1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

 

Tony Cliff

Un monde à gagner

Le Groupe Socialist Review

1998

Mon arrivée en Angleterre

J’étais tout excité. Je devais réapprendre le marxisme en repartant à zéro.

Par la force des circonstances, mon marxisme, formé en Palestine, était très unilatéral. Je me jetai avec appétit dans la lecture de Marx. J’avais lu les trois volumes du Capital avant l’âge de 18 ans. J’avais aussi lu un certain nombre des autres œuvres de Marx, ainsi qu’Engels, Lénine, Trotsky et Rosa Luxembourg. Hélas, mon marxisme était abstrait, même si je répétais constamment que le cœur du marxisme était l’unité de la théorie et de la pratique, et que « les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde ; mais ce qui importe, c'est de le transformer » [1].

Jusque là, la limitation des perspectives d’activité en Palestine avait abouti à ce que le marxisme avait été pour moi essentiellement une science. Il est vrai que le marxisme en tant que guide pour l’action est nécessairement une science, mais il est aussi un art, un art créatif. La loi newtonienne de la gravité est scientifique. L’utilisation de cette science pour lancer une pierre sur une cible, ou mieux, pour régler un bombardement d’artillerie, est un art qui ne peut être accompli que par l’application de l’expérience à la science. Ce n’est pas par hasard si Napoléon était un brillant officier d’artillerie : il était très bon en maths, mais aussi doué d’imagination, porteur d’une vision réaliste des circonstances résultant de l’expérience et de la pratique.

Londres ouvrit un nouveau chapitre dans ma vie politique. Je me sentais comme un écolier devant apprendre l’ABC du marxisme en tant qu’art, ce qui est la base de la transformation de la connaissance en pratique.

Dès notre arrivée à Londres Chanie et moi adhérâmes au Revolutionary Communist Party (RCP), section britannique de la Quatrième Internationale. Il avait 400 membres, pratiquement tous travailleurs, syndicalistes ou intellectuels ouvriers.

A partir de mon arrivée en Grande Bretagne, je fus invité à assister aux réunions hebdomadaires du Bureau Politique du parti. Je pense que la motivation principale de la direction était que, comme moi, elle était en désaccord avec l’analyse du Secrétariat International concernant l’état du capitalisme mondial. Avec le plein emploi, l’augmentation de la production et des salaires, il était ridicule de répéter la formule du Secrétariat International selon laquelle « le retour de l’activité économique dans les pays capitalistes affaiblis par la guerre, en particulier les pays européens, sera caractérisé par un rythme particulièrement lent qui maintiendra leurs économies à des niveaux proches de la stagnation ou de la décadence ». La direction du RCP appréciait ma participation aux débats sur ce sujet dans les réunions du parti. Ils accueillirent aussi favorablement mon article critiquant Mandel, intitulé « Tout ce qui brille n’est pas or », publié dans le Bulletin Interne du RCP en septembre 1947.

Mon article était une critique d’un texte de Mandel traitant des perspectives du capitalisme après la guerre. La déclaration de Mandel était mécaniste à l’extrême. Il ne comprenait pas la relation dialectique entre la destruction de capital pendant la guerre et les perspectives d’accumulation accélérée de ce même capital après les hostilités. La première contribuait à la seconde. Il oubliait aussi qu’aussi longtemps que le capitalisme existe, l’alternance des booms et des récessions ne pouvait pas davantage être évitée que les battements de cœur d’un être vivant.

A cette époque j’avais une relation chaude et intime avec Jock Haston, le secrétaire général du RCP. C’était un intellectuel ouvrier très impressionnant, de quelques années mon aîné, qui me désignait comme son « petit frère ». A l’époque (1947), lui aussi jouait avec l’idée que la Russie de Staline n’était peut-être pas un Etat ouvrier. Mais quelques mois plus tard il abandonnait complètement cette conception.

J’étais très heureux en Angleterre. Malheureusement, à la fin de 1947, les autorités britanniques m’expulsèrent du pays après l’échec d’une longue bataille pour renouveler mon permis de séjour. Ce dernier avait été renouvelé de façon répétée, mais seulement pour des périodes d’un mois.

Tout au long de cette période nous fîmes de grands efforts pour nous installer en France. J’étais inscrit comme étudiant dans 17 universités françaises. Chanie alla à Paris pour essayer de renforcer les démarches. Le ministère des affaires étrangères français connaissait toujours les restrictions du temps de guerre, de telle sorte qu’elle devait utiliser le téléphone pour joindre ses interlocuteurs. Le fonctionnaire auquel elle parla était ravi de pratiquer son anglais et passa une heure avec elle au téléphone, disant finalement : « Ne vous inquiétez pas, rappelez dans une heure et j’aurai tout arrangé ». Elle rappela une heure après, et il lui fut répondu brutalement : « Votre mari ne viendra jamais en France ».

J’étais très pessimiste quant à mon avenir immédiat. J’avais déjà connu un certain nombre de rejets. En 1938 j’étais inscrit à l’Université de Columbia aux USA, mais les autorités américaines me refusèrent l’entrée, mon rapport de police ne projetant pas sur moi une lumière favorable. En 1946 j’avais essayé, sur la route de l’Angleterre, de passer par l’Afrique du Sud, où Chanie était née et où vivait toujours la majorité de sa famille, mais là aussi l’entrée me fut déniée.

Finalement, à la fin de septembre 1947, je reçus un jour une lettre du Home Office. Je ne l’ai pas gardée, mais je m’en souviens très bien. Elle disait quelque chose comme : « Cher Monsieur, si vous ne quittez pas le pays dans les vingt-quatre heures, nous serons contraints d’utiliser la force contre vous. Votre bien dévoué, Chuter Ede, secrétaire ». Je me suis dit : « Quelle hypocrisie. S’il m’était dévoué, il ne pourrait pas me chasser du pays. C’est moi qui le chasserais ». Je pus retourner en Grande Bretagne en 1952, ce qui fut un grand soulagement. Néanmoins, je disais à cette époque : « Jusqu’à maintenant seulement deux personnes prenaient mes opinions politiques au sérieux : le secrétaire du Home Office et moi. Maintenant il n’y a plus que moi ».

Trente et un ans plus tard, en 1978, je soumettais au Home Office une demande de naturalisation. Cela faisait 26 ans que je résidais dans le pays. Ma demande était soutenue par Michael Foot, à l’époque adjoint du premier ministre, et par d’autres parlementaires importants. Ma requête parvint rapidement au bureau où elle devait être traitée, mais le Daily Mail eut vent de l’affaire. Il décida de faire sa une de la collusion de Michael Foot avec « ce trostkyste ». Un employé du Daily Mail nous en avertit. Notre maison fut assiégée par des journalistes armés d’appareils photo et de caméras. Chanie avertit le directeur de son école qu’il risquait d’être envahi, et nous descendîmes à Fleet Street à 2 heures du matin pour voir la première édition du journal. A notre grande surprise, il n’y avait rien. Nous apprîmes ensuite que Michael Foot avait fait usage d’un « avertissement D » pour empêcher le journal de publier l’article.

Michael Foot pouvait intimider le Daily Mail, mais il ne pouvait pas obliger la Special Branch à m’accorder la citoyenneté britannique, qui me fut refusée. La Branche Spéciale avait envers moi une vieille rancune. Après tout, en 1939, les autorités britanniques de Palestine avaient lancé contre moi un ordre de détention d’un an. Tout cela posait la question suivante : qui a le plus de pouvoir, les parlementaires élus et l’adjoint du premier ministre, ou la Branche Spéciale ?

Pour revenir à ce mois de septembre 1947, la même distribution de courrier qui m’apportait la lettre de Chuter Ede m’enjoignant de quitter le pays contenait une lettre des autorités irlandaises m’autorisant à venir à Dublin comme étudiant au Trinity College. Il semble que les Irlandais, qui n’étaient pas en très bons termes avec les Britanniques à l’époque, n’aient pas vérifié auprès d’eux si j’étais une personne indésirable. En fait, quelques semaines après mon arrivée, je reçus une convocation des autorités. Je m’y rendis, et un fonctionnaire me déclara : « Vous êtes venu ici sous un faux prétexte. Vous ne nous avez pas dit que vous étiez trotskyste ». Je lui répondis : « Vous ne me l’avez pas demandé ». Je restai en Irlande quatre ans et demi.

Chanie vint me rejoindre, et essaya de trouver un emploi susceptible de subvenir à nos besoins à tous deux. Le mieux qu’elle put trouver fut un travail d’enseignante dans une école protestante – en vivant dans l’école – pour le salaire princier de 3 Livres par semaine. Même une personne seule ne pouvait pas imaginer vivre avec cela !

Chanie retourna donc en Angleterre, et pendant les quatre années et demi qui suivirent nous vécûmes dans des pays différents. Pendant près d’un an je ne fus pas autorisé à me rendre comme visiteur en Grande Bretagne, puis les restrictions se relâchèrent et je fus autorisé à séjourner en Angleterre pendant les vacances universitaires.

La vie était très dure. La question des finances était un véritable casse-tête. Le revenu de Chanie, 7£ par semaine (à peu près 150£ d’aujourd’hui – environ 230€ - NdT) devait suffire pour payer deux logements, un à Londres et l’autre à Dublin, la nourriture pour deux personnes, et après la naissance de notre premier enfant, Elana, en 1949, pour trois, et aussi pour les voyages aller et retour de Dublin. Mon loyer payé, je disposais de la somme de 1 £ par semaine pour mes besoins personnels. Cela suffisait à maintenir le corps et l’âme ensemble – pain et confiture et une tasse de thé pour le petit déjeuner, la même chose à déjeuner, et un œuf le soir. Je ne prenais jamais le bus ni n’achetais un journal. Pour lire, j’allais à la bibliothèque publique. Mon seul luxe était le théâtre. A l’époque un ticket pour l’un des deux théâtres de Dublin était très abordable. Pour Chanie, c’était plus dur. Elle enseignait à l’heure de midi pour avoir un repas gratuit par jour pendant la semaine ; le problème, c’était le week-end. Soit dit en passant, lorsque j’annonçai la naissance d’Elana à mon co-locataire palestinien, il me répondit avec commisération : « Oh, dommage. Tu auras plus de chance la prochaine fois ».

Sur le plan politique, la vie à Dublin était très dure. Je me sentais encore plus solitaire et isolé qu’en prison ; je ne connaissais pratiquement personne. Lorsque je partis pour l’Irlande, le journal Quatrième Internationale annonça que le camarade Cliff partait en Irlande militer dans la section irlandaise. Hélas, cela m’aurait été difficile, les effectifs se réduisant à une personne – Johnny Byrne, un travailleur municipal, honnête et rude, grand et robuste, avec des mains étonnantes – aussi grandes que cinq mains, disions-nous. L’information donnée par Quatrième Internationale était vraisemblablement destinée à donner du courage aux camarades trotskystes sous d’autres cieux.

Il y avait dans ce désert une oasis : le foyer de Owen Sheehy-Skeffington, sa femme Andree, et leurs adorables enfants. Son père, Francis, avait été exécuté par les Anglais en 1916 à cause de ses sympathies pour le Soulèvement de Pâques. C’était une famille très chaleureuse et accueillante. J’étais invité chaque vendredi chez eux, pour dîner certes mais aussi pour jouir de leur chaude amitié.

Owen Sheehy-Skeffington (1909-1970) était un pacifiste socialiste radical. Il avait une belle personnalité. Il était très honnête, moralement courageux, et pourvu d’un superbe sens de l’humour. Je vais en donner quelques exemples.

Il y eut à Dublin un meeting de masse en plein air, présidé par Eamon de Valera, le président irlandais, consacré à la résurrection de la langue gaélique. Les Tories Verts de la République Irlandaise utilisaient la langue gaélique comme une feuille de vigne pour dissimuler leur capitulation devant la partition de l’Irlande. Après le discours principal, Owen s’avança et demanda la parole. Comme il était le fils d’un martyr il reçut un accueil chaleureux. Il prononça une phrase en gaélique, et fut applaudi de plus fort. Puis il s’exprima en anglais, disant : « Pour ceux qui ne comprennent pas le gaélique, je vais traduire ce que j’ai dit. J’ai dit : Je ne sais pas un mot de gaélique, et cette langue ne vaut pas un clou ».

Un autre exemple. Nous allâmes ensemble à un meeting organisé par les staliniens à Dublin. Au cours de la discussion, Owen déclara ceci : « En 1938, Chamberlain disait que nous ne vivions pas aux temps médiévaux des guerres de religion. Si les Allemands veulent soutenir les nazis, c’est leur affaire ». Il s’arrêta un moment et continua en disant : « Je suis terriblement désolé. J’ai fait une erreur. Ce n’était pas Chamberlain en 1938, mais Molotov (le ministre des affaires étrangères russe) en 1940, à l’époque du pacte Hitler-Staline ». Il fallait voir la tête de l’orateur stalinien !

Le troisième incident consista en ce qui suit. Le père O’Brian, professeur à l’Université de Galway, avait dit : « Le socialisme croit en l’amour libre. L’amour libre, c’est la prostitution ». Owen écrivit une lettre à l’Irish Times, disant : « Je sais que nous avons de la prostitution à Dublin. Je ne savais pas que nous avions le socialisme ». Pour avoir rabroué le cureton, Owen fut exclu du Parti travailliste.

Les choses devinrent plus dures lorsqu’une rupture totale intervint entre moi et la direction du RCP. Nous avions une position commune en ce qui concernait les perspectives économiques de l’Occident. Mais lorsque je développai la théorie selon laquelle la Russie était un capitalisme d’Etat, nos chemins divergèrent complètement.

La divergence fut aiguisée par la réaction de la direction du RCP au coup d’Etat stalinien de février 1948 en Tchécoslovaquie, qui vit l’établissement d’un régime totalitaire. Le numéro de mars 1948 de Socialist Appeal portait le titre suivant : « Les capitalistes vaincus en Tchécoslovaquie », par Jock Haston. Bien que l’article contint de fortes critiques sur le manque de démocratie du régime stalinien, il n’en saluait pas moins le Coup de Prague comme un triomphe du prolétariat. Nous, Britanniques, « devions nous réjouir de la victoire remportée sur les capitalistes ».

Un camarade anglais qui venait me rendre visite à Dublin m’apporta le journal. Ma réaction fut claire et nette. C’était la fin du RCP. On ne peut pas maintenir une organisation trotskyste en chantant les louanges du stalinisme. Le RCP se désintégra pratiquement un an plus tard.

Jock Haston, secrétaire général du RCP, de loin le membre dominant de la direction, effectua des zigzags étonnants. Après s’être mis à la remorque du stalinisme, il opéra un brusque tournant à droite, s’alignant en fait sur le Parti Travailliste.

Lorsque Nye Bevan démissionna du gouvernement travailliste en avril 1951 pour protester contre l’imposition de charges sur les soins dentaires et les lunettes, Jock Haston s’opposa à la décision de Bevan sur sa droite. Lorsque le débat fit rage dans le Labour Party sur la question du réarmement allemand – les dirigeants travaillistes de droite suivaient les conservateurs dans leur soutien, la gauche (y compris le Parti Communiste) s’y opposant – Haston soutint le réarmement allemand. La dernière fois que je tombai sur le nom de Haston fut en lisant dans le journal de la Confédération des Industries Britanniques un rapport élogieux sur son rôle de responsable de la formation dans le syndicat des électriciens, à l’époque contrôlé par la direction droitière maccarthyste de Frank Chapple et Les Cannon : « Aujourd’hui près de 1.000 syndicalistes suivent les cours donnés par Jock Haston et son équipe, parmi eux des délégués d’usine, des secrétaires de branche et autres permanents ». Jock Haston déclara à la direction de Ford : « Je suis socialiste, mais nous avons un intérêt commun à ce que le travail soit dirigé efficacement » [2].

Ma rupture avec la direction du RCP se cristallisa autour de mon document La nature de classe de la Russie stalinienne, qui vit le jour en juin 1948. J’avais travaillé pendant un an sur cet essai. Je le finissais une section à la fois et l’expédiais à Chanie à Londres. Mon anglais s’était amélioré depuis mon départ de Palestine, mais il restait très imparfait. J’écrivais deux phrases en anglais, puis une phrase en hébreu, et parfois une phrase moitié en anglais et moitié en hébreu. Chanie devait traduire. Chaque fois que j’envoyais une section, elle était « trouvée endommagée et scellée par le service postal ». En fait, je l’avais enveloppée très soigneusement. Lorsque Chanie m’informa de ce qui était arrivé au manuscrit, je lui suggérai de contacter la Special Branch, qui l’avait probablement déjà dactylographié, cela lui économiserait du temps et des efforts !

Le texte était destiné au Bulletin Interne du RCP. La taille normale d’un article destiné à cette publication était de deux à cinq pages. Mais le mien avait grandi démesurément. Lorsque Chanie eut fini le stencil, la direction du RCP était épouvantée. Mais il leur était difficile d’en rejeter la publication – j’étais quelques semaines plus tôt l’enfant chéri du parti. En plus, Chanie avait fait toute la dactylographie et un autre camarade s’était occupé de la duplication. Une mise au point éditoriale accompagnait le document, disant : « Ce long travail du camarade T Cliff est publié en tant que concession à l’auteur. Cela ne peut en aucune manière être considéré comme un précédent ».

Le Groupe Socialist Review

Les camarades qui étaient sur la position du capitalisme d’Etat furent soit exclus par Gerry Healy, qui avait pris le contrôle de ce qui restait du RCP et formé la Socialist Labour League, soit le quittèrent. Au départ, nous avions huit membres [3], parmi lesquels deux impressionnants ouvriers-intellectuels, Duncan Hallas et Geoff Carlsson, tout deux mécaniciens. Duncan avait une culture fantastiquement riche. Il avait lu et assimilé de vastes étendues de l’histoire mondiale, l’histoire du mouvement ouvrier international, l’économie marxiste, le matérialisme historique et la philosophie. C’était un plaisir de l’écouter parler. Geoff Carlsson était lui aussi un très sérieux ouvrier-intellectuel. Malgré tout, ses connaissances n’étaient pas aussi larges que celles de Duncan. Mais il avait un très grand désir d’apprendre. Je me souviens d’un article sur le Guatemala qu’il avait écrit en 1954 pour Socialist Review. Il en était, à juste titre, très fier.

A la fin de 1950 nous commençâmes la publication d’un mensuel dupliqué, Socialist Review, le nouveau groupe tirant son nom du journal. Il tint sa conférence de fondation à l’été de 1951. A la première réunion dont il fut tenu procès-verbal (septembre 1950) il y avait 33 membres présents. Des groupes existaient à Londres, Thames Valley, Crewe, Birmingham, Sheffield et Manchester. Dix-neuf parmi les 33 étaient membres de la Labour League of Youth (les jeunesses travaillistes). Nous étions une force minuscule. Nous sortîmes 350 exemplaires du premier numéro du journal ; les ventes étaient assez satisfaisantes pour que le chiffre soit porté pour le numéro suivant à … 375 ! [4] Un peu plus tard nous passâmes à 500. La moitié des ventes de Socialist Review était le fait de trois camarades : Chanie, sa sœur Mickey Kidron et son frère Mike Kidron. (Chanie, bien qu’elle soit un des plus vieux membres du SWP, figure toujours parmi ses meilleurs vendeurs de journaux !) Le Groupe Socialist Review fut, tout au long des années 50, un groupe purement propagandiste ; il n’était pas capable de faire la moindre intervention significative dans la lutte des classes. Mais même la propagande doit avoir une audience [5].

Mike Kidron, le plus jeunes des frères de Chanie, vint en Angleterre en 1955. Il nous rejoignit immédiatement. Il devint un membre dirigeant de notre groupe, très populaire comme conférencier. Il fut, pendant cinq ans, rédacteur en chef de ce qui devint notre magazine mensuel, Socialist Review. En 1960, lorsque nous entreprîmes la publication d’un trimestriel théorique, International Socialism, Mike en devint le rédacteur en chef et le resta pendant cinq ans. En 1958 fut publié son livre Western Capitalism Since the War (le capitalisme occidental depuis la guerre), qui constituait une contribution importante à la théorie de l’économie permanente d’armement. Malheureusement, à la fin des années 70, il s’éloigna du socialisme révolutionnaire. Cela dit, il n’a jamais critiqué publiquement notre organisation.

Je reçus de grands encouragements, dans la construction du Groupe Socialist Review, de la part de deux révolutionnaires vétérans que je rencontrai dans les années 50 : Alfred Rosmer (1877-1964) et Heinrich Brandler (1881-1967). Rosmer était l’un des rares socialistes révolutionnaires qui s’étaient opposés dès le départ à la Première Guerre mondiale, et il avait collaboré avec Trotsky. Il avait été membre de l’Opposition de Gauche trotskyste. Il était si enthousiaste, lorsqu’il entendit parler de notre petit groupe, que cela me donna vraiment du courage. Il me raconta à quel point le regroupement anti-guerre était petit au début du premier conflit mondial, et il ne regarda pas de haut notre groupe minuscule. Il était inspirant de l’entendre discuter sérieusement et respectueusement avec ma fille Elana, qui avait à l’époque cinq ou six ans !

Ma rencontre avec Heinrich Brandler, qui avait été le dirigeant du Parti Communiste Allemand (KPD) après la mort de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, fut également très importante. Brandler était le principal dirigeant du parti en 1923, lorsque la vague révolutionnaire déferla sur l’Allemagne, et le Parti Communiste avait la majorité des travailleurs derrière lui. Je lui demandai pourquoi le KPD n’avait pas pris le pouvoir à l’époque. Il répondit : « Nous attendions des instructions de Moscou ». Je lui dis : « Je suis sûr que Lénine et Trotsky n’auraient pas imaginé attendre des instructions de Rosa Luxemburg, pour brillante qu’elle était, à la veille d’Octobre ». Il expliqua que le Parti Communiste d’Allemagne avait très peu d’expérience. Lors de sa fondation en décembre 1918 il avait environ 4.000 membres « qui en fait n’étaient pas des marxistes, mais des pacifistes ». Le KPD fut fondé un mois après le renversement du Kaiser. A l’inverse, le Parti Bolchevik avait été fondé quelque 14 ans avant le renversement du tsarisme. Cela renforça ma conviction qu’il fallait du temps pour former des cadres. On ne peut pas attendre de la révolution qu’elle le fasse. Cela nous aiguillonna encore plus pour construire le Groupe Socialist Review.

Bien sûr, Socialist Review répandait des idées. Nous suivions Lénine en considérant le journal comme un organisateur, un « échafaudage » pour construire le parti. Evidemment, notre petit magazine n’était rien comparé à l’Iskra de Lénine. Dans un article intitulé « Par où commencer ? », Lénine écrivait que le journal ne devait pas se limiter

à la diffusion des idées, à l’éducation politique et au recrutement d’alliés politiques. Il n’est pas seulement un propagandiste collectif et un agitateur collectif ; il est aussi un organisateur collectif. On peut à cet égard le comparer à l’échafaudage dressé autour d’un bâtiment en construction ; il ébauche les contours de l’édifice, facilite les communications entre les différents constructeurs, à qui il permet de répartir la tâche et d’embrasser l’ensemble des résultats obtenus par le travail organisé. Avec l’aide et à propos du journal se constituera d’elle-même une organisation permanente, qui ne s’occupera pas seulement d’un travail local mais aussi général et régulier, habituant ses membres à suivre de près les événements politiques, à apprécier leur rôle et leur influence sur les diverses catégories de la population, à trouver pour le parti révolutionnaire la meilleure façon d’agir sur ces événements. Les problèmes techniques – la fourniture dûment organisée au journal de matériaux, sa propre diffusion – obligent déjà à avoir un réseau d’agents locaux au service d’un seul et même parti, d’agents en relation personnelles les uns avec les autres, connaissant la situation générale, s’exerçant à exécuter régulièrement les diverses fonctions fragmentaires d’un travail à l’échelle de toute la Russie, s’essayant à la préparation de telle ou telle action révolutionnaire.
Ce réseau d’agents sera justement la carcasse de l’organisation qui nous est nécessaire : suffisamment étendue pour embrasser tout le pays ; suffisamment large et diverse pour réaliser une division du travail stricte et détaillée ; suffisamment ferme pour pouvoir en toutes circonstances, quels que soient les « tournants » et les surprises, poursuivre sans défaillance sa besogne propre ; suffisamment souple pour savoir, d’une part, éviter la bataille à découvert contre un ennemi numériquement supérieur qui a rassemblé toutes ses forces sur un seul point, et, d’autre part, profiter du défaut de mobilité de cet ennemi et tomber sur lui quand et où il s’y attend le moins [6].

Ecrire des articles pour Socialist Review, le vendre et contribuer à son financement cimentait les camarades et créait des ponts vers la périphérie de notre groupe, les gens que nous tentions de gagner. Nous considérions toujours deux aspects fondamentaux : ce qu’il y avait de commun entre nous et les gens qui n’appartenaient pas à notre groupe, mais auxquels nous parlions, et les différences qu’il y avait entre eux et nous. S’il n’y avait rien de commun, nous n’avions aucun moyen de les influencer – c’était comme parler grec à des Anglais. D’autre part, si nous nous bornions à confirmer ce qu’il y avait en commun, nous ne leur apprenions rien, et après avoir acheté un numéro du journal ils n’avaient aucune raison de lire le suivant. Il doit y avoir une tension entre les membres du groupe et les gens extérieurs. En même temps il doit y avoir une tension à l’intérieur du groupe – une tension intellectuelle. Ce n’est ni seulement l’accord ni seulement le désaccord. On a besoin des deux.

Nous avions la crainte qu’une mentalité sectaire ne domine nos membres si nous n’avions pas un contact régulier avec des gens dans le mouvement travailliste. Nous décidâmes donc d’agir dans le Labour Party. Hélas, il y avait aussi dans ce cas un danger d’opportunisme. Cela devint clair en 1954 lorsque eut lieu le débat sur le réarmement allemand dans le Parti travailliste et qu’un de nos membres au moins prit une position extrêmement opportuniste. D’une certaine façon, c’était drôle quand il me rencontra et se vanta : « Tu vois, j’ai convaincu mon comité général du Labour de s’opposer au réarmement allemand, à la différence de Jean qui a perdu dans son comité ». J’ai alors comparé les deux résolutions qui étaient présentées. La résolution de Jean Tait disait à peu près : « Nous, qui sommes opposés à tout réarmement impérialiste, sommes également opposés au réarmement allemand ». La résolution qui avait gagné disait quelque chose d’équivalent à : « Il n’est pas question de faire confiance à ces Allemands qui ont fait deux guerres mondiales ».

A l’inverse de beaucoup de militants du mouvement trotskyste, nous n’avions aucune illusion, alors ou plus tard, sur la possibilité de transformer le parti travailliste en parti révolutionnaire. Dans un discours au Second Congrès de l’Internationale Communiste, en 1920, Lénine avait défini le Labour Party comme un « parti ouvrier capitaliste ». Il l’appelait capitaliste parce que la politique du parti ne rompait pas avec le capitalisme. Pourquoi l’appelait-il un parti ouvrier ? Pas parce que les travailleurs votaient pour lui. A cette époque, une majorité de travailleurs votaient pour les conservateurs ; et le parti conservateur est, évidemment, un parti capitaliste. Lénine appelait le Labour un parti ouvrier capitaliste parce qu’il exprimait le besoin des travailleurs de se défendre contre le capitalisme.

Reportons-nous à la nature du parti révolutionnaire telle qu’elle est définie dans le Manifeste Communiste :

Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d’une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité ; d’autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt du mouvement dans son ensemble.
Pratiquement, les communistes sont donc la partie la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui va toujours de l’avant ; du point de vue théorique, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier [7].

Notre appartenance au parti travailliste avait un but strictement limité – recruter pour la cause du socialisme révolutionnaire. Le recrutement était possible, en particulier dans la jeunesse du parti. Une résolution adoptée en 1950 par le Groupe Socialist Review affirmait : « nous nous concentrons dans la prochaine période sur le recrutement et dirigeons l’essentiel de nos efforts vers la League of Youth, intégrant tous les éléments qui acceptent nos positions politiques, même si leur niveau théorique est bas ».

Nous faisions aussi de notre mieux pour ne pas limiter nos activités au Labour Party et à la League of Youth. Ian Birchall a écrit très justement que l’intervention dans les syndicats était nécessairement très limitée pour un petit groupe comportant peu de travailleurs industriels. Mais la priorité était toujours donnée aux minces opportunités qui existaient. Les archives des tout premiers mois d’existence du groupe ont gardé trace d’une discussion sur la conférence à venir du syndicat des ouvriers de l’entreprise USDAW, à laquelle un camarade devait être délégué, et de la recommandation selon laquelle un camarade devait soutenir le comité exécutif national du syndicat local de NALGO. Il y avait aussi un travail régulier au Birmigham Trades Council.

En 1959, Geoff Carlsson, membre fondateur du groupe et désormais président des shop stewards de l’usine ENV au nord-ouest de Londres, se porta candidat à la présidence du syndicat des mécaniciens AEU. Le nombre de membres d’AEU dans le groupe pouvait se compter sur les doigts d’une seule main, et il n’y avait pas d’autre intervention que le travail des individus. Mais les candidats avaient le droit de faire circuler une déclaration électorale, que Carlsson utilisa pour proposer une politique nouvelle pour le syndicat. Après avoir critiqué la direction droitière pour son absence de propositions de lutte sur les salaires et les licenciements, il poursuivait en disant : « Dans les élections des dernières années, les syndiqués ont eu à choisir entre des candidats soutenus par le Labour ou par le Parti Communiste. Le choix n’était pas facile. Bien que la plupart des membres fassent allégeance au Parti travailliste, ils ne peuvent pas accepter la politique menée par l’aile droite des syndicats et du Labour lorsque celle-ci comporte le gel des salaires, la collaboration de classe et les trahisons. Tout en respectant les activités militantes des membres individuels du PC dans les luttes quotidiennes dans l’usine, ils ne peuvent pas ignorer la loyauté extérieure du Parti Communiste envers la Russie, ni oublier les mesures anti-ouvrières prises par ce pays à Berlin-Est, à Poznan, en Hongrie, etc ».

La réponse à cette position fut montrée par les résultats du vote : Carlsson, sans aucun appareil à se disposition, obtint 5.615 voix sur un total de 91.400, contre 57.127 pour le droitier Carron et 19.799 pour le membre du PC, Birch.

Quelqu’un qui était tout à fait absent du panthéon des « grands » du marxisme pendant de nombreuses années était Rosa Luxemburg. Le stalinisme n’était pas compatible avec sa conception de l’activité autonome des travailleurs, avec l’unité de l’économique et du politique, et son idée selon laquelle dans la grève de masse se trouve le cœur de la révolution socialiste.

Dans la théorie stalinienne le parti remplace la classe en tant que force active. En fait, pour les marxistes, le parti révolutionnaire ne se substitue pas à la classe. Le parti ne se relie pas aux travailleurs comme le contremaître à ses subordonnés dans l’usine, ou l’officier à ses soldats dans l’armée – en aboyant des ordres. Le rôle du parti révolutionnaire est d’élever l’activité autonome et la confiance des travailleurs. Nous n’imitons pas les institutions capitalistes hiérarchisées ; après tout, l’essence du marxisme est que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Etant isolé, le mouvement trotskyste tomba dans le piège du substitutisme, sous la forme de l’idée que l’activité autonome de masse de la classe ouvrière n’est pas nécessaire et que d’autres groupes ou d’autres forces peuvent s’y substituer. Dans les conditions des années 1950, la forme particulière que prenait le substitutisme était la croyance, commune à toutes les sectes, que si leur position était correcte le problème était résolu.

Pour les intellectuels, les idées ne sont pas une arme pour l’action, elles sont elles-mêmes l’action. C’était l’approche de la New Left qui grandissait en Grande Bretagne à cette époque. Pour la New Left, le concept d’unité de la théorie et de la pratique était le suivant : Marx avait écrit un livre – mais c’était de la théorie. Je lis le livre et je l’interprète – c’est de la pratique. En réalité, les deux restent du domaine de la théorie. La pratique, c’est lorsque la théorie se relie à la lutte des classes.

Pour le reste de l’extrême gauche, le groupe Socialist Review était connu comme les « state caps ». L’extrême gauche mettait l’accent sur ce qui constituait un point de divergence, sur ce qui les séparait des autres. Notre point de vue était différent. Le capitalisme d’Etat était une théorie importante, mais seulement si elle constituait un point de départ pour une orientation correcte dans la pratique, et non une marque de différence.

Une règle que j’ai toujours suivie est de ne pas lire de littérature sectaire. Je n’ai jamais lu le journal de Healy, pas plus que celui de l’International Marxist Group. J’ai rencontré un jour Gerry Healy alors que son journal avait publié une longue série d’articles attaquant notre tendance en général et moi personnellement, et je lui demandai : « Pourquoi passes-tu tant de temps à me critiquer ? Je ne suis pas un officier américain au Vietnam ; je ne suis pas à la tête de la CBI. » En même temps que j’évitais les publications sectaires je lisais avidement toute la presse de gauche, y compris Tribune, le journal de la gauche travailliste, qui avait une certaine influence dans la gauche en général et dont il était important, par conséquent, de connaître les arguments.

Il était inévitable, dans les conditions des années 50, que le Groupe Socialist Review soit faible et peu influent, mais il pouvait éviter d’adopter les attitudes d’une secte et de verser dans le substitutisme. Pour lutter contre ce danger, j’ai écrit deux choses. L’une fut un résumé de la vie de Rosa Luxemburg, Rosa Luxemburg (1959), et l’autre un article sur Trotsky intitulé « Trotsky on Substitutionism » [8].

Sortir Socialist Review tous les mois représentait un effort considérable. Comme nos ressources humaines étaient limitées, je devais être un touche-à-tout. J’écrivais à peu près la moitié des articles, faisant usage d’un certain nombre de pseudonymes : les articles sur l’Angleterre étaient signés R. Tennant ; sur la Russie, L. Turov ; sur la France, De Lacroix ; sur l’Espagne et l’Amérique Latine, L. Miguel. Il y avait aussi quelques autres pseudos que j’ai oubliés. Je me souviens d’un incident amusant. En parcourant le journal du POUM, publié à Paris, je vis un article signé L. Miguel, « notre correspondant à Puerto Rico ». L’endroit où je me suis le plus rapproché de ce pays était la salle de lecture du British Museum !

J’étais aussi responsable de la diffusion de Socialist Review et j’agissais comme le secrétaire du groupe, sans le titre. Pendant de nombreuses années j’étais aussi le trésorier. Je faisais un rapport annuel, mais pratiquement chaque année les comptes n’étaient pas équilibrés. Soit les dépenses étaient plus importantes que les recettes, ou vice versa. Dans le premier cas, en rédigeant le rapport financier j’ajoutais un poste appelé « revenus divers ». Si les recettes étaient plus importantes que les dépenses, j’ajoutais un « dépenses diverses ». La différence était rarement supérieure à quelques livres, et je ne suis jamais parvenu à m’offrir une Rolls Royce, je ne me suis jamais enlisé dans les falsifications comptables. En plus de ces rôles multiples, Chanie et moi devions souvent nous transformer en psychothérapeutes. Il y avait fréquemment des camarades qui connaissaient des épisodes dépressifs.

En 1960 le Groupe Socialist Review était toujours minuscule, une soixantaine de membres en tout. Sa petite taille l’avait empêché de bénéficier, même de façon limitée, des événements de 1956 – la radicalisation provoquée par l’intervention des conservateurs anglais en Egypte et la cassure dans le Parti Communiste qui avait suivi la Révolution Hongroise.

La Révolution Hongroise

Mon document La nature de classe de la Russie stalinienne, écrit en 1947-1948, se termine par ces mots :

La lutte en Russie stalinienne doit inévitablement s’exprimer sous la forme de soulèvements gigantesques et spontanés mettant en mouvement des millions. Jusque là, il semblera à la surface que le volcan est éteint. Jusque là, l’omnipotence de la police secrète rendra impossible à un parti révolutionnaire de pénétrer les masses et d’organiser quelque action systématique que ce soit. La révolution spontanée, en brisant le talon de fer de la bureaucratie stalinienne, ouvrira la voie à la libre activité de tous les partis, tendances et groupes de la classe ouvrière. Ce sera le premier chapitre de la révolution prolétarienne victorieuse. Le chapitre final ne peut être écrit que par les masses, mobilisées de façon autonome, conscientes des buts socialistes et des méthodes pour les réaliser, et conduites par un parti marxiste révolutionnaire [9].

Huit ans plus tard, en 1956, ce pronostic se trouvait confirmé par la Révolution Hongroise. Le 24 octobre, des grèves de masse éclatèrent dans toute la Hongrie, culminant dans la grève générale. Le 26 octobre des Conseils Ouvriers Révolutionnaires se constituèrent dans tout le pays – dans chaque ville, chaque village, dans les usines et les bureaux de l’administration et des journaux. La dualité du pouvoir s’installa : à côté du gouvernement stalinien officiel, un gouvernement ouvrier révolutionnaire était en place. La dualité de pouvoir, par définition, est instable et ne peut durer longtemps. Un des deux côtés doit gagner. En Russie, la Révolution de Février 1917 créa une dualité de pouvoir : parallèlement au gouvernement bourgeois existait un nouveau pouvoir, celui des soviets. En Octobre, le premier fut éliminé par le second.

Un élément crucial de la victoire d’octobre 1917 était la présence d’un parti révolutionnaire dans les soviets depuis le mois de février. Il est vrai qu’il n’y avait que 40 bolcheviks sur les 1.600 délégués (2,5%) au soviet de Petrograd en février 1917. Après une lutte acharnée, avec Lénine qui armait le parti et le guidait, en septembre les bolcheviks obtinrent la majorité et prirent le contrôle du soviet de Petrograd aussi bien que de celui de Moscou.

Tragiquement, en Hongrie, le résultat de huit années de dictature totalitaire stalinienne était qu’il n’existait pas de parti révolutionnaire. En plus, il n’y avait pas la possibilité en termes de temps de construire un tel parti. Le 11 décembre 1956, 30 jours après la naissance du Conseil Ouvrier du Grand Budapest, tous ses membres furent arrêtés.

Les travailleurs réagirent aux arrestations par une vague de grèves. Le 15 décembre, la peine de mort fut introduite pour l’incitation à la grève. Et cela ne resta pas lettre morte : les dirigeants grévistes furent immédiatement exécutés. La Révolution Hongroise ne se vit pas donner le temps de se développer. La présence de quelque 200.000 soldats russes, avec 3.000 tanks, garantissait la victoire de la contre-révolution.

Pendant la première semaine de la Révolution Hongroise, je ne pouvais pratiquement pas fermer l’œil. Je restais debout toute la nuit, écoutant la radio.

Le pronostic de 1947-48 ainsi confirmé par la Révolution Hongroise, on pouvait supposer que cela amènerait de nombreux membres du Parti Communiste dégoûtés par la boucherie à rejoindre notre camp. Mais cela n’arriva pas. Des 10.000 membres du British Communist Party qui le quittèrent en réaction aux événements de Hongrie, ceux qui rejoignirent notre groupe pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main.

Il existait dans le champ politique des forces qui présentaient plus d’attrait pour les staliniens déçus. D’abord, il y avait Isaac Deutscher ; ensuite, il y avait la Socialist Labour League dirigée par Gerry Healy.

Isaac Deutscher, membre fondateur de l’organisation trotskyste en Pologne, biographe aussi bien de Staline que de Trotsky, avec sa recherche sérieuse et son style majestueux, séduisait les staliniens dissidents. Par dessus tout, il était moins exigeant que nous ne l’étions sur la rupture totale avec le stalinisme.

Deutscher proclamait que le régime stalinien était destiné à se réformer et à se diriger automatiquement vers le socialisme. Suivant en cela Trotsky, il prétendait que c’était la rareté qui avait causé la montée de la bureaucratie. Par conséquent une augmentation de la production apporterait l’abondance, et avec elle l’égalité :

Avec la croissance des forces productives, qui apporte un soulagement à la rareté des biens de consommation, une réduction de l’inégalité devient possible, désirable, et même nécessaire pour le développement futur de la richesse de la nation et de la civilisation. Un tel soulagement ne doit pas nécessairement se traduire d’abord ou essentiellement par un abaissement du standard de vie de la minorité privilégiée, mais au contraire par l’élévation du niveau de vie de la majorité. Dans une société stagnante, vivant sur un revenu national dont la taille reste stable pendant des années, le niveau de vie des larges masses ne peut être amélioré qu’au dépens des groupes privilégiés, qui forcément résistent à toute tentative dans ce sens. Mais dans une société vivant sur un revenu national croissant rapidement, les groupes privilégiés ne doivent pas nécessairement payer, tout du moins de manière massive, pour permettre une élévation du bien-être des masses laborieuses ; et donc ne sont pas nécessairement portés à s’y opposer.
La minorité privilégiée d’URSS n’a pas d’intérêts absolus – elle peut encore en avoir de relatifs et temporaires – à perpétuer les disparités économiques et les antagonismes sociaux qui étaient inévitables à un niveau très bas du développement économique. Pas plus qu’elle n’a besoin de se cramponner à un régime politique destiné à supprimer et à dissimuler ces antagonismes derrière une façade « monolithique » [10].
La réforme des traits les plus anachroniques du stalinisme ne peut être entreprise que par en haut, par les anciens subordonnés et complices de Staline [11].

Quelle pensée mécaniste ! La rareté provoqué la montée de la bureaucratie, une augmentation de la production mènera automatiquement au dépérissement de cette même bureaucratie. Un poisson a des branchies parce qu’il vit dans l’eau ; sortez-le de l’eau, il va développer des poumons, et courir dans tous les sens en aboyant !

Ecrivant après la mort de Staline en 1953, Deutscher concluait que le lieu de toutes les réformes serait le Parti Communiste d’Union Soviétique :

Le processus par lequel la nation peut réapprendre à former et à exprimer ses opinions sera peut-être d’abord lent et difficile. Il ne peut commencer qu’à l’intérieur du Parti Communiste. Le régime continuera à être, par auto-préservation ou par inertie, une système à parti unique pendant de longues années. Cela n’est pas de nature à constituer un important obstacle à une évolution démocratique dès lors que les membres du parti se voient autorisés à parler ouvertement sur tous les sujets politiques. Tous les éléments politisés et actifs de la nation sont de toute manière dans les rangs du Parti Communiste, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas d’autre parti vers lequel se tourner [12].

D’après Deutscher, Staline était un révolutionnaire. Non seulement il a protégé les réalisations de la révolution, mais il les a approfondis et élargis :

En 1929, cinq ans après la mort de Lénine, la Russie soviétique a accompli sa seconde révolution, qui fut dirigée seulement et exclusivement par Staline. Du point de vue de son impact immédiat sur la vie de quelque 160 millions d’humains, la seconde révolution fut même encore plus novatrice et radicale que la première [13].
Staline… resta le gardien et l’homme de confiance de la révolution. Il consolida ses gains nationaux et les élargit. Il « construisit le socialisme » ; et même ses adversaires, tout en dénonçant son autocratie, reconnaissaient que la plupart de ses réformes économiques étaient en fait essentielles pour le socialisme [14].

Deutscher s’opposa à tous les soulèvements populaires en Europe de l’Est, de juin 1953 en Allemagne de l’Est à octobre 1956 en Pologne et en Hongrie. Il caractérisa cette dernière comme une contre-révolution essayant « sans le savoir de faire tourner l’horloge à l’envers » [15]. Il acclama les chars russes qui écrasaient le soulèvement des travailleurs :

L’Europe de l’Est (la Hongrie, la Pologne et l’Allemagne de l’Est)… se trouvait au bord de la restauration bourgeoise à la fin de l’ère de Staline, et seule la force armée soviétique (ou sa menace) l’arrêta à ce stade [16].

En conclusion, on devait se montrer détaché et passif. Les anciens communistes devaient se « retirer sur la tour de guet » :

regardant avec détachement et intérêt ce chaos mouvant qu’est le monde, observant avec acuité ce qui va en émerger, et l’interprétant sine ira et studie (sans colère mais avec attention) … c’est désormais le seul service honorable que l’ancien communiste peut rendre à une génération chez laquelle l’observation scrupuleuse et l’interprétation honnête sont devenues si tristement rares [17].

Pour des milliers d’anciens staliniens, Deutscher proposait une option très douce. Pour les milliers qui s’éloignaient de la politique active, la proposition de s’asseoir confortablement dans une « tour de guet » servait de justification intellectuelle au renoncement à toute lutte. Je me souviens être allé à des conférences données par Deutscher dans lesquelles il y avait plus de mille personnes. A deux reprises je pris la parole dans la discussion, critiquant la position de Deutscher, mais je ne trouvai aucun écho dans la salle. Mes critiques de Deutscher furent publiées plus tard dans un article d’International Socialism intitulé « La fin de la route : la capitulation de Deutscher devant le stalinisme » [18].

Notre petit groupe, qui proposait une approche dure du stalinisme, ne pouvait battre la guimauve de Deutscher. Gerry Healy et la Socialist Labour League étaient plus séduisants pour les anciens staliniens qui désiraient poursuivre une activité publique. Deutscher lui-même était en bien meilleurs termes avec la SLL qu’avec nous. La définition de la Russie comme un Etat ouvrier, même dégénéré, était plus attirante que celle qui l’analysait comme un capitalisme d’Etat. Des centaines de membres du Parti Communiste rejoignirent la SLL. Parmi eux se trouvaient un certain nombre d’intellectuels de premier plan (comme Brian Pearce, John Daniels et Cliff Slaughter) et certains militants ouvriers de renom (parmi lesquels Brian Behan, le populaire ouvrier de la construction, ancien membre du comité central du PC).

La logique formelle ne peut expliquer les raisons de notre insuccès à attirer des gens à nous alors que les événements prouvaient la justesse de nos analyses. La pensée dialectique rend les choses bien plus claires. Notre groupe ne s’est que très peu développé à la suite de la Révolution Hongroise. Quantitativement, l’impact fut minimal, mais qualitativement il fut significatif. Nous devînmes plus offensifs et plus convaincus de la justesse de nos positions. Ce qui s’applique bien évidemment à moi aussi.

Le régime capitaliste d’Etat survécut à la révolution de 1956 en Hongrie. Mais tout en survivant dans toute l’Europe de l’Est et en Russie, il se dessécha sur pied. 1989 n’était pas bien loin.

La campagne pour le désarmement nucléaire et ses suites

A la fin des années 50, de nouvelles possibilités se faisaient jour. Celles-ci émergèrent avec la Campagne pour le Désarmement Nucléaire (CDN), qui appelait à un abandon inconditionnel et unilatéral des armes nucléaires pour toutes les puissances.

Le mouvement grandit rapidement, et à Pâques 1960 et 1961 près de 100.000 personnes prirent part à la marche d’Aldermaston. Beaucoup d’entre eux étaient jeunes, avec une proportion significative de travailleurs. Les groupes CDN fournirent une initiation à la politique à toute une nouvelle génération de jeunes gens. La plupart d’entre eux avaient peu d’expérience du Parti travailliste, même si certains d’entre eux rejoignirent plus tard son mouvement de jeunesse (le Parti Communiste était absent dans les premières années de la campagne, prétendant qu’elle « divisait », mais rejoignit la CDN lors de la marche d’Aldermaston de 1960).

Pour le Groupe Socialist Review l’éclosion de ce mouvement nous donnait une chance d’aller au-delà de la routine du travail dans le Labour et les syndicats. Sans abandonner son orientation fondamentale vers la classe ouvrière, Socialist Review (désormais un bimensuel) essayait de trouver une audience parmi ceux qui étaient fraîchement radicalisés par la CDN.

Le rejet par Socialist Review du capitalisme à l’Est et à l’Ouest – résumé par le slogan « ni Washington ni Moscou mais le socialisme international » - signifiait clairement la condamnation de manière égale des bombes thermonucléaires britanniques, américaines et russes. Cela nous distinguait du Parti Communiste et de certains groupes trotskystes « orthodoxes » - parmi lesquels la SLL de Gerry Healy – qui prétendaient que la possession par la Russie de bombes H (impliquant son utilisation éventuelle contre les travailleurs occidentaux) était en quelque sorte différente. La position de Socialist Review était certainement proche des réactions impulsives de la majorité des membres de la CDN, même si la plupart d’entre eux ne disposaient pas d’une analyse claire pour appuyer leurs sentiments. Comme résultat de sa politique et de son activité, le Groupe Socialist Review parvint, au début des années 60, à recruter tout un ensemble de cadres nouveaux venant accroître le petit nombre qui avait survécu aux pressions des années 50.

Vers la fin des années 50 et au début des années 60, une ouverture nouvelle se profilait. En février 1960, le Labour Party décida de créer un nouveau mouvement national de jeunesse, les Young Socialists (YS), cinq ans après la dissolution de la Labour League of Youth. Au printemps de 1961, il y avait 726 cellules (« branches ») des YS, et la première conférence nationale comportait plus de 300 délégués.

Même si les membres du Groupe Socialist Review militaient à la fois dans la CDN et les YS, ces derniers offraient de plus grandes opportunités. D’abord, à la différence de la CDN, les groupes YS tenaient des réunions hebdomadaires. Ensuite, ils permettaient la discussion de toute une variété de sujets, et pas seulement la bombe. Enfin, leur composition était beaucoup plus ouvrière. Nous pûmes y insister sur l’importance extrême de la grève des apprentis de 1960, dont le centre essentiel était Glasgow.

Le thème de discussion dominant dans les YS était la bombe atomique. On y trouvait trois positions : la droite, à la suite du dirigeant du Parti travailliste Hugh Gaitskell, qui soutenait la bombe des puissances occidentales, les partisans de Gerry Healy, qui proclamaient que la bombe russe était une bombe ouvrière, et les militants de Socialist Review, qui dénonçaient toutes les bombes. Nous disions que, n’étant pas pacifistes, nous n’étions pas adversaires de toutes les armes. Cela dit, la bombe H était profondément réactionnaire. Un fusil entre les mains des troupes britanniques opprimant une nation colonisée est réactionnaire. Le même fusil entre les mains de rebelles coloniaux est une arme progressive. Hélas, la bombe H ne fait pas la différence entre les deux camps. Elle les annihilera tous deux. Je me souviens que je citais un chant de l’Aviation Rouge russe des années 30, qui disait : « En même temps que nous bombardons vos patrons, nous vous distribuons des tracts ». Et j’ajoutais : « Le tract doit être court, parce que vous aurez seulement quatre minutes pour le lire ». Il ne peut pas plus y avoir de bombe progressive qu’il ne peut y avoir de racisme progressif, la bombe ne faisant aucune différence entre capitalistes et ouvriers, riches et pauvres. Young Guard, notre journal de jeunesse, portait une énorme « une » : « Pas de bombes, pas de patrons ». Un autre titre dont je me souviens concernait un article soutenant la bombe russe : « La bombe ouvrière pour vous et moi ».

La question du désarmement nucléaire fut un point de départ pour le développement de nombreux jeunes. Leur intérêt n’était pas confiné à ce thème, et la relation entre la bombe et le capitalisme les intéressait. Le rapport entre l’industrie de guerre et l’industrie civile, le fait que, selon les mots de Marx, « l’industrie du massacre fait partie de l’industrie », les fascinait. Les forces productives déterminent les forces de destruction. Sous la féodalité, le serf utilisait un cheval et une charrue de bois, et le seigneur avait un cheval, peut-être meilleur que celui du serf, et une lance de bois. Les armées, fortes de millions d’hommes, de la Première Guerre mondiale, ne pouvaient exister sans les millions d’ouvriers mobilisés dans l’industrie des munitions.

La première fois que j’eus un contact sérieux avec un membre du Labour Party fut en 1958, lorsque je rencontrai Roger Cox, qui avait alors 18 ans. Il était le fils d’un cheminot que son père amenait, quand il était enfant, dans les réunions syndicales. Il était à l’époque apprenti mécanicien, et membre des YS de Shoreditch. Tous les dimanches, il venait chez nous, nous dînions ensemble et passions de longues heures à discuter. Je lui donnais un cours pendant une demie-heure, ou une heure, sur le marxisme, l’économie, le matérialisme historique, etc. C’était une joie de le voir se développer. Il m’apprenait beaucoup de choses sur les conditions de travail, les méandres du fonctionnement du syndicat des mécaniciens, les pensées et les sentiments des jeunes travailleurs, et ainsi de suite. Dans ce microcosme, je me représentais dans son ensemble le monde des jeunes travailleurs. Plus récemment, j’ai demandé à Roger ce qui l’avait motivé à venir à mes cours de marxisme. Il me répondit que c’était le soulèvement ouvrier en Allemagne de l’Est en 1953, et la Révolution Hongroise de 1956.

A part Roger, on retrouvait six ou sept membres des YS de Shoreditch assis tous les dimanches dans la petite chambre que nous occupions, écoutant mes cours de marxisme. J’étais aussi invité à parler dans les réunions de groupe que les YS de Shoreditch tenaient dans les locaux du Parti travailliste.

Je rencontrai un autre groupe de jeunesse du Labour deux ans après, en 1960, à Newcastle. Un samedi sur deux, je venais animer une session de formation. Je leur donnais une série de conférences qui traitaient systématiquement du marxisme : la dialectique, le matérialisme historique, l’économie marxiste - de la théorie de la valeur-travail au déclin du taux de profit en passant par la crise capitaliste, le capitalisme monopoliste et l’impérialisme, l’Etat et la révolution, le capitalisme d’Etat et la théorie de l’économie permanente d’armement. Tous les participants recevaient une brochure ronéotée contenant un résumé de chaque conférence. Nous prenions assurément les choses très au sérieux. La même brochure était ensuite utilisée plus largement dans les réunions de formation que nous organisions partout pour la jeunesse. Il est intéressant de noter que, 40 ans plus tard, tous ceux que j’ai interrogés au cours de ma recherche pour le présent ouvrage se souviennent avec plaisir de la formation sur les idées de base, telles que le capitalisme d’Etat et l’économie permanente d’armement, qu’ils ou elles ont reçu à l’époque.

A Newcastle il y avait à peu près quinze camarades dans la salle, tous des jeunes à l’exception de Terry Rodgers, un militant dirigeant de l’usine de mécanique CA Parsons, qui avait la quarantaine. Très rapidement, cinq d’entre eux rejoignirent notre groupe : Terry, John Charlton, Jim Nichol, Jim Hutchinson et un cinquième dont j’ai oublié le nom. De ces cinq, quatre sont toujours parmi nous.

En préparant ce livre, j’ai eu un rendez-vous avec Jim Nichol et nous avons échangé des souvenirs. Il m’a rappelé qu’il avait quinze ans à l’époque. Deux questions l’ont essentiellement motivé à assister aux réunions : le capitalisme d’Etat et l’économie permanente d’armement, d’abord à cause de la Révolution Hongroise (comme Roger Cox), parce qu’il voulait comprendre comment et pourquoi la Révolution Russe avait été suivie par la victoire de Staline. Il s’intéressait aussi à la théorie de l’économie permanente d’armement parce qu’il voulait comprendre pourquoi et comment le capitalisme occidental avait pu traverser une longue période de prospérité amenant le plein emploi, de hauts salaires, des services sociaux, etc.

l m’a rappelé une chose qui s’était passée pendant mon intervention sur le capitalisme d’Etat. Je donnais des chiffres sur le mouvement stakhanoviste en Russie, où Stakhanov, le mineur modèle, avait extrait une quantité massive de charbon en un seul service, fournissant un critère que les autres mineurs devaient imiter. J’expliquais comment Stakhanov accomplissait ces prouesses. Un groupe de mineurs spécialement sélectionnés préparaient une veine très épaisse avec un bon outillage prêts pour le travail de Stakhanov. Le train de wagonnets était en ordre parfait, et tout le reste impeccable et prêt à l’usage. Stakhanov faisait alors son entrée, accompagné par la presse et les photographes. Jim était stupéfié par les chiffres de la production de Stakhanov que je donnais. Il avait autrefois travaillé pour le National Coal Board, dans un bureau administrant deux puits voisins. Il venait d’une famille de mineurs ; son père et son oncle étaient mineurs. Je calmai les doutes de Jim sur les chiffres d’extraction en prenant un livre et en lui montrant noir sur blanc qu’ils étaient authentiques. Il fut convaincu, mais plus tard il devait me dire : « Je ne savais pas que c’était toi l’auteur du livre que tu citais. Si je l’avais su, mes doutes auraient persisté ».

J’allais à Newcastle tous les quinze jours, et cela continua pendant des mois. Je fus mis en contact avec des Young Socialists de Glasgow. Au cours de l’hiver 1961 je fus invité à une session de formation organisée par les YS de Gorbals. Le sujet était « l’Union soviétique ».

Il devait y avoir entre 40 et 50 personnes dans la salle. Les jeunes étaient essentiellement issus de la classe ouvrière, beaucoup d’entre eux apprentis mécaniciens. Peu de temps auparavant, ils avaient été engagés dans une très importante grève des apprentis couvrant toute la région de Glasgow ainsi que Newcastle. Parmi les présents se trouvait Gus MacDonald, un apprenti des chantiers navals qui avait joué un rôle dirigeant dans la grève. Je dois admettre qu’il n’était pas seulement un dirigeant gréviste mais aussi un leader parmi les jeunes, et fut l’un des quatre qui nous représentèrent au Comité National des Young Socialists. Il fait aujourd’hui partie de la Chambre des Lords [*].

Je commençai par ces mots : « Je ne peux pas parler de l’Union soviétique parce qu’en Russie il n’y a pas de soviets – ils ont été liquidés par Staline – et le pays n’est pas une union mais un empire. Les quatre lettres URSS représentent quatre mensonges : ce n’est pas une union, il n’y a pas de républiques, et elle n’est pas socialiste. »

Mon meeting à Glasgow fut suivi quelques semaines plus tard par une visite surprise d’apprentis de cette ville à mon domicile londonien. En quelques semaines, 42 apprentis glaswegians nous avaient rendu visite. Ils enlevaient leurs chaussures pour dormir par terre – l’atmosphère était lourde d’odeurs. Pendant une période, 18 restaient pour le petit déjeuner. Nous avions beaucoup de difficultés à comprendre ce qu’ils disaient avec leur accent écossais populaire, en particulier leurs constantes plaisanteries, qui devaient être tellement répétées qu’il n’y avait plus de plaisanterie. Ils furent graduellement intégrés au marché du travail et trouvèrent à se loger.

J’étais très sérieux dans mes rapports avec nos contacts. Je considérais chacun d’entre eux comme d’une valeur inestimable. Pour illustrer ceci, je vais raconter une triste histoire. Nous reçûmes un jour une lettre de Glasgow, d’un homme qui avait lu Socialist Review et qui était intéressé par notre groupe. Je décidai de lui rendre visite, mais trop pauvre pour payer un billet de train, je demandai à un camarade de me transporter à l’arrière de sa moto. Après un long et inconfortable voyage, nous arrivâmes à Glasgow et rencontrâmes notre homme. C’était un ouvrier septuagénaire, très impressionnant. Nous eûmes une excellente discussion. Mais nous n’entendîmes plus parler de lui – il mourut quelques jours après notre visite.

J’étais prêt à traverser le pays en long et en large pour parler et recruter des contacts. Ces événements ne se déroulaient pas nécessairement sans problèmes et avec efficacité. Par exemple, je fus invité à Liverpool par Peter Sedgwick, un excellent camarade de longue date. Je fis le voyage, rencontrai Peter au pub et nous attendîmes. Personne ne vint. Après une longue attente, je demandai à voir le tract annonçant la réunion. Un excellent tract. Il n’avait qu’un défaut : il n’indiquait pas la date de la réunion.

La réunion fut renouvelée. Je voyageai, rencontrai Peter au pub et nous attendîmes. Personne. Je demandai à voir le tract, qui était excellent, la date correcte. Un défaut cependant : il n’indiquait pas le lieu de la réunion

Je me rendis un jour à Northampton pour parler. La salle municipale, d’une capacité de 1500 places, avait été retenue. Sur la plate-forme se trouvaient les trois orateurs, dont moi-même, et le président de séance. En dessous se trouvait le public, très exactement au nombre de sept !

Je parlai un jour à York devant trente personnes. Le président était plus qu’amical. Il me présenta et annonça au public le thème de mon intervention – pendant cinq minutes, dix minutes, 15, 25, 40 minutes (malgré des notes répétées l’enjoignant à finir). Le public commença à quitter la salle. Quand j’eus enfin la parole, il me restait dix minutes, et dix personnes devant moi.

Visiter les contacts était une entreprise parfois comique. Nous reçûmes une lettre de quelqu’un qui avait lu Socialist Review et qui était intéressé. Nous décidâmes de lui rendre visite. Il était sept ou huit heures du matin quand nous frappâmes à la porte. Une femme ouvrit la porte et nous demandâmes à voir la personne. « Il est au lit, nous dit-elle, et il dort ». Nous demandâmes s’il travaillait en équipe de nuit, à quoi elle répondit : « Non, il a dix ans, et il était fatigué ».

Les camarades qui lisent ces histoires sur notre attitude envers les contacts, le fait que nous étions prêts à consacrer patiemment du temps et des efforts avec eux, peuvent y apprendre quelque chose. Lorsque Lénine disait : « Il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire », il voulait dire que le marxisme devait pris au sérieux – les réunions de formation sont réellement très importantes. Lorsque Trotsky s’appropria la formule de Marx « l’accumulation primitive du capital » pour la transformer en « accumulation primitive de cadres », il voulait dire qu’il fallait considérer tous les contacts avec le plus grand sérieux..

Une autre chose. Il est extrêmement important que la personne qui enseigne le marxisme n’oublie jamais que par dessus tout elle doit élever le niveau de confiance des élèves. C’est très différent du leadership dans une organisation réformiste. Même si nous mettons de côté les carriéristes purs et simples (qui sont nombreux), même les meilleurs cherchent à représenter personnellement la base, à s’approprier la force et l’initiative des autres. Le révolutionnaire voit le progrès de manière inverse, comme basé sur l’activité autonome de la classe ouvrière, car elle est la clé de la confiance en soi.

Il aurait pu y avoir là un problème. En même temps que c’était une grande joie que de rencontrer les membres des Ys, la différence d’âge entre eux, teenagers, et moi quadragénaire était plus importante, psychologiquement, qu’aujourd’hui lorsque, à 82 ans, je parle à des camarades quadra ou quinquagénaires. Le danger de les prendre de haut, de façon paternaliste, était présent. Je savais que c’était le pire crime, qui pouvait miner la confiance de ces jeunes.

Quelques expériences en dehors des YS m’ont été d’un grand secours. Je me souviens d’une discussion avec ma fille Elana quand elle avait quatre ou cinq ans. Je ne me rappelle pas le sujet, mais je me souviens qu’elle m’asséna, après quelques minutes d’échanges : « Tu dois avoir raison, puisque tu es plus vieux et plus intelligent que moi ». Ma réponse fut : « Si je suis plus intelligent que toi et que tu sois plus intelligente que ton enfant, les gens vont devenir de plus en plus stupides ». Mais je ne sortais pas toujours vainqueur de mes discussions avec mes enfants. Je me souviens un jour, Elana avait cinq ans, elle me demanda : « Est-ce que tu crois que Dieu existe ? » Je lui répondis : « Je ne pense pas qu’il existe ». « Pourquoi ? » Je répondis : « S’il existe, comment peut-il nous voir sans que nous le voyions ? » Elle me donna le coup de grâce : « On voit les gens à la télévision, mais ils ne peuvent pas nous voir ». Pas de réponse.

Quelques années plus tard, dans une réunion où je parlais à des travailleurs pundjabis à Birmingham, j’eus l’occasion d’apprendre encore. Au début de la réunion, l’un d’eux déclara : « Je dois m’excuser auprès de vous pour la mauvaise qualité de notre anglais ». Je lui répondis immédiatement : « Vous n’avez pas à vous excuser auprès de moi. C’est moi qui dois m’excuser. Vous connaissez un peu d’anglais. Je ne connais pas un mot de pundjabi ». Après cela, nous pouvions nous regarder dans les yeux en égaux.

Une autre anecdote. Je parlais dans un meeting bien rempli à Manchester. A la fin de mon intervention, la première personne à prendre la parole de la salle était une femme de la classe ouvrière, d’âge mûr. Elle commença en disant : « Tony Cliff m’a beaucoup déçue ». Cela me déprima. Puis elle ajouta : « Je croyais qu’il était jeune, grand et beau ». Cela ne me dérangeait pas, je n’ai jamais eu d’illusions sur mon apparence. Puis elle termina par ces mots, qui me rendirent vraiment heureux : « Pendant qu’il parlait, j’avais l’impression de mesurer trois mètres ». J’aurais été très perturbé si elle avait dit : « J’avais l’impression que Tony Cliff mesurait trois mètres ». Cela aurait voulu dire que je l’avais fait se sentir petite.

Les membres des YS apprenaient de moi, mais j’apprenais aussi énormément d’eux. J’avais avec quelques militants des relations chaleureuses. Le parti révolutionnaire doit diriger la classe ouvrière en se basant sur l’expérience du passé. Ainsi le parti enseigne aux travailleurs, mais lorsque cette simple question se pose : « qui enseigne à l’enseignant ? », il est extrêmement important de comprendre que la classe ouvrière a beaucoup de choses à nous apprendre. Toutes les grandes idées viennent des travailleurs eux-mêmes.

Un autre exemple peut être trouvé chez Marx. Si vous lisez le Manifeste Communiste de 1848, il y parle du besoin d’un gouvernement des travailleurs, la dictature du prolétariat. Plus tard, en 1871, il écrit que les travailleurs ne peuvent pas utiliser la vieille machine étatique, ils doivent la briser – la vieille armée permanente, la bureaucratie et la police – et établir une nouvelle espèce d’Etat, un Etat sans armée permanente ni bureaucratie, dans lequel tous les fonctionnaires sont élus et révocables, et où ils ne touchent pas de salaire supérieur à celui d’un travailleur moyen. A-t-il trouvé tout cela en travaillant du matin au soir à la bibliothèque du British Museum ? Pas du tout. Ce qui s’était passé, c’est que les ouvriers de Paris avaient pris le pouvoir – la Commune de Paris – et qu’ils avaient fait exactement cela. C’est d’eux que Marx l’avait appris.

Les staliniens racontent que c’est Lénine qui a inventé les soviets. Si on en croit la littérature stalinienne Lénine a tout inventé. Ils avaient un concept hiérarchique religieux. La correspondance de Lénine montre que lorsque les travailleurs ont formé le premier soviet à Pétrograd en 1905 il demandait, quatre jours plus tard : « A quoi diable cela peut-il bien servir ? » Dans la lutte, les travailleurs avaient besoin d’une nouvelle forme d’organisation. Ils ont appris, à la dure, que s’ils avaient un comité de grève dans une usine cela ne marchait pas dans une période de révolution. On a besoin d’un comité de grève qui couvre toutes les usines. Et c’est cela qu’était le soviet : des délégués de toutes les usines se réunissant pour diriger le spectacle. Ils l’avaient fait. Lénine les suivit. Le parti a toujours à apprendre de la classe, toujours.

Le lecteur a dû remarquer que jusqu’à maintenant, lorsque je fais référence à nos activités autour de la jeunesse du Labour Party, j’utilise le pronom « je » et non « nous ». Ce n’est pas un accident, et ce n’est pas parce que j’ai la grosse tête. Je décris la situation telle qu’elle était. Pendant peut-être six mois j’étais le seul membre du Groupe Socialist Review impliqué dans les jeunesses travaillistes. Pour donner une direction, il faut créer des faits. L’action et la discussion doivent aller de pair. Il ne sert à rien de dire : « Les camarades devraient faire ceci ou cela », sans montrer une expérience à l’appui de la suggestion. S’il y a dix personnes dans un groupe, un ou deux seront prêts à tenter d’expérimenter des choses nouvelles ; un ou deux seront si conservateurs que même une expérience positive ne les convaincra pas, tandis que la majorité va vaciller entre les deux extrêmes et apprendre de l’expérience. La clé, c’est d’être avec les un ou deux prêts à expérimenter, de trouver de nouvelles façons de faire avancer les choses, et si ça marche, de gagner la majorité à la nouvelle orientation.

Lorsque j’en vins à la conclusion que le groupe de jeunes relié à nous, aussi petit fût-il, avait besoin de son propre journal, Socialist Review ne leur convenant pas et ne pouvant servir à les organiser, l’idée de Rebel était née. Les membres du Groupe Socialist Review allaient être très réticents à entreprendre cette aventure : après tout, nous n’étions que 60, et ceci au bout de dix ans d’existence ! Alors je convainquis Chanie d’acheter une petite machine à imprimer manuelle Adana. Nous composâmes le texte du premier numéro de Rebel lettre par lettre. Cela prenait des heures et il y avait urgence dans la mesure où on avait besoin de Rebel pour une manifestation prochaine. Il fallait mettre une feuille à la fois dans la machine. Je me souviens du papier bleu, et aussi de la torture que représentait le travail. Chaque feuille devait être posée sur le sol, ou sur un meuble, séparée des autres pour laisser sécher l’encre, parce que nous n’arrivions pas à régler convenablement l’encrage. Pour l’autre côté des quatre pages du journal nous devions recommencer l’opération.

Je raconte cela parce que tout au long de mon activité politique j’ai dû utiliser la même méthode : oser agir. L’action et la discussion doivent aller de pair. Un exemple : Jim Nichol m’a rappelé que durant la grève des mineurs de 1972, lui et moi et deux autres membres du Comité Administratif décidâmes de salarier 15 permanents pour la région minière du Yorkshire (parmi lesquels Sheila McGregor et Bill Message). Aujourd’hui, Chris Bambery se comporte fondamentalement dans le SWP de la manière qui était la mienne – créer des faits en priorité.

Il faut éviter d’être pris dans une niche ; chaque camarade doit remplir n’importe laquelle des tâches nécessaires. Il n’y a pas, dans une organisation révolutionnaire, place pour une attitude hiérarchique. Il me paraissait normal de me consacrer à de nombreuses activités manuelles, comme l’impression sur la machine Adana. Ou encore, notre mensuel avait six pages, imprimées commercialement. Pour économiser de l’argent – il devait s’agir d’une livre par mois – avec d’autres camarades nous faisions la pliure des pages. Je n’ai jamais compris pourquoi on ne pouvait pas parler aux jeunes, aux mineurs, aux mécaniciens, aux ouvriers du bâtiment, de n’importe quel sujet sous le soleil, du matérialisme historique au paiement à la tâche dans l’industrie, de la Révolution Russe à l’histoire du Parti travailliste britannique.

Notre expérience avec les YS a eu une grande signification dans notre développement. Avant notre intervention dans les YS nos rangs ne croissaient que très lentement : de 33 en 1950 à 60 en 1960. En 1964, nous étions 200, un succès modeste mais notable. L’expérience du Groupe Socialist Review dans les YS produisit une avancée qualitative. Et ce qui est plus important, les nouvelles recrues jouèrent un rôle important dans ce qui était un mouvement de masse. Ils apprirent à intervenir dans le mouvement de masse.

Quand le Labour vint aux affaires en 1964 et que Wilson soutint l’intervention américaine au Vietnam, les YS déclinèrent. Nous ne faisions pas un fétiche de notre carte du Parti travailliste, et nous ne fîmes alors pas un fétiche de la déchirer. Nous étions entrés au départ dans le Labour parce que la taille infime du Groupe Socialist Review ne nous permettait pas d’avoir des initiatives indépendantes hors de ce parti. Désormais, nous avions grandi, il n’y avait aucun besoin de rester.

En décembre 1962, le Groupe Socialist Review devint le Groupe International Socialism.

Notes

[*] Soit dit en passant, le dirigeant le plus efficace de la grève des apprentis était Alex Ferguson, aujourd’hui dirigeant du club de football Manchester United. Non seulement il put faire cesser le travail aux apprentis, mais il mit en grève toute l’usine, Remington Rand, ce qui encouragea la grève dans d’autres endroits. Quoi qu’il en soit, Alex Ferguson faisait partie des gens qui venaient aux réunions où je parlais.

Références

[1] K Marx, Thèses sur Feuerbach, in K Marx et F Engels, L’idéologie allemande, Ed. Soc. (Paris, 1970), p142.

[2] British Industry Week, 3 octobre 1967.

[3] Une très bonne histoire de notre groupe a été écrite par Ian Birchall et appelée The Smallest Mass Party in the World. Le titre est une citation de moi datant des années 70 en référence au groupe. Elle est composée de trois articles, deux écrits et 1975 et publiés dans International Socialism 1:76 et 1:77 la même année. Le troisième, où l’histoire va jusqu’en 1979, a été écrit en 1981. Dans l’introduction de la brochure, Birchall commentait : « les lecteurs pourront... remarquer certaines différences de style et de perspective entre les deux premiers articles et le troisième ». Il avait raison. Les deux premiers aveient connu une longue période de gestation, avec une réflexion sur les événements des années après qu’ils se soient produits, alors que le troisième n’avait pas cet avantage et souffrait ainsi, je pense, d’impressionnisme.

[4] I Birchall, op cit, p5.

[5] Ibid., p.6.

[6] V I Lénine, Oeuvres complètes, vol 5 (Moscou, 1965), pp19-20.

[7] K Marx et F Engels, Le manifeste communiste.

[8] International Socialism, Automne 1960.

[9] T Cliff, State Capitalism in Russia (Londres, 1988), p276.

[10] I Deutscher, Heretics and Renegades (Londres, 1955), pp204-205.

[11] I Deutscher, The Prophet Outcast (Londres, 1963), p419.

[12] I Deutscher, Russia After Stalin (Londres, 1953), p173.

[13] I Deutscher, Stalin (Oxford, 1949), p294.

[14] Ibid, pp. 360-361.

[15] Universities and Left Review, vol 1, no 1, p10.

[16] I Deutscher, The Prophet Unarmed (Oxford, 1959), p462.

[17] I Deutscher, Heretics and Renegades, op cit, p20.

[18] Repris in T Cliff, Neither Washington Nor Moscow, op cit, pp166-191.

Archive T. Cliff
Sommaire Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Liénine