, matériel et technique de la production capitaliste qui trouve principalement son expression dans un système de machines, et dans un « système vasculaire » [u] d'appareils comme disait Marx, de même le prolétariat s'empare non pas de la partie humaine, mais de la partie matérielle de l'ancien système administratif (bâtiments, secrétariat, bureaux, machines à écrire, d'une façon générale de tout inventaire, des livres grâce auxquels on peut facilement s'orienter, et de tous les dispositifs possibles, symboliques et matériels, comme les diagrammes, les modèles, etc.) [v]. Dès qu'il s'en est emparé, en même temps que des autres « moyens de production centralisés », le prolétariat se met à construire son propre appareil, qui s'appuie sur les organisations ouvrières.

La classe ouvrière dispose des organisations suivantes : les soviets des députés ouvriers qui se transforment d'instruments de lutte pour le pouvoir en instruments de gouvernement; le parti de la révolution communiste, spiritus rector [l'esprit dirigeant] de l'action prolétarienne ; les syndicats, qui se transforment d'instruments de lutte contre les entrepreneurs en organes d'administration de la production; les coopératives, qui se transforment d'instruments de lutte contre les intermédiaires commerciaux en des organismes de l'appareil étatique de distribution; les comités de fabrique, d'usine et organisations analogues (Betriebsräte, en Allemagne, workers committees, shop stewards committees en Angleterre) qui, d'organes de lutte locale des ouvriers contre les entrepreneurs se transforment en cellules auxiliaires de l'administration générale de la production.

Ce réseau, comme celui des autres organisations tout à fait nouvelles créées spécialement sur cette base, constitue le schéma d'organisation du nouvel appareil [w].

Dans les conditions données, nous avons à faire à une mutation dialectique des fonctions des organisations ouvrières. Il est tout à fait évident qu'avec la mutation des rapports du pouvoir il ne peut en être autrement, puisque la classe ouvrière, qui s'est emparée du pouvoir d'État, doit inévitablement devenir aussi pouvoir d'intervention en tant qu'organisateur de la production [13] [x].

Il nous faut alors poser le problème du principe général qu'anime le système organisationnel de l'appareil prolétarien, c'est-à-dire des rapports réciproques entre les différentes formes d'organisations prolétariennes. Il est clair, d'un point de vue. formel, que la méthode nécessaire à la classe ouvrière est la même que celle de la bourgeoisie à l'époque du capitalisme d'État. Cette méthode d'organisation consiste en la coordination de toutes les organisations prolétariennes avec l'organisation la plus universelle, c'est-à-dire avec l'organisation étatique de la classe ouvrière, avec l'État soviétique du prolétariat. « L'étatisation » des syndicats et l'étatisation effective de toutes les organisations de masse du prolétariat découle de la logique interne du processus de transformation lui-même. Les plus petites cellules de l'appareil ouvrier doivent se transformer en structure porteuse du processus général d'organisation qui sera dirigé de façon planifiée, et conduite par la raison collective de la classe ouvrière qui trouve son incarnation matérielle dans l'organisation suprême et universelle, celle de l'appareil d'État [y]. Le système du capitalisme d'Étatse transforme ainsi dialectiquement en son propre contraire, sous la forme étatique du socialisme ouvrier.

Aucune structure nouvelle ne peut venir au jour avant que sa nécessité objective s'impose. Le développement du capitalisme et son effondrement ont conduit la société dans l'impasse, ont étranglé le processus de production, le fondement même de l'existence de la société. La restauration du processus de production devient possible seulement sous le pouvoir du prolétariat, et c'est pour cela que sa dictature est une nécessité objective.

La stabilité de la nouvelle société qui vient de surgir ne peut être atteinte que par une unité maximale, par un contact et une communauté d'action de toutes les forces organisatrices. Et c'est précisément pour cela que la forme générale de l'appareil d'ensemble du travail, dont nous venons de parler, est si nécessaire. La construction de la nouvelle société harmonieuse poursuivra son chemin hors du tumulte sanglant de la guerre, du chaos et de la ruine, de la misère et de la destruction.

Notes de Lénine

[1] Voilà, dieu merci, finalement un langage simple au lieu du charabia «sur l'organisation » ! Tout est bien qui finit bien.

[2] Ouf ! Encore ! Peut-il y avoir un point de vue « social » non « organisationnel » ?

[3] Pourquoi ?? en premier ? ?

[4] Processus dialectique. Exactement ! et non la scolastique à la BOGDANOV. L'auteur le met à côté (et en seconde place) de la scolastique conceptuelle de BOGDANOV. Mais il n'est pas possible de les mettre l'un à côté de l'autre. Il faut choisir !

[5] Très juste !

[6] Très juste !

[7] L' «impossibilité» ne se démontre que pratiquement. L'auteur n'approche pas dialectiquement les relations théorie-pratique.

[8] N.B. juste ! Voilà qu'on s'approche de la dialectique.

[9] Très juste !

[10] « Ma » scolastique conceptuelle de BOGDANOV est « mon » ennemi numéro un !

[11] Ce n'est pas le mot.

[12] Quel rapport ?

[13] Très bien.

Notes de l'auteur

[a] Le camarade KRITSMAN a indiqué cet aspect de la gestion, mais dans une autre problématique « Osnovnye tendentsji sotsialnoj revoliutsji proletariata » («Les tendances fondamentales de la révolution sociale du prolétariat») dans Narodnoie Khoziaistvo, 1919, n° 3). Il admet, comme presque tous les auteurs, que «l'organisation capitaliste de l'économie sociale est une enveloppe que l'on supprime ... Il s'agit dans l'ensemble d'un simple changement des forces dirigeantes» ... (p. 13). La dissolution partielle du prolétariat comme classe qui se produit sous l'influence de la régression des forces productives par suite de l'exclusion du prolétariat et de la diminution de la production, est un phénomène d'un genre différent.

[b] C'est pourquoi les professeurs libéraux et leurs perroquets opportunistes, qui ne veulent pas voir le socialisme, mais par convenances préfèrent se justifier par de soi-disant arguments « scientifiques », interprètent Marx à leur propre façon. Ainsi par exemple Franz OPPENHEIMER, le maître de P. MASLOW, écrit : « L'extraordinaire supériorité numérique et la toute puissance du prolétariat ... exproprie les expropriateurs qui ne peuvent opposer aucune résistance sérieuse, et s'empare de façon complète et immédiate du mécanisme de la production et de la répartition, qui poursuit son cycle de façon inchangée et imperturbablement ... Telle est la théorie de la socialisation de MARX. » Franz OPPENHEIMER, « Zur Theorie und Vergesellschaftung» in le recueil Wege und Ziele der Sozialisierung, édité par l'ingénieur Dr Herman BECK (Ed. Bund Neues Vaterland, p. 16), Le Dr PRANGE (loc. cit.) appelle cela « une claire expression de la théorie marxiste » (p. 79). Les vénérables professeurs croient de toute évidence que la Bourse, l'agiotage et la spéculation sont caractéristiques d'une société socialiste tout comme la vertu de la Vierge Marie, et que la naissance de l'appareil socialiste de la production et de la répartition ne troublera en rien la virginité capitaliste. Otto BAUER leur fait écho : « Celle-ci (l'expropriation) ne peut pas, elle ne doit pas, avoir lieu sous la forme d'une confiscation brutale (!) [...] car sous cette forme elle ne pourrait s'accomplir qu'au prix d'une formidable dévastation des moyens de production, par laquelle les masses seraient réduites à la détresse et les sources des revenus nationaux épuisées. L'expropriation des expropriateurs doit plutôt avoir lieu avec ordre et en règle, de façon à ne pas détruire l'appareil de production de la société, à ne pas empêcher la marche de l'industrie et de l'agriculture » (Otto BAUER, La marche au socialisme, Paris, 1919 et in : Otto Bauer et la révolution, Paris, EDI, 1968, p. 123. L'ex-« ministre de la socialisation » voudrait apparemment édifier le socialisme avec des éléments célestes et non terrestres.

[c] « Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclat. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs seront à leur tour expropriés. » MARX, Le Capital, L. I, op. cit., t. 3, p. 205.

[d] « Appareil de personnes et appareil matériel » (Dr. Hermann BECK, « Sozialisierung als organisatorische Aufgabe » p 32 du recueil cité).

[e] Le Capital, Livre I, op. cit., t. 3, p. 205.

[f] Dans Misère de la philosophie, MARX parle de « l'organisation des éléments révolutionnaires comme classe » (op. cit., p. 178), Dans le Manifeste communiste, Paris, Ed. sociales (bilingue), 1972, p. 65, on trouve la description suivante des rapports de coopération entre les ouvriers : « Le salariat repose exclusivement [souligné par nous, N. BOUKHARINE] sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie [...] substitue à l'isolement des ouvriers, résultant de leur concurrence leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, la base même sur laquelle elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. » Marx rappelle ce passage en note à la fin du XXXII° ch. du Livre l du Capital (op. cit., ibid. n.). Il est tout à fait clair que Marx voyait dans le prolétariat non seulement une force qui réalise « le renversement violent », mais aussi l'incarnation sociale des rapports de coopération qui mûrissaient au sein du capitalisme pour devenir le fondement du mode de production socialiste (alias communiste). E. HAMMACHER (Le système philosophico-économique du marxisme, Leipzig, 1909) découvre que Marx développait ce point de vue dans Misère de la Philosophie et dans le Manifeste communiste en opposition au Capital. En fait, Marx cite dans le Capital les passages correspondants !

[g] Une immense abjection des théories social-opportunistes consiste justement dans le fait qu'elles s'unissent sur la base du capitalisme d'EÉtat et protestent contre le socialisme qu'elles sont promptes à reconnaître trois fois en paroles, mais pas en pratique.

[h] KAUTSKY en première ligne. Avant la guerre, il « attendait » la catastrophe qui n'était pas encore « mûre ». Pendant la guerre, il mettait en garde contre la révolution, étant donné que l'Internationale était « un instrument de paix » et ne pouvait agir au grondement des canons. Après la guerre, il mit en garde contre le socialisme parce que la « catastrophe épuise ». On peut le dire, c'est une conception vraiment intégrale [*].

[*] Très juste ! (note de Lénine)

[i] Cf. à ce propos, N. OSSINSKY, La construction du socialisme, premier ch., et aussi N. BOUKHARINE, L'Economie mondiale et l'impérialisme, op. cit. La prévision suivante d'Engels est intéressante : « L'extension colossale des moyens de transports - navires assurant les liaisons transocéaniques, chemins de fer, télégraphe électrique, canal de Suez a établi pour la première fois, réellement, un marché mondial. Une série de puissances industrielles concurrentes sont venues se placer aux côtés de l'Angleterre, qui détenait naguère le monopole de l'industrie; dans toutes les parties du monde, des territoires infiniment plus grands et plus variés se sont ouverts au placement du trop plein des capitaux européens, de sorte que ceux-ci se répartissent bien davantage, permettant de surmonter ainsi plus facilement les excès de la spéculation en un point. Tous ces facteurs ont supprimé la plupart des anciens foyers de crise et écarté presque toutes les occasions de crise, en tout cas les ont atténuées. Parallèlement, sur le marché intérieur, la concurrence cède le pas aux cartels et aux monopoles, tandis qu'elle est limitée sur les marchés extérieurs par les barrages des tarifs douaniers dont tous les pays, hormis l'Angleterre, s'entourent. Mais ces protections douanières ne sont pas autre chose que les armements destinés à la bataille générale de l'industrie, qui doit finalement décider de la domination sur le marché mondial. Ainsi, chaque élément qui tend à empêcher la répétition des anciennes crises recèle en soi le germe d'une crise à venir, bien plus puissante que les précédentes.» F. ENGELS (note d'ENGELS à K. MARX, Le Capital, L. III, op. cit., t. VII, p. 151, note 1)

[j] Un nombre considérable de « recherches sur la socialisation » menées par des professeurs bourgeois éludent naturellement ce problème fondamental [**]. Cf, K. BUCHER, Die Sozialisierung (La socialisation), TÜbingen, 1919; otto NEURATH, Wesen und Weg der Sozialisierung; Pro K. TYSZKA, Die Sozialisierung des Wirtschattleben, Iena, 1919, Cf. O. BAUER, op. cit.; Rudolf GOLDSCHEID, Sozialisierung der Wirtschatt oder Staatbankerott. Parmi les publications communistes étrangères, nous ne pouvons citer que le livre d'un camarade ingénieur, Julius HEVESI, Die technische und wirtschattlische Notwendigkeit der kommunistischen Weltrevolution, Vienne, 1919.

[**] Pas seulement par eux.

[k] Rudolf GOLDSCHEID cingle, avec beaucoup d'esprit, le lâche comportement des « chefs » : « Il est vraiment incroyable de constater à quel point sont manifestement insoutenables les arguments avec lesquels on est aujourd'hui en mesure de freiner avec succès l'accélération de la socialisation de l'économie. Ainsi, par exemple, on fait valoir le fait qu'au moment où il y a stagnation de toute production et que manquent les instruments nécessaires à l'entreprise, c'est précisément le moment le moins favorable à la socialisation de l'économie. Si au contraire dominait une période de haute conjoncture, on déclarerait indubitablement : «Il ne faut pas faire des expérimentations alors que les choses sont au mieux. » On trouve facilement des raisons contre ce que l'on ne veut pas. Et, en tout cas, il est ainsi manifeste que pendant une période où l'entreprise est réduite et où une très profonde transformation de l'économie sous tous ses aspects est inévitable, la transformation de l'économie individualiste en socialiste se réaliserait au plus vite. » (Sozialisierung der Wirtschatt oder Staatsbankerott, Vienne, 1919, p. 11). C'est ainsi qu'écrit, à l'intention de la social-démocratie, un bourgeois pacifiste.

[l] Les savants bourgeois étaient tellement ahuris par le poison fétichiste qu'ils exaltaient le désordre capitaliste comme une perle de la création. Ainsi, Monsieur P. STROUVÉ niait par principe la possibilité d'une rationalisation du processus économique et professait une « conviction scientifique dans le dualisme immanent et fondamental de ce processus ». (Khoziaistvo i tsena, op. cit., vol. l, p. 60), Il est vrai que le désir est le père de la pensée !

[m] N. OSSINSKI « O Predposylkakh sotsialistitcheskoi Revolioutsii » (sur les prémisses de la révolution socialiste), in Narodnoie khoziaistvo, 1918, n° 6-7, p. 5. Marx voyait assez bien le caractère de longue durée de la catastrophe et de la période de transition. Dans les Révélations sur le procès des communistes à Cologne, il cite ses propres paroles : « Nous disons aux ouvriers : Vous devez traverser 15, 20, 50 années de guerre civile et de guerres nationales, non seulement pour changer le système social, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes au pouvoir politique.» K. MARX, Révélations sur le procès des communistes, op. cité, pp. 107, 108.

[n] Hermann BECK, « Eroffnungsansprache » (Wege und Ziele der Sozialisierung, pp. 10-12). Soit dit en passant, la façon dont Monsieur Beck traite de la révolution rappelle tout à fait notre Novaia jizn défunte.

[o] Cette formule a été proposée pour la première fois par le camarade KRITSMAN, dans son brillant article « Sur les tâches immédiates de la révolution prolétarienne en Russie » (Narodnoie Khoziaistvo, 1918, n° 5).

[p] Un pareil prodige d'indécence théorique nous est offert, à nos grands regrets par les dernières Werke (1918) du Pro R.I. WIPPER. Dans le recueil Untergang der europaïsche Kultur, paru aux éditions « Wissen ist Macht » (où il n'y a ni pouvoir ni connaissance), le vénéré professeur sans comprendre les perspectives, généralise l'expérience des premières phases du processus et parle ainsi de choses qui produisent un effet comique. « La foi dans l'union du prolétariat de tous les pays est morte ... L'attente d'une prochaine révolution sociale s'est estompée ... La classe capitaliste ... ne se prépare pas à un inévitable déclin ... » (p. 75 du recueil). Et cela a été publié en 1918 ! Dans l'article « Sozialismus oder Kleinbürgetum », où le vaillant auteur critique la Commune et la calomnie avec une ferveur digne de meilleurs arguments, et dans lequel au fond ce sont les communistes russes qui sont dépeints sous le nom de Communards parisiens, on pose par exemple la question suivante : « Pourquoi ceux-ci [les communards, lisez les bolcheviks] n'ont-ils, pas tenté de stimuler et d'accroître le travail, justement au moment ou de nombreux propriétaires d'usines avaient abandonné la ville, et où, par suite, avaient aussi disparu les « exploiteurs » qui « opprimaient » les ouvriers; pourquoi favorisaient-ils la paresse et l'indolence ? etc. » Tout cela ne paraissait-il pas comique déjà en 1920, dans l'année de l'armée de travail, des samedis communistes, de la discipline de travail ? « Le sel de la terre », comme il arrive au professeur de se désigner, possède vraiment un « intellect » de poule, au moins pour une époque historique donnée.

[q] Cf. au sujet de cette caractéristique N. BOUKHARINE L'Economie politique du rentier, critique de l'économie marginaliste, Paris, EDI, n. éd.

[r] Nous disons « économique d'État », étant donné qu'à ce stade du développement « l'économique » se confond avec le « politique » et que l'État perd son caractère politique exclusif, dans la mesure où il devient aussi un organe de l'administration économique.

[s] « Le capitalisme a créé une classe nombreuse de dirigeants industriels et commerciaux» (Marx) qui constituent une catégorie particulière de spécialistes au service de la bourgeoisie. Cette bureaucratie industrielle n'appartient pas directement à la classe des capitalistes, mais elle garde avec celle-ci des liens très étroits. Elle est éduquée par la bourgeoisie, c'est de la bourgeoisie qu'elle obtient les postes ministériels, ses membres participent aux bénéfices et à la répartition des dividendes, Ils investissent leur « épargne » en actions, et dans la mesure où le capital se dépersonnalise dans les sociétés par actions et où les débrouillards, les hommes qui savent faire fructifier le capital « d'autrui » acquièrent une influence grandissante, cette bureaucratie se lie de façon toujours plus étroite à la « famille » capitaliste et se pénètre de son intérêt.

C'est pour cela que si l'on embauche - et cela est inévitable et nécessaire - il faut en tout cas éliminer la base, le milieu dans lequel elle a grandi. On ne peut pas les laisser « dans leurs liens sociaux précédents ». N. OSSINSKI (loc. cit., pp. 54-55), cf. aussi l'article du camarade M. WINDELBOT, « Tresty i sindikaty i sovremennye prolzvodstvennye obedineniia, ln Narodnoie khoziaistvo, 1919, n° 6, en particulier, p. 31.

[t] De ce point de vue, la différence de principe entre le maintien des vieux spécialistes par le gouvernement NOSKE-ScHEIDEMANN et leur utilisation par la République des soviets est tout à fait claire. Là, ils sont employés selon leur ancien « lien social » et dans les conditions du pouvoir bourgeois démocratique; Ici, Ils sont employés selon un autre lien et dans la dictature du prolétariat. Là, on les laisse à leurs « postes », Ici ils retournent de façon purement formelle aux « anciens postes et avec une nouvelle mentalité acquise à un degré convenable. Le camarade OSSINSKY note de façon tout à fait juste : « Il est inadmissible que ceux-ci (c'est-à-dire les « spécialistes») soient considérés comme représentants d'une classe ennemie, médiatrice entre la dictature prolétarienne et le capital financier » (loc. cit., p. 56). Leur « retour » dialectique exclut cela en pratique, puisqu'il suppose la dissolution des anciens liens sociaux de production ainsi que la désagrégation de l'ancienne mentalité de l'intelligentsia technique. Le lecteur comprendra naturellement que nous ne parlons pas de périodes étroitement délimitées, mais de processus fluide, de « tendances ».

[u] Le Capital. Livre I, op. cit. t. I, p. 183.

[v] Dans son System der Organisationslehre, l'ingénieur BECK distingue deux groupes de « moyens techniques »; les « moyens d'information » et les « moyens d'activité », en particulier les moyens de travail. Aux « moyens d'informatio n» appartiennent, entre autres : « signaux, couleurs, illustrations, écrits et langues » (« Sozialisierung aIs organisatorische Aufgabe », p. 38), L'expérience de la révolution russe confirme pleinement ces propositions établies par voie de déduction. Un des premiers syndicats patronaux, celui du sucre, s'est décomposé jusqu'à l'organisation de chaque usine. On observe des cas semblables ailleurs. Au sujet de la métallurgie, cf. WINDELBOT, loc. cit. dans Narodnoié Khoziaistvo, 1919, n° 6 et 9-10.

[w] Dans la seconde édition de son livre (Sindikaty i Tresty v Rossii), Moscou, 1919, le camarade G. TSYPEROVITCH démontre clairement dans quelle mesure les idées venues de l'époque « organique » pèsent même sur ceux qui ont l'esprit révolutionnaire. Ses constructions théoriques envisagent les organismes économiques de l'administration prolétarienne non comme un nouvel appareil, mais plutôt un « appareil » dont l'origine dérive des appareils bourgeois. En réalité, chaque ligne des données empirique qu'il cite lui-même se trouve en opposition grossière avec une telle conception, et confirme pleinement notre point de vue. Sur le plan logique, cela provient aussi de l'énorme confusion théorique dans l'opinion générale de l'époque, dont nous aurons l'occasion de parler dans un autre chapitre. Nous voulons donner en exemple ce que le camarade TSYPEROVITCH écrit à propos du Conseil suprême de l'économie nationale et des Conseils de l'économie nationale en général : « Ces organes suprêmes de l'administration économique du pays, qui sont constitués par des représentants des organisations ouvrières et n'ont au sommet que des personnes de confiance désignées par le parti, étaient vraiment les successeurs du Conseil économique du gouvernement provisoire » (c'est-à-dire du gouvernement de KERENSKI et Cie), Qu'est-ce que cela veut dire ? Et que faut-il entendre exactement par le terme de « succession » ? Il est clair que nous avons affaire ici à une destruction complète de l'ancienne organisation et à la création d'une autre tout à fait nouvelle. Le « vraiment » se réfère exclusivement à la fonction administrative. Le camarade TSYPEROVITCH parle pourtant des syndicats et des trusts dans la République soviétique en tant qu'ancien appareil pour lequel « le contenu même ... doit être essentiellement autre » (p. 170). Le camarade TSYPEROVITCH ne voit même pas que nos associations de production constituent un appareil d'organisation entièrement autre, nés des cendres de l'appareil capitaliste défunt, dissous et ruiné. Nous demandons au lecteur d'étudier de ce point de vue le dernier chapitre du livre de TSYPEROVITCH pour se convaincre encore une fois de la parfaite candeur des vieilles conceptions.

[x] Les opportunistes social-démocrates dénigrent sans scrupule la méthode marxiste-révolutionnaire lorsqu'ils affirment qu'un changement de fonction signifie un changement de caractéristique de classe. Le prolétariat de l'époque de la dictature mène une lutte de classe, mais la mène en tant que classe dominante, qui organise et crée la nouvelle société. Cela, bien que cet ABC du marxisme soit un livre scellé aux sept sceaux pour tous les apologistes du « capitalisme sain ».

[y] Les « critique s» obtus de droite se moquent volontiers de nos unions, de nos journaux et de nos fêtes, « officiels », mais en taisant cyniquement que dans la dictature ouvrière l'officialité est de type prolétarien. Ils cachent ainsi un désir de voir « ce qui est officiel » demeurer indéfiniment entre les mains des adversaires de classe du prolétariat.

Boukharine
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