1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

6
L'équilibre entre les éléments de la société


42: Les principes constitutifs de la vie sociale.

Nous arrivons maintenant à une question générale qui se présente à nos yeux après tous les raisonnements donnés plus haut. Voici en quoi consiste cette question. Nous avons vu que la psychologie, l'idéologie, l'économie sociale se distinguent par un certain nombre de traits typiques. N'est-il pas possible de saisir ces traits  ? Ne peut-on pas dans ce chaos, dans cette véritable mer de phénomènes économiques, politiques, socio-psychologiques, idéologiques, extraire comme un noyau ce qui est fondamental, décisif, trouver ce qui constitue le trait distinctif d'un « moment donné », d'une « époque » donnée  ? Ne nous apparaîtra-t-il pas ici que le lien qui réunit entre eux tous les phénomènes sociaux se manifestera en ceci, que les différents phénomènes sociaux auront entre eux quelque chose de commun  ? Nous avons bien vu que tous sont « en dernière analyse » déterminés par les forces productives et les rapports de production  ? Alors, comment exprimer ce lien en quelques mots  ? Et comment procéder à la solution de cette question  ?

Prenons l'un des phénomènes les plus « subtils » et les plus complexes de la vie spirituelle, l'art. Nous avons vu qu'à chaque époque donnée, il a son « style » spécial, c'est-à-dire un caractère particulier, exprimé en formes particulières. Ces formes particulières (rappelons-nous, par exemple, l'art égyptien) correspondent à un contenu particulier, ce contenu à une idéologie déterminée, cette idéologie à une psychologie déterminée, cette psychologie à une économie déterminée, cette économie enfin, à un degré défini de l'évolution des forces productives.

Mais si dans tous les domaines de la vie sociale, nous constatons un ensemble de formes déterminées, ne pouvons-nous pas parler du « style » de tous les domaines de la vie ? Certainement si. On peut parler du « style » de la science à tout aussi bon droit que du style de l'art. On peut parler d'un style de vie, c'est-à-dire de formes particulières typiques de cette vie (Cf. par exemple sur le « style » de la vie, Simmel : Philosophie de l'Argent, p. 480), on peut parler en un certain sens du style de l'économie sociale, et alors, sous le nom de style de cette économie on comprendra tout simplement ce que Marx appelle les « rapports de production », les modes de production, ou la « structure économique de la société ». De même que le style d'une construction quelconque se définit par la définition de l'assemblage des éléments qui la composent, de même le « style » de l'économie sociale s'exprime dans les particularités des rapports de production, dans «l'aspect et le mode particulier « de l'unification des éléments du tout social. (« L'aspect et le mode particulier de cette unification différencient les époques économiques particulières de la structure sociale ». K. Marx, Le Capital, T. II, p. 12). Mais à côté du « mode de production » (Produktionsweise), il y a aussi un « mode de représentation » (Vorstellungsweise, comme l'appelle Marx). C'est le « style » de l'idéologie générale d'une époque donnée, c'est-à-dire ce mode particulier d'assemblage des idées, des pensées, des sentiments, des images, qui est caractéristique d'une époque déterminée, cette « unité de formes (Gleichförmigkeit) de la pensée scientifique, de la conception du monde et de la conception de la vie (der Welt / und Lebensauffassung) » comme s'exprime le professeur Marbe (Cf. Karl Marbe : Die Gleichförmigkeit in der Welt. Untersuchungen zur Philosophie und positiven Wissenschaft (L'unité de formes dans le monde, Recherches de philosophie et de science positive,) Becksche Verlagsbuchhandlung, Munich 1916, p. 86).

Ainsi, nous sommes amenés à mettre en regard l'un de l'autre le « mode de production » d'un côté, et le « mode de représentation » de l'autre. En d'autres termes : nous sommes amenés à mettre en regard le « style » économique d'une société donnée et son « style » idéologique. Une pareille confrontation est-elle admissible  ? De tout ce que nous avons vu dans notre examen des superstructures en général et des idéologies en particulier, il découle d'une façon absolument indiscutable que nous avons pleinement le droit de procéder à cette confrontation.

Éclairons-nous d'un exemple. Prenons la société féodale. Son « style » économique peut être exprimé par le principe d'une solide hiérarchie, ou, ce qui revient au même, par l'idée du rang. Voici comment Marx caractérise le féodalisme : « Au lieu de l'homme indépendant, nous trouvons ici chaque individu en état de dépendance, les serfs comme les propriétaires terriens, les vassaux comme les seigneurs, les laïcs comme les clercs. La dépendance personnelle caractérise d'une façon tout aussi décisive les rapports sociaux de la production matérielle que les (autres) sphères de vie établies sur cette production. » (Capital, T. I., p. 43). Ces caractères de l'économie et des autres « sphères de vie » constituent précisément le « style » d'une époque. Dépendance hiérarchique (rang) dans l'économie ; dépendance hiérarchique dans les autres « sphères de vie » ; « style » hiérarchique de toute l'activité intellectuelle. N'avons-nous pas vu en effet que tout l'état d'esprit des hommes était à cette époque imprégné de religion  ? Et la religion est bien un système d'idées où tout s'explique par le mode de la hiérarchie, par le rang. La science est pénétrée de l'idée de rang, l'art est pénétré de l'idée de rang, qui trouve son expression jusque dans le style de cet art. Le rang, voilà le « style » de toute la vie de cette époque. Jusque dans l'unité de ce style on voit la dépendance du « mode de représentation » à l'égard du « mode de production », du « système des idées », du « système des personnes » lequel est à son tour déterminé par le « système des choses », c'est-à-dire par les forces productives matérielles de la société. Eh bien, ce qui constitue le pivot d'un « style », comme à un moment donné la hiérarchie ou le rang, c'est là ce qu'on peut appeler un principe constitutif de la vie sociale. Nous voyons qu'il a pour base les rapports de production.

Cette unité du « style » de vie saute tellement aux yeux, qu'une série de savants même bourgeois souscrivent entièrement à cette idée. C'est ainsi par exemple, que Karl Lamprecht édifie une doctrine de la « dominante », c'est-à-dire du type dominant de psychologie, lequel change avec les conditions de chaque époque; l'ancienne dominante disparaît et une nouvelle apparaît, un nouveau « style de vie » se constitue (Karl Lamprecht : La science moderne de l'histoire, 3° édit., Berlin 1920).

Si on le rattache à la question des principes constitutifs, il est assez facile de résoudre le problème posé par Hammacher. Ce savant élève contre la théorie du matérialisme historique l'objection principale que voici : « Il reste toujours le problème de savoir pourquoi seuls les rapports économiques trouvent accès à l'âme de l'histoire». (Émile Hammacher : Das philosophischoekonomische System des Marxismus Le système phiIosophico-économique du marxisme). Leipzig, Duncker & Humblot, 1909, p. 178). Cette énigme est simple à résoudre. Ce qui a une influence sur les gens, ce ne sont pas seulement les événements économiques, mais tout ce qui se trouve dans la sphère de leur expérience.

Or, les principes constitutifs généraux sont déterminés par les rapports de production, qui par suite se « reflètent » aussi dans les domaines idéologiques. C'est dans la religion qu'on peut le mieux le constater. Évidemment, la lumière du soleil, le tonnerre, la mort, le sommeil et tous les autres phénomènes, tout cela avait accès à l'âme de l'histoire ». Mais l'idée de divinité, de force supérieure », du « rang » n'apparaissait dans la représentation du monde qu'avec l'apparition du rang dans la vie sociale. C'est dans ce cadre que s'inséraient tous les phénomènes « correspondants », au nombre desquels le sommeil et la mort. Ou bien, dans les despoties sanglantes, le dieu principal était souvent le dieu de la guerre. Parce qu'il était le dieu de la guerre, il devenait de ce fait même aussi le dieu du tonnerre et de l'éclair, en tant que forces les plus effrayantes, les plus ( guerrières » de la nature ; l'orage et les phénomènes semblables produisaient une impression sur « l'âme de l'histoire » mais la forme était donnée par les cadres des rapports sociaux. On peut demander pourquoi les rapports sociaux conditionnent une forme déterminée ? D'où provient cette connexion interne ? C'est très simple. Cela provient de ce que le milieu social a dans les rapports de production son fondement vital. « ... L'unité de forme des phénomènes psychiques peut être rapportée à l'unité de forme des conditions de ces phénomènes. » Une série de faits de ce domaine « apparaissent comme des produits de la civilisation. Huber a montré que, dans des expériences faites au sujet des associations d'idées, la qualité des mots-réactions entre autres dépend de la profession et des habitudes de vie des personnes soumises à l'expérience. » (K. Marbe, op. cit, p. 52) : c'est-à-dire que les réponses données à des questions identiques (par exemple dire un mot, n'importe lequel) dépendaient du genre de vie des personnes questionnées. Est-il étonnant après cela que la psychologie et l'idéologie sociale dépendent du « mode de production de la vie matérielle », et avec lui, des forces productives ?


Archives Boukharine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Boukharine Suite Fin