1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Cologne [1] en danger


n°11, 11 juin 1848

Cologne, 10 juin

La Pentecôte, fête charmante, était arrivée, les champs verdoyaient, les arbres fleurissaient [2], et partout où il y a des gens qui confondent le datif et l'accusatif [3] on se préparait à déverser, en un seul jour, le Saint-Esprit de la réaction sur toutes les provinces.

Le moment est bien choisi. À Naples, les lieutenants de la garde et les lansquenets suisses ont réussi à étouffer la jeune liberté dans le sang du peuple. En France, une assemblée de capitalistes met à la République le bâillon de lois draconiennes [4] et nomme commandant de Vincennes le général Perrot qui, le 23 février, de l'hôtel Guizot donna l'ordre de tirer. En Angleterre et en Irlande, on jette en masse chartistes et repealers [5] en prison et on disperse à l'aide de dragons des meetings désarmés. À Francfort, l'Assemblée nationale institue maintenant elle-même le triumvirat [6] proposé par feu la Diète fédérale et repoussé par le Comité des Cinquante [7]. À Berlin la droite triomphe coup sur coup grâce à sa supériorité numérique et au tambourinage des pupitres [8], et le prince de Prusse en faisant son entrée dans la « propriété de toute la nation » [9] déclare la révolution nulle et non avenue.

Dans la Hesse rhénane, des troupes se concentrent. Les héros qui ont gagné leurs éperons en luttant dans la région de Constance contre les francs-tireurs [10] encerclent Francfort. Berlin est cerné, Breslau est cerné et nous allons parler bientôt de la tournure que prendront les événements en Rhénanie.

La réaction se prépare à porter un grand coup.

Tandis qu'on se bat dans le Schleswig, tandis que la Russie envoie des notes menaçantes et concentre trois fois cent mille hommes autour de Varsovie, la Prusse rhénane est inondée de troupes, bien que les bourgeois de la Chambre de Paris recommencent déjà à proclamer « la paix à tout prix ».

En Prusse rhénane, à Mayence et à Luxembourg se trouvent cantonnés, (d'après la Deutsche Zeitung [11]), 14 régiments com­plets d'infanterie (les 13°, 15° [12], 16°, 17°, 25°, 26°, 27°, 28°, 30°, 34°, 35°, 38°, 39° et 40°), c'est-à-dire un tiers de toute l'infanterie prussienne de ligne et de la garde (45 régiments). Une partie de ces troupes est sur pied de guerre et les autres sont renforcées par l'incorporation du tiers des réserves. En sus - trois régiments de uhlans, deux de hussards et un de dragons, auxquels s'adjoindra encore sous peu un régiment de cuirassiers. À cela s'ajoute la majeure partie des 7e et 8e brigades d'artillerie dont la moitié a été mobilisée (c'est-à-dire portée de 19 à 121 chevaux par batterie ou de 2 à 8 canons attelés). Pour Luxembourg et Mayence, on a, de plus, formé une troisième compagnie. Ces troupes sont disposées en un grand arc de cercle qui va de Cologne et Bonn par Coblence et Trèves en direction de la frontière française et luxembourgeoise. Toutes les forteresses sont armées, les fossés palissadés, les arbres des glacis rasés, soit complètement, soit dans la ligne du tir des canons.

Et quel est l'aspect de la ville ici, à Cologne ?

Les forts de Cologne sont complètement armés. Les plates-formes sont mises en place, les embrasures ouvertes. Les pièces sont en ligne et mises en batterie. Tous les jours, de 6 heures du matin à 6 heures du soir on y travaille. On dit même que les canons ont été transportés de nuit hors de la ville, leurs roues enveloppées, pour éviter le moindre bruit.

On a commencé à armer le rempart à la tour de Bayen et on en est déjà au bastion n° 6, c'est-à-dire à la moitié de l'enceinte. Dans le 1° secteur, 20 canons sont déjà en batterie.

Au bastion n° 2, (à la porte Saint-Séverin), les canons sont placés au-dessus de la porte. Il suffira de leur faire décrire un demi-tour pour bombarder la ville.

La meilleure preuve que ces armements ne sont pas dirigés contre un ennemi extérieur mais en réalité contre Cologne elle-même, c'est le fait qu'ici les arbres du glacis n'ont été abattus nulle part. Pour le cas où les troupes devraient quitter la ville et se réfugier dans les forts, les canons du rempart ont été rendus inutilisables en direction des forts, alors que, des forts, rien n'empêche les mortiers, les obusiers et les pièces de vingt-quatre de lancer des obus et des bombes, par-dessus les arbres, sur la ville. Les forts ne sont éloignés du rempart que de 1.400 pas, ce qui permet aux forts de lancer à volonté des bombes qui portent à 4.000 pas sur toutes les parties de la ville.

Voici maintenant les mesures directement dirigées contre la ville.

L'arsenal face au siège du gouvernement a été vidé. Les fusils ont été bien emballés pour ne pas attirer l'attention, et transportés dans les forts.

Dans des caisses à fusils on transporte en ville des munitions d'artillerie, et on les dépose dans les magasins militaires invulnérables, situés le long du rempart.

Pendant que nous écrivons ces lignes, on distribue à l'artillerie des fusils et des baïonnettes, bien que l'on sache qu'en Prusse l'artillerie n'a pas été exercée à s'en servir.

L'infanterie se trouve déjà partiellement dans les forts. Tout Cologne sait, qu'avant hier on a distribué 5.000 cartouches à balles par compagnie.

On a pris les dispositions suivantes en cas de heurts avec le peuple.

À la première alerte la 7° compagnie d'artillerie (de forteresse) se dirige vers les forts.

La batterie n° 37 se poste également devant la ville. Cette batterie a déjà son « armement de campagne » au complet.

Les 5° et 8° compagnies d'artillerie restent momentanément en ville. Ces compagnies ont 20 coups dans chaque coffre à munitions.

Les hussards quittent Deutz pour Cologne.

L'infanterie occupe le Nouveau Marché, la Porte du Coq et la Porte d'honneur pour couvrir la retraite des troupes hors de la ville, et se réfugier ensuite, elle aussi, dans les forts.

De plus, tous les officiers supérieurs mettent tout en œuvre pour inculquer aux troupes une haine digne de la vieille Prusse contre le nouvel ordre de choses. Étant donné qu'actuellement la réaction s'épanouit, rien n'est plus facile, sous le couvert d'un discours contre les agitateurs et les républicains, de faire accepter les attaques les plus haineuses contre la révolution et la monarchie constitutionnelle.

Par ailleurs Cologne justement n'a jamais été plus calme que dans la dernière période. En dehors d'un attroupement sans importance devant la maison du Président du gouvernement et d'une bagarre au Marché au foin, il ne s'est produit, depuis quatre semaines, aucun incident qui eût alerté même la milice civique. Toutes ces mesures ne sont donc nullement justifiées.

Nous le répétons : après ces mesures qui seraient autrement tout à fait incompréhensibles, après les concentrations de troupes autour de Berlin et de Breslau qui nous sont confirmées par des lettres, après que la Rhénanie, si détestée des réactionnaires, ait été inondée de soldats, nous ne pouvons plus douter que la réaction ne prépare un grand coup général.

Le déclenchement semble être fixé, ici à Cologne, au lundi de Pentecôte. On répand intentionnellement le bruit que tout se « déchaînera » ce jour-là. On s'efforcera de provoquer un petit scandale pour faire aussitôt entrer les troupes en action, menacer la ville de bombardement, désarmer la milice, enfermer les principaux agitateurs; bref, pour nous infliger les mauvais traitements subis déjà par Mayence et Trèves.

Nous mettons sérieusement les ouvriers de Cologne en garde contre ce piège que leur tend la réaction. Nous les prions instamment de ne pas donner au parti du féodalisme prussien le moindre prétexte pour mettre Cologne sous le despotisme des lois martiales. Nous les prions de laisser passer dans le calme le plus complet les deux jours de la Pentecôte et de déjouer ainsi tout le plan des réactionnaires.

Si nous fournissons à la réaction un prétexte pour nous attaquer, nous sommes perdus, nous subirons le sort des Mayençais. Si nous l'obligeons à nous attaquer et si vraiment elle ose passer à l'attaque, les Colonais auront l'occasion de démontrer qu'eux non plus n'hésitent pas un instant à risquer leur vie pour les conquêtes du 18 mars.

Post-scriptum. On vient de donner les ordres suivants :

Pour les deux jours de la Pentecôte il n'y aura pas de mot de passe (alors qu'il est habituellement donné avec beaucoup de solennité). Les troupes restent consignées dans les casernes où le mot de passe sera communiqué aux officiers.

Les compagnies de forteresses de l'artillerie, et l'infanterie cantonnée dans les forts reçoivent, à partir d'aujourd'hui, en plus de leur ration habituelle, quatre jours de pain d'avance, si bien qu'elles seront toujours approvisionnées pour 8 jours.

L'artillerie s'exerce dès ce soir à 7 heures à tirer au fusil.


Notes

[1] Cologne était située dans les territoires de la région du Rhin (comprenant la Westphalie, le grand-duché de Berg, une grande partie de la rive gauche du Rhin) donnés à la Prusse par les traités de Vienne. Ces provinces rhénanes, après avoir été soumises au régime d'une administration française plus libérale, et du Code civil, ne se plièrent que de mauvaise grâce à la rigueur du système prussien.

[2] C'est par ce vers que commence le poème de Goethe : « Reineke Fuchs ».

[3] Cette faute est fréquente, en particulier dans la région de Berlin.

[4] Le 4 mai, se réunit l'Assemblée nationale issue des élections générales au suffrage direct. Elle exclut aussitôt de la Commission exécutive qu'elle nomma les représentants du prolétariat : Louis Blanc et Albert. Le 15 mai, le prolétariat envahit l'Assemblée nationale pour déposer une pétition en faveur de la Pologne. La Commission exécutive, promulgua peu après une série de décrets dont l'un, loi martiale, prévoyait la condamnation à douze ans de prison et à la privation des droits civiques de tout citoyen ayant fait partie d'un attroupement armé qui ne se serait pas dispersé à la première sommation. Il suffisait d'un seul homme armé pour que l'attroupement fût réputé armé.

[5] Partisans de l'abrogation de l'Acte d'Union voté en 1800, qui supprimait le Parlement irlandais et soumettait étroitement l'Irlande à l'Angleterre.

[6] Le Comité des Cinquante repoussa la proposition de la Diète de créer un directoire de trois hommes qui devait constituer le pouvoir central du Deutscher Bund. En juin 1848, une commission élue par l'Assemblée nationale de Francfort fit la même proposition. À la suite de la discussion, l'Assemblée adopta le 28 juin 1848 un décret créant un pouvoir central provisoire, et qui se composait du vicaire d'Empire et du ministère d'Empire.

[7] Le Comité des Cinquante est une commission exécutive de cinquante membres nommée par le Parlement préparatoire pour s'entendre avec la Diète qui continuait d'exister, contre la volonté des républicains.

[8] Signes de désapprobation.

[9] Pendant la révolution de mars à Berlin des ouvriers en armes avaient inscrit ces mots sur les murs du palais du prince de Prusse en fuite. Des inscriptions semblables furent faites par les révolutionnaires sur d'autres monuments publics.

[10] Il s'agit de la répression du soulèvement républicain du Bade en avril 1848, dirigé par les démocrates petits bourgeois Hecker et Struve. La lutte eut pour théâtre le « Seekreis » (région autour de la ville et du lac de Constance) et la Forêt-Noire.

[11] La Deutsche Zeitung était un quotidien bourgeois libéral qui soutenait la monarchie constitutionnelle. Elle prit parti pour l'unification de l'Allemagne sous l'égide de la Prusse. Elle parut de 1847 à 1850. Son rédacteur en chef était l'historien Gervinus.

[12] Ce n'est pas tout à fait exact. Le 13° R.I., partiellement, et le 15°, complètement, sont cantonnés en Westphalie, mais peuvent être ici en quelques heures de train. (F.E.)


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