1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


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La deuxième et la troisième Internationales


37 : Les mots d’ordre de défense nationale et de pacifisme

La trahison de la cause ouvrière et de la lutte commune de la classe ouvrière furent justifiées par les chefs des partis socialistes de la II° Internationale au nom de la « défense nationale ».

Nous avons déjà vu que, dans une guerre impérialiste, aucune des grandes puissances ne se défend, mais que toutes attaquent. Le mot d’ordre de défense de la patrie bourgeoise n’était donc qu’une duperie sous laquelle les chefs cherchaient à dissimuler leur trahison.

Mais il nous faut examiner de plus près cette question.

Qu’est-ce, au fond, que la patrie ? Qu’est-ce qu’on entend par ce mot ? Les hommes qui parlent la même langue ? La « Nation » ? Pas du tout. Prenons, par exemple, la Russie tsariste. Lorsque la bourgeoisie russe réclamait à grands cris la défense de la patrie, elle n’entendait pas une patrie habitée par une seule nationalité, disons les Grands-Russiens; non, il s’agissait d’une patrie habitée par des peuples différents. De quoi s’agissait-il, en réalité ? De rien d’autre que du pouvoir d’Etat de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. On appelait les ouvriers russes à le « défendre » (ou plutôt à élargir ses frontières jusqu'à Constantinople et Cracovie). Lorsque la bourgeoisie allemande clamait la nécessité de la défense du Vaterland, de quoi s’agissait-il ? Encore une fois du pouvoir de la bourgeoisie allemande, de l’élargissement des frontières de l’Etat impérialiste des Hohenzollern.

Et c’est ici qu’il faut nous rendre compte si, sous la domination capitaliste, la classe ouvrière possède bien une patrie. Marx, dans le Manifeste du Parti Communiste, a répondu : « Les prolétaires n’ont pas de patrie. » Pourquoi ? Mais tout simplement parce que, sous la domination capitaliste, ils n’ont aucun pouvoir, parce que, sous le capitalisme, toute la puissance se trouve entre les mains de la bourgeoisie; parce que, sous le capitalisme, l’Etat n’est qu’un instrument pour l’oppression et la répression de la classe ouvrière.

Le devoir du prolétariat est de détruire l’Etat de la bourgeoisie, et nullement de le défendre. Le prolétariat n’aura de patrie que lorsqu’il aura conquis le pouvoir de l’Etat et sera devenu le maître du pays. Alors, et alors seulement, il aura une patrie et sera tenu de la défendre. Car ce qu’il défendra, c’est son propre pouvoir et sa propre cause et non le pouvoir de ses ennemis et non la politique de brigandage de ses oppresseurs.

La bourgeoisie comprend très bien cela. Par exemple, lorsque le prolétariat russe eut conquis le pouvoir, la bourgeoisie russe engagea la lutte contre la Russie par tous les moyens, en s’alliant avec n’importe qui : avec les Allemands, les Japonais, les Américains, les Anglais, — s’il l’eût fallu, avec le diable et sa grand-mère. Pourquoi ? Parce qu’elle avait perdu en Russie le pouvoir, sa patrie de brigandage, de pillage, d’exploitation bourgeoise. Elle est, à tout moment, prête à faire disparaître la Russie prolétarienne, c’est-à-dire le pouvoir des Soviets. Il en fut de même en Hongrie. La bourgeoisie proclama la « défense » de la patrie hongroise tant que le pouvoir fut entre ses mains; mais quand elle l’eut perdu, elle fit bien vite alliance avec les Roumains, les Tchéco-Slovaques, les Autrichiens pour étouffer, avec leur aide, la Hongrie prolétarienne. Cela veut dire que la bourgeoisie comprend très bien de quoi il s’agit. Elle oblige, sous la belle formule de la patrie, tous les citoyens à fortifier son propre pouvoir bourgeois et condamne pour haute trahison ceux qui n’y consentent pas. Mais, en revanche, elle ne recule devant rien pour faire sauter la patrie prolétarienne.
Il faut que le prolétariat apprenne de la bourgeoisie à faire sauter la patrie bourgeoise, et non à la défendre ou à l’élargir; mais sa patrie à lui, il faut qu’il la défende de toutes ses forces, jusqu'à la dernière goutte de son sang.

Nos adversaires peuvent objecter à tout cela : « Vous reconnaissez donc que la politique coloniale et l’impérialisme ont aidé le développement industriel des grandes puissances et que, de la table des maîtres, ont pu tomber ainsi quelques miettes pour la classe ouvrière! Il faut donc tout de même défendre son patron et l’aider dans sa concurrence! »

Pas du tout. Supposons deux fabricants : Schultz et Petrov. Ils se chamaillent sur le marché. Schultz dit à ses ouvriers : « Amis, défendez-moi de toutes vos forces. Faites tout le mal que vous pourrez à la fabrique de Petrov, à lui-même, à ses ouvriers, etc. Alors, ma fabrique à moi marchera, j’en finirai avec Petrov, les affaires seront prospères. Et je vous donnerai un demi-rouble de plus. » Petrov en dit autant à ses ouvriers. Supposons que Schultz soit vainqueur. Dans les premiers temps, peut-être donnera-t-il un demi-rouble de plus, mais par la suite il le reprendra. Et si les ouvriers de Schultz, voulant faire grève, demandent l’aide des anciens ouvriers de Petrov, ces derniers répliqueront : « Comment! Après ce que vous nous avez fait, maintenant vous venez à nous ? Allez-vous-en! » Impossible, la grève commune. Quand les ouvriers sont divisés, le capitaliste est fort. Une fois qu’il a vaincu son concurrent, il se retourne contre les ouvriers divisés. Les ouvriers de Schultz avaient bien gagné pour un temps un demi-rouble de plus, mais par la suite ils l’ont perdu. L’Etat bourgeois est une association de patrons. Quand cette association veut s’engraisser aux dépens des autres, elle peut, à prix d’argent, acheter l’assentiment des ouvriers. La faillite de la II° Internationale et la trahison du socialisme par les chefs ouvriers furent possibles parce que les chefs acceptèrent de « défendre » les maîtres et d’augmenter les miettes tombant de la table des maîtres. Mais au cours de la guerre, lorsque les ouvriers, trahis, se trouvèrent divisés, le capital, dans tous les pays, s’abattit sur eux avec un poids formidable. Les ouvriers virent qu’ils s’étaient trompés, que les chefs socialistes les avaient vendus pour un denier. Alors commença la régénération du socialisme. Les protestations sortirent d’abord des rangs des ouvriers mal payés, non qualifiés. L’aristocratie ouvrière (par exemple, les imprimeurs dans tousles pays) et les anciens chefs continuèrent longtemps encore leur trahison.

En dehors du mot d’ordre de la défense de la patrie (bourgeoise), un bon moyen de tromper les masses ouvrières fut ce qu’on appelle le pacifisme. Qu’est-ce que cela ? C’est l’opinion gratuite que, dans les limites mêmes du capitalisme, sans révolution, sans soulèvement du prolétariat, etc., une paix perpétuelle peut règner sur la terre. Il suffirait d’organiser l’arbitrage entre les différentes puissances, de supprimer la diplomatie secrète, de désarmer ou, pour commencer, de réduire les armements, etc., et tout irait bien.

L’erreur fondamentale du pacifisme est de croire que la bourgeoisie consentira à des réformes comme le désarmement. En dépit des vœux du pacifisme, la bourgeoisie continuera toujours à s’armer, et si le prolétariat désarme ou ne s’arme pas, il se fera écraser, tout simplement. C’est en quoi les belles phrases pacifistes dupent le prolétariat. Leur but est de détourner la classe ouvrière de la lutte armée pour le communisme.

Le meilleur exemple de la fausseté du pacifisme est offert par Wilson qui, avec ses quatorze points, sous le masque de nobles projets comme la Société des Nations, veut organiser le pillage mondial et la guerre contre le prolétariat. Jusqu'à quelle infamie peuvent atteindre les pacifistes, on le voit par les exemples suivants. L’ancien président des Etats-Unis, Taft, est un des fondateurs de la Ligue américaine de la Paix, en même temps qu’un impérialiste forcené; le fabricant d’automobiles américain bien connu, Ford, a organisé des expéditions entières à travers l’Europe pour y claironner son pacifisme; mais en même temps, il encaissait des centaines de millions de dollars de bénéfices, car toutes ses entreprises travaillaient pour la guerre. Un des pacifistes les plus autorisés, A. Fried, dans son Manuel du Pacifisme, voit la fraternité des peuples, entre autres choses, dans la campagne commune des impérialistes contre la Chine, en 1900. Il écrit à ce sujet : « L’entreprise chinoise a démontré l’influence des idées de paix sur les événements contemporains (!). Elle a démontré la possibilité d’une association internationale des armées. Les armées alliées sont une force mondiale sous le commandement d’un seul généralissime européen. Nous, amis de la paix, nous voyons dans ce généralissime mondial (c’était le comte Waldersee, nommé par Guillaume II) le précurseur de cet homme d’Etat mondial qui réalisera notre idéal par des moyens pacifiques. »
Un brigandage collectif évident est considéré comme un exemple de « fraternité des peuples ». Il en est de même lorsqu’on sert une « Association de brigands capitalistes » à la sauce « Société des Nations ».

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