1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Le débat sur la révolution à Berlin


n°15, 15 juin 1848

Cologne, 14 juin

Le député Berends de Berlin ouvrit le débat en présentant une motion.

« L'Assemblée, reconnaissant la révolution, déclare que les combattants des 18 et 19 mars ont bien mérité de la patrie. »

La forme de la motion, la rédaction, reprise de la grande Révolution française, d'un laconisme digne des anciens Romains, convenait parfaitement.

La manière dont M. Berends développa sa motion convenait par contre beaucoup moins. Il ne parla pas en révolutionnaire mais en conciliateur. Il devait se faire le porte-parole de la colère des combattants des barricades, et il parla d'un ton doctoral, indifférent et sec, comme s'il enseignait encore à l'Association des artisans de Berlin. Il avait une cause très simple et très claire à défendre, et son exposé est ce qu'on peut lire de plus embrouillé.

M. Berends commence :

« Messieurs ! La reconnaissance de la révolution est tout à fait dans la nature des choses (!). Notre Assemblée constitue en elle-même une reconnaissance éloquente du grand mouvement qui s'est étendu à toute l'Europe civilisée. L'Assemblée est issue de cette révolution, son existence constitue donc pratiquement la reconnaissance de la révolution. »

Premièrement : Il ne s'agit nullement de reconnaître en général comme un fait le « grand mouvement qui s'est étendu à toute l'Europe civilisée »; ce serait superflu et ne signifierait rien. Il s'agit au contraire de reconnaître comme une révolution authentique et réelle les combats de rues de Berlin, alors qu'on les fait passer pour une émeute.

Deuxièmement : L'Assemblée de Berlin est sans doute, par un certain côté, une « reconnaissance de la révolution » dans la mesure où, sans les combats de rues de Berlin, on aurait mis sur pied une Constitution, non pas « issue d'une entente », mais tout au plus octroyée. Or, par la manière dont elle a été convoquée, par le mandat que lui ont donné la Diète unifiée et le ministère, elle équivaut à une négation de la révolution. Une assemblée qui se trouve « sur un terrain révolutionnaire » ne pratique pas l'entente, elle décrète.

Troisièmement : L'Assemblée a déjà, dans le vote sur l'adresse, reconnu la théorie de l'entente, elle avait déjà renié la révolu­tion en votant contre le cortège qui devait se rendre sur la tombe des combattants [1]. Elle a renié la révolution rien qu'en « siégeant » à côté de l'Assemblée de Francfort.

Cette fois-ci, alors que l'Assemblée devait se prononcer ouvertement, la proposition de M. Berends, déjà en fait deux fois rejetée ne pouvait qu'échouer.

L'Assemblée était, une fois pour toutes, réactionnaire; le peuple n'avait plus rien à attendre d'elle : c'était un fait établi; par conséquent, l'intérêt de la gauche était que la minorité en faveur de la proposition fût la plus réduite possible et ne comprît que les membres les plus résolus.

M. Berends n'avait donc nullement besoin de se gêner. Il lui fallait se montrer le plus résolu, le plus révolutionnaire possible.

Au lieu de s'accrocher à l'illusion que l'Assemblée était une assemblée constituante et qu'elle entendait l'être, qu'elle se tenait sur le terrain de la révolution, il devait lui déclarer qu'elle avait déjà renié indirectement la révolution, et l'inviter à le faire maintenant ouvertement.

Mais ni lui, ni même les orateurs de la gauche en général n'ont suivi cette politique, la seule qui convient au parti démocratique. Ils s'abandonnèrent à l'illusion de pouvoir persuader l'Assemblée d'agir en assemblée révolutionnaire, de se lancer dans une action révolutionnaire. Ils ont donc fait des concessions, ils ont tout aplani, ils ont parlé de conciliation et ils ont ainsi renié eux-mêmes la révolution.

M. Berends continue donc, avec froideur, dans un style guindé, à laisser libre cours à ses réflexions sur les révolutions en général et sur celle de Berlin en particulier. Au cours de ses explications il en vient à l'objection selon laquelle la révolution était superflue puisque le roi avait déjà tout accordé auparavant. Il répond :

« Certes Sa Majesté le roi avait consenti beaucoup... mais était-elle parvenue ainsi à contenter le peuple ? Garantie nous était-elle donnée que cette promesse deviendrait réalité ? Je crois que cette garantie a été obtenue seulement... après le combat. Il est établi qu'une telle transformation de l'État ne peut se produire et se consolider que dans les grands bouleversements de la lutte : le 18 mars, l'armement du peuple - fait important - n'avait pas encore été accordé. C'est seulement lorsque le peuple a été armé qu'il s'est senti à l'abri de malentendus possibles... la lutte est donc (!) évidemment une sorte de phénomène naturel (!) mais un phénomène nécessaire... la catastrophe au cours de laquelle la transformation de la vie publique devient réalité, vérité. »

Il ressort clairement de cette explication longue, embrouillée, regorgeant de répétitions, que M. Berends est dans une totale confusion, quant aux résultats et à la nécessité de la révolution. Des résultats de la révolution, il ne connaît que la « garantie » des promesses du 18 et « l'armement » du peuple; il en établit la nécessité par la voie philosophique, en paraphrasant, une fois de plus, dans un style plus noble, la « garantie » et en assurant finalement qu'on ne peut accomplir de révolution sans révolution.

La révolution était nécessaire, sans doute cela signifie-t-il seulement qu'elle était nécessaire pour obtenir ce que nous avons obtenu maintenant. La nécessité de la révolution est en rapport direct avec ses résultats. Mais comme M. Berends ne les voit pas clairement, il doit naturellement avoir recours à des affirmations dithyrambiques pour établir la nécessité de la révolution.

Quels ont été ses résultats ? Certainement pas la « garantie » des promesses du 18, mais au contraire l'écroulement de ces promesses.

Le 18 on avait promis : une monarchie où la noblesse, la bureaucratie, les militaires et les curés restaient à la barre, mais où une Constitution octroyée et la liberté de la presse avec cautionnement, permettaient à la grande bourgeoisie d'en exercer un contrôle. Pour le peuple, des drapeaux, une flotte, un service militaire qui étaient allemands au lieu d'être prussiens.

La révolution a renversé toutes les forces de la monarchie absolue, nobles, bureaucrates, militaires et curés. Elle a porté au pouvoir exclusivement la grande bourgeoisie. Elle a donné au peuple cette arme qu'est la liberté de la presse sans cautionnement - le droit d'association - et aussi, en partie du moins, l'arme matérielle, le mousqueton.

Mais là n'est pas encore le résultat essentiel. Le peuple qui a lutté et vaincu sur les barricades est un tout autre peuple que celui qui s'est rassemblé le 18 mars devant le château, pour être édifié, par les charges de dragons, sur la signification des concessions obtenues. Il est capable de tout autre chose, il a une attitude toute différente vis-à-vis du gouvernement. La conquête la plus importante de la révolution, c'est la révolution elle-même.

« Moi Berlinois, je peux bien dire que nous avons éprouvé un sentiment douloureux (rien de plus !) ... en voyant insulter à ce combat... Je rappelle le mot de M. le Président du Conseil qui... déclarait que c'était l'affaire d'un grand peuple et de tous ses représentants d'agir avec clémence en faveur de la conciliation. Je prétends à cette clémence en proposant, moi, qui suis le représentant de Berlin parmi vous, de reconnaître les journées du 18 et du 19 mars. Pendant toute la période qui a suivi la révolution, le peuple de Berlin a eu, sans aucun doute, dans son ensemble une attitude honorable et digne. Il est possible que des excès individuels se soient produits... donc il convient, je crois, que l'Assemblée déclare, etc. »

À cette lâche conclusion qui renie la révolution, nous ajouterons seulement qu'après un tel exposé des motifs la proposition méritait de ne pas passer.


Notes

[1] Le 3 juin 1848 on discuta à l'Assemblée nationale prussienne la proposition de s'associer à la manifestation des étudiants qui se rendaient sur la tombe des victimes du 18 mars. Cette proposition fut repoussée à la majorité des voix.


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