1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

 

Tony Cliff

Un monde à gagner

Tournés vers l’avenir

1998

Ni essor des luttes ni déclin

Après les élections législatives de 1987 il y eut une modeste remontée de la lutte gréviste, alimentée par le « Lawson boom » et un sentiment général de prospérité. Par exemple, les ouvriers de Ford firent montre en 1988 d’un niveau de combativité qu’on n’avait pas vu depuis des années. L’année d’après, ce fut le tour du secteur public. Dans l’industrie mécanique on vit gagner une campagne pour la réduction des heures de travail. La lutte industrielle, dans les années 1990, a connu un niveau historiquement bas. Pourtant, comme l’a écrit Lindsey German :

En même temps, il est clair que certaines sections de travailleurs ne sont pas autant sur la défensive qu’il y a quelques années. Et même ceux du secteur public, qui subissent une plus grande pression au niveau de la modération salariale et des suppressions de crédits, ont repris du poil de la bête, comme le montrent les ambulanciers ou les employés municipaux [1].

Aujourd’hui la scène industrielle est véritablement très partagée. Elle a l’aspect d’une mosaïque aux couleurs contradictoires. Pour illustrer cela, deux grèves ont récemment éclaté à Londres avec des résultats très différents, celle des électriciens de la ligne de métro Jubilee et celle des employés du traiteur de Lufthansa. Les électriciens ont gagné, arrachant une augmentation substantielle, malgré la volonté des employeurs de dépenser des millions pour les battre. Les employés de Lufthansa ont été licenciés en masse et remplacés par des jaunes. La victoire des premiers était liée à la tension du marché du travail dans leur spécialité ; on ne trouve pas facilement des électriciens hautement qualifiés pour poser les câbles dans le métro. Il n’y a, par contre, aucune difficulté à trouver des gens capables de confectionner des sandwiches. Les résultats différents des deux grèves ne dépendaient pas de la direction du syndicat auquel appartenaient les salariés : les électriciens étaient affiliés à l’AEEU, dont le président est le droitier Ken Jackson, blairiste acharné, alors que les employés du catering appartenaient à la TGWU, dont le secrétaire général est Bill Morris, un homme de gauche. Hélas, il n’y avait pas d’osmose entre la grève de la ligne Jubilee et celle de Lufthansa : la victoire de l’une n’a pas permis de sauver l’autre. Et ce paysage aux couleurs contradictoires est parti pour durer tant que ne se sera pas produite une montée massive de la lutte des classes.

D’une manière générale, on peut dire que le niveau de combativité des travailleurs n’est pas proportionnel avec l’intensité de la colère qu’on trouve dans la classe. Dans de telles conditions, la colère et la frustration doivent tôt ou tard apparaître sous la forme d’une explosion. Le processus moléculaire du changement en cours dans la classe ouvrière se poursuit. Il est difficile de le mesurer et de savoir quand ça va péter. En Grande-Bretagne, les deux dernières décennies sont très évocatrices de la France dans la période qui a précédé la plus grande grève de l’histoire.

En 1968, dix millions de travailleurs français ont posé les outils et occupé les usines. C’était totalement inattendu, parce que la grève générale n’a pas été précédée par une vague montante d’arrêts de travail. Ce n’était pas comme 1905 en Russie, où il y avait des signes avant-coureurs, ni comme en Angleterre en 1972 et 1974. 1968 fut une rupture de la continuité : il y avait des gouvernements de droite depuis dix ans et les travailleurs étaient en reflux. Les syndicats étaient très faibles, mais le ras-le-bol était général. Avec la brutalité de la police à Paris, tout explosa. Il est intéressant de noter que quelques mois avant les « évènements de mai » un marxiste français, André Gorz, expliquait dans un docte essai que les grèves de masse n’étaient plus possibles dans les sociétés industrielles avancées.

A la suite des évènements français, j’écrivis :

Pendant des dizaines d’années le marxisme a déduit l’état de la conscience des masses de quelques baromètres institutionnels – effectifs des organisations, ventes des journaux, etc. La profonde aliénation des travailleurs à l’égard des organisations traditionnelles a émoussé tous ces instruments de mesure. C’est la raison pour laquelle il n’y avait aucun moyen de détecter l’imminence de mai 68. De plus, chose importante, cela explique la nature extrême, explosive, des évènements. Si les travailleurs français avaient été habitués à participer à des réunions syndicales ou à des cellules du Parti communiste, ces institutions auraient servi à la fois d’outil et de stabilisant, empêchant le mouvement de grève de se répandre de façon incontrôlée. L’idée d’apathie, ou de repli sur la vie privée, n’est pas de nature statique. A un certain stade du développement – lorsque le chemin des réformes individuelles se rétrécit ou se referme – l’apathie peut se transformer en son contraire, l’action de masse énergique. Malgré tout, ce tournant nouveau se produit en tant qu’excroissance de l’étape précédente ; l’épilogue et le prologue se combinent. Les travailleurs qui ont perdu leur loyauté envers les organisations traditionnelles, qui ont paru paralysés pendant des années, sont contraints à livrer leurs luttes de façon extrême et explosive.
Les baromètres traditionnels sont inopérants. La politique des patrons et de l’Etat, de même que celle des bureaucrates syndicaux, est bien moins assurée, plus vacillante, qu’auparavant. Leur réaction, y compris à des situations marginales, peut être inattendue, brutale et apparemment irrationnelle [2].

Agitateurs idéologiques

Si, pour l’instant, l’action industrielle offre peu de perspectives immédiates à notre activité, il n’en est pas de même de la bataille des idées. Nous avons parlé plus haut de la distinction que faisait Plékhanov entre l’agitation et la propagande. La propagande amène un nombre extensif d’idées à un nombre limité d’individus ; l’agitation apporte une ou deux idées à un grand nombre d’individus, les incitant à l’action. Malgré tout, l’histoire montre qu’il n’y a pas de muraille de Chine entre les deux. En fait, la bataille des idées peut entraîner des masses de personnes.

Cette considération s’applique à l’effondrement du régime stalinien en Russie et en Europe de l’Est aussi bien qu’à la disparition de Thatcher de la scène politique en Grande Bretagne. En ce qui concerne le premier, dès les débuts de notre groupe la définition de la Russie et de ses satellites comme des pays capitalistes étatiques a été cruciale.

Au regard de la seconde, la bataille des idées a été aiguillonnée par la sortie de Thatcher, qui a marqué la fin de la période de recul. Après sa victoire aux élections de 1987, Margaret Thatcher avait introduit la poll tax, la baptisant « le vaisseau amiral du gouvernement conservateur ». Seule une personne arrogante, coupée des gens ordinaires, pouvait croire qu’un impôt qui était du même montant pour un duc ou pour une femme de ménage serait populaire. Pourtant les dirigeants travaillistes de l’époque, Neil Kinnock et Roy Hattersley, ont condamné ceux qui refusaient de la payer. En même temps Margaret Hodge, présidente du conseil municipal d’Islington, qui avait proclamé dans sa période benniste qu’Islington était une citadelle du socialisme, ne craignait pas d’envoyer des huissiers pour encaisser la poll tax. Malgré toutes ces pressions, 11 millions de personnes refusèrent de payer. Personne ne pouvait sauver la poll tax. Et celle-ci battue, personne ne pouvait sauver Thatcher.

La chute de Thatcher signifiait, non pas une montée de la lutte industrielle, mais un coup d’arrêt porté à l’assurance du gouvernement dans la continuation de sa lutte contre les travailleurs. Depuis lors, sans être dans une montée des luttes, nous ne sommes pas dans un recul.

Dans cette crise généralisée des idées, la situation exige que nous produisions des agitateurs idéologiques, un terme très approprié inventé par Sean Venell alors qu’il était l’organisateur de Manchester du SWP.

Les circonstances propres aux années 1990 rendaient ce tournant nécessaire pour le parti. La débâcle de la poll tax des conservateurs était le symptôme d’un processus plus profond. Dans les années 90, le gouvernement conservateur se trouva incapable de poursuivre le Plan Ridley, la fameuse « tactique du salami » qui avait si bien marché dans les années 80, attaquant un groupe de travailleurs après l’autre. Dès lors, avec l’approfondissement de la crise économique, les Tories ouvrirent un front large, attaquant pratiquement tout le monde en même temps. Les dernières années du gouvernement conservateur virent un changement massif chez les travailleurs britanniques. Non seulement la poll tax, mais la Guerre du Golfe et le programme de fermeture de puits de 1992 furent une ligne de partage, suivie par des manifestations de masse contre les nazis et la loi sur la justice pénale (Criminal Justice Bill). Cela permit de créer un sentiment de cause commune et d’unité contre les Tories au sein de différents groupes de travailleurs, jeunes et moins jeunes.

C’est pendant cette période que le SWP parvint à sortir de la nécessaire priorité donnée à la propagande qui avait été caractéristique des années 1980. Désormais nous étions dans l’action, constituant des groupes anti-poll tax, construisant un front unique contre les nazis, faisant campagne dans les syndicats et dans la rue, aux cris de : « C’est pas les mineurs, c’est Major qu’il faut virer ! » Nous sortîmes de cette campagne ayant approfondi notre influence et gagné du respect dans la classe ouvrière, avec une croissance supérieure à tout ce que nous avions connu, doublant nos effectifs de 5.000 à 10.000 et portant le nombre des cellules à environ 300.

Depuis la victoire électorale écrasante du Labour en 1997, le balancier est demeuré à gauche. Maintenant la colère est dirigée contre Blair et non plus les Tories, et le sentiment d’amertume et de trahison s’approfondit de jour en jour. Tout cela a abouti à un élargissement de l’audience pour nos idées.

C’est dans ce contexte que nous avons appris à être des « agitateurs idéologiques » - une phase qui chevauche un bas niveau de résistance générale et une classe ouvrière se politisant et évoluant à gauche. Quand Engels disait que la lutte des classes se déroule sur trois plans – l’économique, l’idéologique et le politique – cela ne signifiait pas que les trois sont complètement séparés l’un de l’autre, ni qu’ils sont synchronisés, ni même qu’ils vont dans le même sens. Deux exemples peuvent démontrer cela.

Les trade unions britanniques virent le jour bien avant les syndicats russes, mais l’idéologie qui les dominait était bien plus conservatrice que chez les Russes. Ainsi l’Amalgamated Society of Engineers, fondée en 1852, n’organisait que les travailleurs de sexe masculin. Il a fallu 91 années et deux guerres mondiales, avec des centaines de milliers de femmes embauchées dans la mécanique, pour que le syndicat change d’avis. Ce n’est qu’en 1943 qu’on leur permit d’adhérer au syndicat, mais même alors il y avait une discrimination contre elles ; elle n’étaient pas admises dans les sections normales, mais dans une section spéciale, la n° 5 ! La lutte économique précède, en Grande-Bretagne, la lutte idéologique. En Russie, hommes et femmes étaient organisés ensemble dès le début !

Un exemple de travailleurs allant massivement de l’avant sur le plan idéologique alors que la lutte gréviste est à la traîne peut être trouvé dans la France des années 1934-35. La prise du pouvoir par Hitler en 1933 et la résistance, héroïque mais brutalement réprimée, des travailleurs viennois au fascisme avait affecté l’humeur des travailleurs parisiens. Le même mois qui avait vu se lever les travailleurs autrichiens, il y eut une confrontation sanglante entre, d’une part, les socialistes et les communistes, et les bandes fascistes de l’autre. Un mouvement antifasciste massif se constitua. La conséquence en fut, en mai 36, l’élection du gouvernement Front populaire de Léon Blum sur une vague de gauche. C’est seulement alors, après plusieurs années de montée du niveau de la lutte idéologique, que le mouvement économique fit un pas de géant en avant avec la grève générale et les occupations d’usines.

Bien sûr, un marxiste dogmatique aurait dit aux travailleurs français ou russes : « Tss ! tss ! Vous avez tort d’agir de la sorte. Vous auriez dû commencer par des revendications salariales, et, après seulement, vous préoccuper de lutte idéologique. »

L’agitation idéologique tente de connecter la lutte pour les réformes ici ou là, aussi petites soient-elles, avec les idées générales socialistes. Ces dernières années nous avons réussi à accroître notre influence dans la classe ouvrière, d’abord en étant les meilleurs « combattants des réformes », sachant que chacun d’entre nous fait la différence : lutter contre la privatisation des logements sociaux, empêcher l’expulsion d’un réfugié, défendre un salarié harcelé. Toutes ces question limitées, localisées, dans lesquelles le parti est continuellement engagé, souvent avec succès, ont approfondi le respect et l’influence de notre organisation au sein de la classe ouvrière.

Nous sommes parvenus à nous enraciner idéologiquement par l’agitation sur les idées, pas seulement en faisant des campagnes sur des questions spécifiques – au moyen de débats publics allant de l’économie et du parti travailliste au postmodernisme.

Grâce aux rassemblements du Premier Mai de Socialist Worker le parti a été l’organisation capable de faire revivre la tradition internationaliste. Nous avons réussi a obtenir des parrainages syndicaux significatifs pour ces évènements, ce qui reflète à la fois le mouvement à gauche de la classe et l’incapacité de la gauche réformiste à le prendre en compte aujourd’hui. Les rassemblements du Premier Mai étaient également importants pour le parti dans la mesure où ils permettaient de réunir les différents aspects de la période et le travail accompli par le parti à leur égard. Les rassemblements agissaient comme un ciment entre la nature idéologique du moment et les occasions d’agitation qui reflètent la croissance continuelle du SWP au niveau local, en termes aussi bien quantitatifs que qualitatifs.

Une démonstration importante de notre réussite dans la combinaison de la politique générale avec l’agitation idéologique a été l’organisation de rassemblements aux conférences du parti travailliste en 1997, 1998 et 1999.

Agir comme agitateurs idéologiques prépare les membres du SWP à faire face à l’essor des luttes à venir, qui nécessitera une agitation globale.

Un élan nouveau a été donné à la lutte idéologique par l’arrivée au pouvoir de Tony Blair. Blair est de loin le plus idéologique de tous les dirigeants qu’a eus le parti travailliste. Alors que les dirigeants d’autrefois essayaient de maquiller la contradiction entre les intérêts des travailleurs et le capitalisme, Blair est un enthousiaste du néo-libéralisme, des privatisations, des « créateurs de richesse » (un pseudonyme pour les faiseurs d’argent). Il est entré en guerre avec passion, bombardant l’Irak et la Yougoslavie. Lindsey German écrit :

Tous ceux qui se sont le plus identifiés avec les aspirations travaillistes – pour plus d’égalité et de justice, pour une modération des excès patronaux, pour mettre fin au niveau de pauvreté le plus élevé depuis des générations – sont aujourd’hui déçus par l’absence de changement. Ceux qui sont traditionnellement les plus hostiles au Labour – le big business, la presse, les champions de la libre entreprise – sont agréablement surpris de voir que leur richesse et leur pouvoir sont restés intacts et que le New Labour est prêt à tout pour plaire à « l’entreprise » et au « marché libre » [3].

Une preuve de la profondeur de la déception causée par le New Labour et des opportunités qui s’offrent à la gauche révolutionnaire a été fournie par les rassemblements devant les deux dernières conférences du Parti travailliste. En septembre 1997, quatre mois après les élections législatives, 8.000 personnes se sont rassemblées à Brighton devant la conférence du Labour ; un an plus tard, plus de 12.000 personnes encerclaient la conférence de Blackpool. Présent sur les lieux, je commentai : « Une mer de révolutionnaires entoure une île de réformisme. »

Les électeurs travaillistes sont tellement à gauche du gouvernement qu’un vaste espace se trouve créé pour les véritables socialistes. La faiblesse de la gauche travailliste et la disparition des organisations révolutionnaires qui existaient il y a trente ans, à l’exception du SWP, ouvre devant nous un large champ d’activité.

La construction de la Tendance IS au niveau international

Un aspect de ma vie dont je n’ai pas encore parlé est lié au travail international. Bien sûr, j’avais le désir de construire notre tendance en Grande Bretagne, mais aussi dans d’autres pays. Ma contribution la plus importante a été la rédaction et la publication du Capitalisme d’Etat en Russie. Il est encourageant de voir que, en dehors de l’anglais, ce livre a été traduit dans un certain nombre de langues telles que l’allemand, le français, le russe, le polonais, l’espagnol, l’italien, le grec, le turc, le farsi (en Iran), l’arabe, le japonais, le coréen et le bengali.

Sur le plan anecdotique, l’odyssée de l’édition russe est intéressante. L’édition anglaise a paru en 1955. En 1956, le KGB, excusez du peu, fit traduire le livre en russe et l’imprima. Il fut conservé dans une section de la bibliothèque sous scellés, et personne ne pouvait y avoir accès sans un permis spécial. J’ai découvert ceci lorsque, sous Gorbatchev, un étudiant photographia le livre avec un appareil tenu dans le creux de sa main. Les deux cents et quelque photos me parvinrent, et, en 1991, alors que les camarades s’apprêtaient à publier le livre de façon normale, il apparut que l’édition du KGB était une excellente traduction, et qu’il n’y avait aucun besoin d’en faire une nouvelle. Je continue à me demander comment diable l’idée est venue au KGB de faire cette traduction !

D’autres de mes écrits ont été traduits dans des langues étrangères. Ainsi, en 1975, après la Révolution portugaise, j’écrivis une grosse brochure, spécialement destinée aux révolutionnaires portugais, intitulée Le Portugal à la croisée des chemins (Portugal at the Crossroads). Elle fut publiée en portugais, espagnol, français, grec, italien, allemand et anglais. J’ai écrit récemment une brochure spéciale pour des camarades indonésiens, intitulée Revolution and Counter-Revolution : Lessons for Indonesia (Révolution et contre-révolution : leçons pour l’Indonésie). Produite d’abord en anglais, elle a maintenant été traduite en indonésien [4].

J’ai souvent écrit des articles pour nos camarades allemands, français et turcs. Mais l’activité littéraire ne me satisfaisait pas complètement.

Le nazisme et le stalinisme ont tellement dévasté le mouvement ouvrier révolutionnaire que nous devions partir pratiquement de zéro. Dans le désert il est nécessaire de prendre soin des semis pendant une longue période. J’aurais aimé faire dans d’autres pays ce que je faisais en Angleterre pendant les longs jours et les longs mois des longues années 1950. J’aurais aimé séjourner quelques mois en France, puis dans d’autres pays. Mais je ne pouvais pas le faire, parce que je n’avais pas de passeport et ne pouvais voyager à l’étranger. De telle sorte que ma participation à la construction de notre tendance internationale a été très restreinte, essentiellement téléphonique.

Il est malgré tout possible de faire le bilan de nos efforts pour construire la Tendance IS à l’échelle internationale. Alex Callinicos, Secrétaire International du SWP, s’en est chargé :

Au départ, une organisation aussi petite que le groupe Socialist Review ne pouvait espérer nouer des contacts significatifs à l’étranger, d’autant plus qu’elle rejetait les prétentions de la « Quatrième Internationale ». A la fin des années 60, l’émergence des International Socialists aux Etats-Unis apporta à la Tendance britannique une organisation sœur. Les deux groupes s’étaient cependant développés de façon entièrement indépendante. IS américain était issu de la tradition schachtmanienne, qui considérait les sociétés staliniennes comme des exemples d’une nouvelle forme de société de classe, le collectivisme bureaucratique. Il s’était développé à partir de l’aile du groupe de Schachtman qui rejetait les accommodements progressifs de celui-ci avec l’impérialisme américain, participait aux luttes étudiantes des années 1960, soutenait le mouvement antiguerre, et cherchait un moyen de se relier à la classe ouvrière.

L’essor de la fin des années 60 et du début des années 70 changea dramatiquement la situation. Mai 68 en France, l’automne chaud italien en 1969, la Révolution portugaise de 1974-75, et les luttes qui ont marqué la fin du franquisme en Espagne créaient des conditions favorables pour le développement rapide d’organisations d’extrême gauche dont chacune, comme IS britannique au début des années 1970, comptait des milliers de membres et commençait à gagner une audience dans une minorité croissante de militants ouvriers. Dans certains cas ces groupes provenaient de la tradition trotskyste orthodoxe – comme par exemple les groupes de la Quatrième internationale en France et en Espagne et le groupe français Lutte Ouvrière. Cependant les plus grandes organisations, en Italie et dans la péninsule ibérique, étaient plus ou moins influencées par le maoïsme, qui semblait, en particulier du fait de la Révolution culturelle chinoise de la fin des années 60, représenter une alternative révolutionnaire à la fois aux partis communistes officiels et à la social-démocratie.

Au cours des années 1970, le travail international de IS se développa sur deux axes. D’abord, l’existence même de IS en tant qu’organisation révolutionnaire dynamique et croissante encourageait la formation de groupes ailleurs – notamment en Irlande, Allemagne de l’Ouest, Australie et Canada. Ce n’était pas quelque chose de programmé, mais plutôt le résultat de l’initiative de quelques individus qui avaient vécu un certain temps en Angleterre (ou, dans le cas de l’Australie, un militant de IS américain). L’émergence de ce qui devait être connu plus tard comme la Tendance IS était, dans les années 70, essentiellement confinée au monde anglophone et ne mena pas, à ce stade, au développement de groupes importants ou influents.

Deuxièmement, la direction de IS poursuivait une démarche consciente de développement d’un dialogue politique avec certaines organisations d’extrême gauche européennes. Cette approche était guidée par la recherche de groupes qui, indépendamment de leur politique formelle, semblaient poursuivre dans leur pratique une orientation sérieuse vers la classe ouvrière, en particulier avec les luttes à la base. Cela éliminait plus ou moins les organisations affiliées au Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, alors essentiellement préoccupé par une lutte factionnelle intense entre ses sections américaine et européenne. Un effort pour développer une relation avec Lutte Ouvrière avorta malgré l’approche extrêmement sérieuse de ce groupe vers le travail dans les usines. Son conservatisme théorique (elle était rivée à l’analyse d’après-guerre de la Quatrième Internationale, qui considérait l’URSS comme un Etat ouvrier et l’Europe de l’Est comme capitaliste) et son sectarisme organisationnel en faisaient un partenaire impossible.

Par conséquent, au milieu des années 70, IS consacra l’essentiel de ses efforts à chercher à gagner des organisations issues de traditions non trotskystes. Cela incluait des organisations dites « maoïstes molles » qui semblaient plus ouvertes que les sectes marxistes-léninistes dures et qui faisaient des efforts pour construire une base ouvrière – notamment Avanguardia Operaia (AO) en Italie et Révolution en France, ainsi que PRP-BR (Parti du Prolétariat Révolutionnaire – Brigades Révolutionnaires) au Portugal. Ces derniers avaient un passé guévariste mais semblaient sérieux dans leur insistance sur le point que seule la classe ouvrière pouvait s’émanciper elle-même.

Hélas, ces efforts s’avérèrent totalement infructueux. Cela était dû à deux facteurs principaux. D’abord, et le plus important, nous sous-estimions gravement la puissance de la tradition politique. La politique dans laquelle les cadres du PRP et de l’AO avaient été formés était finalement issue du stalinisme. Malgré leurs efforts subjectivement sincères pour briser avec tout cela, ils demeuraient profondément sous son influence, en particulier dans leur démarche politique substitutive – recherchant, en d’autres termes, un agent du changement autre que la classe ouvrière. Par exemple, AO, s’étant investie avec enthousiasme dans la construction de « comités de base » en dehors des syndicats au zénith de la combativité dans les usines au début des années 1970, se mit, en même temps que la vague refluait, à mettre ses espoirs dans une politique électoraliste et dans un gouvernement de gauche conduit par le Parti communiste que, selon eux, l’extrême gauche pouvait influencer.

Nos racines dans le marxisme révolutionnaire nous ont permis de voir les tares de ces tentatives de raccourcis. Dans toute une série de textes traduits en portugais (et parfois dans d’autres langues européennes) nous insistions sur le fait qu’il n’y avait pas de substitut à la tâche ingrate de construction d’une base dans la classe ouvrière à partir de laquelle les révolutionnaires pouvaient commencer à contester le réformisme et obtenir une audience. Mais nous n’avions pas seulement sous-estimé le poids de la tradition. De quelle autorité nos arguments pouvaient-ils se réclamer ? Lorsque les bolcheviks ont lancé la Troisième Internationale, leur prétention à la direction était basée sur le fait qu’ils avaient conduit une révolution socialiste victorieuse. Avec nos trois ou quatre mille membres au milieu des années 70, nous étions plus petits que les plus importantes organisations d’extrême gauche italiennes, qui à cette époque comptaient 30.000 membres et trois quotidiens. Nous étions aussi basés dans un pays qui, malgré les grèves sous le gouvernement Heath, semblait beaucoup moins révolutionnaire que l’Europe du Sud. Lorsque Chris Harman rencontra les dirigeants de l’organisation maoïste espagnole MC, ils lui demandèrent s’il pensait vraiment qu’il pouvait y avoir une révolution en Grande Bretagne, et s’esclaffèrent lorsqu’il répondit : « Oui ».

L’échec de notre orientation vers l’extrême gauche continentale ne signifiait pas que nous avions eu tort de la tenter. Confrontés au développement très rapide de grandes organisations révolutionnaires, nous n’avions pas d’autre alternative que de tenter de les influencer. Nous étions incontestablement naïfs dans notre croyance que cette tentative pouvait porter ses fruits, en particulier dans la situation très mobile du milieu des années 70, et il n’est pas douteux que nous avons fait des erreurs spécifiques diverses et variées, mais nous avions raison d’essayer. La chose la plus importante était de tirer les leçons de l’expérience. Celles-ci furent de deux ordres : d’abord, de grandes organisations porteuses de traditions anciennes sont très difficiles à influencer ; ensuite, la seule base sûre sur laquelle construire un groupe basé sur notre politique consiste à gagner des individus qui comprennent totalement cette politique et sont désireux de la prendre comme base d’action (et même alors, il y a de nombreux pièges).

Le prix de la politique substitutive du PRP et des maoïstes mous a été payé par l’extrême gauche sur tout le continent. Dans tous les pays, les uns après les autres, la bureaucratie réformiste s’est montrée capable de contenir les luttes des travailleurs. En même temps que se succédaient décrues et remontées des luttes, la gauche révolutionnaire européenne entra dans une crise profonde. Toutes les organisations maoïstes molles, sans exception, se désintégrèrent. Les groupes trotskystes orthodoxes se montrèrent plus résistants, mais la plupart connurent un déclin sévère dans leur taille et leur influence.

Malgré notre propre crise interne de la fin des années 70, le SWP fut capable de tenir le coup – grâce à la force intrinsèque de notre tradition et au développement d’une analyse qui comprenait et expliquait le reflux. Cela dit, nous nous trouvons aujourd’hui dans un contexte très différent, où nous sommes l’une des plus importantes organisations d’extrême gauche survivantes en Europe.

Notre travail international reflétait ce changement de situation. Nous commençâmes à nous concentrer beaucoup plus sur la Tendance IS. L’expérience des années 70 encourageait une approche « à l’envers », partant des individus ou des groupes déjà convaincus par notre politique. La Tendance elle-même se développait. En pratique, les différents groupes s’orientaient, de façon très largement indépendante, vers le type d’approche propagandiste que nous avions mis en place au début des années 80.

Il est important de mentionner ici l’ISO (International Socialist Organisation) américaine, formée en 1977 à partir d’une scission dans IS américain (qui avait développé au milieu des années 70 sa propre forme de substitutisme basée sur une politique d’ « industrialisation » - construisant une base ouvrière en envoyant des étudiants travailler dans les usines). Après un âpre débat interne en 1983 qui reflétait, en partie, l’influence du SWP britannique, l’ISO développa une approche de construction sur la base d’une propagande et d’une organisation socialistes indépendantes qui la mettaient à part du reste de la gauche américaine, laquelle se dissolvait rapidement dans le Parti démocrate, la bureaucratie syndicale et l’académisme.

A partir de 1984 la Tendance IS commença à tenir des réunions annuelles à Londres. Cela reflétait à la fois la convergence des différents groupes sur une perspective propagandiste commune et des contacts plus étroits issus en particulier de tournées de conférences plus fréquentes de membres dirigeants du SWP. Les discussions dans ces réunions se concentraient sur la clarification de questions politiques particulières et sur des problèmes de construction. S’il y avait un slogan unificateur, c’était la formule de Trotsky parlant d’une « accumulation primitive de cadres » : la lutte des classes étant à marée basse dans les pays capitalistes avancés, la tâche principale était de créer dans autant de pays que possible un noyau organisé de révolutionnaires, enracinés dans notre tradition et capables de se relier à de nouvelles batailles ouvrières lorsqu’elles se développaient.

Collectivement, nous étions assez forts pour surmonter l’impact de l’effondrement du stalinisme et pour répondre avec force à l’éclatement de la Deuxième Guerre du Golfe en 1991. Nos organisations jouèrent un rôle actif dans les mouvements antiguerre massifs qui émergèrent brièvement. Cela a marqué le début d’une période dans laquelle nous cherchions, en tant que Tendance, à nous tourner vers l’extérieur pour recueillir les opportunités offertes par une période dans laquelle l’essor était pour l’essentiel terminé, même si à l’évidence il n’y avait pas de véritable déclin dans les luttes des travailleurs. Cette nouvelle situation était reflétée en particulier par le processus d’intense polarisation de classe en cours en Europe continentale et jusqu’à un certain point dans l’Ontario au Canada au milieu des années 90.

Cette priorité donnée à la Tendance ne signifiait pas que nous ignorions les occasions de nous relier à d’autres groupes d’extrême gauche lorsqu’elles se présentaient. Notre meilleure réussite fut la Grèce. L’Organisation Révolution Socialiste (OSE), aujourd’hui le SEK, avait ses origines dans un groupe d’étudiants grecs basés à Londres à la fin des années 60, où ils subirent notre influence. Mais après leur retour en Grèce avec la chute de la dictature des colonels en 1974, ils étaient aussi attirés par la politique des maoïstes mous de l’AO dans l’Italie voisine. Après que des partisans du SWP aient précipité une scission inopportune, nous perdîmes le contact avec l’OSE pendant la première moitié des années 80.

En 1985 Panos Garganas et Maria Styllou vinrent en Angleterre et renouèrent le contact avec nous. Ils venaient juste de parvenir à réunifier l’OSE, mais c’était un petit groupe d’une quarantaine de membres confrontés à une concurrence sévère de la part des autonomistes et des maoïstes survivants dans un environnement politique dominé par les organisations réformistes – le Parti communiste et le PASOK. De façon remarquable, les camarades d’OSE réussirent à tirer parti de la situation en Grèce, où les luttes des travailleurs étaient, depuis le milieu des années 80, plus intenses que dans le reste de l’Europe occidentale, éclipsant leurs rivaux et construisant une organisation révolutionnaire substantielle. Le SEK, avec ses 1.500 membres, est aujourd’hui en taille la deuxième organisation de la Tendance.

Cela dit, le facteur décisif ne fut pas la situation objective, mais plutôt l’existence d’une direction politique forte, capable de saisir les opportunités offertes par les circonstances – d’abord, les luttes étudiantes, puis la crise dans le Parti communiste, le gouvernement de droite du début des années 90, et plus récemment l’évolution du PASOK dans une direction modernisatrice blairiste. Ce processus avait été accompagné par un rapprochement politique entre l’OSE et la Tendance IS – même si au début il y eut d’âpres désaccords, notamment sur le soutien du SWP à l’Iran contre l’Irak dans les derniers stades de la première Guerre du Golfe en 1987-88. Les camarades de l’OSE découvraient dans la pratique que la ligne politique et l’expérience du SWP étaient pertinentes pour leur propre situation. Après avoir assisté à nos réunions internationales pendant plusieurs années, ils rejoignirent formellement la Tendance à la fin des années 1980. Leurs contributions aux discussions internes ont été régulièrement d’une grande importance pour la Tendance, de même que l’exemple de leurs succès.

Nous réussîmes, à la fin des années 80, une percée très importante au-delà des pays capitalistes avancés en entrant en contact avec des révolutionnaires sud-coréens. C’était largement accidentel – le fait qu’un Coréen étudiant la théologie en Californie au début des années 80 soit tombé sur des publications de Bookmarks (la maison d’édition du SWP – NdT). L’effondrement des régimes staliniens provoqua dans la gauche sud-coréenne, jusque-là fortement soudée au régime de Kim-Il-Sund au Nord, une crise profonde. Le coup d’Etat manqué de Moscou, en août 1991, joua un rôle décisif dans la décision de certains individus d’exception de construire un groupe basé sur la théorie du capitalisme d’Etat. Ils ont maintenu IS en Corée du Sud à travers des vagues successives de répression qui ont vu de nombreux camarades jetés en prison.

Hélas, pour des succès comme ceux de Grèce et de Corée du Sud, il y a eu plusieurs échecs. Nos discussions prolongées avec Sosyalist Isci en Turquie, par exemple, échouèrent finalement parce que nous étions incapables de briser l’emprise des traditions staliniennes de la gauche turque sur certains individus clés qui, tout en souhaitant subjectivement rejeter le stalinisme, montraient l’influence de ces traditions dans leur pratique. Et il y a bien d’autres cas de groupes qui n’ont pas réussi à se développer au delà de petits cercles de discussion ou qui, après avoir semblé dépasser ce stade, sont retombés en arrière. L’accumulation primitive est un processus incertain : certaines firmes deviennent d’énormes multinationales, la plupart restent petites ou font faillite.

L’explication de ces échecs n’est pas d’ordre objectif – le SSK sud-coréen a été capable de construire dans des conditions désespérément difficiles. Ils ne sont pas non plus dus essentiellement à des erreurs commises par la Tendance collectivement ou par le SWP en tant que groupe dirigeant de la Tendance – bien que nous ayons fait notre compte d’erreurs. Notre expérience en Grande Bretagne ou celle d’organisations comme le SEK montre que tout dépend de l’existence d’un noyau dur d’individus enracinés dans la tradition révolutionnaire et ayant la détermination, l’énergie, la capacité et le dévouement pour construire une organisation, quel que soit le temps que cela prend et aussi dure que soit la situation. Lorsque ce noyau existe, il y a une chance raisonnable de succès. Lorsqu’il n’existe pas - et il n’existe pas de moyen simple ou artificiel de le créer – aussi prometteur que soit le contexte, le groupe ne se développera pas.

L’argumentation d’Alex montre que la construction du noyau vital nécessite une quantité de courage moral et, en particulier, de persévérance. Je ne doute pas que, si j’avais pu voyager, j’aurais pu davantage contribuer à ce processus. Jusqu’à un certain point, cela fait de moi un observateur passif, un spectateur – face au concept de Lénine d’une direction active, personnelle. Recevoir une lettre ou un coup de fil de camarades de l’étranger n’est pas la même chose que passer du temps avec eux face à face.

Je ressens de la frustration de n’avoir pu faire davantage. J’étais particulièrement vert de jalousie lorsque Chanie, Donny et des dizaines d’autres camarades partirent au Portugal en 1975, après le renversement du régime fasciste.

L’échec des discussions avec le PRP portugais

Le vieux régime fasciste portugais, après 44 ans de règne, fut renversé par les forces armées le 25 avril 1974. Cela venait essentiellement du fait que l’armée avait mené une guerre interminable aux peuples des colonies portugaises – l’Angola, le Mozambique, et la petite Guinée-Bissau. L’armée ne pouvait pas gagner la guerre, et le coût en était prohibitif. La moitié du budget du pays allait à la guerre coloniale. Le soulèvement des forces armées, le 25 avril, fut suivi par l’irruption des travailleurs sur la scène : une vague de grèves de masse accompagna l’effondrement du régime fasciste.

Des organisations portugaises, celle qui nous était la plus proche était le PRP. Des dizaines de camarades allèrent au Portugal essayer d’influencer ce parti. Hélas, cela s’avéra très difficile. L’organisation était un groupe très fermé de conspirateurs.

Il est vrai qu’il se proclamait partisan de la dictature du prolétariat et de l’auto-activité des travailleurs. Mais c’était une organisation guévariste, centrée sur la lutte armée menée par un petit groupe. Pendant un certain nombre d’années, le PRP-BR avait accompli des actions armées contre l’appareil fasciste et colonial, allant jusqu’à faire sauter une base de l’OTAN, détruisant des camions destinées aux guerres coloniales, et tentant de détruire des lignes électriques le Premier Mai 1973.

L’accent mis, correctement, par le PRP sur l’auto-activité du prolétariat était accompagné d’un manque de clarté sur les rapports entre le parti révolutionnaire et la classe ouvrière.

La lutte armée d’une petite organisation de quelques dizaines ou quelques centaines de membres n’a rien à voir avec l’auto-émancipation des travailleurs les armes à la main. Trotsky dirigea les millions d’hommes de l’Armée Rouge, jamais un groupe terroriste. Les guévaristes avaient beaucoup plus de points communs avec les blanquistes qu’avec les marxistes. Blanqui, le révolutionnaire français du XIXème siècle, ne faisait pas confiance aux ouvriers de la base et pensait qu’eux, la minorité, devait agir pour la majorité : « Nous accomplirons la tâche d’émancipation de la classe ouvrière ». Un exemple classique de blanquisme est la tentative de Blanqui, le 12 mai 1839, de renverser la monarchie à la tête de ses 1.200 hommes armés dans les rues de Paris. Sa proclamation de « gouvernement provisoire » disait :

Aux armes, citoyens !
L’heure fatale a sonné pour les oppresseurs...
Le gouvernement provisoire a choisi des hommes armés pour diriger la lutte.
Ces gens sont issus de vos rangs ; suivez-les – ils vous mèneront à la victoire.
En avant ! Vive la République !

Au début, le coup réussit. Il avait été, sur le plan technique, très bien préparé. Des édifices gouvernementaux cruciaux furent occupés. Mais toute l’opération avait été menée dans le plus grand secret. Aucune préparation politique n’avait été mise en oeuvre. La grande masse de la population laborieuse parisienne ne savait rien du plan de Blanqui. Ils ignoraient complètement, non seulement le plan technique, qui devait être secret, mais aussi les buts politiques et sociaux du mouvement. Ils restèrent inactifs. Le gouvernement réagit, fit appel à la troupe et le soulèvement fut écrasé. Ce n’était pas que les travailleurs parisiens de l’époque fussent incapables d’action révolutionnaire. Loin de là. En 1830, et à nouveau en 1848, ils renversèrent le régime. Mais, dans les deux cas, une fermentation politique dans leur sein avait précédé l’insurrection.

Du fait qu’en avril 1974 l’influence révolutionnaire était plus grande dans les forces armées que parmi les travailleurs, le PRP se tournait vers un groupe d’officiers subalternes organisés dans le Mouvement des Forces Armées (Movimento das Forças Armadas – MFA) pour mener l’action. Comme disait le délégué fraternel du PRP à la conférence annuelle d’IS en juin 1975 : « Certains officiers soutiennent ces slogans... pour des conseils révolutionnaires autonomes... les conseils ouvriront la voie à la dictature du prolétariat » [5].

Cette déclaration est analogue à l’opinion des réformistes de gauche en ce qui concerne la bureaucratie syndicale. Bien sûr, il y a une différence entre dirigeants syndicaux de droite ou de gauche. Hugh Scanlon, le président de gauche de l’AEU dans les années 60 et 70, était différent de son successeur, le droitier Terry Duffy. Mais les socialistes révolutionnaires ne se fient à aucun bureaucrate pour mener la classe ouvrière dans sa lutte émancipatrice. Les soldats du rang de l’armée portugaise avaient encore moins de contrôle sur les officiers que les syndiqués n’en ont sur leurs permanents. S’imaginer que des officiers de l’armée peuvent amener le socialisme est une illusion élitiste encore plus fantaisiste que celle qui consiste à croire que des bureaucrates ou des parlementaires peuvent faire avancer la cause révolutionnaire.

Se concentrer sur les forces armées tout en négligeant la construction d’un parti révolutionnaire de masse parmi les travailleurs mettait la Révolution portugaise en grand danger. Comme je l’ai écrit en octobre 1975 :

La grande faiblesse du mouvement révolutionnaire est la différence de niveau entre les soldats et les travailleurs. Les travailleurs sont à la traîne des soldats... L’influence conservatrice du Parti communiste est incomparablement plus grande chez les travailleurs que chez les soldats. Cette différence ne peut se perpétuer. Si les travailleurs ne se hissent pas au niveau des soldats révolutionnaires, il y a grand danger que le niveau de conscience des soldats ne descende au niveau plus bas des travailleurs... Les soldats vont se fatiguer de marcher en avant eux-mêmes pour se saisir du pouvoir d’Etat. Une insurrection qui n’a pas le soutien de la masse des travailleurs n’aura pour eux aucun attrait [6].

S’appuyer sur des officiers subalternes progressistes était une grave erreur. Un parti révolutionnaire de masse est testé quotidiennement dans la lutte. Les membres du parti et le parti dans son ensemble peuvent être jugés et trempés. Lénine, qui était destiné à conduire la seule insurrection prolétarienne de masse, expliquait comment l’organisation du parti révolutionnaire est intimement liée aux préparatifs d’une insurrection armée. Il écrivait en 1902 :

Qu’on se représente (...) une insurrection populaire. Tout le monde conviendra sans doute aujourd’hui que nous devons y songer et nous y préparer. Mais comment nous y préparer ? Vous ne voudriez tout de même pas qu’un Comité central désigne des agents dans toutes les localités pour préparer l’insurrection ? Si même nous avions un Comité central et qu’il prît cette mesure, il n’obtiendrait rien dans les conditions actuelles de la Russie. Au contraire, un réseau d’agents qui se serait formé lui-même en travaillant à la création et à la diffusion d’un journal commun, ne devrait pas « attendre les bras croisés » le mot d’ordre d’insurrection ; il accomplirait justement une œuvre régulière, qui lui garantirait en cas d’insurrection le plus de chances de succès. Œuvre qui renforcerait les liens avec les masses ouvrières les plus profondes et toutes les couches de la population mécontentes de l’autocratie, ce qui est si important pour l’insurrection. C’est en faisant ce travail qu’on apprendrait à apprécier exactement la situation politique générale, et, par suite, à bien choisir le moment favorable pour l’insurrection. C’est cette action qui apprendrait à toutes les organisations locales à réagir simultanément en face des problèmes, incidents ou événements politiques qui passionnent toute la Russie ; à répondre à ces « événements » de la façon la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle possible. Car, au fond, l’insurrection est la « riposte » la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple entier au gouvernement. Cette action précisément qui apprendrait à toutes les organisations révolutionnaires, sur tous les points de la Russie, à entretenir entre elles les relations les plus régulières et en même temps les plus clandestines, relations qui créent l’unité effective du Parti et sans lesquelles il est impossible de discuter ensemble du plan de l’insurrection et de prendre, à la veille de cette dernière, les mesures préparatoires nécessaires, qui doivent être tenues dans le plus strict secret. (V.I. Lénine, Que faire ? Œuvres complètes, Vol. 5, Moscou, 1965, pp. 529-530) [7]

Les écrits de Lénine sur le thème du parti révolutionnaire et de l’insurrection auraient du être un manuel de bataille pour le PRP. Au lieu de cela, le PRP s’est fié au COPCON, un détachement spécial des forces armées utilisé régulièrement pour des besognes de sécurité intérieure, la section la plus radicalisée de l’armée. Le commandant du COPCON était le général Otelo de Carvalho. Le PRP avait de grandes illusions sur Carvalho, négligeant le fait qu’il avait éclaté en sanglots cinq ans plus tôt aux funérailles du dictateur fasciste Salazar.

Chris Harman écrit :

Le PRP donnait aux préparatifs techniques, militaires, de la révolution socialiste beaucoup plus d’importance qu’à la mobilisation politique des masses. Ses membres étaient de plus en plus concernés par le maniement d’armes, en même temps que son journal était, en 1975, tellement négligé qu’il ne paraissait qu’environ toutes les trois semaines – alors que les événements changeaient jour après jour, sinon heure par heure – et était écrit dans un style inaccessible à la plupart des militants ouvriers. Les dirigeants du parti faisaient plus d’efforts pour tenter d’influencer les officiers évoluant à gauche que pour soustraire les travailleurs à l’emprise des partis communiste et socialiste [8].

Le PRP ne connut qu’une croissance minime entre avril 1974 et novembre 1975. Il resta une organisation de deux ou trois cents membres. Comparez ceci avec les efforts de Lénine pour construire un parti de masse pendant les révolutions de 1905 et de 1917. Au Troisième congrès, au printemps 1905, Lénine proposa une résolution invitant le parti à ouvrir largement ses portes aux travailleurs :

... qui devraient être mis en avant pour y jouer un rôle dirigeant, pour faire tous les efforts pour renforcer les liens entre le parti et les masses de la classe ouvrière en élevant des sections encore plus larges de prolétaires et de semi-prolétaires à une pleine conscience (socialiste révolutionnaire), en développant leur activité ... révolutionnaire, en faisant en sorte que le plus grande nombre possible de travailleurs capables de diriger le mouvement et les organisations du parti soient sélectionnés dans la masse de la classe ouvrière pour être membres des centres locaux et du centre du parti dans son ensemble à travers la création d’un nombre maximum d’organisations ouvrières adhérentes de notre parti, en faisant en sorte que les organisations de la classe ouvrière réticentes ou dans l’impossibilité de rejoindre le parti lui soient au moins associées [9].

Et le Parti bolchevik se développa massivement. En 1907, il avait 46.143 membres. Pendant la Révolution de 1917, les effectifs connurent une expansion encore plus rapide. Ainsi, par exemple, à Saratov, début mars il y avait 60 membres du parti, à la fin de juillet 3.000 ; à Kiev, les chiffres correspondants sont de 200 et 4.000 ; à Ekaterinbourg, 40 et 2.800 ; à Moscou, 600 et 15.000 ; à Petrograd, 2.000 et 36.000.

Le journal révolutionnaire joua un rôle crucial dans la construction de l’organisation et l’accroissement de son influence dans la classe. Le 4 avril 1912 eut lieu le massacre de la Léna, suivi par une montée massive des luttes de la classe ouvrière. Le 22 avril, les bolcheviks lancèrent leur quotidien, la Pravda. Avant la publication de ce journal, ils avaient un hebdomadaire, Zvezda, qui très souvent sortait deux ou trois fois par semaine. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, les autorités tsaristes interdirent le journal. Lors de la Révolution de Février, les bolcheviks refirent paraître la Pravda, avec en plus un journal pour les forces armées, Soldatskaïa Pravda. Comparez cela avec l’attitude cavalière du PRP envers son propre journal, Revoluçaõ. Formellement, c’était un hebdomadaire, mais, comme on l’a dit, il paraissait bien moins souvent, et cela au beau milieu d’une révolution.

La Révolution portugaise se termina en défaite. Le 24 novembre 1975, Otelo de Carvalho fut démis de son commandement de la région militaire de Lisbonne, un coup non dissimulé contre la gauche. Le 25 novembre, les paras prirent le contrôle de cinq casernes dans la zone de Lisbonne, pendant que d’autres troupes fidèles au gouvernement prenaient le contrôle des stations de radio et de télévision. Cette attaque de la droite ne rencontra pas de résistance sérieuse.

Un révolutionnaire portugais expliquait, deux jours plus tard, pourquoi il y avait eu si peu de résistance :

Il n’y avait aucune coordination, aucune véritable coordination... Un policier militaire me dit que ces soldats étaient préparés et organisés pour une insurrection, pour la révolution socialiste. Dès que les deux commandants disparurent, ils ne savaient plus quoi faire. Il n’y avait personne pour donner des ordres. Même si les soldats refusaient la discipline militaires, ils ne connaissaient aucune autre façon de fonctionner.
Dans les casernes de l’artillerie légère les soldats voulaient faire quelque chose, mais ils n’avaient pas de direction militaire – leur commandant s’était rendu.
Les soi-disant officiers révolutionnaires n’existent plus [10].

Chris Harman écrit :

La gauche révolutionnaire voulait bien résister à la droite, mais elle ne savait pas comment s’y prendre... Son obsession sur l’aspect purement militaire des choses aboutissait à ce qu’elle ne savait pas comment réagir... Les unités de gauche furent désarmées le 25 novembre parce que les travailleurs attendaient des forces armées qu’elles agissent à leur place, et à l’intérieur des forces armées les soldats de base se tournaient vers les officiers progressistes pour qu’ils donnent une direction [11].

Il est navrant que nous ne soyons pas parvenus à influencer le PRP. On m’a dit que le délégué du PRP à notre conférence était convaincu de la justesse de nos arguments. Hélas, il fut exclu de la direction lorsqu’il revint au Portugal. Nous n’avions pas de noyau de camarades portugais d’accord avec nous.

Même si j’étais déçu par notre échec, je n’étais pas vraiment surpris. Chanie, de retour du Portugal, me confia : « le PRP a plus de points communs avec l’IRA qu’avec nous ». Etant très sensible aux humeurs des gens, je fus impressionné par son jugement.

Linksrück – une success story

Si le Portugal représenta un échec des efforts du SWP pour exercer une influence internationale, l’Allemagne est l’exemple d’un certain succès. Au début des années 1990, de grandes potentialités s’ouvraient aux révolutionnaires dans ce pays. Il y eut des manifestations massives contre la Guerre du Golfe. Soumis à des pressions économiques croissantes, Kohl attaqua en 1992 le puissant syndicat du secteur public ÖTV et provoqua une grève générale de deux semaines, à laquelle prirent part 400.000 salariés. Pour tenter de circonvenir les troubles sociaux, la droite lança une campagne répugnante contre les demandeurs d’asile. Les effets en furent une terrible vague de meurtres nazis et la montée des fascistes du Republikaner Partei. A nouveau, le choc provoqua une réponse déterminée, en particulier dans la jeunesse. Plusieurs millions de personnes descendirent dans la rue pour protester contre la terreur raciste et le fascisme.

Pour le groupe IS allemand, le Sozialistische Arbeitergruppe (SAG), une phase d’énormes potentialités s’ouvrit. Pour la première fois depuis des décennies, les révolutionnaires pouvaient briser le mur qui les isolaient, eux et leurs idées, du reste de la société. Malheureusement le facteur subjectif n’était pas capable de se hisser au niveau des opportunités objectives. Depuis le début des années 70, le SAG était un petit groupe. Pendant la longue période de déclin, il s’était presque désintégré. Vers la fin des années 80, il s’était reconstruit jusqu’à compter une centaine de membres, essentiellement au moyen de la propagande théorique. Le SAG était un petit groupe, passif et sectaire.

Au début des années 1990, il devint clair que des changements drastiques étaient nécessaires pour se relier à la situation en cours. Une nouvelle génération descendait dans la rue et certains recherchaient une alternative socialiste combattante. Le SAG réussit à recruter un certain nombre d’individus dans ces mouvements. Mais plus les jeunes rejoignaient l’organisation, plus il était évident que beaucoup d’éléments de la vieille garde étaient un frein au développement d’une nouvelle couche de cadres. Au niveau local, ils voyaient les nouveaux camarades comme une menace contre leurs vieilles habitudes des années de recul, en même temps qu’ils s’opposaient à toute forme de direction déterminée au niveau national. Malheureusement, la direction nationale elle-même n’était pas prête à prendre parti. Au lieu de forcer les vieux cadres soit à s’adapter à la nouvelle combativité, soit à s’en aller, elle vacilla, hésita et tenta de modérer les conflits en cours.

L’effondrement des régimes staliniens en Europe de l’Est, y compris l’Allemagne de l’Est, m’amena à suivre ce qui se passait en Allemagne avec un intérêt plus intense. Lorsque 30.000 personnes quittèrent le SPD en réaction à l’acceptation par le parti d’un projet de loi raciste sur le droit d’asile, je décidai de passer à l’action.

Je tentai de convaincre la direction du SAG qu’elle devait briser avec l’isolement du groupe et construire un pont vers les jeunesses socialistes. J’écrivis une lettre au fondateur et alors dirigeant du SAG, Volkhard Mosler, que je connaissais depuis 1966. Je mettais l’accent sur les crevasses qui s’étaient formées à l’intérieur du réformisme, et racontais l’histoire des premières années de IS en Grande Bretagne. Mais à part quelques tentatives sans enthousiasme, vite avortées, d’envoyer quelques camarades dans l’organisation de jeunesse du SPD – Jungsozialisten (Jusos) à Munich, la direction ne fit montre d’aucune initiative.

Il était clair pour moi que la passivité du SAG avait mené à son isolement et que l’isolement aggravait la passivité. Pour briser le cercle vicieux, il était nécessaire de franchir une étape décisive pour impliquer les camarades dans la jeunesse. Je fis le choix de Marxism 1993 (notre semaine annuelle de discussions et de débats à Londres) pour passer à l’offensive.

Ayant perdu toute confiance dans la vieille direction du SAG, je me mis à la recherche d’une alternative et la trouvai dans la personne d’Ahmed Shah, qui avait rejoint le SWP au début des années 80 et s’était installé à Hambourg en 1988. Comme il était rentré récemment à la direction nationale du SAG, je vis la chance de construire une nouvelle direction autour de lui. Ahmed et quatre autres jeunes membres du SAG rejoignirent les Jusos en été 1993 et commencèrent à mettre en place une structure organisationnelle indépendante du SAG.

J’étais en contact très étroit avec Ahmed. Il est dur, mais pas rigide, observateur des changements dans la situation sans être empirique, adaptable sans être opportuniste. C’est vraiment un excellent jeune dirigeant. Bien sûr, il fait des erreurs, mais il les corrige très vite, sans faire d’histoires. En lui parlant, je me sentais capable de saisir la situation en Allemagne, et les forces et les faiblesses du nouveau groupe jeune. Ne pas être Allemand, en quelque sorte un outsider, encourageait Ahmed à voir les éléments essentiels. Plus la situation est compliquée, plus il est nécessaire de voir les chaînons clés dans la chaîne des événements, et Ahmed fait cela très bien.

Florian Kirner, rédacteur en chef du journal Linksrück, décrit certains développements initiaux :

Désormais, nous devions nous tenir sur nos propres jambes, hors du SAG et dans un environnement totalement nouveau. Le camp réformiste ! Surmonter l’isolement sectaire, caractéristique non seulement du SAG mais de la masse de la gauche révolutionnaire en Allemagne, était maintenant une question de survie. C’était d’autant plus le cas que nos cinq membres initiaux devaient œuvrer dans une organisation de 135.000 membres officiels (comptant tous les adhérents du SPD en dessous de 35 ans comme Jusos) et quelque chose comme 8 à 10.000 militants actifs.
Pour attirer du monde autour de nous, nous lançâmes un journal appelé Linksrück (vers la gauche). Sur le plan formel, les premiers numéros n’étaient pas très impressionnants. Le nombre de fautes d’orthographe était considérable, et la maquette totalement dilettante. Loin de le décevoir, le dilettantisme semblait satisfaire Cliff. C’était une rupture avec la routine passive des dernières années, et cela créait une atmosphère autour du journal de tribune de jeunes rebelles militants. Et ce n’était pas de la fiction ! Tout le monde pouvait écrire dans le journal. Un certain nombre de « vrais » Jusos étaient invités à le faire, et les articles contenaient souvent des idées politiques plus proches de celles du SPD que de la ligne d’IS. De vrais débats se développaient autour du journal et de nos activités. Et les entristes des Jusos avaient pour la première fois à défendre leurs idées contre des critiques réformistes expérimentés, tout en cherchant à convaincre les jeunes éléments porteurs d’idées de gauche confuses. La connexion entre Cliff et Ahmed était dans cette partie un facteur crucial.
Comme première base opérationnelle à l’intérieur des Jusos nous créâmes « Arbeitskreise gegen Rechts » (cercles ouvriers contre l’extrême droite) à Hambourg, Munich et Berlin. Du fait de nos diverses activités contre les nazis, nous développâmes une réputations de bons militants dévoués. Mais il y avait un effort permanent pour étendre le nombres des domaines d’activité : de l’antifascisme à l’antimilitarisme, à la question des coupes dans les budgets sociaux, en passant par les questions internationales, etc.
Nous commencions à attirer une couche de militants autour de nous et Volkhard se laissa persuader d’envoyer 25 camarades de plus du SAG au Projet Linksrück, rendant possible la création de cellules de Linksrück dans des endroits comme Francfort et Cologne.
Une routine se développa dans nos cellules autour de la vente du journal, ce qui forma de nouveaux cadres pour amener les comités de branche nouvellement créés à installer une habitude de discipline.
Après avoir formé Ahmed avec succès, Cliff commença à rechercher davantage de contacts avec les gens autour d’Ahmed afin de créer une direction collective.
A partir de là, il est difficile de se faire une idée exacte de la contribution de Cliff. Il faisait tellement partie de la direction, il prenait un intérêt si étroit à tous les détails de notre travail, et s’impliquait avec une telle énergie dans nos débats, que sa plaisanterie récurrente selon laquelle il était « un membre secret de la direction de la coordination fédérale » était souvent proche de la réalité. Pour comprendre pourquoi cette forte intervention de l’extérieur n’a pas développé un sentiment de dépendance dans la jeune direction allemande, il est important de voir comment Cliff intervenait. Nous n’avions jamais le sentiment d’être poussés à prendre une décision. Il nous racontait la bonne histoire au bon moment. Mais c’était toujours notre organisation, nos décisions et nos expériences, que Cliff semblait modifier, approfondir ou interpréter. Il canalisait notre expérience, nos analyses et nos idées dans la bonne direction. Ce n’était jamais comme s’il était le professeur et nous ses étudiants. Sa détermination à apprendre de nous et de notre vécu était toujours apparente. Bien sûr, le rôle de Cliff était absolument crucial, mais c’était une relation dialectique, dans les deux sens, et non dans le sens unique de commander et obéir.
L’émergence d’une véritable direction nationale dans les années 1997-98 eut lieu dans un contexte de tensions sociales et politiques croissantes. La bataille décisive contre le gouvernement Kohl avait commencé.
Après la victoire électorale des conservateurs en Hesse, les patrons poussaient à une offensive dure contre les syndicats. Kohl introduisit le « Sparpaket », un ensemble de coupes sévères dans la protection sociale. C’était le commencement de la fin du règne de Kohl. Cela créa aussi une vague qui apporta une vraie croissance de Linksrück.
Déjà, en mai 1996, les syndicats avaient organisé un certain nombre de manifestations. Lorsque le vote sur le « Sparpaket » fut à l’ordre du jour, il y eut une manifestation nationale à Bonn le 15 juin. A cette époque Linksrück avait déjà commencé à grandir. Le 15 juin, nous livrâmes notre première bataille en tant qu’organisation nationale.
Pendant que 350.000 travailleurs descendaient dans les rues de Bonn, Linksrück réussit à mobiliser 450 membres et sympathisants. Dans une opération épuisante atteignant un niveau logistique qui nous était inconnu jusque-là, nous vendîmes 2.000 journaux dont la première page appelait à des grèves de masse contre les coupes budgétaires.
Nous avions commencé à entrer en contact avec des salariés. Ce que nous avions vécu avant les manifestations de Bonn mena à des grands débats à tous les niveaux de l’organisation sur la nature de la situation en cours.
L’intensification de la lutte des classes, la crise de la politique réformiste et le développement d’une nouvelle génération de militants étaient désormais inscrits dans l’approche de l’organisation.
En même temps que tout ceci se produisait, nous étions vus et nous voyions nous-mêmes comme Jusos, nous appelant dès lors « le courant révolutionnaire dans les Jusos ». Mais avec chaque étape réussie dans le monde extérieur, nous mettions plus de poids sur notre jambe indépendante en tant que Linksrück et moins sur la jambe Juso. C’était aussi le résultat de la pression de l’autre côté, car la bureaucratie des Jusos était de plus en plus mécontente de Linksrück. Le fait que les Jusos prirent une décision nationale excluant Linksrück des sections étudiantes rendit nécessaire la constitution de structures de Linksrück dans ce milieu. En termes financiers, Linksrück avait toujours été indépendant des Jusos.
Après la crise de l’été 1996, Linksrück commença à vivre une réelle croissance. Le « Sparpaket », qui ne put être battu au parlement, provoqua des troubles sociaux massifs en octobre, alors que les employeurs tentaient de réduire les indemnités maladie. Après une grève de trois jours d’IG Metall dans les usines Daimler à Stuttgart, l’offensive des employeurs fut repoussée.
A partir de là le gouvernement Kohl fut paralysé. Il était trop faible pour imposer des coupes substantielles. Chaque offensive de la droite était contrée par une résistance confiante et hargneuse. Les sidérurgistes, les salariés du bâtiment et les mineurs se mirent en grève au cours de 1997. Une manifestation nazie le 1er mars à Munich fut stoppée par un barrage de 25.000 personnes ; des dizaines de milliers de personnes tentèrent d’empêcher des transports de produits nucléaires.
Linksrück participait à toutes les luttes qui étaient à notre portée. La présence de pancartes Linksrück dans toutes les manifestations faisait de nous la plus visible des organisations de gauche. Apprenant de notre incapacité à retenir les contacts de l’été 1996, nous regardâmes de plus près le fonctionnement de nos cellules. Une série de meetings nationaux marquant le 80° anniversaire de la Révolution d’Octobre en 1997 permit aux cellules de faire face convenablement à l’afflux de nouveaux membres. Nous publiâmes In Defence of October, de John Rees, vendant 500 exemplaires.
La croissance était visible dans le fait que le tirage du journal passa de 300 au départ à 3.500. Les effectifs atteignirent 500 après les meetings sur Octobre en novembre 1997. Peu après de nouvelles opportunités apparurent. Durant l’hiver 1997-1998 la plus grande grève étudiante de l’histoire allemande éclata. Débutant dans la petite ville de Giessen, le mouvement se répandit en quelques semaines à toute l’Allemagne. Des dizaines de milliers d’étudiants manifestèrent.
Linksrück n’était pas spécialement implanté dans les universités. Mais nous avions une organisation centralisée, essentiellement composée de lycéens, que nous pouvions lancer dans les universités, et au moins les débuts d’un travail étudiant.
Les six mois suivants connurent une véritable montée de Linksrück. La grève étudiante fit de nous de loin la plus visible organisation révolutionnaire. Dans certains endroits les camarades purent jouer un rôle crucial dans les grèves. Et quand plusieurs milliers d’étudiants occupèrent la zone interdite autour du Bundestag de Bonn dans une manifestation nationale au début de 1998, ils portaient une forêt de pancartes Linksrück.
Nous lançâmes le slogan « Millionäre besteuern » (‘Taxez les millionnaires’) et développâmes un profil d’orientation sur la question sociale et la classe ouvrière. Nous recrutâmes 85 personnes pendant les grèves. Une autre série de meetings suivirent la fin de la grève, sur le thème « Le marxisme est-il encore valable ? » qui attira 750 personnes nationalement. Linksrück continua à grandir à l’approche des Rosa-Luxemburg Tage (Journées Rosa Luxemburg – similaire à Marxism pour le SWP) à Francfort, où nous attirâmes 940 personnes, en recrutant une centaine pendant les 4 jours. Après les Rosa-Luxemburg Tage 1998, Linksrück avait 800 membres, le tirage du journal atteignait 5.000 exemplaires, pour ne pas parler de la confiance.
Pour résumer, lorsque le projet Linksrück a démarré, il y avait 5 membres à Linksrück et sur le papier 200 dans la SAG. Cinq ans plus tard, en mai 1999, Linksrück atteignit 1.075 membres. Le tirage du journal passa de 300 en 1994 à 6.000 en 1999. La direction nationale passa d’une direction monocéphale en la personne d’Ahmed Shah à un centre de 15 personnes, dont un certain nombre de permanents. La maison d’édition a été capable de publier des pavés comme le livre de 400 pages de Chris Harman, La révolution perdue : Allemagne 1918-1923.
Un regard à la liste des cellules en dit plus sur les véritables changements. La SAG n’avait jamais eu plus d’une cellule par ville. Linksrück a aujourd’hui cinq cellules à Hambourg, Munich et Francfort, quatre à Berlin et deux à Freiburg et Cologne – sans parler des cellules universitaires. Ce qui en soi démontre le développement d’un cadre confiant. La composition sociale de l’organisation est également transformée. Composé au début uniquement de lycéens, le groupe comptait, parmi les délégués à notre congrès de 1999, 44% d’étudiants et 14% de salariés.

D’une certaine façon, le succès de Linksrück me frustra encore plus de ne pas avoir de passeport. Si j’en avais eu un, j’aurais pu, par exemple, aller à Paris un jour ou deux chaque mois. J’aurais pu, sur une période de cinq ou six mois, donner un coup de main aux camarades français, le coût du voyage de Londres à Paris étant à peu près le même qu’entre Londres et Glasgow.

Il faut que je me contrôle si je ne veux pas devenir un vieillard grincheux.

‘Ni Washington ni Moscou mais le socialisme international’

C’est là le slogan qui a résumé notre position en tant qu’organisation tout au long de notre existence depuis les débuts en 1950. Pendant longtemps, il a servi de guide à l’activité, essentiellement en Angleterre pour le SWP. Mais aujourd’hui il acquiert une portée plus générale.

L’année 1989 a vu se produire le tremblement de terre le plus massif dans l’ordre social et politique en Europe de l’Est, à une échelle comparable à 1848 et 1917.

Pratiquement tout le monde a vu dans l’effondrement du stalinisme la fin du socialisme. La presse capitaliste avait toujours identifié la Russie avec le socialisme, avec le communisme. En parallèle, la gauche tout entière faisait de même. Et pas seulement les partis staliniens, mais aussi la gauche travailliste en Grande Bretagne. Même les trotskystes « orthodoxes » considéraient le stalinisme comme une forme transitoire entre le capitalisme et le socialisme.

En août 1989, le célèbre Francis Fukuyama, conseiller du Département d’Etat US, déclarait que la chute du bloc soviétique signifiait « la fin de l’histoire » et « la victoire incontestable du libéralisme économique et politique ». Enfin, le rêve américain se réalisait. Hélas, avant que l’encre de l’article de Fukuyama ne soit sèche, l’histoire montrait qu’elle avait plus d’un tour dans son sac.

D’abord, les impérialismes américain et anglais, accompagnés de leurs alliés et satellites, se mettaient à bombarder l’Irak. Saddam Hussein, le tyran créé par l’impérialisme anglo-américain, était devenu leur cible. En 1963, le parti de Saddam Hussein, le Baas, avait renversé Abdul Kassim, l’homme qui, en 1958, avait débarrassé le pays de la monarchie imposée par les Britanniques. Le coup d’Etat aboutit au massacre de 30.000 communistes. En 1974, Saddam Hussein déclencha contre les Kurdes, dans le nord du pays, une guerre qui continue aujourd’hui. Lorsqu’il utilisa ses armes chimiques contre des villages kurdes, la presse occidentale regarda ailleurs. En février 1977, son armée massacra des musulmans chi’ites dans le sud du pays. En 1980, il franchissait la frontière iranienne dans ce qu’on appelé la Première Guerre du Golfe. Pendant les huit années de cette guerre, les Américains et les Britanniques ont soutenu Saddam.

En 1990, la créature qu’ils avaient suscitée commença à agir d’une façon qui mettait en danger les intérêts de son maître : il envoya son armée occuper le Koweït, menaçant ainsi les intérêts pétroliers occidentaux. Une attaque massive sur l’Irak, dirigée par les Etats-Unis, s’ensuivit. Il semble que ni Saddam Hussein, ni le président américain, ni le premier ministre du Royaume-Uni n’avaient lu Francis Fukuyama.

Fukuyama ne nous promettait pas seulement un monde sans guerre, mais aussi un univers délivré des crises économiques. Apparemment, ceux qui président aux destinées du capitalisme mondial n’avaient, eux non plus, pas lu cette partie de l’essai de Fukuyama. Une longue récession planétaire s’installa peu après sa publication. Il n’est donc pas surprenant que depuis 1998 se soient produits des événements encore plus graves : l’effondrement des tigres économiques asiatiques, tant admirés et loués deux ans auparavant par Tony Blair et Peter Mandelson ; la ruine de l’économie russe, et la profonde récession de la seconde économie mondiale – le Japon.

Mais Fukuyama et les autres porte-parole du capitalisme mondial n’étaient pas les seuls à déclarer que 1989 représentait la fin du socialisme et du communisme. En février 1990, Eric Hobsbawm, gourou attitré du Parti communiste britannique pendant des décennies, dut répondre à la question suivante : « Il semble qu’en Union Soviétique les ouvriers soient en train de renverser l’Etat ouvrier. » Il dit : « Il est évident que ce n’état pas un Etat ouvrier, personne en Union Soviétique n’a jamais cru que c’était un Etat ouvrier, et les ouvriers savaient que ce n’était pas un Etat ouvrier » [12]. Pourquoi Hobsbawm ne nous a-t-il pas dit cela il y a cinquante ans, ou même vingt ?

Nina Temple, secrétaire générale du BCP, déclarait à la même époque : « Je pense que le SWP avait raison, les trotskystes avaient raison de dire que l’Europe de l’Est n’était pas le socialisme. Et je pense que nous aurions du le dire depuis longtemps ». En lisant la déclaration de Nina Temple, on ne peut s’empêcher de se demander ce qui se passerait si le pape déclarait que dieu n’existe pas ? Comment l’église catholique survivrait-elle ?

Bon, je ne sais pas si le pape croit vraiment en dieu, mais nous savons que le dirigeant du plus grand parti communiste d’Occident – Massimo d’Alema, premier ministre et secrétaire général du PCI, qui s’appelle désormais Parti de la Gauche Démocratique (PDS) – est plein d’admiration pour le pape. Le 8 janvier 1999, il était reçu en audience au Vatican. L’agence Reuters raconte : « Il s’adressa au pape en l’appelant ‘Saint Père’, s’inclinant respectueusement devant le dirigeant du milliard de catholiques que compte le monde... D’Alema, qui a l’habitude de présider les meetings les plus imposants d’Europe, reconnut plus tard qu’il s’était senti petit et intimidé devant le pape. « Je dois admettre que j’ai ressenti une grande émotion. Je suis arrivé très tendu mais la tension s’est dissipée du fait du sens extraordinaire qu’a le Saint Père du contact humain direct, » a dit D’Alema aux journalistes » [13]. Tout ceci à propos du pape Jean-Paul, qui a couvert la collaboration de l’église catholique avec l’Allemagne nazie pendant l’extermination des Juifs ! Le comportement de Massimo D’Alema, aussi bien que les mots de Hobsbawm et de Temple, constituent une claire démonstration de la faillite totale de l’idéologie stalinienne.

Dans le monde entier, les partis sociaux démocrates furent également ébranlés par les événements d’Europe de l’Est. Comme eux, les centristes de gauche aussi bien que les trotskystes orthodoxes considéraient la Russie comme communiste, socialiste, ou tout au moins porteuse de certains éléments de ces systèmes.

A l’inverse de tous ces courants, ceux d’entre nous qui déclaraient que la Russie était capitaliste d’Etat, et ce bien avant la chute du régime stalinien, établissaient une tête de pont vers l’avenir et préservaient la tradition marxiste authentique, celle du socialisme par en bas.

Bien sûr, il aurait été plus facile de se laisser porter par le courant. Les idées dominantes sont influencées par le capitalisme, et ce n’est que dans les crises révolutionnaires que nos idées sont massivement acceptées. Mais ce n’est qu’en construisant et en organisant la minorité qui comprend le capitalisme et qui veut le combattre qu’une issue positive peut être apportée à la crise révolutionnaire. Nous avons vu à de nombreuses reprises (par exemple en Espagne en 1936-39, au Chili en 1973, ou au Portugal en 1974) que sans parti révolutionnaire le capitalisme surmonte la crise révolutionnaire et remet en selle son régime d’exploitation.

En conclusion

Les biographies politiques peuvent avoir un intérêt dans la mesure où elles montrent la continuité et le changement entre le commencement de l’histoire et la fin. Il y a une énorme différence et en même temps une continuité entre ma rébellion, à l’âge de 14 ans, contre le fait que les enfants arabes n’étaient pas acceptés dans ma classe, et mon attitude envers l’oppression nationale et sociale dans les années 1990.

Ce n’est qu’avec la mort que le changement s’arrête. Bien sûr, un groupe humain peut mourir intellectuellement tout en continuant à exister physiquement. C’est le sort de toutes les sectes dogmatiques qui mettent l’accent sur ce qui les différencie des autres. A l’inverse, comme dit Marx, le communiste privilégie ce qui est commun entre lui et le mouvement de masse. Le revers de la médaille du sectarisme est l’opportunisme, l’adaptation au niveau du mouvement, sans s’efforcer à l’aider à aller de l’avant.

La vraie difficulté, dans une biographie politique, c’est de savoir où s’arrêter. Quand j’ai écrit mes biographies de Lénine et de Trotsky, c’était évident : à leur mort. Même si Lénine n’a jamais envisagé d’écrire son autobiographie, ses Œuvres complètes sont la somme des actions et des pensées de toute sa vie politique. Mais une autobiographie ne peut pas s’arrêter à la mort de son auteur. De plus, si la biographie est l’élément d’une polémique pour défendre un individu contre la calomnie, il y a aussi un point d’arrêt naturel de la biographie. Trotsky a été contraint d’écrire son autobiographie, Ma vie, par la monstrueuse campagne de calomnie orchestrée par les staliniens.

La présente autobiographie n’est pas motivée par les mêmes considérations. Elle tente de montrer la continuité et le changement sur six décennies d’activité révolutionnaire, qui m’ont vu engagé dans une grande variété de situations, y compris dans les différents pays où j’étais actif.

Lorsque je suis devenu trotskyste, le trotskysme était un petit groupe marginal et le stalinisme paraissait omnipotent. Aujourd’hui nos perspectives sont grandes ouvertes tandis que le stalinisme connaît un processus de désintégration, sinon d’agonie. Si j’avais fini le livre sur l’année 1974, alors que la courbe des luttes était ascendante, le livre entier aurait eu une apogée évidente : UCS et 200 usines occupées, les Cinq de Pentonville libérés par une grève nationale des dockers, Fleet Street et les mécaniciens, la grève nationale des mineurs brisant la politique des revenus et faisant tomber le gouvernement conservateur. Si la fin avait été en 1985, le paysage n’aurait pas été moins clair, après la défaite catastrophique des mineurs.

Hélas, nous somme à présent dans une situation très compliquée. Les plus importants écrits de Lénine sont situés dans des périodes de marées montantes et descendantes de la lutte des classes, et c’était aussi notre thème principal : (1) décrire et analyser la situation objective ; (2) ce que doit faire la classe confrontée à cette situation ; (3) ce que devraient faire les révolutionnaires lorsque pour eux l’objet n’est pas seulement les conditions économiques, sociales et politiques du moment, mais aussi la conscience et l’organisation des travailleurs à ce moment.

Si vous lisez ce que nous avons écrit, disons en 1972, c’était essentiellement consacré à ce qu’il fallait faire. Refaire la même chose en 1985 n’aurait pas été suffisant. A cette époque, les besoins étaient différents. Bien sûr, il était nécessaire d’expliquer dans quel sens les mineurs devaient s’engager pour gagner en 1984-85. Mais il n’était pas moins important de répondre à la question de savoir pourquoi cela n’a pas eu lieu. Lancer le bon slogan n’est pas suffisant. Cela frustre les révolutionnaires, parce qu’ils disent : « Nous avons tout fait correctement. Nous avons analysé la situation correctement. Nous avons lancé les bons slogans. » Mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est qu’il n’est seulement important d’avoir les bons slogans, il faut aussi les transformer en action. Le nombre de fois où le Workers Revolutionary Party (l’équivalent britannique du PT français, NdT) et ses prédécesseurs ont appelé à la grève générale est proprement stupéfiant. Mais il n’a jamais réussi à se relier à des grèves réelles, qui sont plus petites et sous l’influence de la bureaucratie syndicale.

Le même besoin de comprendre la réalité dans toute sa complexité plutôt que comme une abstraction stérile s’applique à la relation entre la base des syndicats et la bureaucratie. Même là, il n’y a pas d’abîme clairement délimité. Il y a une différence, mais il y a aussi un pont entre eux.

Et le délégué d’usine permanent syndical ? Bien sûr, il est plus proche de la base que le secrétaire général du syndicat, dont le poste est garanti à vie. Mais il demeure une courroie de transmission entre la bureaucratie et la base. Beaucoup de shop stewards, qui sont au travail, sont souvent influencés par une attitude bureaucratique – substitution à la base, méfiance de la base. Leur expérience semble leur indiquer que les travailleurs sont passifs dans leur majorité. J’ai entendu le même refrain des milliers de fois : « Tu ne connais pas les gars de chez nous. Ils sont apathiques. Ils ne pensent qu’à eux ». Personne ne m’a jamais dit : « Tu ne me connais pas. Je suis apathique. Je ne pense qu’à moi ». L’apathie est largement répandue, mais sa signification n’est pas dépourvue d’ambiguïté. Cela peut venir de ce que les salariés sont tellement contents de leur sort qu’ils se disent : « Tout va bien, Jack ». Elle peut aussi être le résultat d’exactement le contraire – un sentiment d’impuissance. « Je suis impuissant, il n’y a rien à faire ». Lord Acton a écrit : « Le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument », mais je pense qu’il serait plus correct de dire : « Le pouvoir corrompt, mais le manque de pouvoir corrompt absolument. Je ne peux rien faire pour changer ma vie, alors je capitule devant l’apathie ».

Comme nous ne sommes pas dans la période glorieuse des années 1970, ni sous les coups de matraque du thatchérisme, la situation est beaucoup plus compliquée, et personne ne peut prédire comment les choses vont tourner. Nous avons besoin d’analyser la situation internationalement et nationalement. Nous devons brandir des slogans corrects, qui conviennent à la situation. En même temps, nous devons expliquer sans relâche comment la bureaucratie syndicale et la direction du Labour empêchent le passage à l’action. Ce qui n’est en soi pas suffisant, car susceptible de se transformer en excuse pour la passivité. Nous devons également proposer les différents niveaux d’activité qui sont possibles en connexion avec les slogans généraux mis en avant. Après avoir considéré le vaste paysage de la base économique de la société, il faut se pencher sur la superstructure – les rapports politiques, et finalement la situation idéologique.

Le gouvernement Blair a créé pour nous un large espace. Il a porté si loin la droite du Parti travailliste que des millions de personnes sont furieuses de sa passion pour les riches, de ses attaques sur les mères célibataires, les handicapés et les étudiants, et de la maigreur du salaire minimum. Il y a de grandes opportunités de recrutement pour le SWP, et les rapports que nous recevons actuellement à cet égard sont très encourageants. Ce qu’il faut, c’est mener la bataille idéologique contre le marché, contre le capitalisme, aiguiser les arguments en faveur du changement révolutionnaire et contre la faillite du réformisme qui capitule à tout bout de champ devant le capitalisme. Mais nous devons marcher sur nos deux jambes, projetant la grande image dans la bataille idéologique et se reliant à toutes les luttes des travailleurs, aussi limitées soient-elles.

La contradiction dans la base économique de la société se reflète dans les contradictions au niveau des idées chez les travailleurs. Dans des circonstances « normales », la pensée des salariés est pétrie de contradictions. Ils considèrent de « bon sens » que les profits sont nécessaires ; s’il n’y a pas de profits il n’y a pas d’emplois. En même temps, il y a un autre conflit. « Bien sûr, il faut des profits, mais mon patron exagère. Ses profits sont trop élevés, et nos salaires sont trop bas. C’est une question de bon sens qu’un patron a le droit d’embaucher et de licencier, mais l’insécurité de l’emploi chez nous me met en rage ». Les travailleurs peuvent à la fois accepter le capitalisme et rejeter la façon dont le système fonctionne en pratique.

Si l’on se borne à argumenter contre le capitalisme sans se relier aux travailleurs qui résistent aux patrons mais qui acceptent le système comme étant « de bon sens », on se voue à ne rien faire et à ne pas être pris au sérieux.

Si on se relie à la résistance des travailleurs aux patrons sans se livrer à une critique basique du capitalisme, on est piégé dans « l’économisme » et l’opportunisme. La ligne entre les deux déviations est très étroite. Un révolutionnaire ne devrait pas dire : « Nous devons choisir entre l’action et la discussion ». Au contraire, nous devons combiner action et argumentation. En dernière analyse, les contradictions dans la matière grise, dans le cerveau du travailleur, sont subordonnées aux contradictions à l’œuvre dans le monde matériel.

Après avoir considéré tous les aspects de la société, la grande image, on ne peut s’arrêter là, parce que cela peut mener à la passivité complète, faisant de nous de simples commentateurs des événements. Il faut insérer chaque lutte dans la grande image, mais se relier à toutes les luttes.

Je suis marxiste, léniniste, trotskyste depuis 66 ans. Le marxisme n’a pas cessé de se développer à la mort de Marx en 1883, ou à celle de Rosa Luxemburg en 1919, de Lénine en 1924 ou de Trotsky en 1940. Le marxisme procède à des généralisations sur la base de l’expérience historique internationale de la classe ouvrière, et cette expérience est cumulative.

En approchant une question, un marxiste doit combiner une théorie générale, qui est la somme de l’expérience accumulée jusque là, avec le problème immédiat qu’il affronte. Pendant toute ma vie politique j’ai essayé d’être consistant là-dessus. J’ai mentionné que le premier essai sérieux qui soit sorti de ma plume, en 1935, était relatif à la question agraire en Egypte. Au cours de la rédaction, j’avais sur ma table une quantité d’études et de statistiques sur la situation des campagnes en Egypte, et tous les écrits de Lénine sur à la question agraire dans la Russie tsariste. Si je n’avais pris en compte qu’un seul de ces deux éléments, j’aurais été en difficulté. Les informations factuelles peuvent mener à l’éclectisme et à l’impressionnisme. Lire les œuvres de Lénine relatives à la question agraire n’est pas suffisant en soi pour comprendre ce qui se passait en Egypte. Lorsque Lénine a écrit Le développement du capitalisme en Russie dans les années 1890, la Russie tsariste était très différente de l’Egypte des années 30. La combinaison des éléments empiriques et de la théorie générale me permit de me critiquer moi-même et de localiser les erreurs que j’avais pu faire.

Un autre chapitre de mon développement politique fut la théorie du capitalisme d’Etat. Là aussi, j’ai fait usage de la même méthode. J’ai rassemblé une grande quantité de matériel factuel sur l’état de l’économie, de la société et de la politique en Russie, en même temps que les classiques du marxisme sur la nature de l’Etat ouvrier, les lois de la dynamique de l’économie socialiste comparées à celles de l’économie capitaliste, etc. Il n’était pas suffisant de lire les classiques, même si c’était absolument vital. Ce n’était pas assez d’amasser des statistiques, ce qui était également crucial. Le premier cas aurait mené à un marxisme complètement abstrait, le second à être perdu dans une confusion de détails. Lorsqu’on traverse une épaisse forêt, on n’a pas seulement besoin d’une bonne boussole et d’une bonne carte, mais aussi d’une bonne vue et de bonnes jambes. Sans boussole et sans carte, on est perdu dans la forêt. Mais la boussole et la carte ne vous amèneront pas, à elles seules, de l’autre côté de la forêt.

A nouveau, lorsque j’en vins à la théorie de la révolution permanente déviée, même si la brochure est très courte (38 pages), cela m’a pris près de quatre ans pour la développer. Je passais de 40 à 50 heures par semaine à lire des traductions de la presse quotidienne chinoise, tout en lisant et relisant les écrits de Trotsky sur la révolution permanente, ceux sur la Chine pendant la révolution de 1925-1927 et ses écrits subséquents des années 30, plus le merveilleux livre de Harold Isaacs, The Tragedy of the Chinese Revolution. Le résultat de mes quatre années de recherches fut le volumineux Mao’s China, publié en 1957, dont la brochure est un distillat.

C’est une caricature du marxisme que de penser qu’il se développe simplement en interprétant et réinterprétant les classiques. Je me souviens d’une nouvelle de Heinrich Heine intitulée Le rêve du professeur Marx. Heine ne se réfère pas à Karl Marx, à l’époque de la nouvelle Marx était à l’école maternelle. Quel est le rêve du professeur Marx ? Il voit un jardin, mais dans le jardin ce ne sont pas des fleurs qui poussent, mais des citations. Et quelle joie c’était de cueillir des citations dans une partie du jardin pour aller les planter dans une autre ! Là n’est pas la véritable signification du marxisme.

Je pense que dans les divers chapitres de mon activité politique j’ai essayé d’être consistant dans mon utilisation de la méthode marxiste. Bien sûr, j’ai fait des erreurs, mais il vaut mieux avoir raison dans les principes, même si des erreurs sont commises dans les faits, que l’inverse. Une poule aveugle picore parfois une graine et une poule douée d’une bonne vue picore parfois un caillou, mais il ne fait aucun doute que la seconde se portera mieux que la première. Si vous faites des erreurs tactiques mais que votre approche générale est correcte, vous pouvez corriger les erreurs. Inversement, si vous avez raison sur la tactique spécifique mais que votre approche générale est fausse, vous allez au devant de graves ennuis répétés.

En portant un regard rétrospectif sur mon activité depuis mon arrivée en Grande Bretagne, je ne suis pas mécontent du résultat. Cela peut paraître arrogant, mais je dois dire les choses comme je pense qu’elles sont. Marx a écrit : « Les communistes ne mentent jamais à la classe ».

Si, dans les années 1950, moi ou Chanie avions été renversés par le proverbial autobus, notre groupe aurait probablement cessé d’exister. Aujourd’hui, avec des milliers de membres dans le SWP, le parti survivra même si une catastrophe se produit dans le monde et nous affecte. Regardons l’histoire du parti bolchevik.

Le nombre total des bolcheviks en 1907 était de 46.143 (14). Dans le district de Moscou, en mai 1906, il y avait 5.320 bolcheviks. Hélas, la réaction sanglante décima le parti. Au milieu de 1908, les effectifs moscovites étaient tombés à 250, six mois plus tard 150. En 1910, l’organisation cessa d’exister, lorsque le secrétariat de district tomba entre les mains d’un certain Koukouchkine, agent de l’Okhrana, la police secrète tsariste.

En mai 1911, Lénine écrivait :

A présent, la véritable situation du parti est telle que presque partout des les localités il y a des groupes de travailleurs du parti informels et extrêmement réduits et des noyaux qui se réunissent régulièrement. Ils ne sont pas connectés les uns avec les autres. Ils voient rarement de la littérature [14].

Mais le bolchevisme survécut, et après le massacre des mineurs d’or de la Léna le 4 avril 1912 il y eut un réveil massif du mouvement ouvrier. Six mille mineurs étaient en grève dans les champs aurifères de la Léna, situées dans une région de taïga à près de 2.000 kilomètres du chemin de fer sibérien. Un officier de gendarmerie fit ouvrir le feu sur la foule sans armes, et 500 personnes furent tuées ou blessées. En août 1913, Lénine estimait que les effectifs du parti se situaient entre 30.000 et 50.000 membres [15]. Cela dit, c’était probablement une exagération.

Même si nous connaissons une catastrophe de l’ordre de celle que les travailleurs russes ont subie en 1906, le SWP survivra. Non seulement nos effectifs sont bien plus importants que dans la première décennie de notre existence, mais la qualité des cadres, trempés et expérimentés, est bien meilleure de ce que nous avions au départ.

L’histoire de notre passé est importante pour les révolutionnaires britanniques, mais encore plus pour des révolutionnaires ailleurs, encore organisés dans des petits groupes. S’ils font face à la réalité, s’ils persévèrent, ne trompent ni eux-mêmes ni les autres, ils ont des chances de succès, parce que nous vivons à l’ère des révolutions.

Si le lecteur du présent ouvrage apprend quelque chose sur la méthode marxiste, et se trouve encouragé à faire face à de nouveaux problèmes, je suis plus que satisfait.

L’étude de la théorie marxiste et son développement est motivée par l’urgence qu’il y a à changer la société. Il y a une unité dialectique entre la théorie et la pratique de construction d’un parti révolutionnaire marxiste. James Connolly, le grand socialiste révolutionnaire irlandais, disait que les seuls prophètes d’aujourd’hui sont ceux qui façonnent l’avenir. Et l’avenir ne commence pas au prochain siècle, dans dix ans ou dans un an. Il commence ici et maintenant.

Socialisme ou barbarie

Je suis devenu révolutionnaire à l’âge pré-adolescent. Aujourd’hui, près de 70 ans plus tard, ma condition n’a pas changé, sauf que mes convictions se sont approfondies et renforcées. Nous vivons dans un monde affecté par des famines et des guerres, de terrible pauvreté au milieu de l’abondance. L’enfer sur terre, alors que le paradis y est possible. Les trois personnes les plus riches du monde possèdent autant que le revenu annuel de 600 millions d’êtres humains, ou des 43 pays les plus pauvres. Vingt millions d’enfants, estime-t-on, meurent annuellement par manque d’eau potable. Les profits d’un an de Bill Gates suffiraient à construire des puits et des canalisations garantissant un accès à l’eau potable pour tout le monde, partout.

Lorsque je suis devenu socialiste j’étais convaincu que les arguments en faveur du socialisme étaient si évidents, si puissants, que cela prendrait très peu de temps pour convaincre l’immense majorité de l’humanité de s’engager dans la lutte. Et si les millions que nous sommes aujourd’hui crachaient au visage de la minuscule minorité des parasites, ces derniers seraient emportés par le flot. Au cours des années, en étudiant l’histoire, j’en suis arrivé à me convaincre que ce n’est pas aussi simple que cela. La transition d’une société à une autre est très difficile et la route est semée d’embûches.

Lire un livre sur la transition de la féodalité au capitalisme peut prendre une demie heure ou une heure ; dans la réalité cela a pris plusieurs siècles. Il y a eu des siècles entre la Renaissance et la Révolution Française. L’histoire ne fait pas qu’aller de l’avant. L’avancée idéologique de la Réforme a été suivie par la terriblement destructrice Guerre de Trente Ans (1618-48). L’humanité fait deux pas en avant et un pas en arrière, et parfois un pas en avant et deux pas en arrière. L’Allemagne de l’époque de Luther et Münzer était plus avancée qu’après la Guerre de Trente Ans, où près de la moitié de la population dut anéantie. Et l’Espagne du XI° siècle était plus avancée que celle d’un demi-millénaire plus tard.

Nous vivons dans un siècle de guerres et de révolutions. Dans le siècle présent, les Etats-Unis ont à eux seuls été engagés dans près de 100 guerres, grandes et petites.

Pendant la période de rédaction de ce livre un exemple typique s’est produit. L’OTAN, menée par l’impérialisme américain, a lancé une guerre contre la Yougoslavie. Pour justifier cette attaque, Slobodan Milosevič a été décrit comme « le nouvel Hitler », en laissant de côté quelques petites différences. Ces dernières années, des manifestations énormes ont défilé contre Milosevič en Yougoslavie, même pendant les semaines de la guerre elle-même. Je ne me souviens pas que quelque chose de similaire se soit produit dans l’Allemagne nazie. Hitler était à la tête de la seconde puissance industrielle du monde, et ses énormes forces militaires occupaient pratiquement toute l’Europe. Milosevič n’a même pas réussi à imposer sa volonté aux petites nations de Yougoslavie qui se sont rebellées contre la Serbie – la Croatie, la Slovénie, la Bosnie et la Macédoine. Le budget militaire de la Serbie est égal à 1% de celui des Etats-Unis, ou 0,5% de celui des 19 alliés de l’OTAN. C’est là que nous voyons le requin de l’impérialisme US déclarer : « Vous avez vu cette sardine ? Elle me menace ! »

L’excuse pour la guerre contre la Serbie était la persécution des Albanais du Kosovo. Cette persécution était abominable. Cela dit, elle est bien pâle comparée à celle des Kurdes en Turquie, ou celle des Palestiniens par Israël, autant de cas dans lesquels les Etats-Unis, la Grande Bretagne et le reste de l’OTAN n’ont pas levé le petit doigt en faveur des persécutés. Quelque 400 à 500 villages albanais du Kosovo, habités par 800.000 Albanais, ont été détruits, comparés aux 4.000 villages kurdes du sud-est de la Turquie qui ont été rasés, quatre millions de ses habitants transformés en réfugiés. Quelques centaines d’Albanais du Kosovo ont été abattus par les Serbes. Plus de 30.000 Kurdes ont été tués par l’armée turque. Le nombre des réfugiés palestiniens dépasse trois millions. Ni les réfugiés kurdes ni les Palestiniens n’apparaissent jamais sur les écrans de télévision américains ou britanniques. Les Kurdes et les Palestiniens sont des gens invisibles. Aucun crime commis par les alliés (ou devrions-nous dire : laquais ?) des Etats-Unis n’est mentionné. Il y a quinze ans a été organisée la déportation massive des Kurdes du sud-est de la Turquie, et il y a 50 ans un sort semblable a été subi par les Palestiniens. Les média du monde n’ont pas encore eu le temps de couvrir ces événements.

En plus des guerres dans lesquelles les puissances impérialistes jouent un rôle direct, il y a dans le tiers monde une quantité innombrable de guerres locales dans lesquelles l’impérialisme n’est pas directement engagé. Ce sont des guerres entre pays, ou entre tribus d’un même pays, ou des guerres civiles qui combinent ces éléments. Pour n’en mentionner que quelques-unes : la guerre entre Tutsis et Hutus au Rwanda ; la guerre dans et autour de la République Démocratique du Congo ; la longue guerre civile au Soudan entre les Musulmans au nord et les Chrétiens au sud ; la guerre civile de 25 ans en Angola entre le MPLA et l’Unitá ; la guerre du Maroc avec le Front Polisario ; la guerre civile en Sierra Leone ; la guerre entre l’Ethiopie et l’Erythrée, de même que les nombreux « accrochages » entre l’Inde et le Pakistan au Cachemire. Le fait que des armées impérialistes ne soient pas directement engagées dans ces conflits ne signifie pas que l’impérialisme n’y joue pas un rôle crucial. La crise de l’impérialisme mondial, les activités des sociétés multinationales ainsi que celles des institutions financières internationales comme le FMI et la Banque Mondiale accroissent la charge sur les pays du tiers monde, aggravant la crise économique, sociale et politique dans ces pays, les poussant à des conflits avec leurs voisins, aussi bien qu’à l’intérieur dans des conflits nationaux ou tribaux. Des armes sont produites dans les pays développés et fournies au tiers monde à un tarif défiant toute concurrence. Côte à côte avec les mitraillettes modernes, les anciennes méthodes de guerre se perpétuent, qui voient l’expansion massive de l’usage des machettes. Les victimes par balles rejoignent les nombreux amputés.

La seule alternative à la barbarie capitaliste est la révolution socialiste. Le XX° siècle a vu beaucoup de révolutions. Hélas, l’immense majorité d’entre elles n’a pas connu la victoire. De toutes les révolutions du XX° siècle, seule celle de Russie a été victorieuse. Les révolutions prolétariennes ne brisent pas les chaînes du passé d’un seul coup. Côte à côte avec le nouveau, gage d’avenir, le vieux fatras survit encore. Pour utiliser les mots de Marx : « La tradition des générations mortes pèse sur les épaules des vivants ».

La Révolution de Février 1917 en Russie créa une nouvelle situation exaltante : le Tsar avait abdiqué ; une monarchie multiséculaire était abattue. La police était dissoute. Dans toutes les usines, des comités de travailleurs étaient constitués. Dans de nombreuses unités de l’armée des comités de soldats voyaient le jour. Partout, des soviets d’ouvriers et de soldats surgissaient.

Mais après la Révolution de Février, parallèlement aux soviets, les anciennes institutions subsistaient. Dans les usines, les anciens propriétaires et les directeurs gardaient leurs situations. Dans l’armée, les généraux étaient toujours au commandement ; le chef de l’armée était le général Kornilov, qui avait été nommé par le tsar. Parallèlement au pouvoir des soviets existait un gouvernement bourgeois, dirigé par un politicien libéral du temps du tsar. Cette situation, que Lénine et Trotsky appelaient « dualité de pouvoir », était pleine de contradictions.

En dépit de la nature du soviet, ses dirigeants suppliaient la bourgeoisie de garder le pouvoir. La majorité des délégués du soviet de Petrograd étaient des socialistes de droite – mencheviks et socialistes-révolutionnaires.

Parmi les 1.500 ou 1.600 délégués, 40 seulement étaient bolcheviks. Ce n’était pas un accident. C’était le résultat inévitable d’une situation dans laquelle des millions de personnes, évoluant vers la gauche, transportaient encore une grande partie du bagage idéologique du passé tsariste. Pour les millions d’hommes et de femmes qui avaient soutenu le tsar et la guerre, le mouvement à gauche ne signifiait pas qu’ils rejoignaient immédiatement le plus extrême des partis – les bolcheviks. L’homme fort des mencheviks, Tsérételli, qui devint ministre de l’intérieur dans le Gouvernement provisoire bourgeois, expliquait la nécessité d’un compromis avec la bourgeoisie : « Il ne peut y avoir d’autre chemin pour la révolution. C’est vrai que nous avons tout le pouvoir, et qu’il suffirait que nous levions le petit doigt pour que le gouvernement s’en aille, mais ce serait un désastre pour la révolution ».

C’est seulement après des jours, des semaines et des mois d’événements orageux que les bolcheviks réussirent à gagner la majorité des travailleurs. Le 9 septembre, le soviet de Petrograd passa aux bolcheviks et Trotsky en devint président. Le même jour, les bolcheviks obtenaient la majorité au soviet de Moscou. A partir de ce moment, il n’y avait qu’un pas à franchir vers le pouvoir des travailleurs – ce qui fut accompli le 7 novembre 1917.

Contrairement à la Révolution Russe de 1917, la Révolution Allemande de 1918 s’arrêta à mi-chemin. En novembre 1918, une révolution en Allemagne avait chassé le Kaiser et mis fin à la Première Guerre mondiale. Hélas, des grands patrons comme Krupp et Thyssen restèrent en place, en même temps que les généraux et les officiers réactionnaires qui constituèrent des unités d’extrême droite appelées Freikorps. Comme en Russie, il y eut en Allemagne une dualité de pouvoir, avec les conseils ouvriers en même temps que le parlement. Sous la protection du gouvernement social démocrate, des officiers des Freikorps assassinèrent les dirigeants révolutionnaires Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Les événements révolutionnaires continuèrent avec des hauts et des bas jusqu’en 1923, mais ils se terminèrent par la victoire du capitalisme. Le mouvement nazi naissait en 1919. Malgré son coup d’Etat manqué en Bavière en 1923, le fait que les travailleurs avaient raté l’occasion de la révolution signifiait qu’ils devaient chèrement payer la prise du pouvoir par Hitler en 1933.

Les événements d’Allemagne après 1918 confirment complètement les mots prophétiques de Saint-Just, dirigeant de la Révolution Française de 1789 : « Ceux qui font la révolution à moitié creusent leur propre tombe ».

Un autre exemple d’occasion manquée se trouve dans la France des années 30, à laquelle j’ai fait allusion plus haut. Nous avions là une montée massive de la lutte des travailleurs, qui avait commencé en février 1934 et culminé en 1936 dans une victoire décisive du Front populaire – une alliance du Parti communiste, du Parti socialiste et des libéraux (appelés incorrectement radicaux socialistes – ils n’étaient ni radicaux ni socialistes). Des millions de travailleurs se dirent : « Nous avons le gouvernement, maintenant prenons les usines ». Et en juin 1936, une vague d’occupations d’usines se répandit. Les dirigeants communistes et socialistes organisèrent la retraite en pactisant avec les patrons. Après quoi le Parti communiste fut éjecté du Front populaire. C’est le « radical socialiste » Daladier qui devait signer les accords de Munich avec Hitler en 1938. Et c’est cette même assemblée élue lors de la grande victoire du « Front Popu » qui vota les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, dont le régime collabora avec les nazis à partir de 1940.

Il y a d’autres exemples dont on peut retirer des leçons. Lorsque l’Indonésie devint indépendante des Hollandais en 1949, le pays fut dirigé par le nationaliste bourgeois Ahmed Sukarno, dont l’idéologie était basée sur les principes de Pancasila, dont les poutres maîtresses étaient dieu et l’unité nationale. Tragiquement, le Parti communiste indonésien ne combattit pas Sukarno, mais, au contraire, le soutint complètement sur la question de l’unité nationale. Le résultat fut la vérification de la formule de Saint-Just. Le Parti communiste indonésien avait bien plus de membres que le Parti bolchevik à l’époque de la Révolution de 1917 : trois millions contre un quart de million. La classe ouvrière d’Indonésie, de même que la paysannerie, était bien plus nombreuse qu’en Russie. En 1965, un général nommé par Sukarno, un certain Suharto, organisa un coup d’Etat avec le soutien des Etats-Unis, du gouvernement travailliste britannique et de l’Australie. Entre 500.000 et un million de personnes furent massacrées.

Le Moyen-Orient est une autre région qui a vu des ébranlements qui n’ont pas abouti. En Irak, le roi Fayçal était renversé en 1951 par un mouvement de masse. Le Parti Communiste d’Irak était très fort, le plus fort du monde arabe. Il s’allia avec le parti nationaliste bourgeois, le Baas. Le Parti Communiste, sous contrôle stalinien, pensait que la révolution à venir serait une révolution démocratique, qui exigeait une entente entre la classe ouvrière et les partis bourgeois. Une telle coalition signifiait en pratique une subordination de la première aux seconds. Les membres du Parti Communiste et les travailleurs payèrent chèrement cette alliance. Le Parti Baas, dirigé par le général Saddam Hussein, se livra, avec l’assistance de la CIA, à un gigantesque massacre de communistes.

En Iran, une grève générale provoqua le renversement du Shah en 1979. Des shoras (conseils ouvriers) se répandirent comme des champignons dans tout le pays. Par malheur la direction de ces shoras, essentiellement le parti Tudeh inféodé à Moscou et les Fédayin, vit la marche à suivre comme une révolution démocratique bourgeoise et non prolétarienne, et soutint la mise en place de la république islamique. L’ayatollah Khomeini vint au pouvoir sans montrer la moindre gratitude au Tudeh et aux Fedayin, et la gauche dut subir une répression sanglante. On pourrait mentionner d’autres révolutions manquées, comme la Hongrie en 1919 et en 1956, l’Allemagne en 1923, la Chine en 1925-27, l’Espagne en 1936 et le Portugal en 1974-75.

C’est la classe ouvrière, et non le parti, qui fait la révolution, mais le parti guide la classe ouvrière. Comme Trotsky l’a écrit avec raison, « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur » [16].

La différence entre le succès et l’échec, entre la Russie en octobre 1917 et les autres révolutions ouvrières, est que dans le premier cas il y avait un parti révolutionnaire de masse fournissant une direction efficace. En même temps que les révolutionnaires ne peuvent déterminer le moment où éclate la crise révolutionnaire, ils en déterminent l’issue par le degré auquel ils construisent un parti révolutionnaire fort.

Caton l’Ancien, sénateur romain de l’Antiquité, avait l’habitude de finir tous ses discours par les mots : « Delenda est Cartago » - « Il faut détruire Carthage ». Finalement, Rome a détruit Carthage. Nous devons, nous, finir par les mots : « Il faut construire le parti révolutionnaire ».

Références

[1] L German, ‘The Last Days of Thatcher’, International Socialism 2:48, automne 1990, pp. 21-22, 36.

[2] T Cliff, Neither Washington Nor Moscow, op cit, p. 234.

[3] L German, ‘The Blair Project Cracks’, International Socialism 2:82, p. 3.

[4] Paru in International Socialism 2:80, automne 1998.

[5] Socialist Worker, 14 juin 1975.

[6] T Cliff, ‘Portugal : The Great Danger’, Socialist Worker, 18 octobre 1975.

[7] V I Lénine, Collected Works, vol 5 (Moscou), pp. 525-526.

[8] C Harman, The Fire Last Time : 1968 and After (Londres, 1998), p. 286.

[9] V I Lénine, Collected Works, vol 8 (Moscou), pp. 409-410.

[10] Cité in T Cliff et C Harman, Portugal: The Lessons of 25 November (Londres, 1975). Cette brochure a été publiée en portugais quelques semaines avant sa publication en anglais.

[11] C Harman, The Fire Last Time, op cit, pp. 302-303.

[12] Independent on Sunday, 6 février 1990.

[13] Reuters, 9 janvier 1999.

[14] T Cliff, Lenin, vol 1, op cit, p179.

[15] V I Lénine, Collected Works, vol 19 (Moscou), p406.

[16] L. Trotsky, History of the Russian Revolution, op cit, p. 19.

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