1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

II.2 : L'intervention italo-allemande

En Espagne, dès le moment où un complot a été organisé pour renverser le régime républicain, les monarchistes et les militaires ont naturellement pensé à l'aide que pourrait leur apporter l'Italie fasciste : cela malgré la répugnance que peuvent ressentir les monarchistes et les catholiques espagnols pour un régime qui s'est imposé par la force à la royauté, et dont l'accord avec l'Eglise reste toujours précaire. Il ne s'agit pas là d'une sympathie de principe, mais d'une communauté d'intérêts, c'est-à-dire quelque chose de bien plus fort.

Les premiers contacts remontent à plusieurs années [1]. L'aviateur Ansaldo, qui pilotait Sanjurjo lors de sa première tentative de pronunciamiento, comme il le fera le 20 juillet 36, a eu en 1932 une entrevue avec Balbo, et celui-ci a promis alors l'appui italien. Après l'échec du coup de force, Ansaldo va de nouveau à Rome en 1933, accompagné de Calvo Sotelo.

La même année, le parti nazi prend le pouvoir en Allemagne. A la veille du Movimiento, Sanjurjo fait un voyage à Berlin pour s'assurer également du soutien d'Hitler. Des encouragements sont certainement venus de Berlin; mais le réarmement allemand n'en est encore qu'à ses débuts : il semble que le gouvernement du Reich, prudent, n'ait promis son appui que dans un délai de quelques jours après le début de l'insurrection. Malgré le désir qu'ont Rome et Berlin de voir s'installer à Madrid un régime sympathisant, il est évident que les deux gouvernements mesurent le risque d'un échec. Même le Portugal de Salazar, plus intéressé encore à la disparition de la République espagnole, dont le voisinage permet à la propagande de gauche de s'exercer dangereusement contre le gouvernement présidentiel, respecte certaines formes; et le terrain d'aviation d'où l'avion de Sanjurjo doit décoller au début de l'insurrection est un aérodrome de fortune, ce qui explique en partie l'accident dont le chef du Movimiento sera victime.

L'intervention italienne

L'Italie, cependant, a donné dès 1934 des assurances plus sérieuses. Le 31 mars, un accord a été conclu entre les chefs monarchistes espagnols et les représentants du gouvernement fasciste, et des promesses ont été faites concernant des fournitures de matériel. Dès le moment où une réussite, si partielle soit-elle, est assurée aux militaires rebelles, l'aide promise ne se fait pas attendre.

L'intervention italienne est donc, dès le début, rapide et massive. Par la suite, tout sera fait au cours de la guerre pour aider Franco et assurer sa victoire. Les chefs fascistes ont considéré en effet l'entreprise nationaliste comme une affaire personnelle. Mussolini voit dans une action en Espagne l'occasion d'exercer ses talents de chef militaire. Il multiplie les conférences militaires, donne ses ordres à la marine italienne pour que les « sous-marins empêchent les navires d'arriver dans les ports rouges ». Son propre fils, Bruno, ira exercer ses talents d'aviateur aux Baléares.

Le gouvernement du Duce fait de la victoire en Espagne une question de prestige. Cette guerre est à la fois l'occasion de faire triompher les armes italiennes devant un autre adversaire que les tribus éthiopiennes et de créer des bases stratégiques importantes en Méditerranée. Ainsi apparaît la double politique italienne qui cherche à s'imposer dans les Balkans et en Espagne, en Méditerranée orientale comme en Méditerranée occidentale. La puissance de l'intervention italienne ne s'explique pas par des considérations idéologiques. Certes le combat contre le « bolchevisme » se poursuit en Espagne et la lutte des soldats italiens y est présentée comme celle des « croisés de l'idéal ». Mais ce n'est là qu'une façade. Pour Mussolini, la suprématie, en Méditerranée est vitale. Et l'axe Rome-Berlin ne pourra se former qu'après l'assurance donnée par les Allemands qu'ils n'ont aucune ambition dans cette région.

L'enjeu est d'importance. Un effort considérable a été fait pour en convaincre la population italienne; mais celle-ci reste visiblement réticente. Même de hauts fonctionnaires, comme le ministre de la Marine Cavagnari, ne montrent pas l'enthousiasme que le Duce voudrait leur communiquer. Si le fascisme s'est lancé sans réserve dans l'aventure espagnole, la masse italienne n'a pas suivi.

Les troupes envoyées en Espagne ont pu être composées en partie de volontaires, pris en particulier parmi les officiers d'active. Les mémoires de Ciano sont là pour en témoigner : « Cupini m'a demandé un commandement en Espagne, et je lui ai donné satisfaction sur-le-champ. » Mais le nom donné aux forces italiennes de Corpo truppe volontarie (C.T.V.) ne doit pas abuser : un recrutement est organisé très officiellement dans les bureaux militaires et les sièges des fasci, où il n'est jamais question que de départ vers l'Abyssinie ou pour une « destination inconnue ». Et la plupart des soldats destinés à l'Espagne sont vraisemblablement désignés d'office parmi les troupes déjà entraînées : au début il s'agit en majeure partie de celles qui ont fait la campagne d'Ethiopie.

En tout cas, il ne s'agit pas de groupes isolés, mais d'un véritable corps expéditionnaire, avec ses drapeaux, ses chefs : c'est d'abord le général Roatta qui exerce le commandement; il le cédera pendant la campagne de Biscaye à Bastico, que remplaceront plus tard Berti, puis Gambara. Bien que son utilisation au combat soit toujours du ressort du quartier-général de Salamanque, le C.T.V. garde sa personnalité.

Les soldats italiens ne sont arrivés en grand nombre en Espagne qu'à partir de novembre 36, lorsque leur présence s'est révélée nécessaire pour assurer un succès rapide aux nationalistes. Mais, dès ce moment, l'effort réalisé est considérable. Le 29 décembre, Hassel signale le départ de 3 000 « chemises noires », précédées et suivies d'un contingent de 1 500 spécialistes. Le 14 janvier 37, il annonce un nouveau renfort de 4 000 hommes. On prépare en même temps l'envoi d'une division, qui doit partir entre le 22 et le 26 janvier.

Ces expéditions vont amener en Espagne, avant le début de février 37, plus de 50 000 hommes et permettre de former et d'équiper quatre divisions. Plus tard, le nombre des Italiens combattant en Espagne sera légèrement inférieur : Mussolini parle à Gœring, fin janvier 1938, de 44 000 hommes ; le 1° juillet 38, d'après l'ambassade allemande, ils sont 40 075, auxquels il faut ajouter quelques jours plus tard 8 000 hommes envoyés en renfort : au total, nous retrouvons un chiffre voisin de 50 000 hommes. Si on y ajoute les spécialistes non dénombrés et si on pense que les quatre divisions présentes à Guadalajara ont été réduites à deux par la suite, il faut admettre qu'en mars 37, époque où les Italiens ont été les plus nombreux, ils ne doivent pas être moins de 70 000. Eden a parlé de 60 000, et il est certainement au-dessous de la vérité. Cet appoint apparaît d'autant plus important qu'à la même époque les forces que Franco et Mola peuvent mettre en ligne ne doivent pas dépasser 250 000 hommes.

Les techniciens ont été nécessaires au début du conflit pour l'utilisation du matériel aérien destiné à permettre aux troupes de Franco de passer le détroit de Gibraltar. Il faut aller vite et le temps manque pour instruire des aviateurs espagnols. Les avions de transport et de bombardement qui affluent au Maroc, puis à Séville, sont accompagnés de leurs équipages. Il est certain que la présence de ces avions en nombre relativement élevé - on a pu voir six bombardiers Caproni en même temps sur le terrain de Séville [2] - ainsi que de sous-marins italiens a contribué efficacement au transport des troupes maures et de la Légion.

C'est aussi la présence d'avions italiens aux Baléares qui a permis aux nationalistes de repousser la tentative de reconquête tentée sur Majorque par des troupes gouvernementales assez bien armées, mais dépourvues de toute défense anti-aérienne. A partir de ce moment, l'île de Majorque est la principale base des avions « légionnaires » italiens, qu'il convient de distinguer des avions directement remis aux franquistes. Les Italiens, indique Mussolini à Ribbentrop, ont à Majorque trois terrains d'aviation et des navires en permanence. C'est de cette île que partiront les appareils qui effectueront à partir de 38 des raids presque quotidiens sur Valence et Barcelone. Mussolini et Ciano ont certainement vu dans l'occupation de Majorque l'établissement d'une hase stratégique qui doit, par sa position, renforcer considérablement la puissance italienne en Méditerranée. Cependant, à aucun moment, il n'a été question du côté espagnol de céder ce territoire; Franco tient au contraire à marquer dans toutes ses déclarations qu'il ne tolérera aucun empiètement étranger sur le territoire espagnol. Il y a là sans doute un premier malentendu qui contribue à faire comprendre les nombreuses plaintes italiennes au sujet des dépenses engagées pour les nationalistes espagnols et jamais remboursées.

L'Italie ne se borne pas d'ailleurs à l'envoi d'avions, bombardiers Caproni ou Savoïa-Marchetti, chasseurs Fiat ou Arado - elle en livrera en tout plus de 700-, dont la présence, pour précieuse qu'elle soit, ne saurait suffire à donner la victoire aux troupes de Franco. Après les premiers échecs, Rome portera son effort dans le domaine naval. Sur ce dernier point, l'aide italienne va s'intensifier considérablement : livraison de deux sous-marins et de deux contre-torpilleurs fin août 37, d'après les Mémoires de Ciano, de quatre nouveaux sous-marins en septembre, etc. ... S'il n'est guère possible, en se fondant sur des sources trop souvent contradictoires, d'établir un bilan exact de l'aide matérielle reçue par les nationalistes, on peut retenir comme base certains chiffres cités par le colonel Vivaldi : 1 930 canons, plus de 10 000 armes automatiques, 950 chars. Blindés et artillerie accompagnent les troupes qui vont pouvoir être engagées à partir de février 37.

Participation des italiens aux opérations militaires

Le rassemblement des divisions italiennes s'effectue autour de Séville au cours des premiers mois de l'année 37, avant qu'elles ne soient dirigées vers les deux fronts séparés du Sud et de Madrid. L'ambassadeur allemand à Salamanque, Faupel, note le 7 janvier qu'il y a 4 000 « chemises noires » à Séville ; 2 000 autres sont en route vers ce point de rassemblement. Il escompte que l'ensemble de ces troupes pourra être engagé dans un délai de quinze jours. En fait, il y aura un léger retard. Et Roatta ne peut guère mettre plus de 5 000 hommes à la disposition de l'état-major du Sud pour la première opération à laquelle vont participer des troupes du C.T.V. Il ne s'agit que d'une petite manœuvre locale, qui aboutit à l'occupation d'Estepona, dans le secteur de Malaga, le 15 janvier, et de Marbella le 17. La grande opération envisagée contre Malaga est remise, pour quelques jours seulement d'ailleurs, car, dès le 18 janvier, Faupel signale autour de Séville 20 000 hommes avec deux groupes d'artillerie et 1 800 camions.

Il est normal que les Italiens, armés et équipés dans le Sud, aient été placés sous le commandement du général Queipo de Llano pour participer à la seule opération d'envergure qui ait été entreprise pendant toute la durée de la guerre dans ce secteur. D'autre part, la manœuvre, projetée depuis décembre, ne paraît pas devoir présenter de difficultés majeures, malgré le relief montagneux; ce sera donc un excellent test pour les forces de Roatta. Bien que le défenseur de Malaga, le colonel Villalba, ne dispose pas de troupes solidement organisées, qu'il manque d'armes et spécialement d'artillerie, l'armée du Sud a soigneusement préparé son offensive. Le plan trop audacieux qui, visant Motril, aurait tenté d'encercler les défenseurs de Malaga, a été abandonné au profit d'une manœuvre convergente : les troupes espagnoles avancent le long de la côte, tandis que trois colonnes italiennes partant d'Antequera, où Roatta a installé son quartier-général, de Loja et d'Alhama, se dirigent de l'intérieur vers la ville. Le long de la côte, les croiseurs Canarias (d'où Queipo surveille les opérations) et Baleares appuient l'offensive. Les forces engagées par Roatta sont encore limitées : trois régiments italiens, deux régiments mixtes, deux compagnies de chars, appuyés par l'aviation basée à Séville.

L'offensive contre Malaga (février 37)

La bataille de Malaga peut être considérée comme une des premières opérations-éclair réalisées grâce aux moyens mécanisés dont disposent les assaillants. L'offensive a commencé le 3 février, mais il n'y a pas eu de véritable contact avant le 5, preuve de la faiblesse de la défense républicaine. Dans l'après-midi du 5, les blindés ont profondément pénétré le long de la route Antequera-Malaga. Malgré le mauvais temps qui retarde les opérations et empêche l'aviation d'intervenir dans les premières heures, la victoire est extrêmement rapide. Le 8 au matin, les premières troupes nationalistes font leur entrée dans Malaga; le 10, Motril est occupé. Des milliers de prisonniers, des dizaines de milliers de réfugiés encombrant les routes et facilitant l'avance des Italiens, la débandade générale de l'armée républicaine, voilà un résultat encourageant pour le C.T.V. L'occupation de Malaga est d'une importance considérable sur le plan politique parce qu'il s'agit d'une ville « rouge », mais c'est aussi une base de ravitaillement essentielle. Les Italiens vont pouvoir équiper plus facilement leurs divisions, qui sont maintenant toutes dirigées vers Madrid.

L'importance des forces italiennes rend à peu près impossible un camouflage de l'aide matérielle et humaine apportée alors à Franco. Aussi, depuis la prise de Malaga, Rome ne cherche-t-elle plus à cacher son intervention. L'accent est mis au contraire sur le fait que l'opération a été réalisée avec les « volontaires », que ce sont les chars d'assaut et l'infanterie italienne qui ont atteint et dépassé la ville. Même dans la prudente Angleterre, le Manchester Guardian n'hésite pas à qualifier la bataille de Malaga de victoire italienne.

Le 9 mars, l'attaque commence dans le secteur de Guadalajara. Aux quatre divisions entièrement italiennes, commandées par les généraux Rossi, Coppi, Nuvolari, Bergonzoli, sont venues s'ajouter les brigades mixtes des « Flèches », Flèches bleues et Flèches noires, dont les cadres sont fournis par des officiers italiens. Ces contingents espagnols sous commandement italien subsisteront jusqu'à la fin de la guerre et ne cesseront d'être en contact avec le C.T.V., au point que, dans les derniers mois, les Flèches seront incorporées au C.T.V.

Au début de la bataille de Guadalajara, l'offensive est menée, avec l'appui de la division espagnole Moscardo, par les divisions Coppi et Nuvolari, munies d'un matériel important comprenant notamment des tanks légers. Les deux autres divisions italiennes restent en réserve. Mais la manœuvre prend de l'ampleur, et c'est bientôt l'ensemble des forces du C.T.V. qui se trouve engagé, avec deux cents chars d'assaut. On en connaît le résultat. C'est l'échec, la débandade, dont il ne faut pas exagérer les conséquences militaires, mais qui porte un rude coup au moral des Italiens. Mussolini attendait beaucoup du C.T.V. « La déroute des forces internationales. écrivait-il à Mancini, sera un succès de grande portée politique aussi bien que militaire. » Le 2 mars, le Grand Conseil fasciste salue la proche victoire qui doit marquer « la fin de tous les desseins bolcheviks sur l'Occident ». Le 9 mars encore, les Italiens se moquent de leurs alliés espagnols : « Pourquoi tant de mois pour prendre une ville sans défense ? »

Mais la résistance acharnée de l'adversaire, sa propagande par tracts et haut-parleurs, atteignent vite le moral des légionnaires qui se croient partis pour une marche triomphale. Le 16, les officiers se voient rappeler leurs responsabilités : « Les troupes manquent d'élan », ont « tendance à surestimer l'adversaire. » Il convient de créer « un état d'exaltation » en leur montrant que leurs ennemis sont « les frères de ceux que les escouades fascistes ont rossés sur les routes d'Italie ». Mais, quelques jours plus tard, la situation s'est encore détériorée. Des « chemises noires » se blessent volontairement, d'autres désertent. « Même les troupes les meilleures et les plus braves ont des poltrons dans leurs rangs. » Il est trop tard pour arrêter la fuite. Le commandement Italien demande lui-même à Franco de relever le C.T.V.

Cette défaite, après les vantardises des dirigeants italiens, a provoqué les plaisanteries de leurs alliés ; les Allemands de Salamanque disent que, tout juifs et communistes qu'ils soient, les hommes de la 11° brigade se battent comme des Allemands et savent rosser les Italiens. Les hommes de Moscardo les chansonnent :

Guadalajara n'est pas l'Abyssinie.

Les Espagnols, même rouges, sont vaillants.

Moins de camions et plus de c ...

Mais il y a plus grave que les chansons ou même les incidents qui peuvent éclater entre Espagnols et légionnaires - comme à Tanger, le 26 mars. Guadalajara a été une lourde défaite pour le fascisme. Les Italiens ont montré qu'ils ne sont pas prêts à mourir pour l'idéal mussolinien.

Le haut-commandement italien, déçu, accepte de limiter la puissance offensive du corps expéditionnaire. Les quatre divisions italiennes sont réduites à deux, la Littorio et la 23 mars ; seules les brigades des Flèches sont maintenues telles quelles. Les farces ainsi reconstituées offriront une plus grande capacité de résistance. Les inutiles et les incapables ne seront plus mis en ligne. A partir de cette date, l'Italie n'enverra plus de contingents importants, sinon pour remplacer les pertes subies. Celles-ci sont lourdes : plus de 1 500 tués et blessés à Guadalajara. Au cours des vingt premiers mois de la guerre, les Italiens ont eu en Espagne 11 552 hommes tués, blessés ou disparus [3]. Il y aura au total 6 000 morts.

Ces pertes s'ajoutent naturellement à l'amertume née des échecs. Les dirigeants et les généraux italiens, qui ont préconisé une intervention massive dans l'espoir de grands succès militaires et d'une victoire rapide, se demandent si leurs troupes doivent rester en Espagne. Ils rejettent à leur tour sur le commandement espagnol la responsabilité des erreurs commises. « Nos généraux sont inquiets, et ils ont raison », dit Ciano [4]. Mussolini lui-même manifeste son impatience. A plusieurs reprises à partir de décembre 37, il est question d'un retrait des volontaires. Mais il s'agit surtout de manifestations de mauvaise humeur. Les intérêts italiens dans cette affaire sont trop grands pour qu'il soit sérieusement question de les abandonner. En définitive, le C.T.V. restera jusqu'au bout « pour donner la preuve de la solidarité italienne » [5].

Les dettes italiennes

Les Italiens participeront donc au triomphe de Franco. Mais ils l'auront lourdement payé, non seulement par les perdes en vies humaines, par l'abandon d'une grande partie du matériel lourd, mais aussi par les sommes considérables engagées dans l'opération. « Mancini m'a dit, rapporte Faupel dès le 18 janvier 37, que l'Italie avait engagé jusqu'ici 800 millions de lires dans l'affaire espagnole » [6]. Mussolini lui-même déclare, au cours d'un entretien avec Gœring, que les dépenses à la fin de la même année 37 sont de quatre milliards et demi de lires [7]. Elles atteindront quatorze milliards à la fin de la guerre. Une partie des sommes ainsi dépensées sera remboursée par le gouvernement nationaliste, mais une partie seulement. Les Italiens songèrent alors à rechercher une compensation dans d'éventuels avantages économiques. Mais, là aussi, les résultats furent décevants. Au début de 1937, Mancini se plaignait de ce que l'Italie n'ait, « pour ainsi dire, retirer aucun profit de l'Espagne »[8].

Les relations commerciales s'amélioreront plus tard. Ciano note avec satisfaction en novembre 37 l'arrivée de 100 000 tonnes de fer, dont le besoin se fait particulièrement sentir dans l'industrie de guerre italienne. D'autres compensations peuvent encore être envisagées : « Il y a aussi, selon Mussolini, un problème politique » [9]. Les Italiens veulent « que l'Espagne nationaliste, sauvée par des secours de toute nature italiens et allemands, demeure étroitement liée à leur système ». D'autre part l'aspect financier du problème est lié aussi à l'aspect politique. « C'est seulement si l'Espagne demeure dans notre système que nous pourrons être complètement indemnisés. » Ce système, c'est l'axe germano-italien. Mussolini envisage dès ce moment l'entrée de l'Espagne franquiste dans le pacte Antikomintern.

Mais, sur un plan pratique, les résultats des négociations politiques entre Rame et Burgos sont minces. L'espoir d'installer des bases stratégiques en Espagne est déçu. Le seul point important marqué par l'Italie est l'accord du 28 novembre 36, dont le but est officiellement de « développer et de renforcer » les rapports entre les deux pays. L'accord comprend en premier lieu un pacte méditerranéen : les deux puissances doivent pratiquer une politique commune et se prêter un mutuel appui en Méditerranée occidentale; s'y ajoutent un pacte de non-agression, une promesse de neutralité bienveillante en cas de conflit, enfin une promesse d'entente économique, sanctionnée par l'application au pays co-signataire d'un tarif préférentiel. Il n'en est pas mains remarquable que le premier engagement auquel souscrive l'Italie, en signant le protocole, soit de donner à l'Espagne « son aide et son appui pour la conservation de l'indépendance et de l'intégrité du pays, tant de la métropole que des colonies ». C'est l'abandon pour l'Italie de tout espoir de recevoir, en échange de ses dépenses non remboursées, une compensation territoriale. « Nous donnons notre sang pour l'Espagne, cela ne suffit-il pas ? », demande Ciano en mars 38. A vrai dire, l'Italie a donné aussi beaucoup d'argent, en vain.

L'intervention allemande

En ce domaine du moins, la modération allemande contraste avec l'imprudence du gouvernement fasciste. Certes, l'Allemagne a moins d'intérêt immédiat en Méditerranée que l'Italie, et pour son gouvernement la victoire totale de Franco n'est pas absolument nécessaire. Il est sans doute exact que Berlin ne cherche en Espagne aucun avantage politique, car les Allemands ne se font aucune illusion à ce sujet : ils n'imaginent pas que le national-socialisme puisse jamais être introduit en Espagne, et la sympathie des dirigeants allemands envers Franco restera toujours extrêmement nuancée. Aussi considérerait-on à Berlin comme une solution satisfaisante un accord qui éliminerait l'extrême-gauche et éloignerait l'Espagne d'une alliance avec l'Occident. De même un des intérêts de la guerre est-il de « dévoiler » l'opposition naturelle qui existe entre l'Italie et la France.

De plus, les milieux militaires n'ont pas une confiance illimitée dans les capacités des généraux espagnols, y compris Franco. Sur ce point d'ailleurs, les états-majors italien et allemand sont absolument d'accord et ne se privent pas pour faire parvenir à Burgos des conseils généralement peu suivis. En tout cas, la Wehrmacht ne désire pas engager des forces trop importantes dans une aventure qu'elle considère sans issue.

Sans doute le gouvernement nazi est-il intéressé au succès final de Franco. Mais son aide en hommes sera toujours assez faible. Selon le général Sperrle, en novembre 36, 6 500 Allemands sont arrivés à Cadix. Mais cette arrivée massive est exceptionnelle. Les Allemands ne seront jamais beaucoup plus de 10 000 hommes. Ce sont souvent des spécialistes et des cadres. Certains officiers ou sous-officiers sont destinés à former les cadres espagnols, en particulier à assurer l'entraînement des phalangistes. La lettre écrite de Salamanque, le 10 décembre 36, par l'ambassadeur Faupel en témoigne : « Je demande de la façon la plus pressante le plus grand nombre possible d'officiers ou de sous-officiers parlant espagnol, réservistes. Je demande qu'on détache le commandant Von Issendorf de l'inspection de la cavalerie pour prendre la direction de la formation de la Phalange. Egalement envoyer le commandant en retraite Von Frantzius, de l'Institut ibéro-américain [10], comme chef d'une formation d'école d'infanterie, le commandant en retraite Siber pour qu'il prenne en mains la formation des unités de renseignements. » L'arrivée de ces cadres et sans doute de quelques renforts, dans le courant de janvier 37, explique les remerciements adressés par Franco à Rome et à Berlin.

Les officiers dont il est question ici serviront dans les unités espagnoles. Mais la plupart des techniciens allemands sont groupés dans une formation particulière, la « légion Condor ». Organisée à partir de novembre 36, lorsque la résistance républicaine se fait plus intense, elle est née de la présence, avant cette date, d'un groupe de techniciens, comprenant en particulier des spécialistes d'artillerie anti-aérienne, et des aviateurs. Berlin a accepté d'envoyer du personnel, mais posé des conditions impératives : les formations allemandes seront placées sous la direction d'un chef allemand, seul conseiller de Franco en ce qui les concerne. Un commandement allemand s'installe effectivement à l'hôtel Maria-Christina à Séville, sous la direction du colonel Warlimont. Ainsi se constitue cette force efficace dont l'essentiel est constitué par l'aviation : un groupe de bombardiers, un groupe de chasse, une escadrille renforcée de reconnaissance. Trois régiments de D.C.A., plusieurs unités de transmission et quelques détachements de l'armée de terre et de la marine, quatre compagnies de tanks comprenant chacune douze chars et une compagnie de détecteurs, y sont adjoints. Le commandement est exercé par des aviateurs : Sperrle, puis Von Richthofen.

Le recrutement en est soigneusement organisé. Il existe à Berlin un état-major W ... , dont le chef est le général d'aviation Wilberg. Les hommes de la légion Condor ont été certainement désignés d'office, mais les avantages qui leur sont accordés, une forte solde et l'attrait de l'aventure ont souvent représenté pour eux un argument déterminant. L'aviateur Galland raconte comment il a été choisi pour l'Espagne, comme beaucoup de ses camarades qui disparaissaient brusquement pendant une période de six mois. Il est convoqué au bureau W ... , qui se charge d'organiser le départ des « volontaires » et fournit les vêtements civils, les papiers et l'argent nécessaire. Les aviateurs partent sous le paisible aspect de touristes envoyés en congés payés par l'organisation « Le Travail par la Joie ». Leur adresse postale reste Berlin. Désigné d'office, Galland n'en est pas moins satisfait de son sort et semble trouver fort intéressant de participer à la guerre espagnole. Arrivé en Espagne, de nouveau en tenue militaire dans un uniforme brun-olive, il est enfin incorporé dans la légion Condor. Avec son groupe de chasse, il se déplacera d'un front à l'autre au gré des combats, toujours là où le danger est le plus précis : les aviateurs allemands se sont eux-mêmes surnommés « les pompiers de Franco ». Le Caudillo a d'ailleurs reconnu la valeur de leur aide ; il la soulignera en particulier dans un discours adressé au dernier commandant de la légion Condor, Von Richthofen, à l'occasion de son défilé d'adieu. L'efficacité de cet appui, bien qu'il soit moins important que celui de l'Italie, s'explique notamment par l'organisation parfaite qui a présidé à cette entreprise et par la valeur du matériel allemand mis au service de l'armée nationaliste.

La guerre d'Espagne a en effet permis de vérifier l'efficacité de ce matériel. L'aide en armement fourni par l'Allemagne dépasse évidemment de beaucoup l'équipement de la légion Condor. En fait, une grande partie du matériel dont disposent les nationalistes est d'origine allemande. Franco a, à Berlin, un homme de confiance chargé de donner, avant même la reconnaissance du gouvernement nationaliste, tous les détails nécessaires sur les besoins en armes et en munitions de l'armée franquiste. Le matériel arrive d'abord par les ports de Galice ou du Sud contrôlés par les nationalistes ou bien par le Portugal, où sont signalés le 22 août 36 les vapeurs Kamerun et Wigbert. Après la proclamation de l'embargo sur les armes destinées à l'Espagne, il est même question de les faire passer par la Hollande. Mais ces détours sont bien compliqués alors que le gouvernement allemand a été averti de l'urgence des besoins nationalistes : « C'est la supériorité du matériel qui emportera la décision », écrit Voelckers dès septembre 36. Aussi les transports de munitions prendront-ils une voie plus directe. Si, d'après le général Sperrle, il n'y a encore en novembre 36 qu'une escadrille de bombardiers Junker 52 une de chasseurs Heinkel 51, une d'hydravions Heinkel et une batterie de canons de 88, anti-aérienne, par la suite viennent s'y ajouter des groupes d'aviation - quatre escadrilles de douze avions de bombardement, un groupe égal de chasse, douze appareils de reconnaissance -, des compagnies du génie, des batteries lourdes anti-aériennes, des trains de projecteurs ...

Cette force très utile sans doute dans les premiers mois de la guerre, devient insuffisante lorsque le matériel russe commence à son tour à arriver chez les républicains. Les premiers avions allemands sont lents et les combats de la guerre d'Espagne font apparaître leurs défauts en comparaison avec les appareils russes, ou même avec les Savoïa-Marchetti italiens. Cependant, peu de temps après l'arrivée de Galland en Espagne, au début de mai 37, de nouveaux appareils arrivent d'Allemagne. Les bombardiers sont les Heinkel 111 et les Dornier 17, les chasseurs, qui assureront à l'aviation franquiste une totale supériorité aérienne, sont les plus rapides et les plus maniables des avions utilisés pendant le conflit, les Messerschmitt 109, qui réapparaîtront au cours des campagnes de Pologne et de France.

La Hisma

Matériel et munitions allemands continuent à être expédiés vers l'Espagne pendant toute la durée de la guerre, sauf pendant la courte période de la crise tchécoslovaque de septembre-octobre 38. Une véritable entreprise commerciale a été montée par les Allemands, qui ne négligent pas de donner à l'affaire espagnole une certaine rentabilité. Certes, c'est Hitler qui dirige personnellement les opérations et prend les décisions importantes, comme le fit Mussolini en Italie. Mais, une fois les ordres donnés, leur exécution est aux mains de l'organisation pour l'étranger, l'Auslandsorganisation. L'amiral Canaris, chef de l'Abwehr, c'est-à-dire des services de renseignement allemands, en assume la direction : mais c'est un membre de l'organisation, Johannes Bernhardt, homme d'affaires résidant au Maroc, qui joue en Espagne le principal rôle. Bernhardt a créé, pour faciliter l'aide de l'Allemagne à Franco, une compagnie de transports, la Hispano-Marroqui de Transportes (en abrégé, Hisma Limited), dont la première opération, le 2 août, est un transport de troupes marocaines en Espagne.

A la Hisma fonctionnant en Espagne correspond une compagnie d'exportation installée en Allemagne, avec le concours du général Gœring [11], la Rowak. L'installation du tandem Hisma-Rowak permet d'éviter la multiplicité des transactions et les déplacements trop voyants des représentants de Franco et de Mola à Berlin. Désormais toute expédition de matériel passera par ces compagnies. La Hisma en particulier achemine le matériel de guerre déchargé à Lisbonne ou dans les ports nationalistes. Mais le trafic dépasse bientôt le cadre d'une simple expédition de matériel, et la firme ne cesse de se développer. En octobre 36, Von Jagwitz, l'homme de confiance de Gœring, qui dirige la Rowak pour le compte de l'Auslandsorganisation, installe ses bureaux dans douze pièces de la Columbus Haus, à Berlin. Une flotte est désormais à la disposition de l'organisation.

La puissance de cette entreprise et l'autorité réelle dont dispose Bernhardt tant à Berlin que dans les milieux nationalistes ont permis en fait au représentant de la Hisma d'agir pour le mieux des intérêts allemands en Espagne. Un des soucis les plus constants du gouvernement de Berlin est en effet de faire reconnaître par Franco les dettes que Burgos devra payer. Dès octobre 37, Stohrer évalue les dépenses ou pertes en argent subies par l'Allemagne jusqu'alors, afin d'en présenter la note au gouvernement nationaliste : « Les dommages subis par les Allemands sont évalués à 90 millions de marks, plus un découvert pour fournitures à l'Espagne de 70 millions de marks. » Vers la fin de la guerre, le sous-secrétaire Weizsäcker fait de nouveau le compte des dépenses engagées : il ne s'agit plus ici de dommages subis par des particuliers, mais bien des frais d'entretien de la légion Condor jusqu'en novembre 38 ; d'une part les dépenses de personnel, 75 millions de reichsmarks, d'autre part les frais de matériel et d'équipement, beaucoup plus importants, puisqu'ils se montent à plus de 190 millions de reichsmarks ; il faut croire que cette évaluation est encore très au-dessous de la réalité, puisque une note de Sabath déclare que les dépenses totales se montent il 500 millions de reichsmarks [12].

Ce que demande Berlin n'est pour le moment qu'une reconnaissance de dettes. Les Allemands entendent se faire payer, mais pas forcément en argent. L'Espagne nationaliste est d'ailleurs incapable en 1939 de rendre les sommes dues à l'Italie et à l'Allemagne. Tout ce qu'elle peut faire - et elle le fera à l'égard de Berlin -, c'est d'accepter le principe d'un remboursement par annuités. Il est remarquable à cet égard que l'Allemagne ait obtenu plus complète satisfaction que l'Italie.

En réalité, les prétentions de Berlin sont à la fois plus vagues et plus larges. Il s'agit de la « restauration du germanisme en Espagne ». Une note de Stôhrer, du 14 avril 1939, fait le bilan de la pénétration allemande en Espagne : accord de police, accord culturel de janvier 39, qui assure aux deux parties contractantes des avantages considérables, création d'instituts culturels bénéficiant d'allégements fiscaux, d'écoles allemandes en Espagne qui pourront délivrer des diplômes au même titre que les écoles supérieures en Allemagne, coopération culturelle assurée par des échanges d'étudiants, de professeurs et d'assistants, communication d'émissions radiophoniques, de films, mais aussi assurance que certaines œuvres littéraires proscrites pour des raisons politiques dans chacun des pays le seront dans l'autre.

Il faut placer également dans ce bilan positif la promesse d'un traitement préférentiel accordé aux Allemands rentrant en Espagne pour reprendre leur travail, le traité d'amitié germano-espagnol sur lequel nous aurons l'occasion de revenir et l'adhésion de l'Espagne au pacte Antikomintern, qui est un succès commun pour l'Italie et l'Allemagne.

Economiquement, il n'y a, pendant la durée de la guerre, aucun traité qui réglemente les échanges entre l'Espagne et l'Allemagne. Le seul accord existant expire fin 36 et n'est reconduit que pour une année.

Dans ces conditions, toutes les négociations qui auront lieu se feront à partir d'un seul texte, de portée et d'interprétation très générale : le protocole du 15 juillet 37. Celui-ci, signé par l'ambassadeur Faupel et le ministre Jordana, expose que « les deux gouvernements ont le réel désir de s'aider mutuellement dans la fourniture des matières premières, des produits d'alimentation et des objets manufacturés et semi-manufacturés présentant un intérêt particulier pour le pays importateur. De même, chacun des deux gouvernements tiendra compte le plus possible des intérêts de l'autre partie en matière d'exportation ». Tout cela reste très vague. L'Espagne pense surtout à équilibrer sa balance des paiements par l'exportation de produits agricoles vers l'Allemagne.

Les accords miniers germano-franquistes

Mais le problème auquel Berlin accorde le plus d'importance est celui des sociétés minières à capitaux germaniques en Espagne, qui doivent permettre d'envoyer en Allemagne des matières premières essentielles pour son industrie de guerre. Des le début de la guerre civile, les Allemands se sont intéressés aux ressources minières, cuivre, wolfram, bronze, d'Espagne et du Maroc espagnol. En janvier 37, on signale que les mines de fer de Zeghenghen, près de Melilla, sont exploitées par un personnel allemand. L'occupation des mines de cuivre du Rio-Tinto, puis la conquête des Asturies font de l'utilisation du minerai espagnole principal souci des autorités allemandes en Espagne.

Le 20 janvier, Faupel écrit que promesse a été faite à la Compagnie Hisma qu'elle pourrait recevoir jusqu'à 60 % de la production des mines de cuivre du Rio-Tinto. Et, au début de l'année 38, Bernhardt, établissant un bilan des exportations minières vers l'Allemagne au cours de l'année passée, indique que plus de deux millions et demi de tonnes ont été expédiées, dont 1 600 000 tonnes de fer, venant en partie déjà de Bilbao [13]. Ces chiffres sont considérables; cependant, pour être certain de les maintenir, Berlin n'a pas seulement besoin d'une promesse espagnole d'exportation, mais d'un contrôle de la production par les Allemands eux-mêmes. C'est dans ce but que Bernhardt est chargé de négocier, pour le compte de la Hisma, la création et le contrôle financier de sociétés d'exploitations minières.

Cependant, cette fois, la pénétration économique allemande se heurte à une résistance sérieuse. L'obstacle est un décret du 9 octobre 37, pris sous l'influence d'un groupe de techniciens et de financiers espagnols [14]. Ce décret annule les concessions minières consenties depuis le début de la guerre civile. Officiellement, le but est de dénoncer les concessions qui auraient pu être faites par les autorités de Valence. En réalité, l'Allemagne est directement visée : la loi n'autorise pas les étrangers à détenir une participation financière de plus de 30 % dans les sociétés minières. Peut-être faut-il rapprocher cette décision des efforts faits à la même époque par les pays anglo-saxons pour se rapprocher de l'Espagne nationaliste (l'Angleterre recevait avant la guerre la plus grande partie des minerais espagnols).

L'Allemagne fait alors appel aux sentiments d'amitié des nationalistes. Nous sommes engagés, dit Bernhardt dans son rapport, « dans une guerre économique » ; nous sommes « en droit d'attendre de l'Espagne des fournitures immédiates » [15]. Le but à atteindre est la création d'une société privée Hisma-Montana, chargée d'acquérir tout ou partie des actions de sociétés minières, dont l'Allemagne contrôlera ainsi l'exploitation. « Nous devons, dit Bernhardt, mettre notre influence diplomatique, militaire et culturelle au service du seul but à atteindre, notre emprise économique. »

Dès le 12 octobre 37, les fonctionnaires de la Hisma protestent contre le décret sur les compagnies minières. C'est le début d'une série de démarches diplomatiques destinées à obtenir dans ces entreprises une participation au moins égale à 50 % ; c'est une première entrevue, le 20 octobre, entre Jordana et deux délégués de la Hisma, Pasch et Klingenberg ; les Espagnols repoussent « l'égalité de traitement réciproque », demandée par les Allemands. Un entretien a lieu le 3 novembre 37 entre Bernhardt et le secrétaire général Nicolas Franco : deux apaisements sont donnés : d'abord la promesse du gouvernement de Burgos que les demandes formulées par la Hisma seront examinées dès la formation d'un véritable gouvernement[16]; ensuite le conseil d'adresser dans l'immédiat une requête à la Junte de Burgos pour obtenir l'autorisation de poursuivre les travaux miniers en cours d'exécution; cette requête sera d'ailleurs favorablement reçue.

Mais les relations germano-espagnoles sont entrées à ce moment dans une phase difficile. Il est impossible, même à l'ambassadeur Stöhrer, d'obtenir des promesses fermes du généralissime. Par ailleurs des difficultés sont créées à l'entrée des marchandises allemandes en Espagne [17], des permis d'importation sont refusés. Gœring, partisan de la manière forte, parle alors d'envoyer Jagwitz à Salamanque afin de « braquer le pistolet sur la poitrine de Franco »... En fait, ce que Berlin n'a pu obtenir dans l'immédiat la prolongation de la guerre et les besoins de Franco en matériel vont, lui permettre de l'acquérir à terme.

Les négociations sont menées désormais simultanément par Bernhardt, au nom de la Hisma-Rowak, et par le nouvel ambassadeur Von Stöhrer, préparé par son passé à un tel emploi, homme brillant, mais dans la tradition des diplomates conspirateurs [18]. La démarche commune qu'ils effectuent le 20 décembre auprès du généralissime prouve que « Hisma et représentation du Reich ne font qu'un »[19]. L'attitude de Franco au cours de cet entretien n'est pas très encourageante : « Je me suis étonné, dit-il, que la Hisma, que j'ai chargée de réglementer le commerce et les paiements, cherche également à acquérir et acquière secrètement des droits miniers. » Il admet néanmoins la formation d'une commission mixte qui étudie les cas particuliers. Enfin, une nouvelle législation sur les mines donne satisfaction aux Allemands en juin 38. La participation étrangère en capital dans les sociétés minières espagnoles est fixée à 40 % maximum, et l'éventualité d'une augmentation de ce pourcentage n'est pas écartée. « La loi, dit Bernhardt nous offre l'entière possibilité de participer à l'exploitation du sous-sol espagnol comme nous le désirions. »

Cependant le décret est rédigé de telle manière qu'il dépend du seul bon vouloir des Espagnols que les Allemands puissent obtenu dans les entreprises minières la majorité ou l'égalité qu'ils demandent. Bernhardt propose alors que 20 % de ce capital soient offerts à la souscription publique et rachetés par des prête-noms espagnols de la Hisma-Montana. Cette solution ne peut évidemment être appliquée que si le gouvernement consent à fermer les yeux. La menace de suspendre les livraisons d'armes et de munitions suffit pour faire plier les nationalistes, dont le ravitaillement en matériel dépend entièrement de Rome et de Berlin. Au mois de novembre 38, cinq sociétés anonymes recueillent les droits miniers de la Hisma-Montana[20]. Suivant les termes de la loi, l'Allemagne a droit à 40 % des actions; en réalité, il est prévu une augmentation que la participation allemande qui, dans la société Aralar par exemple, pourra aller jusqu'à 35 % du capital.

En même temps, considérant que la loi minière ne s'applique qu'à l'Espagne continentale et non au Maroc, la Hisma-Montana achète des parts importantes dans les sociétés d'exploitation minière du Rif et le gouvernement nationaliste consent à garantir la fondation d'une compagnie appelée Mauritania, dont le siège social est à Tétouan et qui sera, elle, entièrement allemande. Les négociations économiques germano-espagnoles aboutissent encore à d'autres avantages substantiels qu'obtient la Hisma par l'intermédiaire « de diverses entreprises dont elle assume la direction » [21].

Un rôle particulier est confié à la Nova, qui non seulement doit se charger de la construction du réseau radiophonique espagnol, mais qui envisage de jouer un rôle important dans la reconstruction économique de l'Espagne après la guerre, armements aériens, équipement de l'armée, transports, tâches de défense économique, augmentation des exportations espagnoles vers l'Allemagne, investissements et fournitures de machines.

Tel est le bilan des progrès économiques réalisés. Berlin a beaucoup dépensé et fait un gros effort matériel; mais, outre qu'une partie de ce matériel est récupérable, une autre partie était de toute façon trop vétuste pour être de quelque utilité à la Wehrmacht. Enfin, l'enseignement qu'on a pu tirer des combats, et le fait que des produits miniers essentiels pour le réarmement allemand arrivent et continueront à arriver pendant toute la durée de la guerre mondiale, compensent largement les frais engagés.

L'adhésion au pacte Antikomintern

Politiquement, les résultats sont moins satisfaisants. Deux accords pourtant ont été signés : le premier est le protocole du 20 mars 37, qui semble s'être largement inspiré de l'accord italo-espagnol ; on y retrouve en effet les consultations sur les problèmes d'intérêt politique commun, le principe de non-agression, l'idée d'une neutralité bienveillante en cas de guerre avec une tierce puissance. Mais il faudra attendre la fin de la guerre civile pour que soit signé un véritable traité d'amitié, valable pour cinq ans, à dater du 31 mars 1939, et rédigé dans des termes infiniment plus précis et plus sérieux que le protocole de 37. Il n'est cependant pas question d'un traité d'alliance inconditionnelle.

Le 27 mars 39, un protocole a été signé à Burgos par les ambassadeurs d'Italie, d'Allemagne et du Japon, ainsi que par Jordana, alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement nationaliste : l'Espagne franquiste adhère au pacte Antikomintern. Comme l'espérait Mussolini en 1937, elle entre dans le système d'alliance de l'Axe. Quels que soient les tiraillements et les difficultés qui ont pu surgir entre les alliés [22], une dette financière et morale lie Franco à ses partenaires.

Notes

[1] Ces contacts sont connus notamment par les livres d'Ansaldo et de Lizarza.

[2] Rapport du consul d'Allemagne, Draeger.

[3] Dont 2 352 tués et 198 disparus.

[4] Journal du comte Ciano.

[5] Il sera engagé dans de nombreuses opérations, sur le front Nord, à Bilbao et Sautander, dans l'attaque de rupture au nord de Teruel et dans les combats de la boucle de l'Ebre. Cf. Extraits de la presse italienne de mars 38 cités par Jacquelin.

[6] Archives de la Wilhelsmstrasse.

[7] Entrevue Mussolini-Gœring, de novembre 37, rapportée par Ciano.

[8] Archives de la Wilhelmstrasse.

[9] Cité par Ciano.

[10] Faupel était lui-même, lorsqu'il fut choisi comme ambassadeur en Espagne, directeur de l'Institut Ibéro-américain de Berlin depuis 1934. Il est intéressant de noter le recrutement des agents allemands à partir d'organismes officiels.

[11] Gœring soccupera d'ailleurs personnellement de tout ce qui concerne la guerre d'Espagne, tant des négociations économiques que de l'appui aérien.

[12] Il est vrai que la note du conseiller de légation Sabath ajoute à la somme due pour fournitures directes à l'année espagnole les « intérêts simples et composés ».

[13] Pour le seul mois de décembre, les chargements de minerai de fer au départ de Bilbao se montent à 90 000 tonnes; les exportations en provenance du Maroc, au total, à 100 000 tonnes.

[14] Dont Zabala, directeur des mines de Biscaye.

[15] Rapport Bernhardt sur le projet Montana, 4 novembre 37. Archives secrètes de la Wilhelmstrasse.

[16] Il sera formé deux mois plus tard.

[17] Rapport de Stöhrer du 27 novembre.

[18] Il a été pendant la première guerre mondiale premier secrétairerie à l'ambassade de Madrid et en a été écarté parce qu'on le soupçonnait d'avoir participé à un complot contre le comte de Romanons.

[19] Archives secrètes de la Wilhelmstrasse.

[20] Ce sont : la Compaña de Explotociones mineras Aralar, de Tolosa; la Compaña explotadora de Minas Montes de Galicia, d'Orense; la Sociedad anonima de Estudios y Explotaciones minera. Santa Tecla, de Vigo; la Compana de Minas Sierra de Gredos S. A., de Salamanque; la Compana minera Montanas del Sur, de Séville.

[21] Ainsi en est-il de la Société Agro, qui a acheté et exploite des fermes autour de Séville, et surtout la Sofindus, qui possède 90 % des actions d'une fabrique de liège, la Corchos zum Hingste, de la Compaña general de Lanos, de la Sociedad exportadora de Pieles, de la Société des transports Marion, qui assure à elle seule tous les transports de la Sofindu.

[22] La rencontre qui doit avoir lieu entre le général Franco et Gœring en mai 39 a notamment été l'occasion d'une série de difficultés entre l'Espagne et l'Allemagne et a provoqué le brusque rappel de Bernhardt.

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