1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Le parti bolchévique

P. Broué

XIX: La déstalinisation et le mouvement révolutionnaire de 1956-57

Bdapest 1956

Budapest, 1956

Terminant son ouvrage sur Staline, Trotsky, à la veille de son assassinat écrivait : « Une explication historique n'est pas une justification. Néron, lui aussi, fut un produit de son temps. Néanmoins, après qu'il eut disparu, ses statues furent brisées et son nom partout effacé. La vengeance de l'histoire est plus terrible que celle du secrétaire général le plus puissant. J’ose penser que c'est consolant » [1].

Trois ans après la mort de Staline, le XX° congrès du parti entend ses successeurs - qui avaient été ses collaborateurs - dénoncer le « culte de la personnalité » et « révéler » des crimes depuis longtemps connus et dénoncés par d'autres. Cette « déstalinisation » officielle a, dès le départ, ses limites. Ceux qui dénoncent, à partir de 1956, les assassinats massifs baptisés « violations de la légalité » ont été, pendant des années les « compagnons d'armes » et « fidèles disciples de Staline ». Ils ont, à ce titre, partagé avec lui les responsabilités du pouvoir, exécuté ses ordres, célébré son culte : aussi courent-ils le risque d'être accusés de complicité et peuvent-ils craindre que des « révélations » inopportunes ne les éclaboussent. Il est d'ailleurs difficile de déceler le moment à partir duquel la déstalinisation officielle sort du cadre des règlements de compte entre groupes rivaux pour devenir une mesure politique destinée à réaliser dans l’ordre et par le haut ce qui semble inévitable et serait, autrement, imposé par une action révolutionnaire spontanée. En fait, la dictature de Staline, pour durable qu'elle ait été et quelle que soit la marque personnelle imprimée sur le régime par la personnalité du Géorgien, n'a été, historiquement que la première forme de la dictature de la bureaucratie, et, à travers elle, de l'appareil du parti communiste : analyser ses origines historiques réelles équivaudrait pour les dirigeants à mettre en cause, non seulement leur propre rôle, mais les bases mêmes du régime. En ce sens, Staline, mort, sert, à son tour, de bouc émissaire pour la répression, comme Boukharine éliminé l'avait été pour les concessions à la paysannerie et comme Ejov lui-même l'avait été pour les aspects les plus déments de la grande purge.

Le discours secret de Khrouchtchev au XX° congrès fixe donc les limites que les dirigeants assignent à la déstalinisation. Les crimes de Staline sont imputés à sa personnalité, sa soif de pouvoir, sa méfiance morbide et sa cruauté, mais son action politique dans la période de lutte contre l’opposition reste justifiée et magnifiée. Au fond, les véritables crimes ne commencent qu'en 1934 et les réhabilités de 1956 seront sans exception, des staliniens fidèles, frappés au cours de la répression qui suit l'assassinat de Kirov, les Roudzoutak, Eikhe, Tchoubar, S. Kossior, Postychev et des ralliés comme Antonov-Ovseenko. Puis viendront les chefs militaires : en fait, tous ceux qui n'avaient pas véritablement de programme politique d’opposition. Il était évidemment plus difficile de réhabiliter l'opposition sans faire connaître ce qu'était son programme, c'est-à-dire la destruction du monopole du pouvoir. Or, mettre sous les yeux des Russes de 1956 les arguments politiques utilisés par Trotsky contre Staline présentait des risques considérables pour les dirigeants, dans la mesure où les Soviétiques savent tous, par expérience, et ce que signifiaient les arguments de Staline, et à quoi ils aboutissaient, à partir du moment aussi où l'orientation révolutionnaire des opposants, plongeant ses racines dans la révolution de 1917, s'adresserait à travers les années, non plus à une phalange usée et vieillie d'anciens combattants , dans une période de réaction, mais à une jeune génération active, ayant atteint un haut niveau culturel et technique et décidée à penser par elle-même.

Pourtant même limitée, à la réhabilitation des « bons staliniens  » assassinés par Staline et à la dénonciation des « abus du culte de la personnalité », la déstalinisation ne pouvait manquer d'avoir d’incommensurables conséquences par la destruction inévitable de l'édifice de mensonges construit par la propagande stalinienne. Faire de. Béria et de Staline les responsables de la rupture avec Tito implique évidemment que Tito soit blanchi de toutes les accusations infamantes. Mais pour que Tito soit blanchi, il faut réhabiliter Rajk. Et, quoiqu'on en ait, la réhabilitation de Rajk implique à plus ou moins brève échéance la condamnation de ses assassins, Rakosi et les autres staliniens hongrois. La réhabilitation de Postychev, Eikhe, Tchoubar et autres Roudzoutak, qu'ils aient ou non avoué, soulève le problème de la validité des autres exécutions, de celles des opposants repentis, politiquement alignés sur eux. A partir du moment où Khrouchtchev laisse entendre que Kirov a pu être tué sur l'ordre de Staline ou avec sa complicité, se pose la question de savoir et pourquoi les vieux-bolcheviks ont été accusés de ce crime, et pourquoi Staline avait besoin de se débarrasser d'eux, et pourquoi il lui fallait cette immense construction de crimes supposés et d'aveux infamants pour atteindre Trotsky à travers les procès de Moscou. La réhabilitation des médecins du Kremlin, la proclamation de l'innocence des « assassins en blouse blanche » dont l'arrestation était le prélude d'une nouvelle épuration était nécessaire aux successeurs de Staline, puisque la culpabilité des médecins était justement destinée à les confondre et à les abattre. Elle a été le premier maillon d'un processus irréversible : l'écheveau des mensonges se dévide. Dans le bloc du mythe stalinien, une brèche est ouverte par où vont s'engouffrer toutes les idées, anciennes et nouvelles, toutes les forces sociales jusque-là comprimées par l'édifice totalitaire de l'appareil.

En Europe orientale - le secteur le plus faible du monde soviétique -, la déstalinisation deviendra un mouvement révolutionnaire : la chute de la statue de Staline, renversée par les jeunes ouvriers et étudiants de Budapest en octobre 1956, suit de quelques mois les révélations de Khrouchtchev au XX° congrès et précède de cinq ans l'enlèvement du cadavre de Staline du mausolée sur la place Rouge. Les ouvriers révolutionnaires de Sztalinvaros ont débaptisé leur ville six ans avant que le parti communiste russe ne débaptise Stalingrad, Stalinabad, Stalinogorsk, Stalino, Stalinsk et autres. Les événements qui se déroulent dans le monde soviétique, à partir de 1953, depuis la grève des forçats de Vorkouta, la grève des ouvriers de Berlin-Est le 18 juin et le soulèvement en Allemagne orientale, jusqu'au « printemps d’octobre » de Pologne et la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, en passant par l'apparition de la pensée critique dans la jeune génération communiste tchèque, russe, allemande et chinoise, sont l'expression d'un phénomène profond, une déstalinisation réelle, révolutionnaire, montrant le vrai visage de la société et de la bureaucratie dominante, recherchant des explications sérieuses et scientifiques et dans la poursuite d'un socialisme véritable, jetant les bases d'un programme révolutionnaire. La vengeance de l'histoire revêt ici une forme particulièrement réconfortante : après trente ans de régime stalinien, de jeunes communistes qui n'en ont pourtant pas connu d'autre retrouvent, parfois mot pour mot, la pensée et l'action révolutionnaire des bolcheviks de la révolution et de l’opposition.

La précritique yougoslave.

A cet égard, le rôle de la polémique entre le parti communiste russe et le parti communiste yougoslave a été considérable. Obligés de mobiliser les cadres de leur parti pour la défense de leur régime contre l’offensive de Staline, les dirigeants yougoslaves se devaient d'apporter des explications valables sur le terrain du marxisme à des hommes formés dans la pure orthodoxie stalinienne et qui n’avaient jamais eu jusque-là l’occasion d'éprouver de contradiction entre leur action militante et les exigences de Moscou. Pourtant, à moins de remettre en cause leur propre régime caractérisé par le monopole du parti et de son appareil ils ne pouvaient, sinon dans la critique, du moins dans l'explication, franchir certaines limites.

C'est au VI° congrès, à la période de la tension maximale, après la perte de toutes leurs illusions, que les dirigeants yougoslaves sont allés le plus loin dans la dénonciation du mythe du socialisme stalinien. Tito y déclare : « Aujourd'hui, trente-cinq après la révolution d’Octobre et vingt-quatre ans après la collectivisation des campagnes, les kolkhozes se voient imposer des directeurs nommes par l'Etat cependant que, leurs membres fuient ces coopératives. Trente-cinq ans après la révolution d’Octobre, les ouvriers travaillent comme des esclaves dans les usines et les entreprises ils sont soumis à l'arbitraire de directeurs bureaucrates. Où sont les conquêtes du socialisme de la grande révolution d’Octobre pour les ouvriers ? Les directeurs ont le droit de condamner aux travaux forcés les ouvriers fautifs La situation de ces ouvriers n'est-elle pas plus mauvaise là-bas que dans les pays capitalistes du type le plus arriéré ? Les dirigeants de l’Union soviétique se rengorgent en évoquant la transition du socialisme au communisme en train de s’opérer, alors que dans les usines travaillant des salariés qui n’ont aucun droit de regard sur l'administration de l'usine, et dont le gain est insuffisant pour leur assurer leur niveau de vie minimum, pour ne rien dire du niveau de vie de l'homme civilisé. Ces dirigeants affirment que le socialisme est déjà édifié et qu'ils sont en marche vers le communisme, alors que des millions de citoyens soviétiques croupissent dans les camps de la mort, contraints aux travaux forcés, que des millions de citoyens non russes ne jouissent d'aucun droit, sont déportes dans les steppes de Sibérie et y sont exterminés. Ils parlent du passage au communisme, alors que les paysans étayent avec leurs pieux leurs masures croulantes et mettent aux pieds des chaussures de raphia » [2]

Mais la critique yougoslave ne deviendra jamais vraiment explication : Pijade, qui, à propos du procès Rajk, fait allusion aux procès de Moscou, est celui des dirigeants qui s'avance le plus loin dans l'analyse en parlant d’un « centralisme bureaucratique [ ... ] essentiellement basé sur un système de castes [ ... ] excluant la classe ouvrière et la paysannerie de la moindre participation au pouvoir ». D'ailleurs, les dirigeants yougoslaves, au plus, fort de leur conflit avec Staline, continuent à l'occasion à attaquer le « trotskysme », « condamné à juste titre au point de vue idéologique comme nuisible », et se contentent de déplorer le massacre « de communistes innocents qui ont péri comme trotskystes, bien qu'ils n'eussent rien de commun avec lui », selon un discours de Tito le 4 octobre 1949.

Un effort plus sérieux a été fait par quelques représentants de la jeune génération communiste yougoslave. C'est ainsi qu'en 1949 le Kommunist a publié un article du jeune communiste dalmate Maxo Batché, ancien dirigeant des partisans slovènes, consacré à « La critique et l'autocritique en U.R.S.S. ». Partant de l'idée que la politique extérieure de l'U.R.S.S. - par laquelle les Yougoslaves ont été amenés à considérer le stalinisme - doit être expliquée par ses problèmes intérieurs, il s'attache à vérifier, en étudiant exclusivement des sources russes et en examinant successivement les domaines de la philosophie, de l'économie politique, des sciences naturelles, de la musique et de la vie du parti, la déclaration de Jdanov suivant laquelle la critique et l'autocritique sont la loi du développement de la société socialiste. Il arrive à la conclusion que dans chaque sphère idéologique existe un véritable monopole détenu par un homme ou un groupe placés par le parti : la stérilité du travail scientifique qui en résulte est la conséquence directe de la peur des « erreurs » et de leurs conséquences matérielles, révocation ou arrestation, du souci de plaire aux « chefs monopolistes » Dans le parti, la situation est pire encore: la « vie du parti » indique que le fonctionnement du parti dans la région de Dniepropétrovsk témoigne de « la peur de la critique », que, dans l’Ouzbekistan, ont été « cultivées des habitudes de flatterie, de flagornerie de course aux faveurs », que les dirigeants de la région de Sverdlovsk forment « un cercle petit-bourgeois étroit [ ... ], dans une atmosphère de manque d'égards pour l'extérieur et de complaisance mutuelle pour les fautes communes » qui vont de l'ivrognerIe à la corruption [3].

Maxo Batché conclut : « Nous avons trouvé dans tous les domaines de la vie en U.R.S.S., un symptôme dominant, [ ... ] inconcevable pour une société socialiste, un phénomène qui, comme ils le disent eux-mêmes, n'est ni isolé, ni fortuit, et qu’eux-mêmes, Jdanov en tête, nomment monopole. [ ... ] Là ou les philosophes devraient protester, ils louent; au moment où le prolétariat international attend d’eux l'activité, ils s’enfoncent dans la scolastique; au lieu de défendre la liberté de la science, les savants soviétiques se calomnient mutuellement et se chassent les uns les autres de l'université. Dans des provinces entières, en vrais seigneurs indépendants, les secrétaires du parti étouffent toute vie normale du peuple et le développement économique lui-même, dans des districts entiers les secrétaires de rayon persécutent les critiques. [ ... ] Et le pire, dit Jdanov, c'est que ceux d'en bas s'habituent, perdent l'esprit militant, dominés qu'ils sont par la peur et la couardise ». « Le monopole, excroissance monstrueuse sur l’organisme socialiste, rend impossible critique et autocritique », puisqu'il signifie « exiger sans cesse l' « autocritique » des autres, c'est-à-dire la soumission et la reconnaissance du monopole » [4]. Batché affirme: « Dans tous les domaines que nous avons examinés, [ ... ] ce sont presque toujours le comité central du parti communiste de l'U.R.S.S. et Staline en personne qui non seulement commencent et inaugurent la critique et, par cela même, l'autocritique, mais l’ordonnent catégoriquement » [5]. Il s'agit donc non de cas isolés et fortuits, non de la responsabilité de tel ou tel individu, mais « d'un système qui, avec une force élémentaire, étend de plus en plus sa domination sur la vie de l'U.R.S.S. ». L'étude du jeune communiste dalmate se termine par le vĹ“u que soient étudiés « comment cela est arrivé, si cela devait inévitablement arriver, quelles en sont les causes objectives et les responsabilités subjectives » [6].

En fait, la critique et l'analyse des communistes yougoslaves ne répondront pas à l'attente de Maxo Batché. Ce n'est qu'après les événements révolutionnaires de Hongrie et de Pologne en 1956 que de jeunes théoriciens, Mita Hadjivassilev et Ljoubo Taditch entre autres, s'attaqueront, de façon presque abstraite, à la théorie stalinienne du développement de l'Etat comme couverture de la bureaucratie. Taditch aborde le problème de fond en termes couverts quand il écrit que « le mécanisme politique de la classe au pouvoir peut, dans des conditions favorables, acquérir l'autonomie, se séparer de la société et devenir une excroissance parasitaire sur son corps ». Le prolétariat au pouvoir est menacé par « son propre appareil bureaucratique » : « En concentrant entre ses mains une énorme puissance économique et politique, la bureaucratie d'Etat s'efforce de prolonger ce pouvoir dans de nouvelles conditions. Ainsi se constitue un type spécial de système économico-politique qui empêche, pratiquement tout développement vers le socialisme ». Taditch précise : « Dans un tel système, [ ... ] le problème du développement ultérieur, c'est en premier lieu la lutte de la classe ouvrière pour obtenir le contrôle de la politique d'Etat, et cela même par l'emploi des méthodes révolutionnaires classiques » [7].

Mais la précritique yougoslave a atteint ici ses limites. Taditch prend en effet grand soin de préciser qu'il ne trace cette perspective que pour les pays qui ont suivi « le modèle stalinien ». Sans débattre, ni du point de vue historique, ni du point de vue sociologique, le problème du monopole du parti, il se contente de citer Kardelj pour affirmer que le système multi-parti est aussi « suranné » que celui du parti unique et que la voie de la démocratisation passe par la multiplication des conseils ouvriers d'entreprise et le « dépérissement du parti unique », prise de position qui est très évidemment dictée par les impératifs du moment de l'appareil yougoslave, dont tout montre, par ailleurs qu'il n'est pas du tout décidé à « dépérir ».

Le livre de l'ancien dirigeant yougoslave Milovan Djilas La nouvelle classe bénéficiera en Occident d'une grande publicité. L’ancien lieutenant de Tito a, lui, pris position en faveur d’un système à plusieurs partis. Mais la critique, chez lui, reste marquée par l'empreinte d'une philosophie d'apparatchik qui l'amène à prôner en définitive des solutions « à l'occidentale ». Son analyse historique du stalinisme est extrêmement faible : à ses yeux la « nouvelle classe » s'identifie avec le parti communiste bien avant la prise du pouvoir. Il balaie comme « utopiques » les idées de Lénine et de Trotsky, raye d'un trait de plume toute l'histoire de l'U.R.S.S. entre 1917 et 1927, justifie le stalinisme comme une nécessité historique, dictée par des conditions objectives, la seule voie pour l'industrialisation des pays arriérés. A ses yeux, la révolution n'a pas de raison d'être dans les pays capitalistes et le régime stalinien est voué à disparaître avec les succès de l'industrialisation dans la mesure où il aura rempli sa mission historique, qui était de rattraper le retard accumulé sur les pays avancés. La discussion autour de son livre, les condamnations qui s'accumuleront sur sa tête prouvent que la bureaucratie yougoslave ne peut permettre de laisser se développer une critique de l'U.R.S.S. qui la mette elle-même en cause. Le contenu de son ouvrage prouve que ce n'est pas de l'appareil que viendront les attaques décisives contre le régime d'appareil. Elles viendront des jeunes générations, communistes ou non, dès que les conditions nouvelles rendront possibles les revendications des masses, dès que la « libéralisation » permettra la libre confrontation des idées.

Les événements de 1953.

Le premier signe des craquements de l'édifice stalinien à été l'insurrection de juin 53 à Berlin-Est et dans la majeure partie de l'Europe orientale, la première lutte de masses entreprise par des ouvriers contre le régime. Les travaux de Benno Sarel, entre autres, ont retracé la genèse de ce mouvement qui commença par une grève contre l'introduction de nouvelles normes de travail, se transforma en manifestation puis en véritable insurrection. A Halle, Merseburg, Bitterfeld, au cĹ“ur de ce qui, des années durant, avait été l'Allemagne rouge, des comités de grève élus se substituent à l’administration et prennent « le pouvoir », assurant ravitaillement et information, ouverture contrôlée des prisons et arrestations. Le comité central de grève de Bitterfeld réclame la formation d'un gouvernement d’ouvriers, le délégué des ouvriers des aciéries de Henningsdorf réclame, au cours du grand meeting de grévistes tenu au stade de Berlin, la formation d'un « gouvernement de métallos ». Ainsi renaissent, après des années, de véritables soviets. Benno Sarel peut conclure: « La tendance ouvrière, de loin la plus marquante, le 17 juin, aurait entraîné le remplacement du système au pouvoir par un régime des conseils » [8]. Isolé face à la toute-puissance de l'armée rouge dont les chars ramènent l’ordre à Berlin, le mouvement s'éteint. Mais il devient, à son tour, un facteur d'approfondissement de la crise : les ouvriers allemands ont montré que la lutte était possible.

Il semble bien en effet que son premier contre-coup immédiat ait été l'explosion, en U.R.S.S., du premier mouvement de masses depuis la victoire de Staline, la grève de juillet 1953 des détenus du camp de Vorkouta. Longtemps obscur, l'événement a, depuis, été éclairé par de nombreux témoignages, notamment ceux d’anciens militants communistes allemands détenus à cette époque et libérés ensuite. L'agitation a commencé dans le camp à la nouvelle de la mort de Staline et a atteint son paroxysme a l'arrivée des informations sur le soulèvement de Berlin. Elle a été préparée par les groupes clandestins du camp, notamment par celui des étudiants « léninistes » [9] : le comité de grève clandestin qui avait centralisé les préparatifs a été arrêté la veille du jour prévu pour le déclenchement de l'action. Néanmoins le mouvement, commencé le 21 Juillet, a entraîné au moins 10 000 travailleurs, - certains témoins disent 30 000. Il a été dirigé par un comité comprenant des délégués des détenus, dont l'autorité s'est finalement étendue à tout le camp, non sans mal d'ailleurs, car la peur était un redoutable adversaire pour les organisateurs. Selon l'Américain Noble, les porte-parole des grévistes étaient deux anciens membres du parti, un ancien professeur d’histoire de Léningrad et un ancien diplomate du nom de Gourévitch. La grève a pris fin le 29 juillet avec l'intervention des troupes de la sécurité. Noble parle de 110 morts et de 7 000 arrestations, dont celles des membres du comité de grève [10]. Le mouvement a cependant, comme ceux de Karaganda et Norilsk en 1953, de Kinguir en 1954 [11], joué un rôle déterminant dans la décision des dirigeants russes de dissoudre les camps. Surtout, la révolte des détenus, le secteur le plus misérable du monde du travail en U.R.S.S., prouvait à tous qu'une ère nouvelle commençait et que la bureaucratie avait cessé d'être toute-puissante.

Une tumultueuse renaissance.

Les intellectuels communistes polonais ont été les premiers à se lancer dans la bataille d'idées. Au cours de l'été 1955, Adam Wazyk, poète couvert d'honneurs, publie son célèbre « Poème pour adultes », plaidoyer passionné pour la vérité. Le texte et les attaques dont il est l’objet provoquent, dans tous les milieux, des discussions ardentes. Ecrivains, poètes, journalistes, savants, entrent les uns après les autres dans la bataille. Un jeune étudiant communiste, Eligiusz Lasota, décide de faire de son journal d'étudiants, Po Prostu, un organe vivant. Il s'entoure de collaborateurs de son âge, décidés à décrire la société telle qu'elle est, à poser les problèmes tels qu'ils se posent à tous, à aider le lecteur à penser. En quelques mois, son succès est tel que l'hebdomadaire étudiant tire à plus de 90 000 exemplaires sans pouvoir, faute de papier, satisfaire la demande et que l’on se dispute ses exemplaires au marché noir. Puis c'est le choc du XX° congrès, la révélation des crimes de Staline, la réhabilitation des résistants non communistes suivant de près celle des dirigeants communistes polonais fusillés en U.R.S.S. lors des grandes purges. C'est désormais toute la presse polonaise, sous la poussée des journalistes, qui s'engage dans la voie tracée par Po Prostu : les lecteurs participent au grand débat. Le jeune communiste Stanislawski écrit dans Po Prostu : « Il n'y a plus d'autorités. Il y a seulement des hommes. Ils doivent des comptes aux autres hommes » [12]. Aucun domaine de la vie sociale n'échappe aux jeunes reporters de Po Prostu dont les articles explorent tous les aspects de la société bureaucratique, enfreignent tous les tabous, parlent ouvertement de tous les scandales. C'est un mouvement révolutionnaire qui naît.

Les intellectuels hongrois se sont mis en mouvement plus tardivement. La première bataille a été livrée après la mort de Staline : la « libéralisation » introduite par le premier gouvernement Imre Nagy a libéré des aspirations jusque-là comprimées. Le renvoi du ministre, le retour au règne sans partage de l'apparatchik Rakosi ont provoqué des résistances dont la plus notable est celle qu'a animée, au sein du journal Sazaba Nep, un brillant intellectuel, ami de Nagy, Miklos Gimes. Toute une génération de jeunes intellectuels, ébranlée par les premières mesures de déstalinisation, depuis la réhabilitation des médecins en blouse blanche, remet en question le régime. Les barrières dressées par l'appareil s'effondrent après les révélations du XX° congrès. Evoquant quelques mois plus tard cette période, le vétéran communiste Gyula Hay s'écriera : « Ce n'est pas moi qui ai jeté la jeunesse vers la liberté, c'est elle qui m'y a poussé […]. Je critiquais les excès de la bureaucratie, les privilèges, les distorsions, et plus j'allais, plus je me sentais porté par une vague de sentimentalité et d'affection ( ... ). Il montait vers nous, écrivains, un désir de liberté irrésistible » [13]. Le ton des écrivains hongrois est d'un enthousiasme parfois naïvement euphorique. Au lendemain du XX°, congrès, Tibor Tardos, ancien F. T. P., chante « la pensée humaine qui reprend son vol », annonce la naissance, avec des majuscules, d'une « Pensée Communiste Indépendante  » [14]. Peter Kuczka écrit: « Nous voulons un socialisme qui, ressemble à celui dont nous parlaient les rêveurs et les ingénieurs de l'histoire. Lénine s'adressait à nous aussi  » [15]. Gyula Hay célèbre dans le XX° congrès « la victoire de l'Homme, le triomphe de la dignité humaine » [16]. Les jeunes intellectuels hongrois réagissent comme, avant eux les Polonais. Il n'y a pas, en Hongrie, de Po Prostu, mais un cercle de discussion dont la renommée sera vite internationale. Fondé sous l'égide de l'Union de la Jeunesse travailleuse – l’organisation communiste des Jeunes, la D.I.SZ. - par les jeunes intellectuels communistes Gabor Tanczos et Balazs Nagy, le cercle Petoefi jouera un rôle capital dans cette « explosion de vérité » en permettant les premières discussions ouvertes, de larges confrontations, sur le XX° congrès et l'économie politique, la science historique, la philosophie marxiste, la presse, et une rencontre entre les jeunes et les communistes de l'epoque clandestine

En Pologne comme en Hongrie, intellectuels et étudiants sont les premiers à se mettre en branle : leur position dans la société qui en fait des privilégies de type particulier, ayant plus que d'autres accès aux sources d'information et, en même temps, un contact plus étroit avec la masse de la population qu'avec la mince couche des bureaucrates, peut expliquer le phénomène. En l’occurrence, pourtant, Ils n’ont été que les premiers porte-parole d'un mouvement plus profond. A l'automne de 1955, les jeunes ouvriers de Nowa Hutta, à la surprise générale, approuvent le poème de Wazyk que des responsables voulaient leur faire condamner : « Enfin, les journaux publient quelque chose qui vaut la peine d'être lu » [17]. A l'usine Zeran de Varsovie, à la fin de 1955, de jeunes ouvriers Commencent a regarder autour d'eux, « la vie telle qu'elle était », comme l'écrira plus tard le jeune secrétaire du parti dans l'usine, Lechoslaw Gozdzik [18]. Après le XX° congrès, ils sont un petit groupe à se réunir pour aborder le fond des problèmes. A la veille d'une conférence du parti, ils discutent une journée et une nuit entières. Le lendemain, devant les autres responsables, ils « disent tout ce qu'ils pensent  ». Quand, au mois de juin, éclatent les incidents de Poznan, où les ouvriers manifestent après une grève et se heurtent violemment aux forces de l’ordre, les ouvriers de Zeran refusent de faire confiance à quiconque pour expliquer les événements : ils élisent une délégation qui se rendra sur place, à Poznan, pour enquêter. Quelques jours après, Ils accueillent le bureaucrate Klosiewicz venu pour une réunion dans l'usine, l'accablent de questions et de reproches au cours d'une assemblée générale qui durera sept heures.

Pour les ouvriers, comme pour les étudiants qui se groupent autour de Po Prostu, le procès des accusés de Poznan devient celui du régime stalinien. En quelques semaines, Zeran est devenu le bastion de l'avant-garde ouvrière polonaise dont le groupe de militants qui entourent Gozdzik est l'état-major. « Les gars, écrit Gozdzik, ont été mis au courant au jour le jour, ils pouvaient exprimer librement leurs opinions » [19]. Zeran prend contact avec les travailleurs des différentes entreprises de Varsovie, y compris, lorsque l'appareil fait obstacle, par des « prises de parole » devant les portes des usines, envoie des délégations à Lodz, Nowa Hutta, Gdansk, Szczecin. Les ouvriers de l'usine nouent des liens étroits avec l'équipe de Po Prostu et, ensemble, grâce à la couverture du comité du parti de Varsovie dont le secrétaire, Staszewski, est gagné à leurs idées, ils organiseront en octobre la résistance à la menace d'intervention russe qui se précise, nouent des relations avec l'armée, distribuent des armes aux détachements ouvriers, organisent la liaison pour l'information et une mobilisation de masse en cas d'urgence. Lors de la visite-éclair des dirigeants russes à Varsovie, Gozdzik sera l'un des orateurs les plus écoutés du grand meeting organisé à l'Université polytechnique pour soutenir les revendications d'indépendance qui jaillissant dans tout le pays. Il est l'un des dirigeants incontestés de ce courant révolutionnaire dont il explique lui-même l’origine et la force : « Les ouvriers sont très courageux; mais lorsqu'ils décident de prendre une voie, c'est après avoir réfléchi si elle est juste ou non. Il n'est pas facile d'entraîner les hommes s'ils ne savent pas bien pourquoi ils doivent se battre. Une longue période s'est passée avant que les hommes aient connu toute la vérité et qu'ils aient pris la position qu'il fallait » [20].

Les ouvriers hongrois réagiront plus lentement. Ils restent dans l'ensemble silencieux après le XX° congrès. Le fraiseur de Csepel Erwin Eisner répond pourtant à un appel des écrivains hongrois : « Tous ces articles sont très bons et très justes. Ils n’ont qu'un défaut, assez grave, il est vrai : c’est que les fautes ne sont corrigées qu'assez lentement, et d'une manière assez peu perceptible, dans notre usine, par exemple. Il faut l'avouer : les ouvriers ne croient pas aux belles paroles, quelques vraies et justes qu'elles soient, si des actes tangibles ne viennent pas les étayer » [21]. Le forgeron Béla Kiss répond à la même enquête : « Je veux qu’on me considère comme un adulte qui veut et qui sait penser. Je veux pouvoir dire ma pensée sans avoir rien à craindre, et je veux qu’on m'écoute aussi » [22]. Dans le combinat de Csepel, les discussions commencent : les cellules d'usine exigent de les avoir entendus pour condamner les écrivains exclus par Rakosi. Un des ouvriers, le fraiseur Laszlo Pal, va écrire : « Jusqu'à présent, nous n’avons rien dit. Nous avons appris, en ces temps tragiques à être silencieux, à avancer à pas de loup. Dans le passé: pour la moindre remarque, l’ouvrier était puni et perdait son pain quotidien. [...] Après le XX° congrès, les portes se sont ouvertes. Mais jusqu'à présent, on ne parle que des petits coupables. [...] Nous voulons savoir la vérité. Nous avons soif, non de sang, mais de vérité. Soyez tranquilles, nous parlerons aussi » [23].

Le 23 octobre, aux manifestations qui marquent le début de la révolution hongroise, les jeunes ouvriers se joignent en masse aux étudiants : des délégués de l'usine Belojannis, entre autres, participent au meeting de l'Université polytechnique où est décidée la rupture avec la D. I. SZ. et la formation d'une organisation de jeunes indépendante.

La fin du mythe du socialisme.

La presse communiste de Hongrie et de Pologne de l'année 1956 contient la plus extraordinaire description de la société stalinienne qui ait jamais été donnée. Aucun aspect n’est passe sous silence. Nous apprenons qu'un ouvrier polonais hautement qualifié gagne 1 500 zlotys par mois, qu’un ouvrier non spécialisé de Poznan travaille de six heures du matin à minuit et ne peut s’offrir une paire de souliers à 150 zlotys. Le journal Zycie Gospodarcze admet qu’il est Impossible de vivre avec moins de 1 000 zlotys par mois au moment où le gouvernement vient de porter à 500 zlotys le salaire minimum mensuel. Klosiewicz membre du bureau politique et président des syndicats avoue gagner 5 000 zlotys alors qu'il en gagne en réalité 40 000 jouit d'une villa dans le quartier chic de Konstancine à loyer mensuel - à la charge de l'Etat - de 140 000 zlotys et d'une Mercedes avec chauffeur. En Hongrie, le salaire d'un agent de la sécurité est le triple de celui d'un ouvrier qualifié. Le communiste Bogdan Drozdowski démonte le mythe des héros du travail, les stakhanovistes, aristocratie haie de la masse ouvrière : « C'est une chose bien connue que beaucoup de ces héros du travail étaient aidés par des « nègres » mis à leur disposition par la direction des usines [ ... ] ; dès que les ouvriers accélèrent le rythme de leur travail dans une usine, il révise les normes pour les salaires, ce qui veut dire qu’ils ne gagnent pas plus, mais que leur travail devient plus dur » [24].

Les privilèges des bureaucrates sont étalés au grand jour. L’écrivain Judith Mariassy dénonce l'existence en Hongrie des magasins de luxe, des villas ceintes de barbelés, des ateliers de tailleurs spéciaux [25]. La presse polonaise parle ouvertement des magasins à « rideaux jaunes » qui dissimulent les stocks pour privilégiés, des « soins médicaux réservés, des maisons de repos spéciales » [26]. Un journal communiste écrit que « tous les moineaux de Pologne crient sur les toits qu’il faut en finir » avec « les vacances gratuites, l'utilisation de la voiture officielle à tous moments du jour et de la nuit, les magasins réservés, les cures spéciales, les bureaux luxueux » [27]. Les bouches s’ouvrent sur les crimes de la police de sécurité d'Etat, contre laquelle les accusés de Poznan clament leur haine, tandis que l'avocat Julian Wojciak dresse un véritable réquisitoire : « Les coupables ne sont pas ici : ce sont les bureaucrates privilégiés. »

Toute la presse polonaise reproduira la bouleversante déclaration du jeune accusé Suwart : fils de communistes, il a vu son père arrêté en 1952 comme « agent de l'impérialisme » et sa mère est devenue folle, tandis que son frère, licencié après l'arrestation du père, se suicidait. Resté seul avec deux sĹ“urs plus jeunes, sans travail, sans amis, l'enfant a volé et connu la prison : on l'a présenté comme un « repris de justice ». Depuis la mort de Staline, le père a été libéré et réhabilité. Quand on lui demande s'il est revenu au parti, il répond : « Pourquoi faire ?  ». Mais il a conseillé à l'enfant « d'avouer tout ce qu’on lui demanderait d'avouer » [28]. Po Prostu, sous le titre « Un problème qui n'existe pas  », révèle l'existence de 300 000 chômeurs puis, dans une série d'articles retentissants sur « le prix du plan », dévoile l'extraordinaire désordre de l'économie, le gaspillage et la gabegie, la misère ouvrière. La presse révèle aussi l'existence, dans toutes les entreprises et administrations du « dossier personnel », « un de ces petits documents que l'intéressé ne connaîtra jamais et qui décide de sa vie, de son avancement, de l'attribution de logement, voire du sort de ses enfants » [29]. L’organe du syndicat des enseignants révèle qu'en douze ans, 118 000 enseignants polonais soit un sur deux, ont subi des déplacements d’office sans qu'aucune raison ne leur en ait été donnée [30]. Il révèle que plus de 130 000 jeunes gens entre quatorze et dix-huit ans ne sont ni scolarisés ni salariés : ils forment « l'armée de la rue », ce phénomène de masse des hooligans, les voyous des villes [31]. Le professeur Rymsza écrit, à leur sujet : « Les vraies valeurs humaines étaient traînées en prison et calomnies par la presse. On bâillonnait la liberté de pensée et la liberté de parole, tout en déclamant sur le respect qu’on leur doit. L'hypocrisie et le mensonge quotidiens étaient partout. Cette école de cynisme fut le berceau des voyous, la source de leur attitude à l'égard de la vie. [ ... ] Le phénomène des voyous découle, non point d'un mal inhérent à la jeunesse, mais du malaise réel créé par la structure de notre vie publique où au nom des nécessités politiques, on foulait aux pieds la dignité humaine  » [32]. Le poète communiste Mieczyslaw Jastrun affirme: « Dans la récente période, liberté voulait dire servitude, souveraineté soumission et droiture abjection » [33].

En définitive, aucune description de la réalité sociale et politique n'aura plus de signification que le texte, sorte de poème en prose, intitulé « Qu'est-ce que le socialisme ? », rédigé par Leszek Kolakowski pour Po Prostu, interdit par la censure, mais affiché sur les panneaux de l'université par les étudiants révolutionnaires. Le jeune philosophe - il est né en 1928 - qui a été l'un des pionniers du mouvement communiste étudiant après une jeunesse difficile et , avant de suivre, comme « espoir du parti » des cours de marxisme-léninisme à Moscou, y décrit ce que n'est pas le socialisme. Tout habitant de Pologne ou d'U.R.S.S. sait qu'il décrit en réalité ce qu'il a sous les yeux, « une société qui est la tristesse même », « un système de castes » où les dirigeants se nomment eux-mêmes, condamnent sans avoir jugé, où il y a « plus d'espions que de nourrices », « plus de gens en prison que dans les hôpitaux », où l’on fait « d'excellents avions à réaction et de mauvaises chaussures », où certains salaires sont quarante fois plus élevés que d'autres. Les thèmes des anciennes discussions reviennent sous sa plume quand il affirme que le socialisme ne naît pas automatiquement de la « liquidation de la propriété privée des moyens de production » et qu'il ne saurait exister dans « un Etat unique, isolé » ou dans « un groupe de pays arrières ».

La bureaucratie.

Communistes polonais et hongrois ne se contentent pas de décrire; ils expliquent. Dans son article sur les « rideaux jaunes », Skulska affirme que l'existence des privilèges ne peut découler d'« un concours de hasard, des circonstances bureaucratiques : il fut un élément inhérent au système de gouvernement dans la période écoulée » [34]. Kuczynski décrit dans Po Prostu, par suite de la « séparation dans l’ordre existant entre producteur et produit », « la naissance d'une nouvelle couche sociale remplaçant les capitalistes évincés - la toute-puissante couche des administrateurs politiques » [35]. Krzystof Toeplitz en révèle la genèse : « La révolution nous a dotés d'un appareil complet de gouvernement. Elle en a recouvert le pays, elle y a placé les milliers de gens, tous intéressés à sa sauvegarde et à son renforcement. Jamais contrôlé par les masses, supprimant bientôt habilement tout moyen de contrôle, cet appareil a dégénéré : il a formulé ses propres principes et défini ses propres buts; il s'est entouré d'une police à sa dévotion, défendant les intérêts de la caste officielle, il a créé sa propre mythologie autour d'une foi et d'un chef infaillible; il a formé ses propres alliances de classe par des combines entre la caste officielle et les professions privilégiées; il a tiré sa propre esthétique de la thèse jdanovienne du réalisme socialiste. [ ... ] Cette caste a été un élément anti-progressiste et ses intérêts étaient opposés à ceux des travailleurs » [36]. Kolakowski dit que « le parti dégénère s'il est soudé à l'appareil d'Etat et en est, dans la pratique, un élément constitutif, au lieu d'être l'inspirateur et l'éducateur social » [37]. J. J. Lipski montre comment la bureaucratie, née de l'appareil, manifeste des tendances à se transformer en classe : « Cette nouvelle classe, si elle avait réussi à se cristalliser n'aurait pas été l'équivalent de la bourgeoisie. Elle n'aurait pas dénationalisé les usines ni les terres. Elle aurait surtout en conservant les caractéristiques formelles de notre système, en annihiler le contenu, [ ... ] elle aurait su se forger des privilèges, se séparer du reste de la nation par un mur d'institutions isolantes et « élitaires ». [ ... ] Les hommes, le groupe social qui poussaient dans cette direction ne sont pas faciles à démasquer. Ils usaient du slogan révolutionnaire et, qui plus est, étaient haïs par la bourgeoisie tout autant que les vrais révolutionnaires. Nous pouvions donc penser que, si nous avions avec eux des ennemis communs, nous avions aussi en commun des buts » [38].

Le vieux communiste Gyula Hay, vétéran de la révolution hongroise de 1920, fait de la bureaucratie, sous le nom de « camarade Kucsera » une analyse rigoureusement identique à celle de Trotsky dans la Révolution trahie : « Bien des gens, en critiquant la bureaucratie, ne pensent qu'à la valse des pièces officielles, aux procédures inopérantes, en somme, à des défauts facilement réparables. Je crois, quant à moi, qu'il s'agit d'un mal bien plus grave : la question qui se pose est de savoir pour qui fonctionne la société. Il ne saurait y avoir en même temps plusieurs craties ; est-ce le démos qui règne ou le bureau ? Il y a incompatibilité entre les deux, à la fois sur le plan des principes et sur le plan pratique. Si nous voulons construire la démocratie, le socialisme, le communisme, nous devons nous débarrasser de Kucsera. De quoi vit donc Kucsera ? Sans aucun doute de l'appropriation de la plus-value. Il vit grâce au fait que dans notre société une partie importante de la plus-value n'est pas affectée à des réalisations d'intérêt public : écoles, hôpitaux investissements productifs, maintien de l’ordre, financement d’organismes de direction indispensables, sciences, arts, loisirs, recherches idéologiques, mais à Kucsera. On nourrit le dilettantisme et l'arrivisme de Kucsera, et quand la plus-value n'est pas suffisante pour satisfaire les exigences kucsériennes ; il faut l'augmenter, quelque effort que cela demande aux travailleurs productifs. Car Kucsera ne se contente pas de manger, de boire, de se vêtir, de se loger et ainsi de suite, Kucsera prend soin de transformer la voie droite de notre développement en labyrinthe inextricable et impraticable, car c'est là précisément la raison d'être de son existence. Kucsera construit des villes, des usines, des palais et des métros à sa propre gloire [ …] Kuesera invente des chiffres fantaisistes et y tient, même au prix de sa propre grandeur. Il a, en effet; l'impression que ces chiffres proclament sa propre grandeur. [ ... ] Pourtant, Kucsera n'est pas le pharaon pour lequel mouraient des millions d'esclaves. Et il n'est pas non plus un bourgeois. Kucsera n'a pas de situation de classe, car la société de classe où il aurait sa place ne parvient pas à se réaliser, parce que notre socialisme s'édifie tout de même. En revanche, son ordre social inexistant entrave et retarde la réalisation du socialisme. Kucsera et nous autres n'avons pas de place dans le même processus historique. Il faut choisir : ou bien Kucsera, ou bien l'humanité. [ ... ] Kucsera donne un tout autre nom que nous aux choses et juge les faits d'après une morale toute différente de la nôtre, qui envisage les phénomènes en fonction de la construction du socialisme. Pour Kucsera, le mensonge n'est pas mensonge, l'assassinat n'est pas assassinat, le droit n'est pas le droit et l'homme n'est pas un homme. Kucsera prononce le mot « socialisme » et entend par la quelque chose qui, en empêchant l'édification du socialisme, le fait vivre, lui. Il dit « unité » et entend par là sa propre personne et la poignée d'individus de son espèce qui suppose à l'unité de centaines de millions d'hommes. Il dit « démocratie » et entend son propre règne. Il dit « production » et entend par là cette valse stérile qui assure sa propre existence » [39].

Le parti stalinien.

C'est un autre survivant de l'époque préstalinienne, le Polonais Brodzki, qui donne dans l’organe officiel du parti polonais une analyse correcte de ce qu'était le parti bolchevique : « Lénine avait créé un parti difficile, non seulement par rapport à ses tâches, uniques dans l'histoire, mais également par rapport à sa structure. Le parti, créé pour lire correctement le développement dialectique des contradictions dans la société humaine et pour les utiliser dans le but de transformer cette société, se caractérisa lui-même par l'unité structurelle des contradictions : centralisme et démocratie, discipline de fer et liberté de discussion, échange d’opinions différentes et unité dans l'action.  » Il montre l’opposition fondamentale entre ce type de parti et le parti stalinien qui s'en réclame, alors qu'il est caractérisé par la division « entre ceux qui créent, pensent et déterminent la politique et ceux qui n’ont qu'à exécuter et obéir » [40]. Roman Jurys, un communiste de la même génération, parle de la « faillite de la conception du parti, attribuée à tort, et contrairement à la vérité historique, à Lénine, alors qu'elle est inhérente au régime stalinien  », celle qui prétend « édifier le socialisme contre les lois objectives, donc contre le développement de la conscience politique des masses » [41]. Le militant syndicaliste enseignant Rajkiewicz explique la transformation et la dégénérescence du parti : « L'époque stalinienne est caractérisée par la tendance à créer l'apathie dans les masses. [...] L’apathie et l'absence de responsabilités furent les principaux facteurs qui permirent de modeler les masses à volonté, de les maintenir dans l’obéissance et dans la servilité à l'égard des imposteurs de l'infaillibilité » [42].

Les jeunes communistes font désormais la distinction, comme Lasota et Turski, entre le parti qu'ils appellent marxiste et le « parti de type stalinien » [43]. Woroszylski, qui revient d’U.R.S.S., oppose au militant bolchevique « lié à un terrain bien défini, né, non à la section des cadres d'une instance donnée, mais parmi des hommes qui le connaissent et l'apprécient », le « militant d'appareil » qu'engendre le parti stalinien, « complètement élevé dans le système de l'appareil stalinien du pouvoir, qui est dépourvu de tout passé politique, coupé du milieu dont il est issu, qui se laisse transférer sans souffrance de Kielce à Wroclaw et du syndicat des tailleurs pour dames aux amis des pompiers, qui regarde toujours au sommet et jamais à la base, autrement dit le militant-fonctionnaire, le militant « détaché pour l'action » [44]. Et Gozdzik résume ainsi le rôle des syndicats en régime stalinien: « Nous avons été ceux qui enregistraient, exécutaient et commentaient les décrets de l'Etat, nous n'avons jamais été ce que nous devrions être : des défenseurs des masses laborieuses. […] Nul ne nous a jamais demandé ce que nous voulions ni ce que nous pensions; mais on nous déguisait par force en travaIlleurs de choc ou en rationalisateurs d'après les schémas des journaux. Les syndicats prétendaient nous apprendre à gouverner : Ils ne nous ont appris qu'à obéir ».

Ainsi, quarante ans après la révolution d’octobre face à ceux, qu'ils soient staliniens ou anticommunistes, qui identifient léninisme et stalinisme, régime des soviets et bureaucratie, une nouvelle génération de communistes, ouvriers et intellectuels, retrouve la pensée de l’opposition et l'esprit du bolchevisme. Analysant le stalinisme le communiste Bibrowski écrit dans Nowa Kultura : « Je suis aussi loin que possible de l'identifier avec la structure soviétique de la société. Au contraire, je pense qu'il est l'antithèse de la société soviétique, quoiqu'il ait vécu avec elle et s'en soit nourri comme un parasite. Un homme qui a un cancer constitue un tout avec lui. Mais ce tout se développe ainsi : ou l’homme surmonte la maladie et guérit, ou le cancer le dévore. Lénine avait constaté [...] le danger qui menaçait le développement du socialisme en Russie, le bas niveau culturel des masses, le caractère rural du pays engendrant une croissance parasitique de la bureaucratie. Le stalinisme se nourrit du corps vivant du système soviétique, le système le plus progressif dans les annales de l'histoire, et commence à l'envahir comme un cancer ».

La recherche des origines.

La brièveté de la période de liberté d'expression en Pologne et en Hongrie n'a pas permis à la jeune génération communiste de se pencher avec autant d'attention sur le passé que sur le présent : les textes les plus perspicaces n’indiquent, comme celui de Bibrowski, que des directions de recherche. II faut cependant noter une exception : le travail effectué dans la clandestinité, après la défaite de la Révolution hongroise, par un groupe de jeunes communistes, l’économiste Hegedüs, un des fondateurs du cercle Petoefi, le psychologue Merey, ancien président du comité révolutionnaire des étudiants, l'historien Litvan, le premier à voir attaqué ouvertement Rakosi sur l'affaire Rajk, Sandor Fekete, journaliste revenu d'U.R.S.S. Leurs conclusions ont été - si l’on en croit l'accusation ultérieurement portée contre eux - rédigées par Sandor Fekete dans le document connu sous le nom de Brochure Hungaricus, tentative d'une explication marxiste des événements de l'histoire soviétique puis 1917.

Pour eux, Lénine avait raison de s'emparer du pouvoir escomptant une révolution européenne qui ne s'est pourtant pas produite. Les problèmes ne se posent qu'avec la lutte entre Staline et Trotsky. Les jeunes communistes hongrois pensent que l’opposition avait raison lorsqu'elle proposait, non de construire le socialisme, mais de « créer une société de transition qui durerait aussi longtemps que la révolution mettrait de temps à triompher dans d'autres pays, c'est-à-dire aussi longtemps que les conditions du socialisme ne seraient pas créées en U.R.S.S. » [45]. L'expérience hongroise des premières années montre, selon eux, qu'une telle construction était possible. De la même façon, Staline avait tort contre Boukharine. Et Fekete de conclure sur ce point : « Que se serait-il passé si les thèses Trotsky, ou, plus tard, celles de Boukharine, l'avaient porté ? Nous l'ignorons, [ ... ] mais ce que nous savons, c’est le résultat de la victoire de Staline : la misère, la terreur, le flot de mensonges, bref tout ce que Khrouchtchev devait dénoncer avec tant de passion au XX° congrès et bien d’autres choses encore dont il n'a pas parlé » [46].

Il est cependant parfaitement injuste de traîner Staline dans la boue, tout en approuvant sa politique, comme le fait Khrouchtchev. En fait, « c'est l'état arriéré du pays, ou, si l’on veut, « la base économique » qui ont dicté l’évolution. Pour se maintenir au milieu de la masse du peuple et y édifier rapidement le socialisme dont les paysans ne voulaient pas, les staliniens ont choisi la violence, organisé un appareil de coercition et établi un système de mensonges destiné à camoufler le règne de la violence ». Les « bureaucrates-communistes » dont parlait Lénine, insuffisamment cultivés, inaptes au travail qu'aurait exigé d'eux la victoire de l’opposition, se sont identifiés à l'appareil qui la combattait. Fekete résume la « construction du socialisme » par l'appareil d'Etat stalinien : « chaque violence diminuait encore le peu d'enthousiasme qui restait. Le nombre de ceux qu’on était obligé de mater ne cessait d'augmenter. Il fallait renforcer sans cesse l'Etat qui prescrivait tout, réglementait tout. En même temps l'activité spontanée du peuple diminuait, ce qui avait pour conséquence d'augmenter encore la centralisation du système. En fin de compte, on se trouva devant un Etat-mammouth. Ce cercle infernal aboutit à des entreprises dans lesquelles le nombre des contrôleurs improductifs était beaucoup plus élevé que dans n'importe quelle autre société. [ ... ] Il aboutit enfin à la surprenante théorie formulée par Staline que, sous la dictature du prolétariat, la lutte de classes devient de plus en plus aiguë et que, par conséquent, le rôle de l'Etat ne doit cesser de se transformer. » C'est « l'évolution de la Russie qui créa le besoin des diverses théories staliniennes » [47]. « Lénine espérait que des révolutions dans les pays occidentaux « fourniraient une base prolétarienne à la Russie, pays de paysans », Staline, qu'il l'ait voulu ou non, rétrécissait sans cesse cette « base prolétarienne » en édifiant le socialisme avec l'appareil de l'Etat privant les masses populaires de toute initiative ». Et, concluant sur « la vengeance de l'histoire pour le viol des lois sociales », le jeune théoricien a cette formule: « La Russie n'est pas plus marxiste que les Germains n'étaient des Romains au temps du Saint-Empire romain germanique » [48].

Contre Khrouchtchev qui reproche à Staline des assassinats « quand il n'en était plus besoin », Fekete explique que « Staline n'assassinait pas par sadisme [ ... ], défendait le régime, la totalité de son pouvoir, les bases de la dictature du parti » : « le régime avait besoin de procès préfabriqués », d'une terreur physique et psychique indispensable a son maintien. « A partir d’un certain moment, les crimes et les mensonges destinés à les camoufler avaient fini par constituer un échafaudage si complexe que la mise a jour d’un seul crime pouvait le renverser : toute discussion sérieuse, toute critique qui ne fût pas formulée avec prudence par le sommet pouvait ébranler la base. Il fallait donc décourager les gens de formuler des critiques. Ceci était devenu le postulat fondamental » [49].

La terreur, pourtant, contenait en elle-même son échec : « Des dizaines de milliers de trotskystes ont été battus à mort dans les prisons, mais, dix ans après l'exil de Trotsky, on en découvrait toujours d'autres » [50]. Néanmoins, ce sont « précisément l'écrasement de l’opposition, ainsi que la terreur intellectuelle et physique qui l'a suivie, qui ont fait des communistes des marionnettes » qui finirent par « pourrir intellectuellement et moralement » [51].

C'est l'appareil du parti qui a engendré finalement la bureaucratie, « couche assez étroite de dirigeants moyens et supérieurs du parti et de l'Etat, qui, dans la plupart des cas, n'avait d'autre rapport avec le travail productif que de le diriger à l'aide d'instructions restant dans le domaine des généralités et formulées sans aucune connaissance technique ». Et Sandor Fekete conclut : « Ce système de caste socialiste est un produit spécifique du communisme soviétique [...], le corollaire inévitable d'une évolution qui, en huit ou dix ans, édifia le « socialisme » dans un pays de caractère asiatique, à peine sorti du moyen âge : le règne de la bureaucratie ne dépend pas des intentions des dirigeants » [52].

Le programme de la révolution.

Le mouvement qui, en quelques mois, entraîne la majorité des jeunes - travailleurs et étudiants - de Pologne et de Hongrie, le « printemps d’octobre » salué par Radio-Varsovie est, incontestablement, un mouvement révolutionnaire au sens précis du terme, qui met en action, de façon consciente, de larges masses jusqu'alors à l'écart de la vie politique et de toute action militante. Sa profondeur a été d'autant plus grande que la « critique des armes » avait été préparée par les « armes de la critique », que ses participants avaient conscience d’opérer une révolution nécessaire. Pour Po Prostu, en effet, le stalinisme ne peut être renversé que si les masses sont « prêtes à recourir à la violence physique ». Lasota et Turski soulignent le gouffre, qui sépare ce mouvement des masses de celui qui, dans le parti, se prononce pour une certaine « libéralisation ». Ils écrivent : « Les partisans de ce programme étaient, certes, pour une certaine libéralisation, mais seulement et uniquement pour la libéralisation. Ils reconnaissaient qu'il était nécessaire de réformer le modèle existant, mais seulement de le réformer, jamais de le transformer de façon révolutionnaire, dans un esprit socialiste conséquent. Le caractère centriste de ce programme se traduisait également par le fait - c'est peut-être même là son trait essentiel - que la libéralisation devait s’opérer par en haut, par « illumination », pourrait-on dire, grâce à l'initiative exclusive et aux seules forces de la direction, sage et toute-puissante » [53].

Au soir du 23 octobre, dans Budapest enfiévrée, les jeunes manifestants conspuent le « libéral » Peter Erdoess quand il leur promet que la radio dira désormais la vérité : ils exigent plus, « un micro dans la rue ». Gozdzik, au meeting de l'Université polytechnique, fait acclamer le mot d’ordre de « démocratie socialiste en pratique ». Des centaines de membres du parti qui n'avaient jusque-là jamais fait usage de leur « droit », se rendent dans des assemblées générales et y déposent, comme à Cracovie, les responsables locaux ou régionaux du parti. Ce sont plusieurs centaines de délégués élus dans les usines et les écoles qui constituent, à l’appel de Po Prostu, l'Union de la jeunesse révolutionnaire qui se sépare de la vieille organisation bureaucratique. A l'assemblée plénière de novembre des syndicats polonais, la salle prévue pour la réunion rituelle des cent vingt fonctionnaires désignés par l'appareil est envahie par un millier de délégués élus dans les entreprises. En Hongrie, les jeunes convoquent des assemblées générales de la D.I.SZ., où les révolutionnaires sont en écrasante majorité, prennent les leviers de commande ou déclarent la dissolution. Partout se retrouvent les mêmes tendances du programme minimum de la gauche communiste, encore confus, mais ardemment défendu par des milliers de jeunes, et que Kolakowski résumera en février 1957 : « suppression des privilèges, de l'inégalité, de la discrimination et de l'exploitation de certains pays par d'autres, lutte contre les limitations de la liberté d'expression et de la liberté de parole, condamnation du racisme, lutte contre toutes les formes d’obscurantisme, [...] pour la victoire de la pensée rationnelle » [54]. La démocratie que tous réclament est pour eux la condition même de la victoire du socialisme : « Le seul moyen de lutter contre les tendances conservatrices irrationnelles écrit encore Kolakowski, est de donner à la population un but politique, à travers une libre discussion socialiste. Si la critique est étouffée, de véritables forces réactionnaires pourront se constituer, dont la cristallisation suscitera à son tour une répression policière de plus en plus vigoureuse » [55].

Sur la façon concrète de réaliser cet objectif du « socialisme démocratique », les contradictions ne manquent pas dans les déclarations et esquisses de programme des révolutionnaires en 1956. Une tendance constante se dégage pourtant, celle de la prise du pouvoir par des conseils ouvriers élus, celle de créer un pouvoir de type « soviétique ». Commentant les statuts du conseil ouvrier de Zeran, Ryszard Turski écrit : « Tout cela dépasse évidemment le cadre purement économique. [ ... ] Il s'agit tout simplement de politique pure [ ... ] : il s'agit du problème du pouvoir. La classe ouvrière, refoulée pendant l'ère stalinienne par l'appareil bureaucratique qui s'était aliéné de la société, exige maintenant une participation directe au pouvoir, tend la main comme vers une chose qui lui appartient et la saisit, comme elle le doit à son destin » [56].

Les comités révolutionnaires qui se sont formés en Pologne pendant les journées d’octobre ne survivent pas a la victoire de Gomulka, qui incarne la bureaucratie libérale, mais les conseils ouvriers, dont l'existence, comme l'écrit Gozdzik, « est incompatible avec celle de la bureaucratie », auront la vie plus dure. Po Prostu s'en fera le champion. Convaincus que le mouvement d’Octobre « était dirigé contre l'absolutisme de l'appareil bureaucratique en Pologne », qu'il représentait une « manifestation de la lutte de classes des masses populaires contre le nouveau groupe social en formation, le groupe des « managers », élite gouvernant le pays » [57], les jeunes révolutionnaires seront accusés par le parti d'avoir voulu « détruire l'appareil de l'Etat populaire en se réclamant du mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ». L’organe officiel du parti polonais, Trybuna Ludu justifiera en ces termes l'interdiction du journal étudiant : « Cet appel démagogique et incitant à la révolte, qui reprenait d'une façon totalement déformée le mot d’ordre historique de la révolution d’octobre, était dirigé en fait contre le pouvoir populaire et rejoignait l’appel de la réaction. [ ... ] Aux mots d’ordre lancés par le parti en faveur de la démocratie socialiste, [ ... ] Po Prostu oppose le mot d’ordre anarchiste de destruction de l'appareil de l'Etat populaire » [58].

C'est au cours de la Révolution hongroise que le programme seulement formulé par les révolutionnaires polonais a connu un début de réalisation. Dans la première phase, jusqu'à la deuxième intervention russe, tout le pouvoir, dans les villes, et notamment les villes ouvrières appartient à des comités révolutionnaires que le journaliste Thomas Schreiber décrit ainsi : « Les comités révolutionnaires étaient divisés sur le plan départemental ou local en huit ou dix sous-sections; dans les usines avaient été constitués des conseils ouvriers. Les uns et les autres fonctionnaient de façon démocratique. Les dirigeants avaient, été élus dans la majorité des cas au suffrage universel. Quelquefois les événements locaux ont amené la formation rapide d'un comité révolutionnaire, et, dans ce cas, c'est au cours d'une réunion publique - tenue souvent devant l’hôtel de ville ou devant la maison de l'ancien conseil local - que les dirigeants ont été désignés. Mais, même au cour des réunions publiques, les participants avaient le droit de révoquer le candidat qui n'était pas approuvé par la majorité de l'assistance. Ces conseils ouvriers procédaient donc d'un véritable système de démocratie directe » [59].

Le communiste anglais Peter Fryer, envoyé spécial du Daily Worker, témoigne dans le même sens : « Ces comités s'intitulaient indifféremment « nationaux » ou « révolutionnaires ». Par leur origine spontanée, leur composition, leur sens de la responsabilité, l'efficacité de leur organisation du ravitaillement et de l'ordre public, par le contrôle qu'ils ont exercé sur les éléments les plus « sauvages » de la jeunesse, par la prudence avec laquelle la plupart d'entre eux abordèrent le problème des troupes soviétiques, et, ce n'est pas le moins important, par leur ressemblance par tant de côtés avec les soviets ou conseils d’ouvriers, paysans et soldats qui naquirent en Russie pendant la révolution de 1905 puis en février 1917, ces comités, dont le réseau s'étendait maintenant à l'ensemble de la Hongrie, étaient remarquablement uniformes. Ils étaient avant tout organes de l'insurrection - le rassemblement des délégués élus par les usines et les universités, les mines et les unités de l'armée - et des organes du self-government du peuple, jouissant de la confiance du peuple en armes. Tels quels, ils bénéficièrent d'une énorme autorité et il n'est pas exagéré de dire que, jusqu'à l'attaque soviétique du 4 novembre, le véritable pouvoir dans le pays était entre leurs mains » [60].

Quoique tous les comités et conseils hongrois aient mis au premier plan de leurs revendications politiques - la presse occidentale n'a pas manqué de le souligner - l'élection d'un Parlement au suffrage universel secret, la majorité d'entre eux se sont prononcés pour un pouvoir des conseils, de type soviétique, analogue à celui que, défendaient les bolcheviks en 1917. Le conseil de Sopron, élu au scrutin secret dans les usines, demande le 29 octobre un « nouveau Parlement formé de représentants des conseils nationaux et de ceux des villes et des villages ». C'est sur la base des conseils élus dans les usines et les villes que se constituent le conseil ouvrier de Borsod-Miskolc, dans la zone minière, et le conseil national de Transdanubie, autour du conseil ouvrier de Gyoer. Le 2 novembre, le président du conseil de Borsod, un mineur, Sandor Burgics, demande l'élection d'un comité révolutionnaire national sur la base des comités : les comités et conseils de Borsod, de Transdanubie et le conseil ouvrier de Csepel, la citadelle ouvrière de Budapest, se mettent d'accord pour le constituer. Tandis que les partis se reconstituent, le conseil ouvrier de Miskolc se prononce contre la restauration de « partis bourgeois  », tandis que les conseils de l'usine Belojannis et du 11° arrondissement de Budapest proposent de n'admettre aux élections que les partis qui « reconnaissent et ont toujours reconnu l’ordre socialiste reposant sur le principe d'après lequel les moyens de production appartiennent à la société ».

Quand la deuxième intervention russe aura détruit le premier réseau national de comités et de conseils, la résistance des travailleurs se concentre dans les conseils d’ouvriers d'usine, élus démocratiquement et révocables à tout instant. Constitué le 13 novembre 1956, le conseil ouvrier central du Grand Budapest sera la véritable direction des luttes ouvrières jusqu'à l'arrestation, en décembre, de ses dirigeants, les ouvriers Sandor Racz et Sandor Bali [61]. Il dirige la grève, décide de la reprise du travail, mène la négociation avec les Russes et le gouvernement Kadar, pour la réalisation de son programme, retrait de l'armée russe, armement des ouvriers, publication d'un journal du conseil central. C'est lui qui convoque, le 21 novembre, la réunion du conseil ouvrier national, qui sera interdite; c’est lui qui affirme, le 29 novembre : « Les véritables intérêts de la classe ouvrière sont représentés en Hongrie par les conseils ouvriers et il n'existe pas actuellement de pouvoir politique plus puissant que le leur. » En fait, tout en luttant pour le renforcement du pouvoir ouvrier, le conseil ouvrier central de Budapest ne réclamera pas le pouvoir ouvrier : sa dissolution sera pourtant justifiée par le « dessein contre-révolutionnaire » d'avoir cherché à se transformer en « organe central exécutif du pouvoir ». La bureaucratie, comme en Pologne, répond « non » au pouvoir des soviets. Combattant, le 9 décembre, le rapprochement fait par Kardelj entre les revendications du conseil et le mot d’ordre de Lénine « Tout le pouvoir aux soviets », Kadar affirme : « Aujourd'hui, en décembre 1956, il existe en Hongrie un pouvoir d'Etat prolétarien. Demander que ce pouvoir abandonne ses prérogatives et ses fonctions aux conseils ouvriers est faux sur le terrain des principes et plus faux encore sur le terrain politique. [...] La revendication du conseil central de Budapest était [...] contre-révolutionnaire  » [62].

Le problème de l'Internationale.

Commentant, en février 1957, l'échec de la gauche révolutionnaire en Pologne, Leszek Kolakowski en voit la cause essentielle dans son absence d’organisation, le fait qu'elle n'était qu' « une conscience négative, diffuse et brumeuse », et aux « circonstances régressives de la situation internationale ». Le jeune communiste polonais Roman Zimand avait posé le problème dans Po Prostu : « On ne peut aboutir à une renaissance victorieuse du socialisme en Pologne sans en extirper le stalinisme. On ne peut vaincre définitivement le stalinisme en Pologne sans lui livrer une bataille générale dans le mouvement ouvrier international » [63]. Cette analyse s'appuie sur celle de la situation internationale : « Le maintien du stalinisme dans nos rangs est la garantie la plus certaine des succès de l'impérialisme : il suffit de remarquer la corrélation entre l'entrée de l'armée soviétique en Hongrie et l'agression contre l'Egypte  » [64]. Balàzs Nagy suggère que c'est vraisemblablement du fait de la situation internationale et de l'isolement des ouvriers hongrois que le conseil ouvrier central de Budapest n'a pas cru devoir - au moment où la retraite s'imposait - réclamer le pouvoir pour les conseils ouvriers, alors que c'est à cette revendication suprême qu'aboutissait la politique menée par Racz, Bali et leurs camarades [65]. Sandor Fekete écrit que l’opposition communiste hongroise justifiée par l'histoire, a en même temps été sévèrement Jugée « car elle n'a pas su se montrer vraiment fidèle à sa cause en s’organisant en force indépendante », en ne cherchant pas à « aller au peuple, à la classe ouvrière en premier lieu » [66]. L'absence d'une véritable organisation des révolutionnaires, l'isolement des mouvements dans un cadre national sont ainsi considérés comme les causes premières de leur échec par les révolutionnaires eux-mêmes.

L'agitation ne s'est pourtant pas limitée à la Pologne et à la Hongrie. En Tchécoslovaquie, les premiers indices de crise se manifestent dès le mois de juin 1956 où, dans une conférence de l'Union des Ecrivains, à Prague, un orateur, Josef Rybak, s'élève contre « le culte de la personnalité » en littérature. En octobre et en décembre, la discussion se fait vive dans les journaux slovaques. Le XX° congrès va donner un nouvel élan aux opposants : les écrivains Frantisek Hrubin et Jaroslav SeIfert plaident pour la liberté d'expression, les étudiants de Prague se lancent dans une agitation qui va durer plusieurs semaines. Dans toutes les universités et les écoles supérieures du pays se tiennent des assemblées générales d'étudiants qui définissent leurs revendications, désignent des comités d'action : le contact est pris d'établissement à établissement, de ville à ville; à Presbourg, des délégués des étudiants tchèques rencontrent ceux des étudiants slovaques. Le programme commun sorti de cette longue chaîne de réunions est remis le 12 mai au ministre de la culture. Quoique le texte exact en soit inconnu, les critiques dont il sera l’objet permettent d'en reconstituer les grandes lignes : les étudiants ont réclamé « la démocratisation de la vie publique », une information complète, le « respect de la légalité socialiste », la fin de la russification, la libre discussion. Le comité central répondra en dénonçant « l'action provocatrice de l'ennemi de classe » : le 12 mai à Presbourg, le 20 mail à Prague, les étudiants brandissent des banderoles humoristiques au cours de leur traditionnel défilé. Mais le 15 juin, à la conférence du parti de Prague, Novotny est catégorique : il n'y aura pas de liberté de critique, le parti liquidera sans hésiter toute tentative des étudiants pour continuer dans la voie où ils se sont engagés [67].

L'agitation reprendra avec le mois d’octobre. Le romancier Karel Josef Bénès écrit que la « tragédie hongroise », rançon des « erreurs » de Rakosi, est une leçon pour tous; la poétesse Jana Stroblova chante « la grande lutte contre le mensonge ». Une conférence du parti pour la capitale se laisse aller à voter une résolution réclamant un congrès extraordinaire, preuve que l'agitation dépassait sérieusement les limites du milieu intellectuel. Le ministre Bacilek dénoncera de nouveau, parmi les étudiants, « des erreurs sur le sens de la liberté et de la démocratie », condamnera « les tendances intolérables, analogues à celles qui se sont manifestées en Pologne et en Hongrie ». Le professeur Pavlik, membre du comité central du parti slovaque, est exclu en avril 1957 pour « activité fractionnelle et déviationniste ». A cette date, la vague révolutionnaire reflue et le mouvement tchécoslovaque n'ira pas plus loin.

En Allemagne orientale, la discussion a été vive aussi dans le milieu intellectuel après les journées de juin 1953. Elle reprend de plus belle après le XX° congrès, dans la controverse autour des poèmes du jeune communiste Arnim Müller, porte-drapeau de l'indépendance de l'écrivain et autour des articles critiques de l'hebdomadaire Sonntag, organe de l'Union des écrivains. Les journées révolutionnaires de Pologne et de Hongrie provoquent un regain d'effervescence dans les universités où les étudiants questionnent, interrompent, chahutent même les autorités du parti. Surtout, sous l'influence des mouvements révolutionnaires extérieurs, va se former un groupe clandestin qui tentera, après avoir élaboré un programme, de le faire connaître et de se placer ainsi à la tête d'une opposition qui se cherche. L'homme qui en a pris l'initiative est un intellectuel de trente-cinq ans, Wolfgang Harich, professeur de philosophie à l'université de Berlin, considéré comme l'un des intellectuels les plus brillants de sa génération. Autrefois stalinien de stricte obédience, il s'est ouvertement rangé parmi les critiques les plus sévères du régime au lendemain de l'insurrection de juin 1953. C'est vraisemblablement à la suite d'un voyage en Pologne en 1956 qu'il a décidé de se lancer dans l'action clandestine. Le noyau du « groupe Harich » comprend des communistes d'âge et d'expérience fort différents : un vétéran, Walter Janka, ancien commandant d'un régiment des brigades internationales d'Espagne, Gustav Just, le secrétaire de l'Union des écrivains et rédacteur en chef de Sonntag, Bernhardt Steinberger, devenu communiste très jeune, pendant la deuxième guerre mondiale, émigré en Suisse, condamné, du fait de ses relations personnelles avec l'un des accusés du procès Rajk, à vingt-cinq ans de travaux forcés, déporté à Vorkouta et libéré à la mort de Staline, Richard Wolf, l'éditorialiste de la radio et d'autres. Parmi ses « contacts » figurent vraisemblablement le vétéran communiste Franz Dahlem et surtout Bertolt Brecht, qui avait soutenu Harich dans ses critiques ouvertes en 1953. La plate-forme du groupe, telle qu'elle a été connue en Occident, plaçait son action sous l'autorité de Liebknecht « qui brisa la discipline pour sauver le parti ». Elle saluait dans les événements polonais et hongrois « l'expression de la lutte de classes révolutionnaire des masses populaires contre le parti stalinien et l'appareil gouvernemental », caractérisait le XX° congrès comme une « tentative de confisquer et de canaliser par le haut la révolution qui menace par le bas ». Elle appelait à lutter pour le marxisme-léninisme enrichi de l'apport de Rosa Luxembourg, Trotsky et Boukharine, contre le stalinisme, et offrait un programme pour « briser la domination des membres du parti par son appareil » [68]. Il semble cependant que Wolfgang Harich n'ait pas été très adroit dans ses initiatives de « conspirateur » : arrêtés en mars, les membres du groupe sont condamnés à des peines de prison, Harich lui-même à dix ans. Dans les mois qui suivent, les rédactions des journaux, les universités sont épurées de tous les éléments suspects de sympathies à l'égard des idées révolutionnaires.

Ces deux expériences soulignent les faiblesses fondamentales du mouvement de 1956-1957, l'absence d'une direction révolutionnaire internationale. Le problème a été soulevé à plusieurs reprises par les révolutionnaires eux-mêmes : plus leurs témoignages établissent de façon incontestable que le journaliste hongrois Miklos Gimes, un des premiers opposants, a combattu la perspective d'Imre Nagy de canaliser le mouvement dans le cadre de la légalité d'appareil et qu'Il a tenté de convaincre l’opposition de la nécessité de s’organiser en force indépendante. Mais il n'a laissé aucun exposé de ces vues. Ici encore, c'est le Polonais Zimand qui a rompu le plus nettement avec le point de vue de simple « opposition » de nombre de communistes hongrois et polonais, et affirmant l'impossibilité de redresser un appareil stalinien et la nécessité de construire un « nouveau parti communiste » en Pologne et dans le monde. Evoquant la rupture des bolcheviks et spartakistes avec la II° Internationale, il écrit dans Po Prostu que « le mouvement ouvrier international se trouve dans une situation un peu semblable à celle de l'époque où Lénine s'attaqua à la II° Internationale : contre les traditions, pour la défaitisme de la vente; contre la majorité des directions de parti, d'alors, pour la défense du prolétariat » [69]. C'est, en définitive. a une conclusion semblable - celle même qui avait conduit Trotsky à, se fixer la tâche de construire la IV° Internationale - qu aboutissent les jeunes communistes hongrois s’exprimant par la plume de Sandor Fekete quand ce dernier écrit : « Je souhaiterais vivre assez longtemps pour voir le renouveau intérieur de l'Union soviétique: d’ici là, je propose de retourner la thèse de Staline. La pierre de touche de l'internationalisme prolétarien doit être pour chacun l'esprit de suite avec lequel il lut contre toute survivance d'un régime devenu de toute façon réactionnaire, contre les idéologies mensongères et les directives brutales qui compromettent le socialisme international et pour la démocratisation du régime soviétique » [70].

En U.R.S.S., les néo-bolcheviks.

L'internationalisme de la perspective révolutionnaire des Hongrois et des Polonais passe en effet par l'extension de leur mouvement à l'U.R.S.S. Fekele, qui exclut toute hypothèse du renversement en U.R.S.S. de la bureaucratie au profit d'un régime bourgeois, écrit : « L'avenir ne dépend plus d'un ou deux dirigeants. Les conditions objectives existant aujourd'hui en Russie permettent de nouveaux progrès de cette grande nation. Les fondements objectifs de la surpression du règne de l'appareil et de la démocratisation d’une économie centralisée sont bel et bien là. Les forces subjectives s'accroîtront, elles aussi, et les éléments qui veulent du neuf arriveront à imposer l'idée que soient aussi jetées les bases d'une démocratie politique » [71].

La propagande entreprise par les conseils en Hongrie en faveur de la fraternisation avec les soldats russes, le nombre élevé des désertions dans l'armée rouge attestent le bien-fondé de cette appréciation. Les informations qui filtrent à travers les frontières indiquent une renaissance du mouvement ouvrier et révolutionnaire en U.R.S.S. : la grève de Vorkouta, en 1953, celle de l'usine de roulements à bille Kaganovitch à Moscou, en 1956, en sont des indices caractéristiques.

L'année 1956 voit se dérouler dans les milieux étudiants un processus en tous points parallèle à celui qui s'est développé parmi les étudiants hongrois, polonais, allemands et tchèques. Un émigré de fraîche date, David Burg, qui suivit ces événements de Moscou, a donné de précieux détails sur l'apparition parmi les étudiants russes d'un courant de pensée auquel, démocrate libéral, il est d'ailleurs nettement opposé, les « néo-léninistes » ou « néo-bolcheviks », qui s'intitulent fièrement « vrais léninistes », selon H. Kersten. « Les néo-bolcheviks, écrit Burg, attaquent le régime pour son échec dans la réalisation des objectifs de 1917 et particulièrement son échec à créer la société égalitaire esquissée par Lénine dans L'Etat et la révolution et Les tâches fondamentales du pouvoir des soviets » [72]. A leurs yeux, la société russe actuelle n'est pas le socialisme, mais elle n'est pas non plus une forme particulière du capitalisme; l'abandon des buts socialistes s'explique par la victoire de « la bureaucratie du parti, qui a éliminé les anciens dirigeants de la révolution socialiste. [ ... ] Les néo-bolcheviks croient que le testament de Lénine doit être réalisé, que la domination bureaucratique doit être éliminée » [73]. Leur programme comprend la remise du pouvoir « à des soviets démocratiquement élus et authentiquement représentatifs » et où le parti serait ainsi contraint de « lutter constamment pour le soutien populaire », la transformation des kolknozes en véritables coopératives démocratiquement gérées, et le contrôle ouvrier sur l'industrie planifiée. David Burg souligne l'hostilité des « néo-bolcheviks à l’occident capitaliste et leur conviction du caractère progressif de la structure économique de l'U.R.S.S. ». Tout en jugeant, de son point de vue de démocrate bourgeois, que leur programme « inconsistant » représente « un idéal primitif », « l'utopie marxiste » et la « quintessence de la « naïveté sociale », il admet que ces idées sont largement répandues dans une jeunesse qui se considère comme l'héritière des traditions des bolcheviks de l'époque révolutionnaire .

C'est par leur action clandestine que s'explique l'agitation dans les universités au moment de l'intervention en Hongrie, agitation qui se poursuit au sein des Jeunesses communistes pendant l'année 1957. Des journaux clandestins circulent, La Fleur bleue à l'université de Léningrad, La Cloche - réminiscence de Herzen - à celle de Moscou, Feuille de vigne à Vilna, Culture, Voix fraîches, Hérésie dans d'autres écoles supérieures ou Instituts. Les étudiants les affichent et les font circuler avec des poèmes. Des tracts ronéotypés, signés « Le vrai parti communiste », sont diffusés à Moscou. Dans plusieurs organisations, les dirigeants sont remplacés dans des votes à bulletin secret que l'appareil refuse de reconnaître et la lutte se prolonge pendant plusieurs mois. Des groupes clandestins émergent de l'anonymat, tel celui que dénoncent les Izvestia du 6 septembre 1959. Burg précise l'action de l'un d'entre eux : une dizaine d'étudiants de l'Institut d'histoire de Moscou « impriment et diffusent des tracts attaquant personnellement Khrouchtchev et la dictature du parti en général et réclamant l'établissement d'une démocratie soviétique et le retour à une « ligne léniniste » [74]. Découverts, les responsables seront exclus de l'Université et condamnés à plusieurs années de prison.

La deuxième révolution.

Trotsky avait inscrit dans les tâches de la IV° Internationale le mot d’ordre d'une « révolution politique en U.R.S.S. » et formulé dès 1934 son programme : non le « remplacement d'une coterie dirigeante par une autre », mais le « changement des méthodes mêmes de direction économique et culturelle », « la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs », « la libre discussion des questions économiques », « une politique étrangère dans la tradition de l'internationalisme prolétarien » et « le droit pour la jeunesse de respirer librement, de se tromper et de mûrir » [75]. Entre la pensée de Trotsky et l'action des jeunes générations en 1956-1957, les liens qui existent sont minces : Miklos Gimes avait, par exemple, acheté à Paris La révolution trahie et l'avait rapporté en Hongrie où le livre passa en quelques mains [76]; de même, à l'automne 56, de jeunes étudiants polonais traduiront pour les diffuser en tracts les articles sur la Hongrie du périodique trotskyste français La Vérité. En fait, c'est le programme même de Trotsky qui est reprise développé, partiellement mis en pratique par une génération qui non seulement ne l'avait pas lu, mais avait au contraire été soumise à un endoctrinement sans précédent. Dans des conditions qu’il n'avait pu prévoir s'esquisse l'application d'un programme qu'il avait déduit de l'analyse des forces de classe en U.R.S.S. à la veille de la guerre.

Ce mot d’ordre d'une « deuxième révolution » contre « l'Etat des gendarmes et des bureaucrates » repris au printemps 1956 par le vétéran communiste Tibor Déry et, après lui, par les jeunes communistes hongroie et polonais, n'est pas, comme l’ont dit certains, né des seules conditions spécifiques de la domination bureaucratique dans les démocraties populaires, même si son expression a été considérablement facilitée par elles. Le même courant révolutionnaire s'est exprimé en Chine en 1957 lors de la grande discussion connue sous le nom de « campagne des Cent Fleurs ». C'est le professeur communiste Ko. Peï-tchi qui déclare : « Certains disent que le niveau de vie est élevé. Pour qui s'est-il élevé ? Pour les membres et cadres du parti qui jadis traînaient des souliers éculés et qui aujourd’hui roulent en conduite intérieure et portent des uniformes de drap. [ ... ] Les membres du parti jouent le rôle de policiers en civil qui surveillent les masses : [... ] la responsabilité en revient à l’organisation du parti elle même » [77]. C'est le communiste Liu Pin-yen qui dénonce la « classe privilégiée » que constitue l'appareil du parti, avec ses « empereurs locaux », et qui n'a recruté depuis des années que « les flatteurs, les sycophantes et les béni-oui-oui » [78]. C'est le journaliste communiste Tai-Huang, organisateur d'une opposition clandestine, qui affirme qu'une classe privilégiée est en train de se constituer et condamne l'intervention russe en Hongrie [79]. Ce sont les deux intellectuels communistes Houang Chen-lou et Tchang Po-cheng qui dénoncent le monopole du parti, son « ossification », la victoire du principe des nominations sur celui de l'élection, demandent la liberté des parti, des organisations et des publications pourvu quelles ne s’opposent pas au socialisme [80].

Le mouvement étudiant qui, comme à Varsovie, à Budapest et Moscou, se manifeste par des assemblées tumultueuses et une prolifération de journaux qui sont des tribunes de discussion, a en Chine, son porte-parole dans une jeune fille de vingt et un ans, Lin Hsi-ling, ancienne combattante, à seize ans, de l'armée populaire, élève de l'Université du peuple, la pépinière des cadres communistes chinois. Le 23 mai 1957, elle déclare dans un meeting d’étudiants à Pékin : « Le vrai socialisme est très démocratique. Or le socialisme que nous avons ici sous les yeux n'est pas démocratique. Pour moi, c'est un socialisme construit sur les bases du féodalisme. » « ni l’Union Soviétique ni la Chine ne sont des pays véritablement socialistes. » Le parti ne comprend qu'une « minorité de vrais bolcheviks ». Les traits bureaucratiques que l’on relève dans la société chinoise sont l'expression d'un système qui secrète les trois « maux » dénoncés par le parti : « Le bureaucratisme, le subjectivisme et le sectarisme. » La base du système est dans le retard économique de la Russie et de la Chine et la théorie - qu'elle condamne en s'appuyant sur une citation d'Engels - du « socialisme dans un seul pays ». Comme Lasota et Po Prostu, Lin Hsi-ling rejette la « bureaucratie libérale » : « Nous devons considérer comme insuffisants le mouvement de rectification du parti, les mesures réformistes et les quelques concessions faites au peuple. [...] Nous devons chercher à réaliser le vrai socialisme. Je propose que des mesures radicales soient prises pour transformer de façon révolutionnaire le système social existant actuellement. Je n'approuve pas le réformisme. Ce qu'il faut, c'est un changement radical, une transformation totale. » Pour cela, pour « résoudre les problèmes, vaincre effectivement les difficultés », « il n'y a qu'un moyen : mobiliser et soulever les masses » [81].

Dès la fin du mois, Lin forme, avec d'autres étudiants de Pékin, l’organisation qui publiera le journal Forum et se donne pour tâche de montrer au peuple que le problème du bureaucratisme « ne concerne pas seulement le style du travail, mais le système de l'Etat », de lutter, en l'imposant, « pour la liberté de parole et de publication, de réunion et d’organisation » [82]. L’organisation de Forum doit devenir une organisation solide, « le cĹ“ur des masses engagées dans le mouvement ». Lin Hsi-ling tentera d'élargir l’organisation de Pékin en prenant contact, sur le plan national, avec les différents groupes d'étudiants qui reconnaissent son autorité : son influence - jusqu'à ce que la répression les frappe brutalement - ne cessera de croître dans la ligue des Jeunesses communistes où Toung Hsoueh-Ioung membre du comité central, se fera le porte-parole de la lutte pour l'information et la vérité, contre les « béni-oui-oui » et les « robots » [83].

Brutalement supprimée avec le déchaînement de la campagne contre les « droitiers » et la fin de la discussion, l'expression politique du courant néo-bolchevique en Chine donne finalement leur signification totale et leur caractère universel aux mouvements d'Europe orientale de 1956. Il n'est pas interdit de penser que les années 1956-57 peuvent éventuellement revêtir pour l'ensemble du monde la signification qu'avait eue pour l'empire russe la révolution de 1905. Vu sous cet angle, le phénomène de la « déstalinisation » officielle n'apparaît plus que comme la conséquence de la nouvelle montée de la conscience et de la combativité ouvrières, de la renaissance de la pensée socialiste et révolutionnaire. Après la réaction née de l'isolement de l'U.R.S.S. et alimentée entre les deux guerres par la répression de l'appareil bureaucratique, de nouvelles générations ont renoué en 1956 et 1957 les liens avec la tradition, la pensée et la pratique révolutionnaires de 1917, précisément enterrées par des commentateurs intéressés. Certes, les conditions du reflux en Hongrie et en Pologne au cours de l'année 1957, la réapparition de ce que Ryszard Turski appelle « l'émigration intérieure », « la psychologie ouvrière de la fatigue politique » [84], le découragement, comme la crainte du chômage, qui ont marqué cette période post-révolutionnaire rappellent irrésistiblement les conditions de la défaite de l’opposition en 1927. Le contexte, pourtant, est tout différent. En U.R.S.S. même, les restes de la génération bolchevique de l'époque héroïque ont retrouvé dans les camps la jeune génération des « vrais léninistes » et de l' « opposition ouvrière ». Claudius a connu dans les camps, à la veille de leur libération, des hommes comme V. A. Smirnov, opposant de 1947, et les rares survivants de la vieille garde, un ancien secrétaire de Trotsky, Palatnikov, l'ancien rédacteur en chef de Trud et militant de l’opposition Verchblovski, qui coudoyaient les Allemands arrêtes lors du procès Rajk où après l'insurrection de juin 1953 [85]. La fin de l'année 1962 a vu la réapparition publique et fracassante d'une vieille militante bolchevique qui demande des comptes, l'historienne Galina Sérébriakova, ancienne compagne de Sérébriakov, puis de Sokolnikov, emprisonnée plus de vingt années durant : la violence de ses attaques contre Ehrenbourg met en péril la forme « respectueuse » de la déstalinisation. Lentement les bouches s’ouvrent, l'information se refait, le passé reprend forme, ce qui est l'une des conditions d'une lutte pour un avenir. Les années qui viennent diront si l'action souterraine des , « noyaux » qu'attestent mille indices, saura utiliser pour un nouveau 1917 l'expérience du premier combat ouvrier contre le stalinisme à l'échelle de plusieurs pays.


Notes

[1] TROTSKY, Staline, p. 526.

[2] Cité dans Brochure Hungaricus, pp. 21-23.

[3] Maxo BATCHÉ, « La critique et l'autocritique en U.R.S.S.  », Questions actuelles du socialisme n° 5-6, 1951, pp. 125-138.

[4] Ibidem, pp. 138-140.

[5] Ibidem, p. 140.

[6] Ibidem, p. 143.

[7] Ljoubo TADITCH, « L'Etat et la société  », Questions actuelles du socialisme, nov.-déc. 1957, pp. 32-35.

[8] Benno SAREL La classe ouvrière d'Allemagne orientale. pp. 165-166.

[9] Brigitte GERLAND. « Comment fut préparée la grève de Vorkouta  », La Vérité n° 347, 7 janvier 1955. – « Quand Vorkouta était en grève  », ibidem, n° 348, 28 janvier 1955.

[10] John H. NOBLE, New-York Times, 7 avril 1955.

[11] BARTON, L'institution concentrationnaire en U.R.S.S., pp. 321-341.

[12] Po Prostu, 25 mars 1956.

[13] Interview par BONDY, Demain, 8 nov. 1956.

[14] Irodalmi Ujsag, 7 avril 1956.

[15] Ibidem, 28 avril 1956.

[16] Ibidem, 5 mai 1956.

[17] Flora LEWIS, A case history of hope, p. 88.

[18] Nowa Kultura, 20 octobre 1957 .

[19] Irodalmi Ujsag, 30 juin 1956.

[20] Ibidem.

[21] Ibidem, 20 octobre 1956.

[22] Zycie Literackie, 5 mars 1956.

[23] Irodalmi Ujsag, 18 août et 8 septembre 1956.

[24] Trybuna Ludu, 4 octobre 1956.

[25] Zycie Warszawy, 6 décembre 1956.

[26] Flora LEWIS, op. cit., pp. 192-193.

[27] Zycie Warszawy, 8 juillet 1956.

[28] Glos Nauczycielski, 14 novembre 1956.

[29] Ibidem, 28 octobre 1956.

[30] Ibidem, 30 décembre 1956.

[31] Nowa Kultura, 9 décembre 1956.

[32] Trybuna Ludu, 4 octobre 1956.

[33] Po Prostu n° 49, 1956.

[34] Nowa Kultura, 29 avril 1956.

[35] Cité par GOMULKA, Cahiers du communisme, juin 57, p. 927.

[36] Po Prostu, I° juin 1956.

[37] « La révolte de la Hongrie  », n° spécial Les temps modernes, pp. 909-910.

[38] Trybuna Ludu, 8 octobre 1956.

[39] Zycie Warszawy, 23 novembre 1956.

[40] Glos Nauczycielski, 25 novembre 1956.

[41] Po Prostu, 28 octobre 1956.

[42] Nowa Kultura, 14 octobre 1956.

[43] Glos Pracy, 17 novembre 1956.

[44] Nowa Kultura, 10 février 1957.

[45] Brochure Hungaricus, p. 44.

[46] Ibidem, pp. 57-58.

[47] Ibidem, p. 58.

[48] Ibidem, p. 60.

[49] Po Prostu, 30 septembre 1956.

[50] Ibidem, p. 70.

[51] Po Prostu, 24 février 1957.

[52] Ibidem, p.74.

[53] Po Prostu, 28 octobre 1957.

Po Prostu, 30 septembre 1956.

[54] Po Prostu, 24 février 1957.

[55] Cité par L'Express, 19 septembre 1957.

[56] Po Prostu, 30 septembre 1956.

[57] Po Prostu, 20 janvier 1956.

[58] Trybuna Ludu , 11 octobre 1957.

[59] Le Monde, 6 décembre 1956.

[60] FRYER, Hungarian tragedy, p. 51.

[61] Balazs NAGY, La formation du conseil central ouvrier à Budapest en 1956.

[62] L'Humanité , 10 décembre 1956.

[63] Po Prostu , 4 novembre 1956.

[64] Ibidem.

[65] Balazs NAGY, op. cit., pp. 74-76.

[66] Brochure Hungaricus, pp. 5-6.

[67] KERSTEN, Aufstand der Intellektuellen, pp. 110-124.

[68] HILDEBRANDT, « Rebel communists in East Germany », New Leader, 1° avril 1957.

[69] Po Prostu, 4 novembre 1956.

[70] Brochure Hungaricus, p. 118.

[71] Ibidem, p. 117.

[72] David BURG, « Observations on soviet university students », Daedalus, été 1960, p. 533.

[73] Ibidem, p. 534.

[74] Ibidem, p. 531

[75] TROTSKY, De la Révolution, p. 639.

[76] La circulation, parmi les intellectuels hongrois du livre de Trotsky est attestée par Peter RENDE, Etudes n° 4, 1962, p. 102. L'auteur omet de dire que le livre avait été rapporté de Paris par Miklos Gimes.

[77] Quotidien du Peuple, 31 mai 1957, cité par Roderick MAC FARQUHAR, The Hundred Flowers, pp. 87-88.

[78] Quotidien du peuple, 20 juillet 1957, op. cit,. pp. 73-74.

[79] New China News agency de Pékin, 7 août 1957, op. cit., pp. 74-76.

[80] Quotidien de Tchenyang, 11 juin 1957, op. cit pp. 105-109.

[81] Quotidien du peuple, 24 juillet 1957, op. cit., pp. 137-140.

[82] New China news agency. Kounming, 26 août 1957, op. cit., pp.172-173.

[83] Quotidien du peuple, 30 juin 1957, op. cit., pp. 140-141.

[84] Po Prostu, 14 avril 1957.

[85] CLAUDIUS, op. cit., pp. 143-146.


Archives P. Broué Archives IV° Internationale
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin