1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

Supplément
Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique


3: Théorie de l'équilibre et forces productives.

La question fondamentale pour la théorie du matérialisme historique est de savoir pourquoi on prend les forces productives comme cause dernière, comme cause expliquant tout (en dernière analyse). Sur ce point, il y a une divergence assez marquée parmi les marxistes (y compris les marxistes orthodoxes, les communistes). Très souvent, on ramène la question à la « théorie des facteurs », théorie manifestement sans valeur, en même temps qu'on remplace la notion des forces productives par celle des rapports de production (« facteur économique »). Souvent on soulève, en somme, la question de la poule et de l'œuf du point de vue de leur « genèse ». La solution que donne Plékhanov lui-même (dans le Point de vue moniste) n'est pas satisfaisante. Comment pose-t-il la question  ? Il prend la controverse entre deux courants de la pensée : l'un qui affirme : « les opinions régissent le monde » et l'autre qui estime que « les conditions de la vie créent l'homme ». Pour employer notre terminologie, on dirait superstructures et base. La superstructure influe-t-elle sur la base  ? Oui. La base influe-t-elle sur la superstructure  ? Oui, également. Et Plékhanov reconnaît que, posée ainsi, la question est insoluble. Où est donc la solution  ? Selon Plékhanov, elle est dans le fait que ces deux grandeurs qui influent l'une sur l'autre dépendent d'une troisième (les forces productives). Et c'est cela précisément qui résout tout le problème.

Il n'est cependant pas difficile de voir que de cette façon, la question n'est que reculée et non résolue. En effet, la superstructure et la base influent-elles à leur tour sur les forces productives  ? Oui. Et celles-ci sur celles-là  ? Oui, également. Ainsi, la question se pose à nouveau sur une base nouvelle, et c'est tout.

C'est là la question centrale de la sociologie. Car, si l'on n'y répond pas dans l'esprit du monisme méthodologique et que l'on essaye de se retrancher derrière la « théorie des facteurs », il ne s'agira plus, comme le fait remarquer avec justesse le professeur bourgeois allemand E. Brandenburg, « que d'une différence quantitative dans l'appréciation des influences économiques et spirituelles »  [1]. Mais alors on aura une théorie qui tout d'abord n'explique rien du tout et qui, ensuite, n'a rien de marxiste.

Le professeur Brandenburg s'incline gracieusement devant cette soi-disant théorie marxiste. Mais voici ce qu'il dit de la véritable conception matérialiste de l'histoire : « Elle veut ramener toutes les variations de la vie en commun des hommes aux changements qui surviennent dans le domaine des forces productives; mais elle ne peut expliquer pourquoi ces dernières doivent, elles-mêmes changer constamment et pourquoi ce changement doit nécessairement s'effectuer dans la direction du socialisme »  [2].

C'est précisément cette formule du professeur Brandenburg qui peut le mieux nous servir à mettre au point notre propre méthodologie dans la solution du problème sociologique en question, problème qui, je le répète, est capital.

La seule réponse juste à cette question est celle-ci : les forces productives déterminent l'évolution sociale parce qu'elles expriment la corrélation entre la société, ensemble réel déterminé, et son milieu... Or la corrélation entre le milieu et le système est une grandeur déterminant, en dernière analyse, le mouvement de n'importe quel système. C'est là une des lois générales qui régissent la dialectique de la forme eh mouvement. C'est le cadre dans lequel se produisent les déplacements moléculaires des forces et où se nouent, se dénouent et s'entrecroisent les innombrables actions, réactions et contradictions. Que les forces productives subissent des modifications sous l'influence de la « base » et des « superstructures », la constatation de ces influences ne change rien à ce fait fondamental : la corrélation entre la société et la nature, la quantité d'énergie matérielle sur laquelle vit la société et qui est susceptible de toutes sortes de transformations dans le processus de la vie sociale, est chaque fois une grandeur déterminante.

C'est ainsi, et uniquement ainsi, que peut être résolu le problème fondamental de la théorie du matérialisme historique.


Notes

[1] E. Brandenburg, professeur à l'Université de Leipzig : Die materialistiche Geschichtsauffassung; ihr Wesen und ihre Wandlungen (« La Conception matérialiste de l'histoire, son caractère et ses variations » (!), 1920. Quelle et Meyer, éditeurs, Leipzig, page 58.

[2] Ibidem


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