1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
XIV - Parmi les Russes de Londres

Par suite de l'afflux des émigrés venus soit de Belgique, soit de France où, en tant que mobilisables, ils étaient en butte aux vexations du gouvernement, l'émigration russe avait considérablement augmenté pendant la guerre. Elle s'était morcelée en une série de groupements politiques ayant leur siège à la « Maison du peuple » K. Marx, dans la rue Charlotte, où se trouvait également le « cercle » sans-parti Herzen.

Notre organisation me demanda un rapport sur la situation en Russie. Ma relation de la grande grève de 1914 à Saint-Pétersbourg et des événements des premiers mois de la guerre suscita un vif intérêt et je dus la refaire plusieurs fois aux assemblées de différentes sections.

Vivant dans les environs de Londres, j'étais, par les journaux et les conversations, à même de me rendre compte de l'habileté de la bourgeoisie anglaise à travailler l'opinion publique. Pour justifier la création d'une armée de terre, elle alléguait son manque de préparation à la guerre, argument qu'employait également Lloyd George pour démontrer le pacifisme du gouvernement britannique. La presse tout entière exploitait a merveille les raids des escadrilles aériennes et des navires allemands sur la capitale et les côtes de l'Angleterre pour semer parmi la population la haine des Allemands.

Grâce à la politique d' « union sacrée » préconisée par les dirigeants des trade-unions et à l'esprit de conciliation manifesté par le gouvernement et les industriels envers les ouvriers, le mouvement gréviste avait considérablement décru. Néanmoins, en été 1915, je fus témoin d'une série de grèves. Les ouvriers de notre usine, entre autres, réclamèrent une augmentation de salaire d'un penny par heure, à laquelle le directeur dut consentir. Comme j'avais réussi auparavant à obtenir personnellement une augmentation d'un penny, ma paye se trouva élevée à un shilling deux pence. Grâce au bon marché de la vie en Angleterre, je parvins très rapidement à renouveler mon linge et ma garde-robe, fortement éprouvés au cours de mes voyages, et commençai à économiser de l'argent pour retourner en Russie faire de l'action clandestine.

A la demande des camarades russes et anglais, j'écrivis un article sur la situation en Russie. J'en fis quatre copies, dont une fut remise aux camarades anglais et les autres expédiées en Norvège, en Suisse et en Amérique. Cet envoi eut un résultat tout à fait inattendu. J'étais sans m'en douter sous la surveillance de la police qui me dépêcha un de ses agents.

Un jour, je venais de rentrer chez moi, mon travail terminé, lorsque ma propriétaire me pria de passer au salon où un jeune homme m'attendait. Après nous avoir présentés, elle sortit précipitamment, ferma la porte et nous laissa seuls. Mon visiteur, un Anglais soigneusement mis, l'air d'un intellectuel, commença par s'excuser et déclara qu'il était chargé par ses chefs de me surveiller et de savoir qui j'étais. J'avais, dit-il, écrit un article qui l'intéressait fort et dont deux exemplaires envoyés en Suisse et en Norvège avaient été saisis par la censure militaire. (J'en conclus que le troisième, destiné à l'Amérique avait passé inaperçu.) Les extraits de cet article, qu'on lui avait communiqués, lui avaient perrmis de constater qu'il était dirigé contre le tsar et contre la guerre. Je confirmai la chose et lui demandai si, par hasard, le gouvernement anglais entendait assumer la défense du tsar. Mon interlocuteur fronça les sourcils, déclara néanmoins qu'il ne le pensait pas et, au cours d'un entretien d'une demi-heure, s'efforça de me démontrer que le gouvernement britannique méritait toute confiance. Je protestai centre la saisie de mes manuscrits et demandai qu'on me les rendît ou qu'on me fît connaître officiellement la raison de leur saisie. Le policier me répondit que, conformément à lu loi sur la défense du royaume, la censure militaire avait le droit de saisir ce qu'elle jugeait nécessaire sans avoir à donner d'explications. J'intentai alors une action en dommage et intérêts à l'administration des postes qui, alors que j'étais déjà en Suède, m'avisa que ma correspondance avait été arrêtée par la censure militaire.

A Wembley, je fis la connaissance de L.K. Mertens qui, considéré comme Allemand, y demeurait sous la surveillance de la police. Né en Russie de parents allemands, il avait pris part au mouvement révolutionnaire et avait été de ce chef expulsé en Allemagne où il avait fait deux années de service militaire, après quoi il était parti pour l'Angleterre, où il s'était mis à travailler à différentes inventions pour la révolution russe. Au début de la guerre, il était ingénieur-constructeur dans une usine de moteurs, mais en été 1915, une violente campagne ayant été menée contre lui par ses collègues, sous prétexte qu'il était Allemand, le directeur, pour ne pas être taxé d'antipatriotisme, avait consenti à le renvoyer. Mertens était resté sans travail avec une femme et un enfant sur les bras, espionné et haï de tous les petits-bourgeois de sa localité et n'entretenant de relations qu'avec les camarades de la colonie russe. Grâce à de nombreuses démarches et à son origine semi-russe, il parvint néanmoins, dans la suite, à quitte l'Angleterre et à s'embarquer pour New York.

A Londres, je rencontrai le littérateur Stanislas Sokolov (Volsky), ancien agitateur bolchevik, qui alors donnait des leçons pour vivre et tournait au patriotisme. C'était un militant de valeur et sa défection m'attristait profondément. J'eus avec lui de longues discussions, j'allai spécialement le voir à Brighton pour essayer de le faire revenir de son erreur et de le remettre dans la bonne voie, mais mes efforts furent vains.

Des autres militants et littérateurs fixés à Londres, les plus marquants étaient Kerjentsev, le Lituanien Kapsoukas, les Lettons Berzine et Peters, Tchitchérine, qui avait rompu avec le menchevisme, et Pétrov, qui s'était affilié au Parti Socialiste Britannique et y était devenu bolchevik. Les « liquidateurs », parmi lesquels Maisky, étaient également assez nombreux.

Vers le milieu de l'été, nous fûmes avisés que Boukharine allait partir de Suisse avec sa femme et passer par la France et l'Angleterre. Le jour de son arrivée à Londres, Litvinov et moi décidâmes d'aller l'attendre à la sortie du train, persuadés que nous arriverions à le trouver, quoique ni l'un ni l'autre ne l'eussions encore vu. La gare était bondée de soldats partant pour le front et accompagnés de leurs parents et amis. Un train arrive ; il en sort des centaines de voyageurs, que nous examinons attentivement, mais parmi lesquels nous ne découvrons aucun Russe. Enfin, nous apercevons un couple à l'air complètement dépaysé, jetant de côté et d'autre des regards indécis. Ce ne pouvait être que les Boukharine. Sans hésiter, nous les abordons et leur adressons la parole en russe. Nous ne nous étions pas trompés, c'étaient bien eux. Nos camarades se montrèrent fort étonnés que nous les eussions découverts parmi des centaines de voyageurs. La chose était portant bien simple : leurs regards inquiets, leur air effaré et surtout les paquets qu'ils portaient sous le bras ne pouvaient laisser de doute sur leur nationalité. Nous les emmenâmes à Wemblev, où ils furent hégergés chez Mertens. Boukharine, qui voyageait avec un faux passeport au nom d'un juif, avait eu à subir de nombreuses vexations de la part des antisémites français et anglais. Quand il repartit d'Angleterre avec sa femme, je confiai à cette dernière plusieurs commissions pour la Russie. Malgré d'innombrables vicissitudes, nos amis parvinrent heureusement à Stockholm, où Boukharine s'arrêta, tandis que sa compagne continuait son voyage jusqu'en Russie.

Comme je l'ai dit plus haut, j'avais l'intention de regagner la Russie pour y organiser un service de transport et de liaison illégal. Les dirigeants de notre organisation bolcheviste à Londres s'intéressèrent vivement à mon plan. Comme il me fallait des fonds, Litvinov liquida l'avoir du cercle et du groupe et en rôtira 1 000 shillings, qui furent affectés à mon entreprise. En août, j'étais prêt à partir, mais il y avait quelques formalités à remplir. Le passeport étranger que j'avais obtenu du consul français à Stockholm n'était pas valable pour le retour en Suède. Je résolus alors d'utiliser mon vieux passeport délivré en 1007 par le starosta de Mourom. J'y joignis ma photographie et me rendis au consulat russe. Ma « sympathique » physionomie n'inspira aucun soupçon et l'on m'accorda sans difficulté l'autorisation de quitter l'Angleterre. Je n'avais plus qu'à prendre mon billet et à m'embarquer. Quoique j'eusse le visa direct pour la Russie, je n'utilisai mon passeport que pour la sortie d'Angleterre, jugeant plus prudent de ne pas rentrer dans mon pays avec un tel document.

Après avoir fait mes adieux aux camarades, je pris le train pour Newcastle. Le soir même, j'étais à l'embarcadère. Parqués au dépôt des marchandises, les passagers attendaient le moment de monter sur le bateau. Parmi eux, je remarquai un grand nombre de Russes, entre autres des prisonniers de guerre qui s'étaient enfuis d'Allemagne par la Hollande. Le contrôle militaire anglais arriva pour vérifier les documents. Il me fallut m'occuper des prisonniers, car le guide qui leur avait été adjoint par le consulat avait disparu et, ne connaissant pas la langue, ils se trouvaient dans un grand embarras. Je les débrouillai de mon mieux. Contrôleurs et douaniers examinaient soigneusement les passeports, les bagages et jusqu'aux porte-monnaie des voyageurs, tout cela sans se presser et en échangeant des plaisanteries. Les entretiens roulaient presque exclusivement sur la hausse des prix : de la guerre elle-même, pas un mot. Je liai conversation avec un employé qui parlait le français et dont je tirai plusieurs renseignements intéressants sur l'industrie de la région, la situation des ouvriers, etc. J'appris entre autres que la nuit précédente, un zeppelin était venu lancer des bombes dans une localité des environs où plusieurs maisons avaient été détruites. Mon interlocuteur me fit l'amabilité de ne pas visiter mes bagages et, grâce à lui, je pus pénétrer sur le bateau bien avant les autres.

A minuit, nous levâmes l'ancre. Les passagers étaient dans leurs cabines. Le matin, on nous permit de monter sur le pont, car nous étions déjà loin des côtes d'Angleterre. Tout le monde avait une peur effroyable des mines, sous-marins et navires de guerre allemands. L'équipage expliquait à chacun de nous vers quelle chaloupe il devait se diriger en cas de danger. La moindre tache sombre sur l'eau, la plus légère fumée à l'horizon suffisait pour alarmer les passagers. Le navire allait lentement, à une moyenne de 9 ou 10 nœuds. L'immense plaine moutonnée semblait peuplée de monstres menaçants guettant leur victime derrière chaque crête de vague et versait dans les cœurs la crainte et l'angoisse.

Je liai conversation avec les militaires russes qui s'étaient enfuis d'Allemagne. Tous sous-officiers, ils relataient avec fierté leurs exploits et les difficultés de leur évasion. A Londres, un prince de la famille des Romanov leur avait donné à chacun une montre à bracelet, mais de si mauvaise qualité que quelques-unes déjà n'allaient plus. Nous parlâmes de la guerre. Les épreuves qu'ils avaient endurées les avaient rendus hostiles aux Allemands. Curieux de connaître leur opinion, je leur demandai pourquoi, à leur avis, on se battait. Apparemment, ils avaient déjà réfléchi à cette question, car pour la plupart ils me déclarèrent sans hésiter que la Russie était intervenue pour défendre la France, qu'il fallait empêcher les Allemands de mettre la main sur notre pays, etc. Je leur donnai à lire quelques-unes de mes publications et leur expliquai le caractère véritable de la guerre, mais cela incidemment au cours de nos entretiens et sans avoir l'air de faire de la propagande. Aussi ne leur inspirai-je aucune méfiance et, à notre arrivée en Norvège, nous nous séparâmes amicalement en nous donnant nos adresses. Nous mîmes presque deux jours pour aller jusqu'à Bergen. De là, je refis en sens inverse la route menant à Christiania. Je pris un train de jour pour avoir la possibilité d'admirer le paysage.

A Christiania, je vis Kollontaï qui collaborait déjà activement au travail des bolcheviks, aidait à l'organisation de la liaison, etc. Il s'était fondé dans la capitale de la Norvège une Union des ouvriers russes, qui était une sorte de club politique. Et je dus constater une fois de plus ce que j'avais déjà vu si fréquemment : dès que les Russes créaient une organisation quelconque, c'était immédiatement des scissions, des intrigues, des fractionnements, des manœuvres de toute sorte. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que je parvins à me débarrasser des importuns et des intrigants qui voulaient me faire l'arbitre de leurs démêlés.1

Note

1 Ici s'achève la parution de la traduction du livre de Chliapnikov dans Le bulletin communiste, dans le numéro 11 du 14 mars 1924. Il est plus que vraisemblable que cette cessation correspond à la reprise en main du Bulletin communiste par le secrétariat du Parti Communiste SFIC, et à l'écartement de Boris Souvarine de sa rédaction. Chliapnikov, comme Souvarine d'une autre manière, détonaient avec l'orthodoxie stalinienne qui était en train de prendre le contrôle du parti russe et de l'Internationale Communiste. Les chapitres qui restent inédits en traduction française sont :

  1. En Scandinavie

  2. Voyage clandestin

  3. A Pétersbourg

  4. Socialistes militaro-industriels

  5. Campagne de réélection

  6. Assemblée secrète des industriels

  7. Le 9 janvier

  8. Situation des ouvriers et du travail du parti

  9. Schéma d'organisation

  10. Littérature clandestine

  11. Rassemblement des forces du participaient

  12. Assurances et Tchernomazovtchina

  13. Activité provocatrice de Tchernomazov & co.

  14. Voyage à l'étranger

  15. Dans l'émigration de parti.

  16. Voyage en Amérique

  17. Retour d'Amérique

  18. Retour en Russie

  19. Lutte des ouvriers pétersbourgeois

  20. Le bureau du CC et le travail de participaient

  21. Le mouvement social et la sociale-démocratie

  22. Retournement de l'opposition libérale et aristocratique

  23. Liaison du Bureau du Comité Central et des provinces

  24. Relations avec les autres partis

Deuxième partie

  1. Lutte de la bourgeoisie pour le pouvoir

  2. Soutien à la IVe Douma

  3. De l'activité du POSDR (Bolchevik)

  4. De l'activité du bureau du CC du POSDR

  5. Crise de l'approvisionnement

  6. Le bureau du CC du POSDR et la crise de l'approvisionnement

  7. La question de l'approvisionnement et la Douma d'Empire

  8. Organisation des interventions des ouvriers

  9. La clandestinité et l'Okhrana internationale et tsariste

  10. Avant le 9 janvier 1917

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