1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


3
Comment le développement du capitalisme a conduit à la révolution communiste
(L’impérialisme, la guerre et la faillite du capitalisme)


26 : Le Capital financier

Nous avons vu qu’il y a entre les entrepreneurs des luttes acharnées et ininterrompues autour de l’acheteur, et que, dans cette lutte, les grands entrepreneurs triomphent toujours. Les petits capitalistes ont le dessous et succombent, tandis que le capital et la production se concentrent entre les mains des plus gros capitalistes (concentration et centralisation du capital). Peu après 1880, le capital était déjà assez fortement centralisé. Alors surgirent, à la place des anciens entrepreneurs individuels, des sociétés par actions qui étaient, bien entendu, des sociétés de capitalistes. Qu’est-ce que ces sociétés ? Quelle est leur origine ? La réponse n’est pas difficile. Chaque entreprise nouvelle devait disposer, dès l’abord, d’un capital assez considérable. Une entreprise faiblement financée n’avait que peu de chances de vivre, car elle était immédiatement encerclée par de puissants rivaux, les grands industriels; si elle ne voulait pas périr, mais vivre et prospérer, la nouvelle entreprise devait être, dès le début, solidement organisée. Ce qui n’était possible que si elle disposait, du premier coup, d’un gros capital. Telle est l’origine de la société par actions. Elle est caractérisée par ce fait que quelques grands capitalistes exploitent les capitaux des petits capitalistes et même la petite épargne des noncapitalistes (employés, paysans, fonctionnaires, etc.). Chacun verse une ou plusieurs parts et reçoit en échange un ou plusieurs bouts de papier, une ou plusieurs « actions », qui lui donne le droit de toucher une part du revenu. Cette accumulation de sommes versées produit d’un seul coup un fort capital par actions.

Lorsque surgirent les sociétés par actions, certains savants bourgeois et, avec eux, les socialistes conciliateurs, déclarèrent qu’une ère nouvelle commençait, que le capital ne menait pas à la domination d’une poignée de capitalistes, mais qu’au contraire chaque employé pourrait, avec ses économies, acheter une action et devenir capitaliste. Le capital allait devenir ainsi de plus en plus démocratique et la différence entre le capitaliste et l’ouvrier allait disparaître sans révolution.

Tout ça n’était que plaisanterie. C’est le contraire qui est arrivé. Les gros capitalistes n’ont fait qu’exploiter les petits pour leurs propres fins, et la centralisation du capital a progressé encore plus rapidement qu’auparavant, car la lutte s’est engagée entre les grandes sociétés par actions.

Il est facile de comprendre pourquoi les grands capitaliste actionnaires ont fait des petits actionnaires leurs auxiliaires. Le petit actionnaire, habitant souvent une ville lointaine, ne peut faire des centaines de kilomètres pour assister à l’assemblée générale des actionnaires. Et même si des petits actionnaires sont présents, ils ne sont pas organisés [1]. En revanche, les gros actionnaires, qui sont organisés et qui savent ce qu’ils veulent, parviennent aisément à leurs fins. L’expérience a montré qu’il leur suffit de posséder un tiers des actions pour être les maîtres absolus de l’entreprise.

Mais la concentration et la centralisation du capital ne s’arrêtèrent pas là. Les dernières décades ont vu surgir, à la place des entreprises individuelles et des sociétés par actions, des sociétés de sociétés capitalistes, des syndicats (ou cartels) et des trusts. Supposons que, dans une branche de production, par exemple dans l’industrie textile ou l’industrie métallurgique, les petits capitalistes aient déjà disparu; il ne reste que cinq ou six entreprises énormes qui produisent presque toutes les marchandises de cette branche. Elles entrent en lutte, baissent, pour se concurrencer, leur prix, d’où une baisse de profit. Supposons maintenant que quelquesunes de ces entreprises soient plus fortes que les autres. Elles vont continuer la lutte jusqu'à ce que les plus faibles soient ruinées. Mais admettons que leurs forces à toutes soient à peu près égales : elles ont la même puissance de production, un nombre égal d’ouvriers, les mêmes machines, le même prix de revient. Qu’arrivera-t-il ? La lutte ne donnera la victoire à personne, épuisera chaque entreprise également, diminuera le profit de tous. Alors les capitalistes arriveront à cette conclusion : « A quoi bon nous gâter mutuellement les prix ? Ne vaudrait-il pas mieux nous unir et dévaliser le public en commun ? Si nous nous unissons, plus de concurrence, toutes les marchandises seront entre nos mains et nous pourrons hausser les prix à notre gré. » Ainsi naît une association de capitalistes : un syndicat ou un trust.

Le syndicat (ou cartel) se distingue du trust. Lorsqu’ils forment un syndicat, les capitalistes conviennent entre eux qu’ils ne vendront pas les marchandises au-dessous d’un certain prix, qu’ils se partageront les commandes ou les débouchés (« tu ne vendras qu’en tel endroit, et moi qu’en tel autre », etc.). Mais la direction du syndicat ne peut fermer aucune des entreprises : chacune fait partie de l’association, tout en gardant une certaine indépendance. Dans un trust, au contraire, les entreprises s’unissent si étroitement que chaque entreprise perd toute indépendance : la direction d’un trust peut fermer une usine, la transformer, la transférer ailleurs, si cela est avantageux pour le trust. Le propriétaire de cette entreprise continue évidemment à toucher son profit, qui augmente même, mais tout est dirigé par l’union étroite et cohérente des capitalistes, par le trust.

Les syndicats et les trusts dominent presque entièrement le marché. Ils ne craignent aucune concurrence, ils l’ont étouffée complètement et remplacée par le monopole capitaliste, c’est-à-dire par la domination du trust.

Ainsi, la concentration et la centralisation du capital ont écarté graduellement la concurrence. La concurrence s’est dévorée elle-même, car, plus elle grandissait, plus la centralisation progressait rapidement, et plus rapidement aussi se ruinaient les capitalistes les plus faibles. A la fin, la concentration du capital tuait elle-même cette concurrence qui l’avait fait naître. Au libre jeu de l’entreprise, c’est-à-dire à la libre concurrence, se substituait la domination des entreprises monopolisées, des syndicats et des trusts.

Il suffit de quelques exemples pour apprécier la force gigantesque des trusts et des syndicats. Aux Etats-Unis, en 1900, la part des syndicats était, dans la production textile, de plus de 50%, dans la production minière de 54%, dans la papeterie de 60%, dans la production métallurgique (sauf le fer et l’acier) de 84%, dans la production du fer et de l’acier de 84%, dans la production chimique de 81%, etc… Inutile de dire qu’à l’heure actuelle leur part a grandi démesurément. En fait, toute la production américaine est maintenant concentrée entre les mains de deux trusts : le trust du naphte (pétrole) et le trust de l’acier. De ces deux trusts dépendent tous les autres.
En Allemagne, vers 1913, 92,6% de la production du charbon dans le bassin rhéno-westphalien (bassin de la Ruhr) étaient entre les mains d’un seul syndicat. Le syndicat de l’acier produisait presque la moitié de l’acier allemand. Le trust du sucre produisait 70% environ de la vente intérieure et 80% de la vente extérieure, etc.
Même en Russie, toute une série de branches était déjà sous le contrôle complet des syndicats. Le syndicat Prodougol fournissait 60% du charbon du Donetz; le syndicat Prodamet de 88 à 93% de la production métallurgique; Krovlia, 60% de celle du fer blanc. Prodwagon avait centralisé 14 des 16 entreprises de construction; le syndicat du cuivre 90%; le syndicat sucrier toute la production du sucre, etc…
D’après les calculs d’un savant suisse, au début du XX° siècle, la moitié des capitaux du monde entier se trouvait déjà entre les mains des syndicats et des trusts. Les syndicats et les trusts ne centralisent pas seulement des entreprises de même nature. De plus en plus, on voit surgir des trusts embrassant à la fois plusieurs branches d’industrie. Comment cela se produit-il ?

Toutes les branches de la production sont liées entre elles avant tout par l’achat et la vente. Prenons l’extraction du minerai de fer et du charbon, qui servent de matières premières pour les fonderies et les usines métallurgiques. A leur tour, ces usines vont produire, par exemple, des machines. Ces machines vont servir comme moyens de production dans une série d’autres branches, etc.

Supposons maintenant que nous possédions une fonderie de fer. Elle achète du minerai de fer et du charbon, qu’elle est intéressée à acheter bon marché. Oui, mais si le minerai et le charbon se trouvent entre les mains d’un autre syndicat ?

Alors va commencer entre les deux syndicats une lutte qui se terminera soit par la victoire de l’un sur l’autre, soit par leur fusion. Dans l’un et l’autre cas, surgit un nouveau syndicat unissant les deux branches à la fois. Il va de soi que 2, 3, 10 branches peuvent fusionner de la sorte. Les entreprises de ce genre sont dites intégrées (ou combinées).

Ainsi les syndicats et les trusts associent non seulement des branches particulières, mais fondent en une seule organisation des producteurs hétérogènes, rattachent une branche à une seconde, à une troisième, à une quatrième, etc. Jadis, dans toutes les branches, les entrepreneurs étaient indépendants les uns des autres et toute la production était morcelée entre des centaines de mille de petites fabriques. Vers le commencement du XX° siècle, cette production était déjà concentrée dans des trusts gigantesques réunissant de nombreuses branches de production.

Les unions entre différentes branches de la production ne sont pas dues uniquement à laformation d’entreprises « combinées ». Il nous faut encore diriger notre attention sur un phénomène plus important que ces entreprises combinées, c’est la domination des banques.

Mais d’abord, il faut dire quelques mots des banques.

Nous avons vu que, la concentration et la centralisation ayant atteint un certain degré, le besoin de capitaux se fit sentir pour donner aux nouvelles entreprises une grande et rapide extension. (C’est ce besoin, soit dit en passant, qui fit naître les sociétés par actions). La création de nouvelles entreprises exigea donc des capitaux de plus en plus considérables.

D’un autre côté, observons ce que le capitaliste fait de son profit. Nous savons qu’une part sert à son entretien, à son habillement, bref est dépensé pour lui-même; mais le reste, il « l’accumule ». Comment cela ? Peut-il à tout moment, agrandir son entreprise en lui apportant cette part de son profit ? Non, car l’argent lui arrive bien continuellement, mais petit à petit. Il vend une partie de sa marchandise, dont il encaisse le montant en argent, puis il en vend une autre partie et il encaisse une nouvelle somme d’argent. Mais pour servir à l’agrandissement de l’entreprise, il faut que cet argent représente une certaine somme, sinon il ne peut être utilisé, il reste sans emploi. Et il en est ainsi non seulement pour un ou deux capitalistes, mais pour tous. Il y a toujours du capital sans emploi. Or, nous avons vu qu’il existe aussi une demande de capitaux. D’un côté, il y a des capitaux sans emploi, et de l’autre, des besoins d’argent. Plus se centralise le capital et plus ce besoin de capitaux considérables grandit, en même temps que la quantité de capital disponible. C’est cette situation qui a accru l’importance des banques. Pour que son argent ne reste pas inemployé, le capitaliste le dépose dans une banque qui le prête à des industriels pour l’agrandissement d’anciennes entreprises ou la création de nouvelles. Les industriels, à l’aide du capital reçu, soutinrent de la plus-value; ils en donnent une partie à la banque, comme intérêt pour le prêt; la banque, de son côté, en cède à ses déposants et garde le reste pour elle-même, en qualité de profil bancaire. Ainsi tournent les rouages de la machine.

Dans ces derniers temps, le rôle, l’importance, l’activité des banques se sont accrus de façon prodigieuse. Les banques absorbent des capitaux de plus en plus grands et en placent une quantité toujours plus considérable dans l’industrie. Le capital bancaire « travaille » continuellement dans l’industrie, il devient lui-même capital industriel. L’industrie tombe sous la dépendance des banques qui la soutiennent et l’alimentent en capital. Le capital bancaire se greffe sur le capital industriel. Cette forme du capital s’appelle capital financier. Le capital financier, c’est donc le capital bancaire greffé sur le capital industriel.

Le capital financier relie entre elles, par l’entremise des banques, toutes les branches de l’industrie dans une mesure encore plus grande que les combinaisons. Pourquoi ?

Voici une grande banque. Elle fournit des capitaux, non à une seule, mais à de nombreuses entreprises ou à de nombreux syndicats : elle les finance, comme on dit. De ce fait, elle est intéressée à ce que les entreprises ne se mangent pas entre elles; la banque les unit : sa politique constante vise à réaliser la fusion de ces entreprises en une seule, sous sa direction; la banque acquiert la maîtrise de toute l’industrie, de toute une série de branches de production; les hommes de confiance des banques deviennent directeurs des trusts, des syndicats et des entreprises.

En définitive, nous obtenons le tableau suivant : toute l’industrie d’un pays est réunie en syndicats, trusts et entreprises combinées, par l’intermédiaire des banques; à la tête de toute la vie économique, une poignée de très gros banquiers dirige toute l’industrie. Et l’Etat exécute toutes les volontés de ces potentats des banques et des syndicats.

On peut très aisément observer cela en Amérique. Aux Etats-Unis, le gouvernement n’est que le serviteur des trusts américains. Le Parlement ne fait qu’homologuer les décisions des potentats de la banque et des syndicats. Les trusts dépensent des sommes énormes pour la corruption des députés, pour les campagnes électorales, etc… Un écrivain américain (Myers) raconte qu’en 1904, le trust d’assurances Mutual a dépensé à cette œuvre de corruption 364.254 dollars, l’Equitable 172.698, la New-York 204.019 et ainsi de suite. Le gendre de Wilson, le ministre des Finances, Mac Adoo est un des plus gros banquiers et administrateurs de syndicats. Les sénateurs, les ministres, les députés sont de simples employés ou des membres des grands trusts. L’Etat dans la « libre République » n’est qu’une usine à dépouiller le public.

Ainsi, nous pouvons dire qu’un pays capitaliste, sous la domination du capital financier, se transforme entièrement en un énorme trust combiné, à la tête duquel se trouvent les banques et dont le conseil d’administration est le pouvoir d’Etat bourgeois. L’Amérique, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, etc., ne sont que des trusts capitalistes nationaux, des organisations puissantes de potentats des banques et des syndicats, qui exploitent et dominent des centaines de millions d’ouvriers, d’esclaves salariés.


Notes

[1] En France tout au moins, il faut posséder un nombre d’actions relativement élevé pour pouvoir assister à l’assemblée générale des actionnaires qui élit le conseil d’administration. (Note de l’Ed.)


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