1920

La réponse d'un des principaux visés par "la maladie infantile du communisme"...

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Lettre ouverte au camarade Lénine

Hermann Gorter


IV - L'opportunisme dans la troisième Internationale

La question de l'opportunisme dans nos pro­pres rangs est d'une si grande importance que je veux en parler encore plus en détail.

Camarade, du fait de la création de la troisième Internationale, l'opportunisme n'a pas été tué ; pas même chez nous. C'est ce que nous consta­tons déjà dans tous les partis communistes, dans tous les pays. En effet, il y aurait là un miracle et une contradiction à toutes les lois de l'évolution, si ce dont est morte la deuxième Internationale ne lui survivait pas dans la troisième !

Au contraire : de même que la lutte entre la social-démocratie et l'anarchisme fut la base profonde de la deuxième Internationale, la lutte en­tre l'opportunisme et le marxisme révolutionnaire sera celle de la troisième.

Aussi verrons-nous de nouveau dès mainte­nant des communistes aller au parlement pour devenir des chefs, et soutenir les syndicats et les partis travaillistes pour avoir des voix aux élec­tions. Au lieu que les partis soient faits pour le communisme, le communisme sera fait pour les partis. L'usage s'établira à nouveau de mauvais compromis parlementaires avec les social-patriotes et les bourgeois, étant donné que la révolution en Europe occidentale sera une révolution lente. La liberté de parole sera supprimée et de bons communistes seront exclus. Bref, les pratiques de la deuxième Internationale revivront.

Contre cela, la « gauche » doit se dresser et être prête à lutter comme elle l'a déjà fait dans la deuxième Internationale. Elle doit être soutenue dans cette tâche par tous les marxistes et révo­lutionnaires, même si ceux-ci estiment qu'elle a tort sur des points particuliers. Car l'opportu­nisme est notre plus dangereux ennemi. Non seulement à l'extérieur, comme vous le dites (p. 43), mais dans nos rangs.

Lorsque l'opportunisme s'introduit de nouveau avec ses suites désastreuses pour la conscience et la force du prolétariat, c'est là un danger mille fois pire que lorsque la gauche se montre trop radicale. La gauche, même quand elle va trop loin pour une fois, reste toujours révolutionnaire. Elle peut changer sa tactique en constatant que cette tactique n'est pas juste. La droite opportu­niste est vouée à devenir de plus en plus opportu­niste, à s'enfoncer de plus en plus dans le ma­rais, et à causer toujours davantage la perte des ouvriers. Nous n'avons pas appris cela pour rien au cours d'une lutte de vingt-cinq ans.

L'opportunisme est la perte du mouvement ouvrier, la mort de la révolution. C'est à cause de l'opportunisme qu'est survenu tout le mal : le réformisme, la guerre, la défaite et la mort de la révolution en Hongrie et en Allemagne. L'oppor­tunisme est la cause de notre anéantissement. Et il est présent dans la troisième Internationale...

Pourquoi employer beaucoup de paroles ? Re­gardez autour de vous, camarade. Hélas, regardez en vous-même, Regardez dans le comité exé­cutif ! Regardez dans tous les pays de l'Europe !

Lisez le journal du parti socialiste anglais (British Socialist Party), qui est maintenant le journal du parti communiste. Lisez dix, vingt numéros de ce journal. Voyez cette critique débile des syndicats, du Labour Party, des membres du parlement - et comparez avec un journal de la « gauche ». Comparez le journal de l'organisa­tion qui adhère au Labour-Party, avec celui des adversaires du Labour Party, et vous constaterez que l'opportunisme envahit par grandes masses la troisième Internationale. Tout cela ne sert qu'à acquérir de nouveau de la puissance au parlement (grâce au soutien des ouvriers contre-révolution­naires) ...c'est à dire de la puissance à la manière de la deuxième Internationale ! Songez aussi que le parti socialiste indépendant d'Allemagne viendra bientôt frapper à la porte de la troisième Internationale, et bientôt aussi d'autres partis du centre, aussi nombreux que lui ! Croyez-vous que si vous forcez ces partis à exclure Kautsky, etc..., chacun de ces traîtres ne sera pas remplacé par des masses de traîtres semblables, chaque opportuniste expulsé, par dix mille opportunistes ? Toutes ces mesures d'exclusion sont enfantines. Une masse innombrable d'opportunistes s'appro­che [1]. Que sera-ce après que vous leur aurez tendu cette brochure, votre brochure ?

Regardez du côté du parti communiste hollan­dais, vers ceux qu'on appelait, dans le temps, les Bolchéviks de l'Europe de l'ouest. Vous pourrez lire dans une brochure sur le parti hollandais com­ment il est complètement corrompu déjà par l'opportunisme social-démocrate.

Pendant la guerre, après la guerre et récem­ment encore, il s'est abandonné à l'Entente. Lui qui était si clair autrefois, est devenu un exemple d'équivoque et de tromperie.

Mais regardez donc en Allemagne. camarade, dans le pays où la révolution a éclaté ! Là habite et croît l'opportunisme. Nous avons appris avec étonnement comment vous avez soutenu l'atti­tude du parti communiste allemand (K. P. D.) pendant les Journées de mars. Heureusement nous avons compris, d'après votre brochure, que vous ne connaissiez pas le cours des événements. Vous avez bien admis l'attitude de la centrale du K. P. D., qui offrait une opposition loyale à Ebert, Scheidemann. Hilferding et Crispien, mais vous ne saviez évidemment pas encore, quand vous avez écrit la brochure; qu'au moment même où cela se produisait, Ebert rassemblait des troupes contre le prolétariat allemand, qu'à ce moment la grève des masses était encore générale dans de grandes parties de l'Allemagne, que, dans leur grande majorité, les masses communistes étaient prêtes à mener la révolution, sinon à la victoire immédiate (qui était peut-être impossible), du moins à un accroissement de sa puissance.

Mais pendant que les masses poursuivaient la révolution par des grèves et par l'insurrection armée (rien n'a jamais été plus formidable et plus chargé d'espoir que l'insurrection dans la Ruhr et la grève générale), les chefs offraient. des compromis parlementaires ! Ainsi, ils soutenaient Ebert contre la révolution dans la Ruhr. Et s'il y a jamais eu un exemple montrant combien l'usage du parlementarisme pendant la révolution est une chose maudite en Europe occidentale, c'est bien celui-là. Voyez-vous, camarade : l'op­portunisme parlementaire, le compromis avec les social-patriotes et les indépendants, voilà ce que nous ne voulons pas, et voilà ce que vous mettez en route !

Hélas, camarade, que sont devenus, maintenant déjà, les conseils d'entreprise en Allemagne ? Vous et l'exécutif de la troisième Internationale avez conseillé aux communistes d'entrer avec tou­tes les autres tendances dans les syndicats afin d'en obtenir la direction grâce â votre influence dans les conseils d'usines. Et que s'est-il produit? Le contraire.

La centrale des conseils d'entreprise est devenue déjà à peu de chose près un instrument des syndicats. Le syndicat est une pieuvre qui étouffe toute chose vivante qui vient à sa portée.

Camarade, lisez et renseignez-vous par vous-même sur tout ce qui arrive en Allemagne et en Europe de l'ouest. J'ai tout espoir que vous vien­drez de notre côté, et même que l'expérience amènera la troisième Internationale à notre tac­tique.

Dans le cas contraire, alors que l'opportunisme va si vite en Allemagne, de quel train n'ira-t-il pas en France et en Angleterre ?

Voyez-vous, camarade, tels sont les chefs dont nous ne voulons pas. Telle est l'unité de masses et de chefs dont nous ne voulons pas. Telle est la discipline de fer, l'obéissance militaire, la ser­vitude de cadavre dont nous ne voulons pas.

Qu'un mot soit dit ici au comité exécutif et particulièrement à Radek. Le comité exécutif a eu le culot d'exiger du K. A. P. D. (Parti com­muniste ouvrier allemand) l'exclusion de Wolfheim et de Laufenberg, au lieu de le laisser lui-même juge de la question. I1 a reçu le K. A. P. D. avec des menaces, et les partis du centre comme le parti socialiste indépendant (U. S. P. D.), avec des flatteries. Il n'a jamais exigé du parti allemand de jeter dehors ses social-patriotes. Il n'a jamais exigé du parti allemand de jeter à la porte la centrale qui, par ses tractations s'est rendue solidaire de la fusillade des communistes dans la Ruhr. I1 n'a pas exigé du parti hollandais d'expulser Wijnkoop et Van Ravestyn, qui ont offert des bateaux à l'Entente pendant la guerre... (Non pas que je réclame l'exclusion de ces camarades ! Je pense que d'honnêtes camarades se sont trompés seulement en raison des terribles difficultés que présente le commencement et le développement de la révolution ouest-européenne. Nous, comme tout le monde, nous commettons beaucoup de grandes fautes). D'ailleurs ces exclusions ne ser­viraient à rien, au point où en est cette Interna­tionale.

Je fais remarquer cela, simplement pour montrer encore par un autre exemple à quel point l'op­portunisme fait rage déjà dans nos propres rangs. Car la centrale de Moscou n'a commis cette injus­tice vis-à-vis du K. A. P. D. que parce qu'elle ne voulait pas, vu sa tactique mondiale opportuniste, (les vrais révolutionnaires, mais se tournait au contraire vers les indépendants et autres oppor­tunistes. Elle a joué intentionnellement cette carte de Wolhfeim et de Laufenberg contre le K. A. P. D., bien que le K. A. P. D. fut en désaccord avec la tactique « national -bolchéviste » de ces deux leaders, et seulement pour les mobiles opportunistes les plus misérables. Il s'agit pour elle de rassembler aussi bien les syndicats que les partis politiques pour avoir des masses avant tout, qu'elles soient communistes ou non.

Deux autres actions de la troisième Interna­tionale montrent également avec clarté dans quel sens elle se dirige. La première est la destitution du bureau d'Amsterdam, le seul groupe de marxis­tes et théoriciens révolutionnaires en Europe de l'ouest qui n'ait jamais vacillé. La deuxième est le traitement infligé au K. A. P. D., le seul parti en Europe occidentale qui, comme organisation, comme tout, à partir de sa création jusqu'à pré­sent, ait toujours mené la révolution dans le sens où elle doit être menée. Pendant que les partis du centre, les indépendants, les centristes français et anglais, traîtres éternels à la révolution, ont été amadoués par tous les moyens, le K. A. P. D., le parti vraiment révolutionnaire, a été traité en ennemi. Ce sont là de mauvais signes, camarade.

En résumé : la deuxième Internationale opportuniste se survit ou revit parmi nous. Et l'oppor­tunisme mène au néant. Parce qu'il y mène, parce qu'il existe parmi nous, fort, très fort, plus fort que je ne l'avais jamais imaginé, la « gauche » doit être là. Même si les autres bonnes raisons pour son existence n'étaient pas valables, elle devrait être là comme opposition, comme contre poids à l'opportunisme.


Notes

[1] En une seule journée (au Congrès de Halle) il y a eu une armée de 500 000 nouveaux adhérents, embrigadés par des chefs dont vous avez dit vous-même récemment « Ils sont pires que des Scheidemann ».


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