1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 4

1941

 

4

 

Le lendemain matin à l'atelier, Lucien guette le moment propice. Au bout des établis le chef d'atelier parle au contremaître. Depuis un quart d'heure que cela dure, ils ne le quittent pas des yeux. Quelle barbe !

Plus qu'une attache à fixer et ensuite il devra demander un autre travail. Si le chef lui disait de passer à la caisse  ! Peut-être vaudrait-il mieux agir avant.

Depuis des mois pas un dimanche de libre  ! Une fois à l'assurance il pourra se reposer quelque temps avant de chercher une autre place.

– Ils me doivent bien ça pour le mal que j'ai à les combattre.

Un mauvais moment à passer : affûter bien un burin, prendre un peu de chair au bout d'un doigt, un coup sec, et le tour sera joué.

Mais il faudrait quelqu'un pour taper avec le marteau, ou bien tenir le burin.

De nouveau Lucien dévisage les copains aux. alentours. A cause de la présence des deux chefs, ils sont tous affairés.

Le jeune du club sportif de l'usine manie des deux mains une meule à émeri reliée par un flexible au petit moteur suspendu derrière lui. Dans un nuage de poussière grise des étincelles sombres jaillissent. Il travaille sur un gros, bloc en fonte posé sur deux tréteaux; c'est un outil pour emboutir les ailes avant de la huit-chevaux. Qu'est-ce qu'on avale comme poussière avec ce boulot !

Un rayon de soleil traverse obliquement l'atelier et vient lécher le bloc sur lequel travaille Lucien. Quelle existence d'abrutis de venir s'enfermer ici jour par jour ; et les pauvres types qui travaillent à la chaîne  ! Il met la main dans le rayon. Qu'il doit faire bon dans les bois, avec une belle gosse qui rit si bien. Il sourit vers la verrière d'où vient le rayon folichon. A bientôt !

Le contremaître lit une feuille qu'un employé en blouse blanche vient de lui apporter. Serait-il déjà trop tard  ? Il faut agir. Lucien saisit son marteau et pose l'index gauche sur le bord vif du bloc auquel il travaille. Deux fois le marteau s'est levé, mais comme une force invisible la tendance obscure de conservation retient son bras.

Furieux contre lui-même, il se penche sur son travail. " Vieux gars, si tu joue encore une fois cette comédie, le coup est loupé ; alors quoi, t'es une petite fille ! Pourvu que personne ne t'ait repéré...

Prudemment il lève les yeux. Les chefs sont allés avec l'employé auprès de la grande machine à reproduire et discutent avec l'ouvrier ; sans doute pour savoir s'il pourra bientôt livrer son travail. On voit, grandeur nature, le modèle en plâtre de l'arrière d'une limousine fixé sur la machine. Un doigt indicateur suit lentement les courbes du modèle et par un jeu de leviers les transmet à l'outil qui, petit à petit, rongeant son passage dans le bloc de fonte, les reproduit fidèlement.

Tu t'alarmes trop facilement, pense Lucien, Si ça se trouve, t'as qu'à rester et c'est .toi qui finiras « l'embouti » qui est là-bas. Puis se reprenant : Hé vieux frère, chercherais-tu des prétextes pour te dégonfler ?

Le contremaître revient seul de ce côté. Il s'arrête près du gros Fatty ; celui-ci, d'habitude flegmatique, s'empresse :

– Oui, Monsieur... Oui... Oui, Monsieur.

Le contremaître, un pistonné qui a enfoncé les copains pour avoir la place, lui parle au contraire avec toute la calme assurance du chef; l'attitude servile de Fatty contraste d'autant plus. Pourtant ce type n'a rien à craindre pour sa place ; il est l'un des meilleurs ouvriers du coin et le sait très bien ; trop bien : même. C'est dans leur nature de lèche-culs, pense Lucien, ils sont contents de leur esclavage. Le chef, c'est leur dieu  !

Au parti c'est la même chose ; parce que tu es secrétaire, ce Citard tourne toujours autour de toi. Et toi-même, vieux gars, quand un chef te parle, tu as envie d'être serviable, malgré que tu les détestes comme des pantins au service de la mauvaise cause du capital. C'est un vice qui est en nous, ça ne sert à rien de se dégoûter soi-même, il faut le combattre, comme l'envie et la jalousie.

Le chef est venu vers lui, indiquant le gros et le sportif :

– Vous leur donnerez un coup de mai pour essayer leur outil.

Depuis deux mois que ce nouveau est là, le contremaître n'a pas encore trouvé le ton juste pour lui parler ; cette tête l'incommode.

– Bien, répond simplement Lucien.

Il porte le bric à brac de ses limes, marteaux, forets, tarauds sur l'établi, puis revient. A l'aide d'un palan les trois chargent la matrice sur un chariot bas, et s'en vont à l'atelier des presses ; le contremaître leur dit au passage :

– Amenez un casse-croûte cet après-midi; vous resterez le soir à travailler.

– Ah... bien.

Quand il est assez loin, le gros dit tout bas avec mauvaise humeur :

– Ils me font chier, j'avais un rancart ce soir.

Vrai ou pas vrai, Lucien a envie de rire.; le chef pourra toujours compter sur lui. Subitement l'idée du refus par principe lui vient, pour écorner un peu le prestige de ce larbin. Il retourne vers le contremaître :

– Ce soir, je ne peux pas rester.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne peux pas rester.

Froid, calme, les yeux dans les yeux, la réponse vient. Pas le moindre souci de trouver une excuse qui pourrait permettre de passer sur le refus.

– Bien, j'en parlerai au chef d'atelier.

Maintenant, d'une façon comme de l'autre, il saute.

Tout le long des établis, les copains regardent. Par mots jetés, l'incident s'est transmis.

Le rouquin fait signe à Lucien de venir. Ils ont leur étau en face l'un de l'autre, séparé par un grillage.

– Alors ?

– Je pique un macadam.

– T'as intérêt à faire vite. Arrange-toi pour que ce soit ici, tu prendras Nénesse et moi comme témoins, méfie-toi du jeune qui est avec toi.

Quand Lucien rejoint les deux autres, il voit encore le rouquin s'adresser à Nénesse qui accepte d'un signe de tête. Une bouffée de bien-être le traverse. Quand même il y a de bath' gars. Un regret de quitter l'usine lui vient ; de toute façon il n'aura pas perdu son temps, les copains « engrenés » dans la cellule continueront la propagande.

Dans le hall de la tôlerie, la grosse presse se dresse, puissante, dépassant du double les autres « Blisses » qui découpent, ajourent, ou courbent les multiples pièces. Le gros vient de serrer les dernières brides fixant la matrice sur le plateau. L'énorme volant de la presse, lancé par un puissant moteur électrique, tourne à une vitesse égale. Le gros pousse le levier d'embrayage et, comme une plume, le lourd bloc du poinçon sort de la matrice, s'enlève et s'arrête par un enclic suspendu au-dessus, au point mort haut.

Les essais commencent  ! Le jeune sportif et Lucien posent un « flan », grande plaque de tôle, aux contours soigneusement calculés, sur le creux de la matrice tandis que Fatty pousse les leviers de commande. Brutal, le presse-flan s'abat sur les bords de la tôle pour l'immobiliser et avec une force irrésistible le poinçon descend, forçant en un clin d'œil la tôle à épouser les formes de la matrice. Bientôt les flans ne crèvent plus et ne font presque plus de plis. Enfin, une paire d'ailes accolées, presque impeccable, sursaute dans la matrice. Encore quelques retouches, qui pourront être faites sur place, quelques modifications aux contours du flan, et la série pourra commencer.

Ils serrent les freins de l'énorme volant et attendent qu'il soit complètement arrêté. L'affreux accident arrivé sur cette machine est encore trop dans la mémoire de tous pour qu'ils se laissent aller à une imprudence : le travail pressait pour le salon ; les chefs étaient sur les dents ; l'ouvrier n'avait pas attendu l'arrêt du volant – ça prenait trop de temps entre les essais, et il y avait la prime à gagner. – Il venait d'enjamber la matrice pour faire une retouche quand la machine s'était déclenchée... et l'avait réduit en bouillie de l'épaisseur d'une tôle. L'enquête établit que c'était la faute de l'ouvrier.

Les retouches faites, les trois reprennent les essais. Entre temps, un grand type, la chemise entrouverte sur la poitrine velue, en pantalons bleus et espadrilles, était venu faire le badaud; le nez aplati et les oreilles en chou-fleur, un mégot au coin de la bouche.

C'est Géo le Marseillais. Le patron a fait venir ce nervi, spécialement pour s'occuper de ses mouchards et empêcher les distributions de tracts révolutionnaires aux portes de l'usine. On lui a donné un petit emploi par là, sur une cisaille, et il passe presque tout son temps à rôder par les ateliers. Devant la mécanique, la « terreur du Vieux Port » a plutôt l'air d'un petit garçon bayant aux corneilles.

Le sportif lui serre la main ; ils doivent se connaître du club de l'usine. Le gros fait semblant de ne pas le voir. Il n'est pas communiste, mais il ne tient pas à se salir les mains.

Le regard du nervi croise celui de Lucien ; à une légère réaction de celui-ci, Lucien se sent reconnu. D'où cette crapule peut-elle bien le connaître  ? Peut-être d'après sa .photo du bureau d'embauche. Avec le sportif, ils causent à part tous les deux ; si ce gorille allait le provoquer, que faire  ?

La situation gênante est dénouée par l'arrivée du contremaître. Il amène un autre copain.

– Vous pourrez retourner à votre travail.

Il semble plus aimable qu'avant. Comme beaucoup de ses semblables, son arrogance est faite de la lâcheté de ceux qu'il commande :

De retour à sa place, Lucien dit au rouquin qui l'interroge du regard :

– Je préfère un autre témoin que toi.

Voyant qu'il ne comprend pas :

– C'est pour ne pas te brûler.

– Bien, prends le grand, alors.

L'heure est déjà avancée. Réinstallé à son travail, Lucien recule un des chevalets vers le milieu du bloc, pour qu'il se renverse plus facilement. De nouveau il pose le doigt sur l'arête coupante ; une dernière hésitation et cette fois-ci le marteau est lancé : un petit choc métallique.

L'arête de l'outil a dû en prendre un coup, pense-t-il à travers la douleur aiguë qui lui crispe la poitrine et lui serre les tempes. Timidement, il regarde le doigt de cette main qui subitement lui semble lourde.

« Bordel de nom de Dieu  ! » Instinctivement, par crainte de toucher l'os, il avait fait porter le marteau à plat. Le doigt avait sauté du bord comme un noyau de prune et, au lieu de sectionner les chairs; le coup n'avait produit qu'une simple ampoule remplie de sang.

Impossible d'aller à l'assurance avec cela  ! La souffrance n'aura servi à rien ; le chef va revenir avec l'ordre de renvoi et ce sera trop tard  !

Il ressaisit le marteau, fait porter en plein la chair entre le pouce et l'index sur l'arête, puis rageusement y porte un coup, et un deuxième.

Avec le sang qui gicle, l'oppression s'en va et un immense sentiment de soulagement l'envahit.

Le vacarme des tréteaux renversés et du bloc qui tombe à terre attire l'attention des copains. On l'entoure.

– J'ai voulu retenir l'outil et me suis fait coincer la main.

Nénesse qui l'accompagne à l'infirmerie lui dit en route :

– Eh bien  ! Mon vieux, tu fais ça en grand  !

– Par force, ils allaient me saquer.

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