1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
I – Le retour en Russie

Après avoir, six années durant, roulé ma bosse par les ateliers et les usines de France, d'Allemagne et d'Angleterre, en avril 1914, muni d'un passeport au nom du citoyen français Jacob Noé, je traversai heureusement la frontière et arrivai sans encombre à Saint-Pétersbourg, la cité que j'aimais entre toutes, alors en plein effervescence révolutionnaire. La grève organisée en commémoration des fusillades de la Léna venait d'avoir lieu et l'on se préparait à la célébration du Premier Mai.

Je parcourus les quartiers ouvriers, les usines, les fabriques. Toujours les mêmes vieux murs, toujours le même appel grave ou strident des sirènes, évoquant invinciblement les souvenirs de la lutte soutenue par le prolétariat pétersbourgeois durant l'époque héroïque de 1900-1907. Et je me sentis pris d'un tel désir de revenir à mon ancien métier, de me retrouver à nouveau pour ne faire qu'un avec les engrenages, les courroies de transmission, les volants des machines, le ronflement des moteurs, que je résolus de renoncer aux honneurs de la situation de délégué du Comité Central du Parti et de rentrer à l'usine.

Je me rendis au siège du Syndicat des Métaux, qui se trouvait à Pétersbourgskaïa-Storona1. J'y fis connaissance avec le secrétaire et quelques membres du bureau, auxquels j'exhibai ma carte de membre du « Syndicat des Ouvriers mécaniciens » de Paris et demandai de vouloir bien me donner des indications et m'aider à trouver du travail. On m'apprit qu »il fallait, pour le moment, deux tourneurs, et on me mit en rapport avec quelques personnes.

J'évitai de fréquenter la rédaction de nos journaux. Ma situation illégale – j'étais étranger dans mon propre pays- m'obligeait à la plus extrême prudence. L'intention que j'avais de vivre det de travailler au cœur même du prolétariat pétersbourgeois m'interdisait de trop me montrer aux endroits particulièrement surveillés par la police secrète.

Désireux de trouver le plus vite possible du travail, je résolus de faire moi-même une tournée dans les ateliers et les usines de la ville. Ma qualité « d'étranger », attestée par mon passeport, me faisait assez bien accueillir des ingénieurs et des contremaîtres, mais m'obligeait à écorcher ma langue maternelle et à recourir fréquemment au dictionnaire russo-français que je portais constamment avec moi.

Une certaine connaissance de l'allemand me permit de trouver de l'ouvrage à Vibogrskaïa-Storona2, au premier atelier mécanique de l'usine Novy Lessner. Le contremaitre, un Allemand des provinces baltiques, m'accepta sans difficulté et je fus embauché comme tourneur travaillant à la relève3.

Les ouvriers m'accueillirent avec une curiosité manifeste où dominait néanmoins la bienveillance. Mais il se trouva que mon compagnon était un ivrogne invétéré qui passait ordinairement à dormir le temps pendant lequel il devait me remplacer, de sorte que je devais travailler pour deux. J'avais pour voisins un tourneur finlandais et un fraiseur russe, ce dernier, type parfait de l'ouvrier de la capitale, dégourdi, connaissant à la perfection son métier et passablement bambocheur.

Les premiers jours, je me tins sur mes gardes, observant et attendant. J'évitais les conversations futiles et me débarassai des raseurs et des sots en feignant l'incompréhension, l'ignorance de la langue. Mais à toutes les questions sérieuses, je répondais volontiers, et bientôt il se forma autour de ma machine une sorte de club composé des ouvriers les plus conscients de l'atelier. Les camarades me mirent vite au courant de la vie de l'usine et de l'action des différents partis. Je devins leur informateur attitré pour tout ce qui concernait la situation des ouvriers dans les autres pays, ainsi que pour les questions théoriques et pratiques du socialisme et du syndicalisme. L'on me demandait parfois si je ne connaissais pas Lénine, Martov et certains autres émigrés politiques. Il me fallait éluder ces questions épineuses par des réponses vagues comme : « Evidemment ! », « Cela va de soi ! », « Comment voulez-vous que je ne les connaisse pas ? », etc. Les ouvriers pétersbourgeois s'intéressaient vivement à ce que faisaient leurs hommes, et, certes, j'avais une forte envie de leur dire tout ce que je savais là-dessus, mais c'eut été par trop risqué.

Au printemps et pendant l'été de 1914, la lutte de notre Parti contre la liquidation4 battait son plein. La polémique entre notre Pravda et le Loutch atteignit un tel degré d'acuité que les ouvriers des deux tendances adverses commencèrent à parler de la nécessité d'instaurer un contrôle sur leurs journaux. Dans un jardin proche de l'usine, on organisa une réunion des militants des usines Lessner et Erikson, à laquelle on discuta, non pas le ton de la controverse, mais l'essence même des divergences de vue et les partisans de la Pravda n'eurent pas grand'peine à démontrer aux ouvriers mencheviks toute l'hypocrisie des gens du Loutch, des liquidateurs des traditions révolutionnaires du Parti, qui prenaient le masque de défenseurs de l' « unité du parti ouvrier ».

Le Premier Mai approchait. Contrairement à ce qui se passait en Europe Occidentale, où l'on préconisait, pour ce jour-là, le chômage et la participation aux meetings et aux manifestations organisées ouvertement par les partis, à Pétrograd, on agitait pour que les ouvriers se rassemblassent à l'heure habituelle dans les usines et les fabriques et en sortissent tous ensemble afin de donner ainsi à la manifestation un caractère plus organisé et plus significatif.

Le matin du Premier Mai, les prolétaires de Novy Lessner vinrent à l'usine à l'heure habituelle, mais au lieu de se mettre au travail, ils se rassemblèrent dans la cour parmi les amas de ferraille. Tout le monde semblait attendre quelque chose. Voilant son visage de sa casquette, un orateur prit la parole et, quelque peu ému, fit un discours sur la signification de cette journée pour les prolétaires du monde entier. J'avais également une forte envie de prendre la parole, de faire part de mes impressions et de mes sentiments à ces milliers d'yeux brillants, mais le « bon sens » m'arrêta à temps. Le discours terminé, une foule de plusieurs centaines de personnes se mit en marche et, lorsqu'elle déboucha sur le quai, déploya le drapeau rouge et, au chant de la Marseillaise5, se dirigea vers les usines voisines. Mais bientôt, elle se heurta à une patrouille de policiers et une bagarre eut lieu. Assaillis par une grêle de pierres, les défenseurs du « trône et de la patrie » s'enfuirent chercher des renforts.

Les rues du quartier ouvrier étaient extraordinairement animées ; les promeneurs, pour la plupart des ouvriers, marchaient l'air sérieux et concentré, sur leurs gardes, prêts à tomber sur l'ennemi s'ils avaient la force pour eux et à s'enfuir si les cosaques attaquaient « en trombe ».

Le lendemain, dans les ateliers, toutes les conversations roulaient sur les manifestations du Premier Mai. Chacun faisait part des ses impressions, donnait des renseignements sur ce qui s'était passé dans les autres quartiers, dans les autres usines et fabriques. Chacun avait quelque chose à dire à son voisin.

Comme durant les années précédentes 1912-1913, à la tête du mouvement marchait le jeune quartier industriel de Viborgskaïa-Storona, où se trouvait concentrée une partie considérable de l'industrie mécanique de précision et de la grande industrie de guerre. Cette dernière, depuis trois ou quatre ans, se développait prodigieusement : les usines étainet accablées de commandes, le besoin de main-d'œuvre était grand ; aussi les industriels de Viborgskaïa-Storona cherchaient-ils à recruter et à attirer les ouvriers qualifiés par des tarifs relativement élevés. Par suite, les éléments les plus avancés du prolétariat pétersbourgeois étaient concentrés dans les usines de ce quartier, dont la réputation révolutionnaire, solidement établie, était soutenue avec orgueil par l'ensemble des ouvriers.

Comparativement à 1907, année où j'avais travaillé pour la dernière fois à Saint-Pétersbourg, à la « Société Electrique de 1886 », l'état d'esprit des ouvriers offrait des changements considérables. Ce qui frappait particulièrement, c'était l'absence de timidité ; la docilité, la soumission d'autrefois avaient disparu. Les ouvriers, on le sentait, avaient individuellement considérablement progressé. Néanmoins, l'absence d'un syndicat se faisait sentir. Les règlements intérieurs, non écrits, mais effectivement en vigueur dans les ateliers, étaient extrêmement variés ; ils changeaient non seulement d'une usine à l'autre, mais d'une catégorie d'ouvriers à l'autre, dans une même usine.

Les entrepreneurs excellaient à diviser les ouvriers au moyen d'échelles de salaires établies avec une adresse particulière. Les ouvriers d'un même atelier, d'une me profession, par exemple les tourneurs, gagnaient, à la journée ou à des travaux d'une difficulté et d'une précision à peu près égales, de 2 à 6 roubles par jour. Alors déjà, on pouvait remarquer un phénomène curieux, mais qui devint en temps de guerre la règle générale, et qui consistait en ce que les travaux les plus grossiers, n'exigeant pas, comme la fabrication des projectiles, un apprentissage spécial donnaient les salaires les plus élevés.

Les ateliers même nouvellement construits, se distinguaient par l »absence de perfectionnements secondaires : grues, wagonnets, monte-charges, etc. destinés à faciliter le transport des matériaux à l'intérieur de l'usine. L'élévation des fardeaux, le montage sur les tours des pièces à usiner s'effectuaient presque partout à force de bras. Une semblable organisation des entreprises exigeait une grande quantité de main-d'œuvre, et toutes les usines de Pétrograd étaient remplies de manœuvres. Les ouvriers sans expérience venus directement du village étaient payés des prix dérisoires. A Pétrograd, le salaire des manœuvres variait de 10 à 13 copeks l'heure. Le bon marché de la main-d'œuvre influait sur l'outillage technique. Les entrepreneurs n'avaient pas intérêt à introduire des perfectionnements secondaires dans leurs usines du moment que le travail au chant de la Doubinouchka6 leur revenait à meilleur marché.

Le rendement du travail était relativement peu élevé, quoique, pris individuellement, les ouvriers fussent parfois, dans leur métier, plus habiles que leurs camarades de l'étranger ; mais l'état arriéré de la technique et de l'organisation étouffait leurs qualités individuelles. Les instruments étaient peu nombreux etl 'administration ne se souciait nullement de nouvelles installations et de méthodes perfectionnées de travail.

Dans les usines florissait le système des amendes, infligées automatiquement à chaque retard, manquement au travail, dérogation au règlement, etc. Les avanies, les tracasseries mesquines, les diminutions de tarif, les vexations quotidienne, comme l'obligation de n'ouvrir sa boîte à outils que juste au coup de sifflet, étaient supportées jusqu'à une certaine limite, mais un beau jour la coupe débordait et l'indignation se manifestait sous une forme violente : on se saisissait du contremaitre ou de l'ingénieur et on le roulait sur une brouette. L'expérience de la lutte journalière, tenace, acharnée, faisait à peu près défaut ; trop faibles encore et vivant sous la menace continuelle d'être fermés, les syndicats ne pouvaient éduquer et discipliner la lutte corporative des masses ouvrières.

Mes compagnons de travail manifestaient un grand intérêt pour la vie de leurs camarades métallurgistes des autres pays. Dans le feu de mes récits, il m'arrivait fréquemment d'oublier mon origine « étrangère » et d'orner mon langage d'expressions purement locales. Mes camarades étaient stupéfaits de mes extraordinaires capacités linguistiques, mais je leur expliquais mes rapides progrès par la pratique du russe que j'avais eue soi-disant à Paris avant mon arrivée à Pétersboug. Et l'on me croyait.

J'eus bientôt acquis l'adresse nécessaire à mon travail, ce dont se réjouit particulièrement mon compagnon, qui ne venait plus alors à l'atelier que pour dormir. J'étais heureux les jours où il faisait, ne fût-ce que le tiers de notre tâche commune. Mais il en prenait de plus en plus à son aise, et il me fallait fournir un effort excessif et peiner pour deux, car, ayant un livret commun, nous partagions à égalité notre salaire. Les ouvriers sérieux ne tardèrent pas à remarquer cette exploitation éhontée de l' « étranger » et demandèrent au sous-chef de congédier mon compagnon. La chose fut faite, et on me laissa seul au tour, ce qui allégea considérablement mon travail.

Notes

1 Quartier nord ouest de Saint-Pétersbourg, sur la rive droite de la Néva. (N. du T.)

2 Quartier nord-est de Saint-Pétersbourg, sur la rive droite de la Néva. (N. du T.)

3 Il s'agit, non pas de la relève par équipes, mais de la relève individuelle, très pratiquée en Russie. Deux ouvriers se remplaçant à tour de rôle étaient affectés à une machine-outil et employés à un travail pour lequel ils recevaient un salaire déterminé qu'ils se partageaient par moitié. Comme on le voit, ces deux ouvriers étaient étroitement solidaires l'un de l'autre et en réalité n'en faisaient qu'un. (N. du T.)

4 On appelait ainsi le courant opportuniste du Parti social-démocrate qui voulait « liquider » l'intransigeance prolétarienne du Parti. (N. du T.)

5 En Russie, la Marseillaise est toujours considérée comme un chant révolutionnaire et l'air français accompagne des paroles russes qui n'ont rien de patriotique. (N. du T.)

6 Chanson populaire, de rythme très lent. (N. du T.)

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