1920

 

N. Boukharine

Économique de la période de transition

V : La ville et la campagne dans le processus de transformation sociale

« Toute division du travail développée qui s'entretient par l'intermédiaire de l'échange des marchandises a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne. On peut dire que l'histoire économique de la société roule sur le mouvement de cette antithèse» [a].

Pendant la période de transition cette remarque de Marx est plus importante que jamais. Car si dans une période «normale» du développement capitaliste, c'est-à-dire avec une relative proportionnalité prédéterminée entre la ville et la campagne - puisqu'il s'agit de la répartition des forces sociales productives nécessaires à l'équilibre de tout le système - on pouvait considérer le processus de production sous sa forme abstraite en tant que processus de production de la valeur et la plus-value, à présent cela devient insuffisant.

Le point de vue naturel et matériel, et, par suite, la division de la production sociale entre différentes sortes de sphères de travail « concret », et en premier lieu entre l'industrie et l'agriculture, acquiert à présent une importance particulière.

La disproportion croissante entre ces deux branches du système économique est apparue déjà avant la guerre; la recherche impérialiste d'un « complément économique », c'est-à-dire d'une base agraire pour les pays industrialisés, est au fond une manifestation de cette même contradiction entre la « ville » et la « campagne » dont parlait Marx, mais déjà à l'échelle mondiale [b]. Le problème des matières premières - problème fondamental à l'heure actuelle - et le problème des subsistances apparaissent comme les questions les plus brûlantes. Tout cela nous conduit à souligner la question de la ville et de la campagne en tant que question exigeant une étude particulière.

Avant tout, il faut observer de quelle façon le processus de reproduction élargie négative se traduit dans l'agriculture.

Considérons en premier lieu le processus isolément. Il va sans dire que l'on peut observer en ce cas le même phénomène que dans l'industrie. La guerre prélève une part importante des forces productives : elle déplace les travailleurs, les détournant du travail productif; elle ampute le matériel agricole; elle prélève sur les forces animales du travail agricole, réduit la quantité du bétail, diminue la quantité de fumure. Elle réduit la surface cultivable en prélevant la force de travail qui joue dans l'agriculture un rôle relativement plus important que dans l'industrie (car la composition organique du «capital» est ici moins élevée), elle rétrécit la base de production et de reproduction. Ce rétrécissement de la base de production se manifeste dans la régression des quantités produites. Tel est le tableau général.

Mais le processus de reproduction de l'agriculture n'est pas en fait un processus de reproduction distinct et isolé. Il est un élément du processus général qui suppose un « échange organique » entre la ville et la campagne. Par suite, dans la mesure où il s'agit de la reproduction des moyens de production, la production agricole dépend des conditions de reproduction de l'industrie (machines, instruments de travail, engrais chimiques, apport d'énergie électrique, etc.) La reproduction élargie négative dans l'industrie aggrave le processus analogue dans l'agriculture. Et inversement : la réduction de la quantité des subsistances, étant un élément de la reproduction des forces de travail, intensifie de son côté le processus de reproduction élargie négative dans l'industrie. Processus unique, la reproduction élargie négative s'exprime dans la réduction quantitative de l'ensemble de la production (tous les moyens de production et tous les moyens de consommation).

Le rétrécissement de la base productive prend ici une forme paradoxale avec l'augmentation de la « rentabilité » monétaire de l'agriculture [c]. Cependant l'élévation du prix des produits agricoles s'accompagne d'une augmentation non moindre (et, en règle générale, même supérieure) des prix des produits industriels. En dépit de cela l'agriculture, à l'époque de la guerre, affranchie rapidement de ses dettes, accumula du capital sous forme monétaire et amassa des stocks de produits. Cette contradiction, comme l'a parfaitement souligné le Professeur Lederer, s'explique par le fait que l'augmentation gigantesque des prix des produits industriels était fonction d'une telle réduction de leur quantité réelle que l'agriculture ne pouvait plus se les procurer. Il en résulte que la base productive de l'agriculture s'est mieux maintenue que celle de l'industrie, et que l'agriculture, malgré le processus de reproduction élargie négative, dispose en fait d'une masse de produits relativement bien supérieure à celle de l'industrie; c'est une différence suffisamment essentielle, qui doit aussi s'exprimer dans la période de désintégration du système capitaliste.

La différence essentielle est cependant constituée par la structure économique même de cette branche fondamentale de la production. La spécificité de cette structure est l'extraordinaire bigarrure de types économiques qui reflète et exprime un degré relativement faible de la socialisation du travail [1]. D'une façon générale, nous pouvons distinguer ici les catégories suivantes : la grande exploitation capitaliste fondée sur le travail salarié; l'exploitation capitaliste paysanne (« koulak », « Grossbauer ») utilisant aussi le travail salarié et reposant sur lui; l'exploitation paysanne « ouvrière » n'exploitant pas de travail salarié; et enfin l'exploitation de parcelles par des semi-prolétaires. Ces diverses combinaisons de rapports entre les éléments humains de ces types d'exploitation, présentent un tableau extrêmement hétérogène. Dans le cadre de la grande exploitation capitaliste nous observons à peu de choses près la même hiérarchie sociale de production que dans l'industrie; la structure économique de latifundia est en gros la même que celle de l'usine; au sommet : un entrepreneur capitaliste, puis une administration principale (directeur); ensuite une intelligentsia qualifiée (agronomes, comptables, etc.) ; encore plus bas : les « employés », et sous eux les travailleurs qualifiés (techniciens des machines agricoles, des lignes secondaires, des postes d'électrification, etc.), et enfin, les « manœuvres ». Des rapports différents existent dans l'exploitation des « koulaks » ou des « Grossbauer » où la hiérarchie de production se limite habituellement à deux catégories : le maître et les ouvriers. L'exploitation « ouvrière » ne connaît pas d'échelle hiérarchique, et l'exploitation des semi-prolétaires constitue dans sa composition humaine l'échelon le plus bas de l'échelle hiérarchique des autres exploitations : latifundia, fabriques ou usines. Dans les chapitres précédents nous avons vu que le moment fondamental qui détermine une possibilité de rationalisation directe de la production (dans n'importe quel système : capitaliste d'État ou socialiste) est le travail socialisé. C'est pourquoi il est clair que le système du capitalisme d'État a dû déjà adopter, par rapport à l'agriculture, un « type d'organisation » quelque peu différent.

Il va sans dire que la nécessité pour la bourgeoisie d'inclure l'agriculture dans le système capitaliste d'État avait une énorme importance. Car l'agriculture - en particulier au moment de l'ébranlement du système - est une branche de production décisive; il est possible de vivre sans redingote, sans lampe électrique ou sans livres, mais personne ne peut vivre sans pain. L'armée peut aller nu-pieds, mais elle ne peut subsister comme Saint Antoine. Par conséquent, les tendances à l'organisation capitaliste d'États'en trouvèrent aggravées. Et, en même temps, les possibilités de nationalisation directe de la production étaient des plus faibles.

Comment le capitalisme a-t-il résolu ce problème ?

De deux façons : premièrement par l'étatisation d'une partie des grandes unités de production, deuxièmement par une régulation indirecte du processus de production à l'aide du processus de circulation.

Il ressort assez clairement de ce que nous avons dit plus haut une « faiblesse » relative de la première méthode. En vérité l'État capitaliste disposait déjà de quelques branches de l'agriculture (par exemple les forêts domaniales), mais il lui manquait des points d'appui comme par exemple les trusts dans l'industrie. C'est pourquoi l'étendue de la nationalisation directe de la production par la bourgeoisie était relativement limitée et se réalisa habituellement sous des formes diverses d'administration « communale » et de « municipalisation ». La deuxième méthode en acquiert d'autant plus d'importance : la régulation de la production par la régulation du processus de circulation ou d'organisation de la répartition. Le monopole d'État des grains, le système de rationnement des produits agricoles, la fourniture obligatoire des produits, les prix imposés, la livraison organisée des produits industriels, etc., tout cela conduit en dernière instance à l'étatisation de la production. Nous observons alors un type de développement rétrograde, des stades initiaux du processus d'organisation [2] qui, tout comme dans l'industrie, avait pour point de départ le processus de circulation (groupements, marchés fermés, syndicats).

Dans ce domaine le système capitaliste d'État pouvait déjà s'appuyer sur les associations agricoles, syndicats d'un type particulier, en premier lieu sur les coopératives. Par la régulation du processus de circulation fut aussi réglé le mécanisme de la production agricole dans son ensemble, y compris les petites exploitations agricoles. Le système du « commerce libre» des produits agricoles fut définitivement sapé. Il est vrai que les conditions particulières de l'agriculture, le grand poids des petites et moyennes exploitations entraînaient de sérieuses difficultés qui se traduisirent par l'apparition du marché « illégal », « libre » et du commerce spéculatif (Schleichhandel (trafiquant) [3] comme l'appellent les Allemands) ; aussi longtemps pourtant que le système de l'organisation capitaliste d'État restait solidement établi dans son ensemble, l'agriculture était intégrée à l'appareil général, dont la partie essentielle était constituée par l'industrie organisée [d].

Il en résulte la situation suivante : l'écroulement du système du capitalisme d'État, dans la mesure où son origine est la désagrégation des rapports de production dans l'industrie, signifie également l'écroulement de ce système dans l'agriculture.

La putréfaction de l'appareil capitaliste d'Étatse traduit ici par la pénétration constante du commerce spéculatif des produits agricoles. La rupture révolutionnaire des liens accélère au premier chef la séparation de la ville et de la campagne.

Entre la ville et la campagne, à l'époque du capitalisme d'État, on pouvait distinguer les trois types de liens : 1) des liens de crédit de type capitaliste financier (dont la forme principale était représentée par les institutions bancaires); 2) les organismes d'État et communaux; 3) le processus réel d'échange entre la ville et la campagne, se réalisant en partie à travers et par l'intermédiaire des appareils d'organisation et en partie en dehors d'eux [4]. Voyons à présent ce qui se passera inéluctablement dans la sphère des rapports entre la ville et la campagne lors de la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Avec la conquête du pouvoir par le prolétariat les liens du crédit et les liens financiers de type capitaliste s'effondrent de façon totale, irrévocable et pour toujours. La mainmise sur les banques entraîne la rupture des rapports de crédit, et il ne pourra plus être question d'une « restauration du crédit », car tout le système de base des rapports habituels est dissous, toute « créance » est liquidée, et l'État prolétarien apparaît à la conscience bourgeoise comme un bandit collectif.

Les appareils communaux et d'Étatse désagrègent également en leurs éléments composants en même temps que presque tous les mécanismes étatiques de type ancien. L'appareil qui exprimait l'hégémonie de l'industrie sur l'agriculture, et de la ville sur la campagne (sous sa forme capitaliste), cesse d'exister en tant que système d'organisation achevé.

Enfin, le processus réel d'échange qui exprime l'unité de « l'économie nationale » se trouve considérablement réduit. Après l'examen détaillé de la dislocation de l'industrie capitaliste, il n'est pas difficile d'en saisir la raison. Déjà lé processus de reproduction élargie négative, à l'époque de la guerre impérialiste, a miné la base de l'échange en réduisant au minimum la production des villes, c'est-à-dire l'équivalent réel en produits nécessaires à la campagne. Avec l'écroulement de l'appareil capitaliste de production, le processus de production lui-même s'arrête : on vit sur les anciennes provisions, sur les restes qui ont été sauvés de la guerre et dont a hérité le prolétariat. La monnaie qui en période « normale » apparaissait comme valeur en soi, se révèle n'être en définitive qu'un signe intermédiaire n'ayant aucune valeur propre. Par conséquent, pour les détenteurs d'une masse de produits agricoles n'existe pratiquement plus aucun stimulant qui les incite à livrer ces produits à la ville. L'économie sociale s'est disloquée en deux sphères autonomes : la ville affamée, et la campagne qui possède - malgré une destruction partielle des forces productives d'assez grandes provisions de « surplus » non écoulés. La désintégration de l'ensemble du système de production atteint son point culminant. Cette phase de « l'histoire économique de la société » se traduit par l'isolement des deux principales subdivisions du travail social, rendant impossible l'existence ultérieure de cette société.

Mais avant de poursuivre l'analyse des conditions d'un nouvel équilibre, il est nécessaire de considérer les formes fondamentales prises par l'écroulement du système capitaliste à l'intérieur de « la campagne » .

La situation suivante nous frappe d'emblée : avec une stabilité relative de « la campagne » et un stock assez important de produits, le processus de désagrégation des rapports de production agraire doit être beaucoup plus lent [5]; deuxièmement, étant donné la variété de formes des unités économiques d'exploitation inconnue de la grande industrie capitaliste, la forme même du processus de transformation dans toutes ses phases sera différente du processus que nous avons analysé dans les chapitres précédents.

Voyons d'abord la grande exploitation capitaliste. Le processus de rupture des liens y ressemble le plus à celui qu'on observe dans l'industrie. Avec quelques modifications cependant. En premier lieu, il s'accomplit plus lentement qu'à la ville [6]. Cela s'explique par le fait que dans l'agriculture, sur le lieu même de la production des moyens de consommation, la sous-consommation de la classe ouvrière est moins nettement ressentie. Le passage au système de la rémunération partielle en nature assure en fait la reproduction de la force de travail et par conséquent est évidemment un moindre stimulant à la rupture des liens entre les éléments humains du système. En second lieu, le prolétariat n'est pas aussi éduqué par le « mécanisme de production capitaliste ». Sa composition (éléments semi-paysans), ses méthodes de travail (caractère saisonnier du travail, très grand isolement spatial dans le processus de travail, etc.) tout cela entrave sa révolutionnarisation idéologique et l'élaboration d'un plan ouvrier révolutionnaire. Ces facteurs freinent la tendance générale du développement, mais ne la nient pas. L'influence de la ville et des organisations du prolétariat industriel donne une impulsion extérieure au renforcement du processus mû par sa dynamique, et rend finalement inévitable la rupture des rapports de production capitalistes, selon la même ligne que dans l'industrie [e].

La rupture des rapports de production agraires s'opère pourtant aussi sur d'autres plans, ce qui s'explique par les particularités structurelles spécifiques de l'économie rurale. Nous avons vu plus haut qu'une partie du mécanisme humain (propriétaires se mi-prolétarisés des exploitations parcellisées) entre elle-même dans la catégorie des échelons les plus bas de la hiérarchie capitaliste, tandis que d'autres éléments (« paysans moyens ») n'apparaissent pas seulement comme des « concurrents » de la grande exploitation sur le marché : ils sont aussi souvent l'objet d'une exploitation qui se manifeste sous une forme voilée et masquée de rapports extrêmement complexes et variés (bail, usure, dépendance par rapport aux banques agricoles, etc.). Il s'agit ici d'une forme d'éléments inférieurs ou intermédiaires de la hiérarchie du travail qui n'existe pas dans le schéma purement capitaliste et ne représente pas du travail socialisé, mais s'appuie en quelque sorte sur lui. Son importance n'en est pas moins significative pour autant que l'on considère l'ensemble du système social dans sa totalité concrète. Dans le type de rapports de production où les échelons inférieurs du système sont constitués d'un nombre important d'exploitations indépendantes la dislocation des liens se traduit par une lutte entre exploitations, c'est-à-dire une lutte entre les paysans travailleurs et les se mi-prolétaires d'une part, les gros paysans et les petits propriétaires d'autre part. La combinaison concrète des éléments en lutte peut différer d'un cas à l'autre selon le poids relatif des divers types d'exploitations, selon les variantes de ces types (car ce sont des catégories extrêmement mobiles, transitoires et nuancées). Prise en soi et isolée du reste du complexe économique, cette rupture des liens contient une possibilité de retour à des formes plus primitives [7], car la force active est ici celle d'un travail parcellisé de petits propriétaires et non celle d'un travail socialisé de prolétaires. Mais dans un contexte historique donné cette rupture constitue une partie intégrante du processus généra] d'écroulement du système capitaliste [f]. Ainsi se développe la révolution paysannes et agraire dont la signification est d'autant plus grande que le développement des rapports de production capitalistes est faible .. Cette lutte peut être accompagnée - et l'est habituellement - d'un important gaspillage des forces et d'une dislocation de la base productive matérielle (partage partiel des grandes propriétés, de l'outillage, du bétail, etc.) [g], c'est-à-dire d'une réduction ultérieure des forces productives.

C'est alors que se pose la question de savoir comment un nouvel équilibre est possible : d'une part un équilibre à l'intérieur même de l'agriculture, et d'autre part un équilibre entre la ville et la campagne.

Cette question apparaît décisive pour le destin de l'humanité car elle est la question la plus importante et aussi la plus complexe [h].

Nous avons déjà vu que le type général d'équilibre nouveau devrait être l'opposé (la négation dialectique) du type d'équilibre du système capitaliste d'État.

Avant toute chose, considérons le processus interne à l'agriculture.

La rupture des liens entre les différents éléments humains de la grande exploitation capitaliste doit faire place à l'organisation de ces éléments dans leur nouvelle combinaison. Au fond, ce problème est du même ordre que dans l'industrie. Cependant il est compliqué par deux moments : en premier lieu par celui de la destruction partielle de la grande exploitation capitaliste en tant que grande exploitation en général; en second lieu, par celui de la bien moindre maturité du prolétariat agricole. La première circonstance est inévitable avec la lutte pour la terre dans la paysannerie. Il est évident que le degré des concessions varie considérablement suivant le poids spécifique de la paysannerie en général et de sa répartition dans les différentes catégories. La deuxième circonstance entraîne un plus grand nombre de frictions internes aux organisations; le processus d'auto-éducation du prolétariat est plus lent.

En ce qui concerne l'équilibre du reste de la production agricole, il a tendance à s'établir sur la base d'une redistribution égalitaire de la terre, comme point de départ du développement. Il est tout à fait clair qu'une telle situation, considérée indépendamment du développement urbain, devrait donner une impulsion à un nouveau cycle capitaliste de type « américain ». Cette possibilité disparaît cependant avec la liquidation de l'économie marchande dans les villes et avec l'organisation socialiste de l'industrie. Par conséquent la dictature du prolétariat s'accompagne inévitablement d'une lutte larvée ou plus ou moins déclarée entre les tendances à l'organisation du prolétariat et les tendances anarchiques de la paysannerie dans l'économie marchande [i].

Sous quelles formes cependant l'influence organisatrice du prolétariat urbain peut-elle s'imposer ? Et comment peut-on atteindre un nouvel équilibre entre la ville et la campagne ?

Il est évident que le processus réel de l'échange organique entre la ville et la campagne peut servir de base solide et durable à l'influence décisive de la ville. Le renouvellement du processus de production dans l'industrie, la restauration de l'industrie sous sa forme [9] socialiste, apparaît ainsi comme une condition nécessaire à une participation plus ou moins rapide de la campagne au processus d'organisation.

Mais comme cette restauration de l'industrie est elle-même conditionnée par l'afflux de vivres à la ville, la nécessité absolue de cet apport, coûte que coûte, devient parfaitement claire. Cet équilibre minimal peut être atteint seulement : a) au prix d'une partie des ressources restantes dans les villes, et b) avec l'aide de la contrainte étatique exercée par le prolétariat. Cette contrainte étatique (confiscation des excédents de blé, impôt en nature et autres formes de contrainte) est fondée économiquement : en premier lieu directement, pour autant que les paysans sont eux-mêmes intéressés au développement de l'industrie qui leur fournit des machines, des outils, des engrais chimiques, de l'énergie électrique, etc.; en deuxième lieu indirectement car le pouvoir étatique du prolétariat est le meilleur moyen de défense contre le rétablissement de la pression économique des grands propriétaires fonciers, de l'usurier, du banquier, de l'État capitaliste, etc. Par conséquent, la contrainte étatique n'est pas ici le « pur usage de la violence » à la Dühring, et comme telle elle apparaît comme un facteur qui suit la ligne principale du développement économique général [10] [i]. Dans la mesure où le prolétariat industriel s'appuie sur la grande exploitation formellement [11] socialisée (étatisée par le prolétariat), il organise directement le processus de production. L'insuffisance du matériel agricole peut inciter une partie des propriétaires agricoles à entrer dans les associations (communes, agricoles et coopératives), Mais pour la grande masse des petits producteurs leur insertion dans l'appareil d'organisation passe principalement par la sphère de la circulation, c'est-à-dire d'un point de vue formel par la même voie que dans le système du capitalisme d'État [j]. Les organes de distribution et d'approvisionnement étatiques et communaux (ceux-ci ne s'opposant théoriquement jamais aux premiers) représentent l'appareil principal du nouveau système d'équilibre.

Ici se pose la question des organisations de paysans qui rassemblaient déjà dans le processus de distribution les producteurs dispersés pendant la période du développement capitaliste, à savoir la question de la coopération agricole. Il ressort de l'analyse de la désagrégation des liens du système capitaliste dans l'agriculture au cours de ce processus de désagrégation, que la petite production a conservé une relative stabilité. Toutefois, la coopérative paysanne avait tendance à se transformer, et même parfois elle s'est transformée réellement en syndicats agricoles contrôlés au sommet par une élite des propriétaires fonciers capitalistes. C'est pourquoi l'appareil des coopératives devait se trouver endommagé. Il est aussi clair que certaines formes de coopératives, la coopérative de crédit, par exemple, devaient inévitablement disparaître. Cependant il est en même temps parfaitement évident que la stabilité de l'exploitation agricole doit trouver son expression dans la stabilité relative de l'appareil coopératif agricole. Quel en sera le sort ? Disparaîtra-t-il comme le font inévitablement les syndicats ou les trusts ? Ou se maintiendra-t-il ? Avant de considérer cette question, il est nécessaire d'analyser plus précisément un autre problème fondamental, celui de la lutte entre le prolétariat et la paysannerie pris en tant que représentants de classe de types distincts d'économie.

«Les forces essentielles - et les formes essentielles de l'économie sociale ... sont les mêmes ... dans n'importe quel pays capitaliste. Ces formes essentielles de l'économie capitaliste sont : le capitalisme, la petite production marchande, le communisme. Ces forces essentielles sont : la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie (en particulier la paysannerie), le prolétariat» [k]. L'exploitation paysanne continue à exister en tant que petite production marchande. « Il y a là une base extrêmement large, aux racines très profondes et très solides pour le capitalisme. Sur cette base le capitalisme se maintient et renaît, dans une lutte des plus acharnées contre le communisme. Les formes de cette lutte sont : l'activité des petits trafiquants et la spéculation contre le stockage du blé par l'État (de même que des autres produits) ; en général, contre la répartition de produits par l'État [l]. Cette lutte pour ou contre le marché, en tant que lutte cachée pour certains types de production, caractérise l'aspect économique des relations entre la ville et la campagne après la prise du pouvoir par le prolétariat. Il y a là une différence profonde avec ce qui se passe à la ville. Dans les villes la lutte essentielle pour un type d'économie s'achève avec la victoire du prolétariat. A la campagne elle s'achève dans la mesure où il peut être question de la victoire sur le grand capitalisme. Mais au même moment elle renaît sous d'autres formes, en tant que lutte entre le plan étatique du prolétariat incarnant le travail socialisé [13] et l'anarchie marchande, le déchaînement spéculatif de la paysannerie représentant la propriété morcelée et l'anarchie du marché. Mais comme la production marchande simple n'est rien d'autre qu'un embryon d'économie capitaliste, la lutte des tendances décrites plus haut est fondamentalement la poursuite de la lutte entre le communisme et le capitalisme [14]. Cependant, comme deux « âmes » coexistent dans le cœur du paysan, et que plus il est pauvre plus grand est son penchant pour la tendance prolétarienne, cette lutte se complique par une lutte au sein même de la paysannerie.

Comment cette situation se répercute-t-elle sur le sort de l'appareil coopératif agricole ? Il est clair qu'il en va ici autrement que dans l'industrie : l'appareil coopératif peut s'atrophier (avec le déclin croissant des échanges entre la ville et la campagne) ; il peut être réduit (par la prépondérance des koulaks à la campagne et par une lutte exacerbée entre eux et le prolétariat). Il peut être absorbé par l'organisation socialiste de la distribution et rebâti graduellement (par la restauration du processus réel d'échange et l'influence économique décisive de la ville). Par conséquent, théoriquement, la destruction entière de l'appareil n'est pas indispensable [15].

De cette façon un nouvel équilibre s'instaure au cours d'une lutte ininterrompue, et c'est pour cette raison que son établissement est lent et difficile. Le processus se développe d'autant plus vite qu'est plus rapide le rétablissement de la reproduction dans l'industrie, et plus prompte la prise en mains par le prolétariat de la tâche fondamentale : la révolution technique qui transforme totalement les formes conservatrices de l'économie et donne une impulsion vigoureuse à la socialisation de la production agricole. Mais ce thème concerne déjà le chapitre suivant.


Notes de Lénine

[1] Très bien.

[2] L'auteur a voulu dire apparemment « du processus de socialisation », mais ce mot n'exprime pas cette idée (c'est la seule possible).

[3] L'usurier ( ?)

[4] Ajouter : Troisième dans l'ordre, mais premier en importance.

[5] Très juste !

[6] Ajouter : En Europe occidentale, mais pas en Russie (et même en Europe occidentale jusqu'à la victoire du prolétariat).

[7] Inévitabilité temporaire.

[8] Il faudrait dire : entre la tendance socialiste et la tendance marchande-capitaliste de la paysannerie. C'est une faute théorique que d'employer ici le mot «organisation ». C'est un pas en arrière de MARX à Louis BLANC.

[9] Ha ! ha ! ha ! Termes scandaleusement faux ! Plus c'est compliqué, plus c'est incorrect, théoriquement.

[10] Très bien.

[11] Pas seulement de façon formelle.

[12] Ibid., p. 106.

[13] C'est juste.

[14] C'est juste et c'est mieux qu' « anarchie ».

[15] Il n'est pas correct de dire et de penser (comme il se trouve souvent chez l'auteur) que « l'effondrement total » est « nécessaire » pour les trusts.

Notes de l'auteur

[a] Karl MARX, Livre I,op. cit., t. II, p. 42.

[b] Il ne s'en suit nullement, comme le croit KAUTSKY (voir son article sur l'impérialisme dans la Neue Zeit), que les racines de l'impérialisme se trouvent exclusivement dans cette sphère. Du point de vue des conditions de la reproduction, le changement dans chacune des trois parties de la formule est important :

( A-M (Moy. de prod. + Force de Tr.)

...

P

...

M'-A'

I

 

II

 

III

A la première partie de la formule correspondent les « marchés des matières premières » et les marchés de la «force de travail à bon marché »; à la seconde, les sphères d'investissements du capital; et à la troisième, les marchés de débouchés. La transformation a lieu dans ces trois domaines et par suite la lutte des formations impérialistes se mène sur les trois lignes.

[c] Emil LEDERER, « Die Oekonomische Umsehichtung im Kriege», Archiv für Sozialwissenschaft und Politik, Krieg und Wtrtschaft. (fasc. 7, 1918, p. 34), présente le tableau suivant qui illustre le « déplacement de la rentabilité ;» :

 

Entrées brutes

Dépenses

Gains nets

Avant la guerre

100

75

75

Minimum actuel

200

95

105

Moyenne vraisemblable

250

95

155

Maximum

300

95

205

« Etant donné les prix pratiqués à un taux bien plus élevé au marché noir ... il devrait en résulter des profits encore plus hauts ». La différence entre les prix du commerce « libre » et les prix maxima étant croissante, le « déplacement » réel est bien entendu beaucoup plus grand.

[d] Cf. à ce sujet le livre du camarade You. LARINE, Outopisty minimalisma i deistvitelnost, Petrograd, 1917.

Le camarade LARINE observe dans ce livre, d'une façon tout à fait juste : « En résumé, si l'agriculture était en elle-même insuffisamment mûre au point de vue de l'organisation, le capitalisme allemand moderne a démontré qu'il possédait une réserve suffisante de forces d'organisation sur le plan matériel et social pour unifier l'économie agraire, d'en haut et de l'extérieur, en un seul organisme géré selon un plan. Autrement dit, il ne faut pas envisager la «maturité» matérielle d'un pays du point de vue de la maturité technico-administrative de chaque domaine de l'économie pris séparément mais en tant que dérivée de l'état général de toutes ses forces productives dans leur somme moyenne» (p. 17-18).

[e] KARL KAUTSKY écrit dans sa brochure Die Sozialisierung der Landwirtschatt (Berlin, P. KASSIHER 1919) : « La révolution dans les villes ne s'est pas produite sans laisser de traces parmi les travailleurs de la campagne. Ce serait un danger immense s'ils étaient eux aussi atteints de la fièvre des grèves » (!) (p. 10). KAUTSKY a raison quand par ailleurs il met en garde contre le partage des grandes propriétés entre les ouvriers agricoles. Mais protester contre la « fièvre des graves » signifie faire le jeu des agrariens prussiens. Le renversement du capitalisme dans les campagnes est un anneau du processus général tout aussi nécessaire que le renversement du capitalisme dans les villes. Dans les États capitalistes avancés, une victoire de la classe ouvrière sans l'action des masses (du prolétariat paysan est impensable (« fièvre des grèves » selon l'expression de KAUTSKY, « frénésie de grève » comme le disaient à une époque nos mencheviks), puisque les agrariens - et Von THUNEN lui-même .- n'accepteraient jamais de réaliser volontairement le programme de KAUTSKY. La méconnaissance de cette situation, le refus de la lutte de classe est le péché mortel de KAUTSKY et Cie. Cf. aussi Otto BAUER, La marche au socialisme, op. cit.

[f] On peut faire à ce sujet une analogie entre le processus décrit et la désagrégation des rapports entre les métropoles développées et leurs colonies. Les insurrections coloniales, considérées objectivement, contiennent en elles la possibilité d'un cycle nouveau de développement capitaliste si l'on considère ce processus isolement. Mais dans l'ensemble des phénomènes, ce n'est qu'un produit dérivé et en même temps aussi le facteur le plus vigoureux de la désagrégation du système impérialiste, comme condition préliminaire de la renaissance socialiste de l'humanité.

[g] Cf. l'article du camarade GOIKHBARG, « Obchtchestvenie selskovo khoziaistvo » in Narodnoie khoziaistvo, 1919, n° 5; et aussi ceux de MILIOUTINE «Sotsialisma i selskoie khoziaistvo» et de BOGDANOV, « Organizatsiia selskikh khoziaistvo » in Narodnoie. Khoziaistvo, 1919, n° 6.

[h] C'est pourquoi KAUTSKY a raison lorsqu'il écrit (Die Sozialisierung der Landwirtschatt, op. cit., p. 12) : « Pour nous, le problème agraire est le plus compliqué mais aussi le plus important de la révolution ». Toutefois le malheur de KAUTSKY est justement qu'il ne voit et ne comprend pas toute la complexité du problème. Pour lui, le facteur « compliquant » fondamental, c'est-à-dire la lutte de classe des divers groupes sociaux, n'existe pas. C'est lié logiquement à l'incompréhension du fait que les rapports de production de la société capitaliste soit en même temps des rapports sociaux de classes et des rapports techniques de travail [*].

[*]La terminologie n'est pas juste. Il n'y a pas de rapport de classes non social. Il faudrait le dire de façon plus simple et plus juste (théoriquement) : il a oublié la lutte de classes. (note de Lénine)

[i] Le « sociologue » [**] KAUTSKY ne comprend absolument pas cela. Dans la préface à son livre déjà cité, Die Sozialisierung der Landwirtschaft il attaque les bolcheviks parce qu'ils ont laissé la main libre au paysan (p. 10), montrant à cette occasion son manque complet d'information (puisqu'il ignore même l'existence des exploitations soviétiques) mais à la page suivante (p. 11), il prétend qu'ils «oppriment» la classe paysanne et s'emparent de leurs excédents pour les besoins des villes et de l'armée. Le « malin » KAuTSKY ne comprend même pas la signification de la guerre contre DÉNIKINE, il ne comprend pas ce que le moins informé des paysans comprend. C'est seulement la rage contre le parti du communisme révolutionnaire qui lui dicte des idées dignes d'un lycéen de « bonne famille ».

[**] Voilà, il est bon qu'un « sociologue » comme BOUKHARINE mette finalement le terme « sociologie » entre des guillemets ironiques! Bravo ! (note de Lénine)

[j] « Quant à la petite entreprise qui prédomine, celle-ci [c'est-à-dire la socialisation N. BOUKHARINE] devra être compensé des le début plutôt comme une régulation du processus de circulation entre villes et campagnes que comme une organisation de la production » (KAUTSKY, op. cit., p, 9) [***].

[***] Oh! Oh ! Quelle incompréhension des rapports « sociaux de classe » : un livre avec des citations non traduites ferme l'accès aux travailleurs. (note de Lénine)

[k] N. LENINE « Economie et politique à l'époque de la dictature du prolétariat », dans l'Internationale communiste, 1919, n° 6, in Œuvres complètes, tome 30, p. 104.

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