1910

 

Rudolf Hilferding

Le capital financier

DEUXIEME PARTIE - LA MOBILISATION DU CAPITAL - LE CAPITAL FICTIF  

CHAPITRE VII - LA SOCIETE PAR ACTIONS

1910



 

  1. Dividende et bénéfice des fondateurs

L'économie politique classique a cherché la différence existant entre l'entreprise individuelle et la société par actions avant tout dans la différence de leur forme d'organisation et les conséquences qui en découlent. Elle a montré le « bon » et le « mauvais » côté des deux formes d'entreprise et souligné comme autant de marques distinctives, tantôt des facteurs subjectifs (participation et responsabilité plus ou moins grande des directeurs, contrôle plus ou moins facile de l'entreprise), tantôt des facteurs objectifs (possibilité plus ou moins grande de réunir les capitaux, pouvoir plus ou moins grand d'accumulation). Mais elle a oublié d'étudier en détail les différences économiques fondamentales entre les deux formes d'entreprise, bien qu'elles soient d'une importance décisive pour la compréhension du développement capitaliste moderne, compréhension impossible sans la victoire de la société par actions et les causes qui l'ont provoquée 1.

La société industrielle par actions, que nous avons étudiée, signifie tout d'abord une modification de la fonction du capitaliste. Car elle a pour conséquence fondamentale ce que l'entreprise individuelle ne peut apporter que fortuitement, à savoir la libération du capitaliste industriel à l'égard de la fonction de l'entrepreneur industriel. Ce changement de fonction donne au capital investi dans la société par actions, pour le capitaliste, la fonction de pur capital-argent. De même que le capitaliste prêteur d'argent n'a, en tant que créancier, rien à voir avec la façon dont son capital est utilisé dans le processus de production, même si cette utilisation est en réalité la condition nécessaire du rapport de prêt, dans la mesure où son rôle consiste uniquement à prêter son capital pour qu'il lui revienne au bout d'un certain temps majoré de l'intérêt, sa fonction étant ainsi épuisée dans une transaction juridique, de même l'actionnaire fait fonction de simple capitaliste prêteur. Il donne de l'argent afin qu'il lui rapporte, dirons-nous pour employer une expression tout à fait générale. Mais il peut fixer lui-même la somme et n'est engagé que pour cette somme, de même que le capitaliste prêteur ne met en jeu qu'une somme dont il a fixé le montant. Mais il y a déjà ici une différence. L'intérêt pour le capital-argent mis à disposition sous forme d'action n'est pas fixé d'avance comme tel, mais il n'existe que comme un droit sur le profit d'une entreprise déterminée. Une autre différence par rapport au capital de prêt consiste en ceci que le reflux du capital au capitaliste prêteur d'argent ne se fait pas directement, n'est pas stipulé à la conclusion de l'accord, comme conséquence naturelle de l'accord lui-même.

Considérons d'abord le premier de ces deux points. Il faut constater avant tout que le rapport d'un capital-argent mis à disposition sous forme d'action n'est pas du tout complètement incertain. Une entreprise capitaliste est fondée pour qu'elle donne du profit. L'obtention du profit et même, dans des conditions normales, l'obtention du profit moyen est le but de la fondation de l'entreprise. En tout cas, l'actionnaire est ici dans une situation analogue à celle du capitaliste prêteur d'argent, qui doit compter lui aussi sur la mise en valeur productive de son capital pour que son débiteur ne devienne pas insolvable. En général, l'insécurité peut-être un peu plus grande de l'actionnaire par rapport au capitaliste prêteur d'argent lui rapportera une certaine prime de risque. Mais il ne faut pas s'imaginer que cette prime apparaît d'une façon quelconque fixée et comme une revendication consciente et surtout mesurable de l'actionnaire. Plus exactement, elle résulte du fait que l'offre de capitaux-argent - et c'est au capital-argent libre que s'adressent les fondateurs - en vue d'un placement en actions sera, dans des conditions par ailleurs semblables, plus petite que pour les placements à intérêts fixes et particulièrement sûrs. C'est d'une façon générale cette différence de l'offre qui explique la différence des taux d'intérêt, de même que celle des cours des valeurs portant intérêt. La sécurité plus ou moins grande agit comme motif de l'offre plus ou moins grande. Mais c'est uniquement de cette différence dans le rapport de l'offre et de la demande qu'il résulte une différence du taux d'intérêt. Le rendement probable de l'action est par conséquent déterminé par le profit industriel et celui-ci, toutes choses égales d'ailleurs, par le taux de profit moyen.

Mais l'actionnaire n'est pas un entrepreneur industriel (capitaliste). Il n'est avant tout que capitaliste prêteur d'argent. Ce qui le distingue essentiellement du précédent, c'est qu'il dispose de son capital d'une tout autre façon. Le capitaliste industriel investit en tant que tel tout son capital dans une entreprise déterminée. La condition en est que son capital soit suffisant pour pouvoir fonctionner d’une façon indépendante dans cette branche d’industrie. L’actionnaire en revanche n'a besoin de disposer que d’un capital d'un montant tout à fait infime. L'entrepreneur industriel a investi son capital dans son entreprise, il n'agit que d'une façon productive dans cette entreprise et lui est intimement et durablement lié. Il ne peut pas le retirer, sinon par la vente de l'entreprise, ce qui signifie seulement un changement de personne, le remplacement d'un industriel par un autre. Il n'est pas capitaliste prêteur d’argent, mais capitaliste productif. Le revenu de l'entreprise - le profit industriel – lui appartient. Mais, si nous considérons l'actionnaire comme un simple capitaliste prêteur d’argent, le fait pour lui d'obtenir un intérêt sur son capital suffirait pour qu'il le mette à disposition. Pour que l'actionnaire devienne capitaliste prêteur d'argent, il est nécessaire qu'il puisse reprendre à tout moment le capital-argent qu'il a prêté. Mais son capital apparaît comme celui du capitaliste individuel fixé dans l'entreprise, Et c'est en fait le cas. L'argent a été cédé et a servi à l'achat de machines, de matières premières, au paiement des ouvriers, etc., bref il s'est transformé, de capital-argent en capital productif. A<Mp/F, pour entreprendre son mouvement circulaire en tant que capital industriel. Ce capital, une fois cédé, l’actionnaire ne peut plus le reprendre. Il n'a plus sur lui aucun droit, mais seulement sur une part déterminée du revenu. Toutefois, dans la société capitaliste, chaque somme d'argent a la capacité de produire un intérêt et, réciproquement tout revenu régulier, qui est transférable (et c'est le cas dans la mesure où il n'est pas lié à une condition purement personnelle et par conséquent passagère, indéterminable comme le salaire ouvrier, etc.) est considéré comme intérêt d'un capital et acquiert un prix égal au montant capitalisé au taux d'intérêt en vigueur 2. Cela s'explique sans plus par le fait que des sommes d'argent de plus en plus grandes sont disponibles pour être mises en valeur et trouvent cette mise en valeur dans le droit à ce revenu. C'est pourquoi l'actionnaire est en mesure de reprendre à tout moment son capital au moyen de la vente de ses actions, de son droit à sa part de profit, et se trouve ainsi dans la même situation que le capitaliste prêteur d'argent. Cette possibilité de vente est fournie par un marché spécial, la Bourse des valeurs. C'est la création de ce marché qui donne au capital-actions, lequel devient dès lors à tout moment « réalisable » pour l'actionnaire individuel, le caractère de capital-argent. Réciproquement, le capitaliste prêteur d'argent conserve son caractère même quand il investit son capital sous forme d'actions. Le capital-argent libre est par conséquent comme tel, c'est-à-dire en tant que capital portant intérêt, en concurrence pour le placement en actions, de même que dans sa fonction propre de capital de prêt il est en concurrence pour le placement en prêts portant intérêt. La concurrence autour de ces différentes possibilités de placement rapproche le prix de l'action de celui des placements portant intérêt et ramène pour l'actionnaire le revenu sur le profit industriel à l'intérêt.

Cette réduction à l'intérêt est par conséquent un processus historique qui va de pair avec le développement du système des actions et de la Bourse des valeurs. Aussi longtemps que la société par actions n'est pas la forme dominante et que la négociabilité de l'action n'est pas développée, le dividende comprendra non seulement l'intérêt, mais aussi le bénéfice de l'entrepreneur.

Par conséquent, dès qu'apparaît la société par actions, l'entreprise industrielle fonctionne avec un capital-argent dont la transformation en capital industriel ne produit plus le profit moyen, mais seulement l'intérêt moyen.

Toutefois, il semble qu'ici apparaît une contradiction manifeste. Le capital-argent mis à disposition en tant que capital-actions est transformé en capital industriel. Qu'il fonctionne pour son propriétaire - donc subjectivement - tout à fait à la manière du capital de prêt ne peut sûrement avoir aucune influence sur le revenu de l'entreprise industrielle. Celle-ci produira tout comme avant, dans des conditions normales, le profit moyen. Que la société par actions vende sa marchandise au-dessous du profit moyen, qu'elle renonce volontairement à une partie de son profit, pour répartir un revenu qui ne rapporte que l'intérêt aux actionnaires, est une hypothèse tout à fait improbable. Car chaque entreprise capitaliste cherche à obtenir le plus haut profit possible, et c'est précisément cet effort qui a pour résultat la vente au coût de production, c'est-à-dire à un prix égal au prix de revient, plus le profit moyen. Il semble par conséquent que les facteurs susmentionnés, qui donnent subjectivement au capital-argent placé sous forme d'actions le caractère de capital de prêt, donc de capital portant intérêt, ne suffisent pas pour expliquer que le revenu de l'action se ramène à l'intérêt. Car il resterait à expliquer où est passée l'autre partie du profit, à savoir le profit moyen moins l'intérêt, cette autre partie du profit qui constitue précisément le bénéfice de l'entrepreneur. Voyons cela d'un peu plus près.

La transformation de l'entreprise privée en une société par actions peut créer l'illusion que le capital a doublé. Mais le capital initial avancé par les actionnaires est définitivement transformé en capital industriel, continue d'exister en réalité comme tel. L'argent a servi à l’achat de moyens de production, a été dépensé dans ce but et par là a disparu définitivement du processus de circulation de ce capital. C'est seulement la transformation des moyens de production en marchandises et la vente de ces marchandises qui fait refluer de l'argent, mais un tout autre argent, de la circulation. Par conséquent, l'argent payé pour les futurs achats d'actions ne sera pas du tout le même que celui qui a été avancé par les premiers actionnaires et consommé; ce n'est pas une partie intégrante du capital de la société par actions, du capital de l'entreprise. C'est de l'argent supplémentaire, nécessaire pour la circulation des coupons capitalisés. De même, le prix de l'action n'est en aucune façon déterminé en tant que partie du capital, mais en tant que part du revenu capitalisé, par conséquent non une grandeur relativement fixe, mais une grandeur qui varie selon le taux d’intérêt en vigueur. C'est pourquoi le prix de l’action ne dépend pas de la valeur (ou du prix) du capital industriel fonctionnant vraiment, car l'action n'est pas un bon sur une partie du capital fonctionnant en fait dans l’entrepris, mais seulement sur une partie du revenu et par conséquent indépendant, premièrement de la grandeur du profit (c'est-à-dire d'une grandeur beaucoup plus variable que ne serait le prix des éléments de production du capital industriel), et deuxièmement du taux d’intérêt en vigueur 3 .

L'action est par conséquent un titre de revenu, titre de créance sur une production future, bon de revenu. Du fait que ce revenu est capitalisé et constitue le prix de l'action, un second capital semble exister dans ces prix des actions. Mais il est purement fictif. Ce qui existe vraiment, c'est seulement le capital industriel et son profit. Cela n'empêche pas que ce capital fictif existe sous forme de comptes et est mentionné comme « capital actions ». En réalité, ce n'est pas un capital, mais le prix d'un revenu, un prix qui n'est possible que parce qu'au sein de la société capitaliste chaque somme d'argent donne un revenu et que, réciproquement, chaque revenu apparaît comme le fruit d'une somme d'argent. Si pour l'action industrielle cette illusion est encore facilitée par le fait qu'il existe un capital industriel fonctionnant vraiment, le caractère fictif, purement comptable, de ce capital en papier est tout à fait certain pour d'autres titres de revenus. Des bons d'Etat n'ont besoin en aucune façon de représenter un capital existant. L'argent prêté par les créanciers de l'Etat peut s'être évanoui en fumée depuis longtemps, ces bons ne sont rien d'autre que le prix pour une part sur le produit des impôts, qui sont le revenu d'un tout autre capital que celui qui a été auparavant dépensé d'une façon improductive quelconque.

Les achats et ventes d'actions ne sont pas des achats et des ventes d'un capital, mais des achats et ventes de titres de rentes; les oscillations de leurs prix n'affectent en rien le capital industriel fonctionnant vraiment, dont ils représentent le revenu et non la valeur. Leur prix ne dépend pas seulement du revenu, mais du taux de l'intérêt auquel ils sont capitalisés. Mais ce dernier, dans ses mouvements, est tout à fait indépendant du sort du capital industriel individuel. Il en résulte déjà qu'il ne convient pas de considérer le prix de l'action comme une partie déterminée du capital industriel individuel.

Il n'est donc pas nécessaire que le montant total du capital-actions, autrement dit la somme des prix des titres de revenus capitalisés, coïncide avec le capital-argent initialement transformé en capital industriel. La question qui se pose est seulement de savoir d'où vient cette différence et quelle est son importance. Prenons une entreprise industrielle au capital de 1 million de marks. Supposons que le taux de profit moyen est de 15 %, le taux d'intérêt en vigueur de 5 %. L'entreprise donnera un profit de 150 000 marks. Mais cette somme de 150 000 marks, capitalisé en tant que revenu annuel à 5 % aura un prix de 3 millions de marks. A 5 %, le capital-argent préférerait peut-être recevoir des titres plus sûrs portant intérêt. Mais ajoutons à cela une haute prime de risque, disons de 2 %, tenons compte en outre des frais d'administration tantièmes, etc., qu'il a fallu retirer du profit de l'entreprise et qui étaient épargnés à l'entreprise privée, contrairement à la société, par actions, soit une diminution du profit disponible d’environ 20 000 marks : on pourra distribuer 130 000 marks, qui donneront aux actionnaires un intérêt de 7 %. Le prix des actions sera alors de 1 857 143 marks, disons 1 900 000 marks en chiffres ronds. Mais, pour donner un profit de 150 000 marks, il ne faut qu'un capital de 1 million de marks, ce qui fait que 900 000 sont libres, et ces 900 000 marks sont le produit de la transformation du capital rapportant un profit en capital portant intérêt (dividendes). Ils sont, si nous faisons abstractions des frais d'administration élevés qui découlent de la forme de la société par actions et diminuent le profit, égaux à la différence entre le montant capitalisé à 15 % et celui capitalisé à 7 %, par conséquent entre le capital qui donne le taux de profit moyen et le capital qui rapporte l'intérêt moyen. C'est cette différence qui apparaît comme « bénéfice des fondateurs », source de gain qui découle uniquement de la transformation du capital rapportant du profit en capital porteur d'intérêt.

La conception dominante, qui souligne avec tant de zèle le coût élevé de l’administration de la société par actions par rapport à l'entreprise privée, n'a pas vu ni expliqué ce problème étonnant : comment un gain peut-il provenir de la transformation d'une forme d'entreprise produisant à bon marché en une autre plus chère, mais s'est contentée de simples phrases sur le coût et le risque. Le bénéfice de fondation n'est ni du brigandage, ni une indemnité, ni un salaire, mais une catégorie économique spéciale.

Les économistes, dans la mesure où ils distinguent l'intérêt du bénéfice de l'entrepreneur, en général, conçoivent le dividende simplement comme intérêt, plus bénéfice de l'entrepreneur, c'est-à-dire exactement comme le profit de l'entrepreneur individuel. Qu'en cela on ne voit pas ce qu'a de spécifique la société par actions est clair. C'est ainsi que par exemple Rodbertus écrit : « Je veux encore ajouter, pour qu'on soit d'accord sur la terminologie, que le dividende d'une action comprend non seulement l'intérêt, mais aussi le bénéfice d'entreprise, ce qui n'est pas le cas de l'intérêt d'un titre d'emprunt 4. » Ce qui rend impossible une explication du bénéfice des fondateurs. « C'est ... un bénéfice d'entreprise, qui, dans la forme d'activité 5 de la société par actions, revient encore au propriétaire du capital (lequel, s'il avait prêté son capital à un entrepreneur privé, n'aurait reçu que l'intérêt courant) et même lui revient aussi facilement que l'aurait fait l'intérêt, ce qui explique pourquoi la société par actions exerce sur nos capitalistes un tel pouvoir de séduction et pourquoi il est probable que cette forme d'entreprise par actions s'emparera de plus en plus du domaine industriel. Ce qu'on appelle brigandage financier n'est que simple écume, écume de l'affaire réelle 6. » Abstenons-nous de toute condam­nation morale pour expliquer le bénéfice des fondateurs, qui n'est pas en lui-même une escroquerie, mais ne fait que rendre l'escroquerie possible. Rodbertus conçoit la chose d'une façon unilatérale et par conséquent fausse quand il écrit : « Le capital de prêt initial cesse donc, sous la forme d'actions, d'être du capital de prêt et augmente lui-même de valeur dans les mains de ses propriétaires et cela d'une façon qui ajoute encore aux délices divines de la vie des capitalistes de prêt en leur accordant presque toute la rente du capital 7 , par quoi Rodbertus entend le bénéfice d'entreprise, plus l'intérêt. Rodbertus ne voit que le contenu du processus, mais il ne s'aperçoit pas que la forme de la transformation est ici essentielle, du fait que le capital-argent devient en même temps capital fictif, tout en gardant pour ses propriétaires la forme de capital-argent 8.

Si nous considérons maintenant la forme de circulation propre du capital fictif, nous trouvons ce qui suit : les actions (A) sont émises, par conséquent vendues contre de l'argent (Ar). Cet argent se divise en deux parties : l'une (ar 1) constitue le bénéfice des fondateurs, appartient aux fondateurs, par exemple la banque d'émission, et sort de la circulation; l'autre (Ar 1) se transforme en capital productif et décrit le mouvement circulaire, déjà connu de nous, du capital industriel. Les actions sont vendues; pour qu'elles circulent elles-mêmes de nouveau, il faut de l'argent supplémentaire (Ar 2) comme moyens de circulation. Cette circulation (A-Ar2-A) se fait sur son propre marché, la Bourse.

Nous avons par conséquent la figure de circulation suivante :

 

A  <  Ar1  — M <  Mp .... P.... M' — Ar'1
ar1 F
|
|
Ar2
|
|
A

Une fois émise, l'action n'a plus rien à voir avec le mouvement véritable du capital industriel qu'elle représente. Les heurs et malheurs qui l'attendent dans sa circulation propre n'affectent en rien le mouvement circulaire du capital productif.

Le commerce des actions, plus généralement des titres de capital fictif, nécessite un nouvel argent - argent liquide et argent de crédit -, par exemple des traites. Mais tandis que la traite était précédemment couverte par la valeur de la marchandise, elles l'est maintenant par la « valeur de capital » de l'action, laquelle dépend du revenu. Ce dernier à son tour dépend de la vente des produits que fabrique la société par actions, donc de la vente des marchandises à leur valeur, c'est-à-dire à leur coût de production. Ainsi cet argent-crédit est couvert indirectement par la valeur des marchandises. En outre, tandis que le mouvement des paiements dans le commerce est déterminé dans ses dimensions par la valeur des marchandises, cette valeur est déterminée par le montant du revenu. D'autre part, l'argent vraiment nécessaire est limité ici par le fonctionnement de ce papier.

Si nous considérons maintenant la formule pour le bénéfice des fondateurs (Aa), nous obtenons ce qui suit, en posant que le profit moyen = p, le dividende = d et que le revenu de l'entreprise = R et en tenant compte que le capital est égal à cent fois l'intérêt, divisé par le taux de ce même intérêt :

 

Aa =  100 R  −  100 R
——— ———
D P

Si l'on voit le revenu de la société par actions diminué par suite du coût élevé de l'administration, il faut remplacer E par E-n. On voit que la séparation de la fonction d'entrepreneur, que l'économie politique classique constate d'une façon purement descriptive, est en même temps une transformation du capitaliste industriel en actionnaire, en une sorte particulière de capitaliste prêteur d'argent, avec la tendance consistant à faire de plus en plus de l'actionnaire un simple capitaliste prêteur d'argent, tendance complétée par la négociabilité constante de l'action à la Bourse.

Notre conception de la société par actions va plus loin que celle développée par Marx. Dans son esquisse générale (l'étude approfondie lui en a été malheureusement interdite) du rôle du crédit dans la production capitaliste 9, Marx a considéré la création de sociétés par actions comme conséquence du système du crédit et caractérisé comme son résultat :

« 1) Un élargissement considérable de l'échelle de la production et des entreprises, qui était impossible pour les capitaux privés. De telles entreprises, qui étaient autrefois des entreprises gouvernementales, deviennent sociales.

« 2) Le capital, qui en soi repose sur un mode de production sociale et suppose une concentration sociale de moyens de production et de forces de travail, reçoit ici directement la forme de capital social (capital d'individus directement associés), contrairement au capital privé, et ses entreprises se présentent comme des entreprises sociales, contrairement aux entreprises privées. C'est la suppression du capital en tant que propriété privée à l'intérieur des frontières du mode de production capitaliste lui-même.

« 3) La transformation des capitalistes productifs en un simple directeur-administrateur d'un capital étranger et des propriétaires de capitaux en simples propriétaires, simples capitalistes prêteurs d'argent. Même si les dividendes qu'ils reçoivent comprennent l'intérêt et le bénéfice de l'entrepreneur, c'est-à-dire le profit total (car le traitement des directeurs est ou doit être simple salaire d'une certaine sorte de travail qualifié, dont le prix est réglé sur le marché du travail comme celui de tout autre travail) ce profit total n'est encore tiré que sous la forme de l'intérêt, c'est-à-dire en tant que simple indemnité de la propriété du capital, qui est maintenant tout à fait sépare de la fonction dans le processus de reproduction véritable, comme cette fonction est séparée en la personne du directeur de la propriété du capital. Le profit se présente ainsi (et non plus seulement une partie de ce profit, l'intérêt, qui voit sa justification dans le profit du prêt) comme simple appropriation de surtravail étranger, provenant de la transformation des moyens de production en capital, c'est-à-dire de son aliénation à l'égard des véritables producteurs, de son antagonisme en tant que propriété étrangère à l'égard de tous les individus vraiment occupés dans la production, depuis le directeur jusqu'au dernier manœuvre. Dans les sociétés par actions la fonction est séparée de la propriété du capital, par conséquent aussi le travail complètement séparé de la propriété des moyens de production et du surtravail. C'est là le résultat du plus haut développement de la production capitaliste, un point de passage nécessaire vers la retransformation du capital en propriété privée de producteurs, non pas en tant que propriété privée de producteurs isolés, mais en tant que propriété de leur production sociale, associée, directe. C'est d'autre part un point de passage vers la transformation de toutes leurs fonctions dans le procès de reproduction, jusqu'ici encore liées à la propriété du capital, en simples fonctions des producteurs associés, en fonctions sociales.

« Avant d'aller plus loin, il faut encore faire cette remarque importante au point de vue économique. Comme le profit prend ici purement la forme de l'intérêt, de telles entreprises sont encore possibles quand elles donnent un simple intérêt, et c'est là une des raisons qui retardent la baisse du taux de profit général, du fait que ces entreprises où le capital constant est dans une si immense proportion par rapport au capital variable ne consentent pas nécessairement à l'égalisation du taux de profit général. »

Ce que Marx considère ici, ce sont les conséquences éco­nomiques des sociétés par actions. Il ne considère pas encore le dividende en tant que catégorie économique spéciale et laisse par conséquent aussi en dehors de son étude le bénéfice des fondateurs. En ce qui concerne sa dernière remarque sur l'influence exercée sur la formation du taux de profit moyen et la baisse du taux de profit, il est clair qu'avec l'extension des sociétés par actions le profit de ces sociétés doit, tout comme celui des entreprises privées, consentir à l'égalisation du taux de profit général. Marx avait en vue les compagnies de chemin de fer de son époque et sous ce rapport sa remarque peut être partiellement juste, mais seulement partiellement, pour cette raison que dans ces compagnies également le bénéfice des fondateurs avait déjà englobé une partie du profit, lequel devait se répercuter dans le prix des voyages en chemin de fer.



  1. Financement des sociétés par actions, sociétés par actions et banques

Lors de la fondation d'une société par actions, le capital-actions est par conséquent calculé de telle sorte que le profit de l'entreprise suffise pour distribuer sur ce capital un dividende qui donne aux différents propriétaires d’actions l'intérêt du capital investi par eux 10.

Si une haute conjoncture se présente ou si des circonstances favorables permettent de distribuer ensuite un dividende plus élevé, le cour des actions montera. En supposant que les actions d’une entreprise soient à 100 avec un dividende de 6 %, elles monteront à 150 si le dividende est de 9 %. Dans la différence des dividendes se reflètent par conséquent les hauts et les bas que connaissent les entreprises individuelles dans leur cours ultérieur. D’un autre côté, ces différences sont effacées pour les nouveaux acquéreurs d’actions dans la hausse ou la baisse des cours 11.

Dans la vie d'une société par actions, la différence entre le capital fonctionnant véritablement et le capital-actions (fictif) peut continuer à croître. Si l'entreprise donne un intérêt beaucoup plus élevé que l'intérêt moyen et qu'il en résulte la nécessité ou même seulement l'occasion d'une augmentation de capital, ce revenu plus élevé servira de base à la nouvelle capitalisation et le capital-actions nominal dépassera de beaucoup le capital fonctionnant dans l'entreprise. Ce sera le cas par exemple si le bénéfice est employé, totalement ou en partie, à la marche de l’entreprise. Comme un tel emploi promet une augmentation du revenu futur, il se produira en même temps une hausse du cours du capital-actions.

Abstraction faite de ce qui précède, des modifications du cours des actions se produiront, indépendamment des modifications dans le revenu et dans l'accroissement ou la diminution du capital fonctionnant véritablement, à la suite de changements dans le taux d'intérêt moyen. Un intérêt bas pendant une longue période de temps fait monter, toutes choses égales d'ailleurs, le cours du capital-actions, un intérêt élevé le fait baisser.

De la formation du dividende, il ressort déjà qu'il n'y a pas de dividende moyen, ni à la façon du taux d'intérêt, ni à celle du taux de profit. Le dividende est initialement égal à l'intérêt, plus une prime de risque, mais peut, au cours du développement, augmenter ou diminuer, et rester à ce niveau, car l'égalisation se fait ici par la concurrence, non dans le revenu, comme pour le taux d'intérêt et de profit, mais seulement dans le cours des actions.

La valeur du cours capital-actions est par conséquent toujours plus grande que celle du capital fonctionnant dans des conditions normales, c'est-à-dire rapportant le profit moyen. D'un autre côté, le revenu de l'entreprise et l’intérêt étant donnés, la valeur du cours du capital-actions dépend de la quantité des actions émises. La totalité du capital-actions d'une entreprise où le capital productif est d'un million de marks et rapporte 200 000 marks de profit aura une valeur de cours de 4 millions de marks si l'intérêt est de 5 %. Mais le cours d'une action de 1 000 marks de valeur nominale sera de 4 000 marks, si l'on a émis pour un million de marks d'actions, de 2 000 marks si l'on en a émis pour 2 millions, de 1 000 marks si l'on en a émis pour 4 millions, et de 500 marks si l'on en a émis pour 8 millions.

Quand le capital-actions est si grand que son cours, lors de l'émission, baisse au-dessous de sa valeur nominale, au-dessous du pair, on parle de délayage du capital-actions. Il est clair que ce délayage n'a au début qu'un caractère purement comptable. Le revenu une fois donné détermine le cours de la totalité du capital-actions; plus celles-ci sont nombreuses, plus est petite la part de ce revenu qui revient à chacune d'elles. Mais le délayage n'a rien à voir avec le bénéfice des fondateurs, qui naît bien plutôt, à chaque fondation de sociétés par actions, de la transformation de capital productif, rapportant du profit, en capital fictif portant intérêt. En fait, ce délayage ne représente rien d’essentiel et peut normalement être empêche par une loi, contrairement au bénéfice des fondateurs. La prescription de la législation allemande sur les sociétés par actions aux termes de laquelle l'agio de l'action doit être porté aux réserves a seulement eu pour résultat que les actions au pair ou bénéficiant d'un petit agio sont remises à un consortium bancaire qui les vend avec bénéfice (le bénéfice des fondateurs) au public.

Mais le délayage est parfois un bon moyen de technique financière pour accroître encore le bénéfice des fondateurs. Aux Etats-Unis, par exemple, à l'occasion des grandes fondations, on remet ordinairement deux sortes d'actions : les preferred shares (actions préférentielles) et les common shares (actions ordinaires). Les premières ne donnent qu'un intérêt limité, qui ne dépasse pas 5 à 7 %. Elles sont aussi souvent cumulatives, c'est-à-dire que si, au bout d'un an, tout le dividende auquel elles ont droit n'a pas été versé elles peuvent rattraper le retard sur le revenu des années suivantes. Ce n'est qu’une fois payées les actions préférentielles qu’on peut distribuer des dividendes sur les actions ordinaires. Le montant des actions préférentielles est, lors de la fondation de la société, fixé d'ordinaire de telle sorte qu'il est plus élevé que le capital vraiment nécessaire à la production. Ces actions englobent déjà la plus grande partie du bénéfice des fondateurs. Ensuite viennent les actions ordinaires, d'un montant presque toujours sensiblement égal. Leur valeur de cours est d'ordinaire très faible au début; actions préférentielles et actions ordinaires sont la plupart du temps un peu au-dessus du pair. Mais les actions ordinaires restent pour une bonne part entre les mains des fondateurs, ce qui leur permet de s'assurer la majorité 12. D'un autre côte, les actions préférentielles ont la plupart du temps un intérêt fixe, tandis que celui des actions ordinaires est complètement indéterminé et dépend de la conjoncture. Leur revenu oscille extraordinairement, ce qui fait qu'elles offrent prise à la spéculation, car les fluctuations de cours peuvent être utilisées par les gros actionnaires particulièrement initiés, à qui elles n'ont rien coûté, en vue de fructueuses opérations. Mais, troisièmement, cette méthode de financement assure aux fondateurs, aux possesseurs d'actions ordinaires, le surprofit que la fondation de la société doit leur apporter et le revenu de toutes les innovations et conjonctures favorables futures, tandis que le bénéfice du public, qui possède les actions préférentielles, ne consiste qu'en une limite fixe, ne dépassant guère l'intérêt. Enfin, cela sert à masquer jusqu'à un certain point la véritable situation de l'entreprise, et cette obscurité peut être utilisée facilement en vue d'opérations frauduleuses 13. Cependant, la surcapitalisation n'a aucune influence sur les prix. C'est une erreur de croire que, parce que le capital fictif à été nominalement gonflé on peut violer les lois des prix. Qu’un grand capital-actions fasse souhaiter que des prix élevés permettent le paiement des intérêts est tout à fait compréhensible. Mais, même si le capital était inscrit pour zéro, aucun capitaliste ne pourrait vendre à meilleur marché qu’il ne doit, serait-il maître d'une entreprise privée, d'une simple société par actions ou d'un trust.

La société par actions est une société de capitalistes. Elle est constituée par le versement d'un capital; la mesure dans laquelle chaque capitaliste participe à cette constitution de société est donnée par l'importance de sa contribution au capital de la société; c'est pourquoi son droit de vote, c'est-à-dire son pouvoir de décision, dépend naturellement de l'importance de sa contribution. Le capitaliste n'est tel que dans la mesure où il a un capital, et il ne se distingue de tout autre capitaliste que quantitativement. Mais, par là, le pouvoir de disposition sur l’ensemble de l'entreprise est entre les mains des détenteurs de la majorité du capital-actions. Pour pouvoir disposer de la société par actions, il ne faut posséder par conséquent que la moitié du capital, et non la totalité comme pour une entreprise privée. Cela double la puissance des gros capitalistes. Un capitaliste qui transforme son entreprise privée (abstraction faite du crédit) en société par actions n'a besoin, pour conserver son pouvoir de décision sur l'entreprise, que de la moitié de son capital. L'autre moitié devient libre et peut être retirée de cette entreprise. Certes, il perd son dividende sur cette moitié. Mais le pouvoir de décision sur le capital étranger est beaucoup plus important et la domination de l'entreprise, abstraction faite de tout le reste, est de la plus haute importance en ce qui concerne le mouvement des actions en Bourse.

En fait le montant du capital qui suffit pour contrôler la société par actions est d'ordinaire encore plus faible, et va d'un tiers à un quart du capital et même moins. Mais celui qui contrôle la société par actions a sur le capital étranger le même pouvoir de décision que sur le sien propre. Cette sorte de disposition n'a rien à voir avec la disposition du capital étranger en général. Si dans la société capitaliste développée chaque capital propre est, grâce au développement du crédit, en même temps représentant de capital étranger prêté - et de l'importance de ce capital propre dépend, toutes proportions gardées, l'importance du crédit, lequel croît encore plus rapidement que le capital propre -, celui des gros actionnaires en est doublement le représentant. Ce capital a donc un pouvoir de décision sur celui des autres actionnaires et tout le pouvoir de capital de l'entreprise exerce à son tour une attraction sur le capital étranger, capital de prêt que reçoit l'entreprise.

Mais un gros capital contrôlant une société par actions aura un poids beaucoup plus grand encore s'il ne s'agit plus d'une seule société, mais de tout un réseau de sociétés dépendant les unes des autres. Supposons que le capitaliste N contrôle avec un paquet d'actions de 5 millions la firme A, dont le capital-actions est de 9 millions. Supposons que cette société fonde une filiale B, un capital-actions de 30 millions, dont elle conserve 16 millions en portefeuille. Pour pouvoir payer ces 16 millions, A émet pour 16 millions d'obligations à intérêt fixe, qui ne possèdent pas le droit de vote. N contrôle maintenant avec ses 5 millions deux sociétés, par conséquent un capital de 39 millions. A et B peuvent, sur la base des mêmes principes, fonder de nouvelles sociétés, de sorte que N obtient avec un capital relativement faible le contrôle de capitaux étrangers énormes. Avec le développement du système se forme une technique financière particulière, dont la tâche est d'assurer à un capital extrêmement faible le contrôle d'un capital étranger considérable. Cette technique a trouvé sa perfection dans le financement du réseau ferroviaire américain 14.

Avec le développement des sociétés par actions, d'une part, la concentration croissante de la propriété, de l'autre, croît le nombre des gros capitalistes qui placent leur capital dans différentes sociétés par actions. Mais un gros paquet d'actions donne la possibilité de se faire représenter dans la direction de la société. En tant que membre du conseil d'administration, le gros actionnaire reçoit sous forme de tantièmes, premièrement, une participation au profit 15, deuxièmement, la possibilité d'exercer une influence sur l'administration de l'entreprise ou d'utiliser les renseignements qu'il a sur la marche de cette entreprise, soit pour des opérations spéculatives, soit pour toutes sortes de transactions ordinaires. Il se crée ainsi un cercle de personnes qui, grâce à leur propre puissance de capital ou en tant que représentants de la puissance concentrée de capitaux étrangers (directeurs de banques), font partie des conseils d'administration d'un grand nombre de sociétés par actions. Il se forme ainsi une sorte d'union personnelle 16, d'abord entre les différentes sociétés, ensuite entre celles-ci et les banques, union qui exerce une très grande influence sur la politique de ces sociétés du fait qu'il se crée entre elles un intérêt de propriété commun.

Pour réaliser la concentration des capitaux dans une entreprise, la société par actions rassemble son capital à l'aide de capitaux isolés, dont chacun est peut-être trop faible pour fonctionner industriellement, soit d'une façon générale, soit dans les branches d'industrie dont le domaine est la société par actions. Mais il faut tenir compte qu'à l'origine ce rassemblement se fait principalement par un appel aux capitaux individuels. Dans la suite du développement, les capitaux isolés sont déjà rassemblés et concentrés dans les banques. C'est pourquoi l'appel au marché de l'argent se fait par l'intermédiaire des banques.

Aucune banque ne peut penser fournir à elle seule le capital d'un entrepreneur privé. Elle ne peut lui apporter en règle générale que du « crédit de paiement ». Il en est autrement des sociétés par actions. Ici, fournir le capital signifie pour la banque rien d'autre que l'avancer, la diviser en parts et reprendre le capital au moyen de la vente de ces parts, par conséquent réaliser, dans la forme, une pure affaire d'argent A-A1. C'est la transmissibilité et la négociabilité de ces parts de capital qui constituent l'essence de la société par actions, qui donne alors à la banque la possibilité de la « fondation », et, par là, de la domination finale sur la société. De même ici la possibilité de contracter des dettes auprès des banques est plus grande que dans l'entreprise privée. Celle-ci doit en général pouvoir couvrir ses dettes au moyen du revenu et c'est pourquoi elles ne peuvent dépasser une certaine limite. Mais c'est précisément à cause de leur faiblesse relative qu'elles laissent le propriétaire privé assez indépendant. Dans la société par actions, la possibilité existe de couvrir ces dettes bancaires non seulement au moyen des revenus courants mais par l'augmentation du capital, l'émission d'actions et d'obligations, opération qui procure encore à la banque le bénéfice des fondateurs. C'est pourquoi la banque peut accorder à la société par actions, avec une plus grande sécurité qu'à l'entreprise privée, un crédit plus important, mais surtout un crédit d'un autre genre, crédit non pour effectuer des paiements, ce qui serait un crédit de circulation, mais pour compléter un capital d'entreprise insuffisant, c'est-à-dire un crédit de capital. Car la banque peut, si cela lui parait nécessaire, réduire ces allocations de crédit en apportant un nouveau capital grâce à une nouvelle émission d'actions ou d'obligations 17.

Mais la banque, non seulement peut accorder davantage de crédit à la société par actions qu'à l'entreprise privée, mais peut aussi placer une partie de son capital en actions pour une durée plus au moins longue. Dans tous les cas, la banque prend un intérêt durable à la société par actions, qu'elle doit, d'une part, contrôler pour assurer le bon emploi de son crédit et, de l'autre, dominer le plus possible en vue de s'assurer toutes les transactions financières qui rapportent des bénéfices.

Tout cela explique l'effort que font les banques pour exercer une surveillance constante sur les sociétés par actions auxquelles elles sont intéressées, et cela en se faisant représenter au conseil d'administration. Cette représentation assure en même temps la garantie que la société laisse faire par la banque toutes les autres transactions financières en rapport avec les émissions. D'un autre côté, la banque s'efforce, pour répartir le risque et élargir son cercle d'affaires, de travailler avec le plus grand nombre de sociétés possible. D'où la tendance à cumuler de tels postes de membres des conseils d'administration 18.

Les représentants de l'industrie dans les conseil d'administration jouent encore un autre rôle : nouer des relations d'affaires entre deux sociétés. Ainsi quand le représentant d'une compagnie de chemins de fer siège au conseil d'administration d'une société exploitant une mine de charbon et obtient que la ligne de chemin de fer de la compagnie reçoive son charbon de la mine en question.

Cette union personnelle, qui est aussi un cumul de sièges de conseils d'administration entre les mains d'un petit nombre de gros capitalistes, devient importante dès qu'elle annonce au amorce une liaison organique plus étraite entre les sociétés jusque-là indépendantes les unes des autres 19.

 

  1. Société par actions et entreprise individuelle

Ainsi la société par actions ne fait pas appel, à sa fondation, à la couche relativement mince des capitalistes pro­ductifs, qui doivent unir la fonction de propriété à celle d'entrepreneur. Elle est d'avance indépendante de ces qualités personnelles et le reste pour toute la durée de son existence. La mort, le partage de la succession, etc., de ses propriétaires n'ont sur elle aucune influence. Mais ce n'est pas là une différence essentielle entre l'entreprise individuelle, qui, à partir d'un certain degré de développement, peut remplacer les qualités personnelles qui font défaut à son propriétaire par des employés appointés. De même sans importance pratique est une autre opposition qui est faite dans la littérature entre société par actions et entreprise privée, et selon laquelle, dans ce dernier cas, celui qui dirige est un entrepreneur tout à fait indépendant et pleinement responsable, mais aussi pleinement intéressé, tandis que dans le premier le commandement appartient à une masse d'entrepreneurs (actionnaires) peu informés, sans influence, qui ne sont que partiellement intéressés et ne connaissent rien à la marche de l'affaire. Car les sociétés par actions, et précisément les plus importantes, celles qui donnent le plus de bénéfices et font preuve de plus d'initiative, sont dirigées par une oligarchie et parfais même un seul gros capitaliste (ou une banque) qui en réalité sont aussi pleinement intéressés et indépendants de la masse des petits actionnaires. A quoi il faut ajouter que les directeurs, le sommet de la bureaucratie industrielle, sont intéressés non seulement par les tantièmes, mais aussi et avant tout par un paquet d'actions, généralement important, de l'entreprise.

Beaucoup plus important est cette différence de fait : l'appel au marché de l'argent est un appel général à tous ceux qui en possèdent, l'argent étant pris ici également comme disposition sur le crédit. La société par actions est indépendante du montant du capital individuel, qui ne doit être réuni dans une seule main que pour pouvoir fonctionner en tant que capital industriel d'une entreprise privée. Non seulement le cercle des personnes est élargi - quiconque a de l'argent peut être capitaliste prêteur d'argent - mais maintenant chaque somme d'argent dépassant un certain minimum (lequel peut, comme on sait, ne comporter que quelques schilling) donne la possibilité d'être réunie avec d'autres dans une société par actions et employée comme capital industriel. Cela donne d'avance à la société par actions une tout autre facilité de fondation qu'à l'entreprise privée et à celle qui existe déjà une force d'expansion beaucoup plus grande.

Dans ce caractère de groupement de capital les sociétés par actions remplissent une fonction analogue à celle des banques. La différence est celle-ci : le capital rassemblé dans les banques conserve sa forme initiale de capital-argent et est mise par le crédit à la disposition de la production. Dans les sociétés par actions, le capital dispersé est rassemblé sous la forme de capital fictif. Il ne faut pas croire du reste que le groupement de ces petits capitaux, qui peuvent n'être que des morceaux d'un grand, est un phénomène du même genre que la participation de petits capitalistes. Les petits capitaux peuvent appartenir à de gros capitalistes. Les petits capitaux de petits capitalistes sont réunis davantage par les banques que par la société par actions.

A la facilité de l'acquisition du capital s'ajoute celle de l'accumulation. Dans l'entreprise privée, l'accumulation est obtenue par le profit. Une partie du profit qui n'est pas consommée, ce qui suppose déjà une certaine importance de l’entreprise, est rassemblée en tant que capital-argent latent, jusqu'à ce qu’elle soit suffisante pour une nouvelle installation ou un élargissement de cette entreprise. Par contre, dans la société par actions, le dividende est d'abord versé aux actionnaires. Mais ici aussi il est possible d'accumuler une partie du profit, notamment avec de hauts dividendes dépassant considérablement le taux moyen de l'intérêt. Toutefois, avant tout, l'extension est indépendante de l'accumulation provenant du revenu propre de l'entreprise et peut être réalisée directement au moyen d’une augmentation de capital. La barrière de l'accroissement de l'entreprise privée, à savoir l'importance du profit réalisée au sein de cette entreprise, est tombée. Le dynamisme de croissance de la société par actions est ainsi beaucoup plus grand que celui de l'entreprise privée. La société par actions a à sa disposition pour son agrandisse­ment, comme pour sa fondation, tout le capital-argent libre. Elle ne s'agrandit pas seulement par l'accumulation de son propre profit. Tout le capital-argent accumulé et désireux d'être mis en valeur est l'eau qu'elle peut amener à son moulin. Ses obstacles qui proviennent de la dispersion individuelle du capital entre ses porteurs indifférents et fortuits sont supprimés. La société par actions fait directement appel à tout le capital disponible de la classe capitaliste.

L'indépendance à l'égard du capital individuel rend la grandeur de l’entreprise indépendante de l'importance de la richesse déjà accumulée dans une seule main et permet à cette entreprise - sans tenir compte du degré déjà atteint de la concentration des fortunes - de s'élargir. C'est ainsi que grâce à la société par actions des entreprises deviennent possibles ou tout au moins dans les dimensions nécessaires, qui jusque-là, du fait de l'importance de leurs besoins de capitaux, étaient inaccessibles à l'entrepreneur privé et par conséquent restaient à l'état de projets ou devaient être réalisées par l'Etat donc soustraites à l'influence du capital. Le principal exemple en est fourni ici, comme on sait, par les chemins de fer, qui ont contribué le plus fortement à l'extension des sociétés par actions. Cette signification de la société par actions consistant a briser la barrière personnelle de la propriété comme à n'être limitée dans ses dimensions que par la grandeur, non du capital personnel, mais du capital social 20, est, tout au moins à ses débuts de la plus haute importance.

L'expansion de l'entreprise capitaliste, devenue la société par actions, peut maintenant, détachée du lien de la propriété privée, se poursuivre selon les seules exigences de la technique. L'introduction de nouvelles machines, l'annexion de branches de production apparentées, l'exploitation de brevets, ne se font plus désormais que du point de vue de leur utilité technique et économique. Le souci du rassemblement du capital nécessaire qui, pour les entrepreneurs privés, joue un rôle essentiel, réduit sa force d'expansion, diminue sa capacité d'utilisation immédiate et de combat, ce souci disparaît. Les conjonctures favorables peuvent être mieux, plus profondément et plus rapidement utilisées, ce qui est très important si ces conjonctures favorables sont de courte durée 21.

Ces facteurs susmentionnés sont de la plus haute importance dans la lutte pour la concurrence. Nous avons vu comment la société par actions se procure des capitaux beaucoup plus facilement que l'entreprise privée. Elle a ainsi la possibilité d'organiser son activité selon des considérations purement techniques, alors que l'entrepreneur individuel se heurte constamment à la barrière que lui opposent les limites de son capital. C'est vrai même quand il utilise du crédit, puisque l'importance de ce crédit est subordonnée à celle de son capital propre. La société par actions en revanche n'est liée, ni pour sa fondation, ni pour son extension et l'amélioration de ses entreprises, à cette barrière de la propriété personnelle. Elle peut donc s'approprier les meilleures et les plus récentes conquêtes de la technique et, même au moment où elle procède à de nouvelles installations, elle est beaucoup plus indépendante que l'entrepreneur privé, lequel doit attendre que son profit ait atteint une taille suffisante pour qu'on puisse l'accumuler. La société par actions peut par conséquent être organisée d'une façon techniquement supérieure et, ce qui est tout aussi important, maintenir constamment cette supériorité. Mais cela signifie aussi qu'elle est en mesure d'utiliser des améliorations techniques dont l'effet est d'épargner du travail avant qu'elles ne soient devenues générales. Elle peut ainsi, par rapport à l'entreprise privée, travailler d'abord sur une échelle plus vaste, ensuite avec une technique supérieure, ce qui lui permettra d'obtenir un surprofit.

A cela s'ajoute la grande supériorité que possède la société par actions sur l'entrepreneur privé en ce qui concerne l'utilisation du crédit, supériorité dont il nous faut encore parler brièvement.

L'entrepreneur privé ne peut, en règle générale, demander du crédit que pour le montant de son capital circulant. Toute allocation de crédit dépassant ce montant transformerait le capital emprunté en capital fixe et lui enlèverait ainsi, de facto, pour le capitaliste prêteur d'argent également, le caractère de capital-argent. Le capitaliste prêteur d'argent serait simplement transformé en un capitaliste industriel. C'est pourquoi le crédit accordé aux entrepreneurs privés ne peut l'être que par des personnes au courant de la marche des entreprises en question. Le crédit à l'entreprise privée relève donc uniquement des petites banques locales ou privées, qui connaissent exactement les relations d'affaires de leurs clients.

La société par actions obtient plus facilement du crédit parce que la façon dont elle est organisée facilite extraordinairement la surveillance par une simple délégation d'un homme de confiance de la banque. Ici, le banquier privé est remplacé par un simple employé de banque. Mais alors les allocations de crédit à la société par actions peuvent se faire à une beaucoup plus grande échelle, étant donné qu'elle peut se procurer plus facilement des capitaux. Le danger n'existe pas que le crédit demandé soit immobilisé. Même s'il est utilisé par la société par actions pour l'acquisition de capital fixe, celle-ci peut saisir une occasion favorable, et sans tenir compte du véritable reflux du capital fixe, mobiliser le capital par une émission d'actions et l'employer à rembourser les dettes bancaires. En fait, c'est ce qui se passe tous les jours. Mais ces deux circonstances : le contrôle plus facile et la suppression de la limitation de crédit au capital circulant, donnent à la société par actions la possibilité d'une utilisation de crédit beaucoup plus large et par là une nouvelle supériorité dans la lutte pour la concurrence.

Cette supériorité économique consistant à obtenir plus facilement des capitaux au moment de la fondation et à pouvoir s'étendre plus facilement entraîne ainsi une supériorité technique.

Mais la société par actions possède encore, du fait de sa constitution, une autre supériorité dans la lutte des prix.

Nous avons vu que l'actionnaire a le caractère d'un capitaliste prêteur d'argent et n'attend de son capital investi que l'intérêt. Malgré le bénéfice des fondateurs, la diminution du profit due aux frais d'administration élevés, tantièmes, etc., le revenu peut, dans une conjoncture favorable, dépasser considérablement l'intérêt.

Le revenu accru, nous l'avons vu, ne profite pas toujours à l'actionnaire. Une partie peut être employée au renforcement de l'entreprise, portée aux réserves, lesquelles procurent à la société par actions dans les périodes de crise, un soutien plus fort par rapport à l’entreprise privée. En outre, des réserves abondantes permettent une politique de dividendes plus constante, ce qui a pour résultat de faire monter le cours des actions. Ou encore une partie de ce revenu peut être accumulée et, par conséquent, le capital fonctionnant vraiment, producteur de profit, accru sans qu'il soit nécessaire d'accroître le capital nominal. Cela aussi augmente, et dans une mesure encore plus grande que la constitution de réserves, la valeur réelle de l'action. Cette augmentation, qui ne se manifeste peut-être qu'avec un certain retard, profite aux gros actionnaires lesquels ont conservé leurs titres, tandis que les petits, qui souvent les ont vendus dans l'intervalle, ont dû y contribuer par la perte d'une partie de leurs gains.

Mais, s'il se produit une conjoncture défavorable et que la lutte pour la concurrence s'aggrave, une société par actions où, par suite d'une telle politique de dividendes, la différence initiale contre le capital-actions et le capital fonctionnant vraiment a fortement diminué ou même complètement disparu, peut ramener ses prix au-dessous du coût de production (c + p) à un prix égal à pr + i (prix de revient, plus intérêt), ce qui lui permettra encore de distribuer un dividende égal ou légèrement inférieur à l'intérêt moyen.

La capacité de résistance de la société par actions est ainsi plus grande. L'entrepreneur individuel s'efforcera de réaliser le profit moyen. S'il produit moins, il veillera à retrouver son capital. Il en est différemment dans la société par actions, non seulement à la direction, mais aussi chez les actionnaires. L'entrepreneur a besoin de son revenu pour vivre. Si celui-ci baisse au-dessous d'un certain niveau, ses moyens d'activité lui échappent, étant donné qu'il consomme une partie de son capital pour sa propre subsistance, d'où la faillite. Il en est tout autrement de la société par actions. Elle s'efforce de fournir l'intérêt de son capital-actions. Mais elle peut tenir assez longtemps pour ne pas travailler à perte. L'obligation de travailler en obtenant un revenu net n'existe nullement pour elle 22, notam­ment celle, menant droit à la catastrophe, qui pour le producteur individuel aboutit à la diminution de son capi­tal du fait de sa consommation propre jusqu'au point où ce capital devient insuffisant pour la poursuite de son acti­vité. Cette obligation se fait peut-être sentir pour l'action­naire et le contrant a vendre son action. Mais cette vente laisse intact le capital fonctionnant vraiment. Si le bénéfice net n'a pas disparu, mais seulement diminué, la société par actions peut à la longue se maintenir. S'il est tombé au-dessous du niveau moyen du dividende, le prix de l'action baissera. Les nouveaux acheteurs, comme les anciens déten­teurs des actions, calculent maintenant le résultat sur un capital amoindri. La valeur d'achat de l'action a baissé mais l'entreprise, qui, du point de vue du capitaliste industriel, est devenue non rentable, du fait qu'elle ne donne plus le profit moyen, est pour les nouveau acheteurs tout à fait rentable, et les anciens détenteur d'actions perdraient encore plus en cas d'arrêt total de entreprise. Mais même la société par actions qui travaille à perte est capable de résistance. Alors que l'entrepreneur privé est dans ce cas ordinairement perdu et la faillite inévitable, la société par actions est assez facilement « réorganisée ». Car la facilité qu'elle a de se procurer des capitaux lui permet de réunir les sommes nécessaires à la poursuite de l'entreprise et l'assainissement de la situation. Les actionnaires doivent en règle générale donner leur approbation. Déjà dans le prix de l'action cet état de l'entreprise est exprimé. Ils ne doivent que reconnaître la perte réelle. On réduit le capital­-actions, c'est-à-dire que le revenu est distribué sur un capital amoindri, conforme alors à ce dernier. Ou, s'il n'y a aucun revenu, on réunit un nouveau capital, qui, ajouté à l'ancien, de moindre valeur, donne ensuite un revenu suffisant. Remarquons ici en passant que ces assainissements et réorganisations sont pour les banques d'une double importance : premièrement, en tant qu'affaires rapportant de gros bénéfices, et, deuxièmement, en tant qu'occasions de placer sous leur dépendance les sociétés en détresse.

La séparation entre la propriété du capital et sa fonction est également importante pour la direction de l’entreprise. Pour les directeurs de la société par actions, l’intérêt de l'entrepreneur à l'obtention d'un profit le plus grand et le plus rapide possible, la tendance à l'exploitation forcée qui sommeille dans l'âme de chaque capitaliste, peuvent jusqu'à un certain point reculer devant les nécessités purement techniques que pose l'entreprise. Ils pousseront d'une façon plus énergique que ne le fait l'entrepreneur privé le développement de l'entreprise, le renouvellement des installations, mèneront plus durement la lutte pour la conquête de nouveaux marchés, malgré les sacrifices que la satisfaction de leurs exigences entraînent pour les actionnaires. Dans la gestion du capital étranger une tendance plus énergique, plus hardie et plus rationnelle, plus dégagée de toute considération personnelle, se manifestera d'autant plus qu'une telle politique aura en général l'approbation des gros actionnaires, qui pourront supporter. facilement les limitations provisoires de leur profit, tandis que finalement ils cueilleront à un cours et avec un profit plus élevé les fruits des sacrifices que les petits actionnaires, qui ont depuis longtemps vendu leurs titres, ont dû supporter eux aussi.

La société par actions est en cela supérieure à l'entreprise individuelle que chez elle les conditions et besoins purement économiques s'imposent également contre les conditions de la propriété individuelle qui peuvent, en certaines circonstances, entrer en conflit avec les nécessites technico-économiques.

Le mouvement de concentration du capital est constamment accompagné du détachement de morceaux de capital qui fonctionnent comme de nouveaux capitaux indépendants. « Ici joue un rôle important, entre autres, le partage de la fortune dans les familles capitalistes ... L'accumulation et la concentration qui l'accompagnent, non seulement sont donc divisées en de nombreux points, mais la croissance des capitaux fonctionnant est traversée par la formation de nouveaux capitaux et la division des anciens. C'est pourquoi l'accumulation se présente, d'une part, comme concentration croissante des moyens de produc­tion et du commandement sur le travail, de l'autre comme répulsion d'un grand nombre de capitaux individuels à l'égard les uns des autres 23. »

Avec l'extension du système des actions, le développement économique se libère des hasards individuels du mouvement de la propriété, qui se manifeste dans le sort des actions, non de la société par actions. La concentration des entreprises peut donc se faire plus rapidement que celle de la propriété. Les deux mouvements ont leurs pro­pres lois. Mais la tendance à la concentration existe dans les deux. Dans le mouvement de la propriété elle paraît seulement plus fortuite et moins contraignante et elle est aussi en fait souvent contrariée par toutes sortes de hasards. C'est cette apparence qui amène certains à parler d'une démocratisation de la propriété par l'action. La séparation du mouvement de concentration industrielle et du mouvement de la propriété est importante parce qu'ainsi la pre­mière n'a plus besoin que d'obéir aux lois technico-écono­miques, indépendamment de la limite de la propriété individuelle. Cette concentration, qui n'est pas en même temps concentration de la propriété, doit être distinguée de la concentration et de la centralisation 24 qui se font par le mouvement de la propriété et avec lui.

Par la transformation de la propriété en propriété d'actions, le propriétaire devient propriétaire de moindre droit. En tant que détenteur d'actions, il dépend des décisions de tous les autres détenteurs d'actions. Il n'est que membre (quoique pas toujours précisément membre actif) d'une collectivité. Avec l'extension du système des actions, la propriété capitaliste se transforme de plus en plus en une telle propriété restreinte, qui ne donne au capitaliste qu'un simple titre de plus-value sans lui permettre d'exercer une influence quelconque sur la marche de la production. Mais cette limitation donne en même temps au détenteur de la majorité des actions un domination illimitée sur la minorité, et c'est ainsi que la propriété du plus grand nombre des petits capitaliste est de plus en plus limitée, la disposition illimitée sur la production supprimée, le cercle des maîtres de la production de plus en plus restreint. Les capitalistes forment une société dans la direction de laquelle la plupart d'entre eux n'ont pas voix au chapitre. La véritable disposition sur le capital productif est entre les mains de gens qui n'y ont contribué que pour une part seulement. Les propriétaires des moyens de production n'existent plus en tant qu'individus à part, mais ils forment une société, dont chaque membre isolé n'a droit qu'à une part correspondante du revenu.



  1. L'activité d'émission

En tant qu'agents de la circulation des traites, les banques substituent au crédit commercial le crédit bancaire. En tant qu'agents de la transformation de l'argent inactif en capital-argent, les banques procurent aux capitalistes productifs un nouveau capital. Dans une troisième fonction, elles apportent également aux entrepreneurs du capital, non en le leur prêtant, mais en transformant du capital-argent en capital industriel et en capital fictif et en procédant elles-mêmes à cette transformation. D'une part, l'évolution a de plus en plus ce résultat de faire affluer tout l'argent dans les banques et de le faire transformer par leur seule entremise en capital-argent. De l'autre, le capital cesse du fait de la transformation du capital bancaire en capital industriel, d'exister sous forme d'argent et de faire partie intégrante du capital bancaire. Cette contradiction est résolue par la mobilisation du capital, sa transforma­tion en capital fictif, en titres de revenus capitalise. Mais comme en même temps avec cette transformation le marché de ces titres s'élargit, et qu'ils peuvent à tout moment être transformés en argent, ils peuvent devenir eux-mêmes partie intégrante du capital bancaire. La banque n'entre ici dans aucun rapport de crédit et n’obtient non plus aucun intérêt. Elle ne fait que mettre le capital-argent destiné à être transformé en capital industriel à la disposition du marché sous forme de capital fictif. Là, le capital fictif est vendu et la banque réalise le bénéfice des fondateurs qui découle de la transformation du capital industriel en capital fictif. L'expression « crédit d'émission » ne traduit par conséquent aucun rapport de crédit, mais signifie seulement la confiance plus ou moins fondée du public en l'honnêteté de la banque.

Cette fonction de la banque consistant à mobiliser le capital découle de son pouvoir de disposition sur tout l’argent de la société. Elle exige d'elle un important capital lui appartenant en propre. Le capital fictif, le titre de créance, est une marchandise sui generis, qui ne peut être retransformée en argent que par la vente. Pour cela, un certain temps de circulation est nécessaire, pendant lequel le capital de la banque reste fixe dans cette marchandise. En outre, on ne peut vendre à n'importe quel moment, alors que la banque doit toujours remplir ses obligations sous forme d'argent. C’est pourquoi elle doit toujours disposer d'un capital pour lequel elle n’a pas d’obligation, c'est-à-dire qui lui appartienne en propre. D'un autre côté, avec le développement de l'entreprise industrielle augmente l'importance des transactions et par là la nécessité d'une augmentation du capital bancaire 25.

Plus est grand le pouvoir de la banque, plus facilement elle réussit à ramener le dividende à l'intérêt et à s'approprier le bénéfice des fondateurs. Réciproquement, des entreprises solides réussiront, à l’occasion des augmentations de capital, à s'assurer à elles-mêmes une partie de ce bénéfice. Il se déroule alors une sorte de concurrence pour la répartition du bénéfice des fondateurs entre la société et la banque, ce qui constitue un nouveau motif pour la banque d'assurer sa domination sur l'entreprise.

II va de soi qu’un bénéfice de fondateurs pourrait être réalise, non seulement a l’occasion de fondations au sens propre du terme, qu'il s'agisse de fondations nouvelles ou de la transformations d'entreprises privées déjà existantes en sociétés par actions. De même, un bénéfice de fondateurs au sens économique du terme, peut être obtenu à chaque augmentation de capital des sociétés par actions existantes, à supposer que leur revenu dépasse le simple intérêt.

En partie, ce qui frappe en tant que baisse du taux d'intérêt n'est que la conséquence de la réduction croissante du dividende à l'intérêt, tandis que, dans le bénéfice des fondateurs, de plus en plus, tout le bénéfice d'entreprise est capitalisé, processus qui suppose un développement relativement élevé des banques et de leur liaison avec l'industrie, de même qu'un développement correspondant du marché du capital fictif, la Bourse. Si, dans les années 70 aux Etats-Unis, l'intérêt des obligations de chemins de fer était de 7 % contre 3,50 % aujourd'hui 26 c'est parce qu'aujourd'hui la partie contenue dans les 7 % en tant que bénéfice des fondateurs est capitalisée par ces derniers. Cela signifie que le bénéfice des fondateurs a tendance à augmenter parce que le revenu des actions et des obligations est ramené de plus en plus à l'intérêt. Cette tendance va à l'encontre de la baisse du taux de profit. Cependant il faut admettre que cette baisse si souvent interrompue, et à laquelle s'opposent tant d'influences contraires, ne pouvait, dans son résultat final supprimer cette tendance à l'augmentation du bénéfice des fondateurs, surtout dans les pays où le développement des banques et de la Bourse s'est poursuivi le plus rapidement et où l'influence des banques sur l'industrie a été la plus forte.

Tandis que le capitaliste prêteur d'argent reçoit l'intérêt en prêtant son capital, la banque, qui émet les actions et dans ce cas ne prête rien, n'en reçoit aucun. Cet intérêt, ce sont les détenteurs d'actions qui le reçoivent sous forme de dividende. La banque obtient le bénéfice de l'entrepreneur, non pas en tant que revenu annuel, mais capitalisé en tant que bénéfice des fondateurs. Le bénéfice de l'entrepreneur est un revenu constant, mais qui est versé une fois pour toutes à la banque sous forme de bénéfice des fondateurs. La banque a posé la répartition capitaliste de la propriété comme éternelle et immuable et escompté cette éternité dans le bénéfice des fondateurs. Elle s’en est contentée une fois pour toutes et n'exige aucun dédommagement pour la suppression de ce partage de propriété. Elle a déjà reçu son salaire.


 

Notes


1 C'est cette conviction qui a animé Erwin Steinitzer lorsqu'il a intitulé son ouvrage sur la société par actions, Théorie économique de la société par actions (Leipzig, Duncker et Humblot, 1908). Cependant il n'a pas vu non plus les particularités économiques fondamentales des sociétés par actions. L'ouvrage est d'ailleurs riche en fines observations.

2 « La valeur de l'argent ou des marchandises en tant que capital n'est pas déterminée par leur valeur en tant qu'argent-marchandises, mais par la quantité de plus-value qu'ils produisent pour leurs propriétaires » (Marx, Le Capital, III, p. 340).

3 Le lien entre le cours de l'action et la valeur du capital productif se manifeste seulement en ceci que le cours de l’action ne peut pas tomber plus bas que la partie de valeur qui, en cas de faillite de l'entreprise, une fois les autres revendications satisfaites, correspondrait, sur la masse restante, à chaque action.

4 Lettres et études de politique sociale, de Rodbertus-Jagetzow. Editées par le Dr Rudolf Meyer, Berlin, 1880, I, p. 259.

5 C'est d'ailleurs faux : la société par actions n'est pas une forme d'activité, mais une forme d'entreprise.

6 Rodbertus-Jagetzow, op. cit. p. 262.

7 Ibidem, p. 265.

8 Mais le socialiste conservateur qu'était Rodbertus a très bien saisi la signification révolutionnaire de la société par actions quand il écrit : «  Cette forme d'activité (la société par actions), qui unit en un seul flot les canaux provenant de mille petites sources de capital, a une mission à remplir. Elle a à compléter l'œuvre du Créateur, percer des isthmes et des régions là où le Tout-puissant a oublié de le faire ou ne l'a pas fait à temps, relier sous le fond ou par-dessus la surface de la mer les pays séparés par elle, percer les montagnes, etc. La construction des Pyramides et les ouvrages phéniciens n'atteignent pas ce que le capital-actions a encore à créer. » Ainsi va rêvant Rodbertus, d'une façon non moins romantique que le Saccard de Zola dans L'Argent. Mais il poursuit : « Quant à moi, j'ai encore pour elle une « flamme » toute particulière. Et pourquoi? Elle me nettoie ma rue. Et comment elle la nettoie ! Le libre commerce ordinaire sans forme d'actions n'est qu'un misérable balai : le libre commerce avec forme d'actions est un balai de machine à vapeur qui nettoie en dix ans autant que le balai du samedi en cent ans. Ne touchez pas aux sociétés par actions! La solution de la question sociale a besoin de ce balayeur des rues, car même sans forme corporative elle a besoin d'une propreté comme si les pigeons l'avaient choisie » (Op. cit., t. I, p. 291). Mentionnons également cette remarque très fine : «  Comme l'entrepreneur individuel, le capitaliste de prêt disparaîtra de plus en plus sous la forme d'actions » (Ibidem, p. 286).
Incroyablement naïve est la présentation de Van Burghts dans le Dictionnaire des sciences sociales, à la rubrique «  Sociétés par actions » : « La tâche et le but des entreprises sociales peuvent être, aussi bien de compléter et d'accroître la force de travail personnelle, le savoir et l'expérience de l'entrepreneur, que de renforcer la puissance du capital. » C'est comme si l'on écrivait dans un livre de cuisine : « La tâche et le but des boulettes de prunes peuvent être aussi bien le plaisir du palais que de fournir un salaire à la cuisinière. »

9 Marx, Le Capital, III, pp. 422 sq.

10 Pour apporter un exemple de l'exposé schématique donné dans le texte, voici ce que dit le Berliner Tageblatt dans son édition du soir du 16 mai 1908 : « Ces jours-ci, les actions de la fabrique de nitrite de Koepenick ont été introduites en Bourse avec un agio de plus de 80 %. De l'année 1902 à l'année 1906, cette entreprise fonctionna comme société à responsabilité limitée au capital modeste de 300 000 marks. Après quelques années déficitaires, elle réalisa une première fois un bénéfice brut de 100 000 marks, puis un autre de 30 000 marks et distribua d'abord 15 000 marks, puis 75 000 marks de dividendes. Par là elle parut aux fondateurs prédestinée pour une société par actions à 1 million de marks de capital de base, où les 300 000 marks de parts de la société à responsabilité limitée se transformèrent en 900 000 marks d'actions. Pour équilibrer l'actif et le passif de la nouvelle société, les terrains, qui figuraient dans l'actif de l'ancienne société pour une somme de 60 000 marks, furent repris par la société nouvelle pour 210 000 marks, les bâtiments passèrent de 45 000 marks à 140 000 et les machines, appareils, etc., de 246 000 à 400 000 marks. La nouvelle société par actions a maintenant derrière elle deux années d'activité, au cours desquelles elle distribua respectivement 15 et 16 % de dividendes, quoique le compte du terrain - abstraction faite des nouvelles acquisitions - représente toujours une charge de 200 000 marks et celui des bâtiments une de 150 000 marks. C'est seulement sur le compte des machines et appareils, dont l’accroissement paraissait le plus douteux, qu'il fut procédé à une baisse, qui le ramena à 250 000 marks. La production de la société est basée sur deux brevets, dont l'un est exploité depuis un an déjà et l'autre a été vendu par son propriétaire 50 000 marks à la société. Et ces bases ont suffi aux banques d'émission pour stipuler un prix de 180 %, c’est-à-dire que pour les anciennes parts de 300 000 marks qui avec un versement supplémentaire de 100 000 marks constituent le fondement de la société par actions, ils se sont fait payer 1 800 000 marks ! » Le bénéfice des fondateurs est ici encore accru du fait que l'entreprise réalise, grâce à l'exploitation des brevets un surprofit qui, bien entendu, est aussi capitalisé.


 

11 Que le capital placé en actions rapporte à son propriétaire, lors du premier ou du nouveau placement, un dividende qui n'est que de très peu supérieur au taux d'intérêt moyen, c'est ce que montre le tableau suivant que nous tirons du Berliner Tageblatt du 1er juin 1907. L'escompte de la Reichsbank était alors de 5,5 %.



Cour du 30 mai (Pourcentage)

Dividende (Pourcentage)

Rentabilité (Pourcentage)

Berliner Handelsgesellschaft

150,75

9

5.97

Darmstädter Bank

129,30

8

6,18

Deutsche Bank

223,60

12

5,36

Diskontogesellschaft

168

9

5,32

Dresdner Bank

141

8,50

6,02

Nationalbank

121,50

7,50

6,17

Bochumer Gusssthal

224,25

15

6,68

Laurahütte

225,30

12

5,32

Harpener Bergbau

207,60

11

5,29

Gelsenkirchener Bergwerk

195,50

11

5,62

Phoenix Bergbau

205,30

15

7,30

Rombacher Hüttenwerke

204,50

14

6,84

Donnersmarkhütte

264,50

14

5,29

Eisenwerk Kraft

166

11

6,62

Eisenhütte Thale (act. préf)

123

9

7,31

Allgemeine Elektriz.Gesellschft

198,50

11

5,54

Lahmeyer Elektrizität

122

8

6,55

Hofman Waggonfabrik

335

22

6,56

Gaggenauer Eisenwerk

105

8

7,61

Schering Chemische Fabriken

263

17

6,46

Chemische Fabrik Oranienburg

184,50

10

5,42

Schultheiss’ Brauerei

288,50

18

6,23

Vereinsbrauerei

210,50

12

5,70

12 Il en est de même pour les fondations anglaises. En décrivant une communauté d'intérêts entre une usine de fer brut et une aciérie, Macrosty dit : « It is to be observed, that while the aid of the public was called in to assist in the extension of the business (c'est-à­-dire par l'émission d'obligations, d'actions préférentielles), control lay solely with the vendors (la firme Bill bros and Durman Long and Co) so long as debenture interest and preference dividend were maintained. This is quite a common feature of British flotations, and it demands from the cautious investor a careful scruting of the purchase conditions » (Henry W. Macrosty, The Trust Movement in British Industry, London, 1907, p. 27). « In many cases the ordinary stock is held largely or solely by the original vendors in order that they may retain control, in which case the amount of the ordinary dividend is of less consequence to the public » (Ibid, p. 54).
C'est une fonction analogue à celle des commonshares, à savoir la mobilisation des résultats favorables du développement de la société par actions pour les fondateurs, que remplissaient ce qu'on appelait les « droits de fondateurs » dans l'ancien régime des sociétés par actions allemandes (et autrichiennes). Les fondateurs se réservaient certains privilèges, par exemple lors de nouvelles émissions d'actions, qui devaient leur être offertes au cours du pair. Mais cette disposition, contredisant la fonction de la mobilisation du capital, fut ensuite écartée. Le Berliner Tageblatt du 24 septembre 1907 écrit à ce sujet : « Tel un monument d'une époque révolue se dresse aujourd'hui l'institution des droits des fondateurs, qui existe encore dans toute une série de sociétés par actions. » Ces droits proviennent d'une époque où le système des actions n'avait pas encore atteint le degré de développement où il est parvenu aujourd'hui. Autrefois il paraissait normal d'assurer aux fondateurs d'une entreprise des avantages spéciaux, état de choses qui, avec le caractère de mobilité inhérent à l'action devait être ressenti comme écrasant et injustifié. Déjà la loi de 1884 creusa une brèche dans le système des droits des fondateurs, lesquels ont été complètement supprimés pour les nouvelles créations de sociétés par le code de commerce en vigueur depuis le 1er janvier 1900. Certes, la nouvelle loi commerciale n'avait aucun effet rétroactif et c'est ainsi que subsistent inchangés les droits des fondateurs de l'ancien temps qui, dans la mesure où ils n'ont pas été supprimés par accords volontaires, se rappellent de temps en temps d'une façon désagréable au souvenir des actionnaires des sociétés où ils subsistent ... Dans les usines d'électricité de Berlin, pour mentionner l'un des principaux exemples de l'effet des droits des fondateurs, il existe un privilège de la Compagnie générale d'électricité consistant en ce qu'elle peut prendre chaque fois au pair la moitié des nouvelles actions émises. Le bénéfice que rapporta à la Compagnie générale d'électricité, grâce à ce privilège, la seule émission d'actions des usines d'électricité de Berlin au cours des années 1889, 1890, 1899 et 1904, est évalué à environ 15 millions de marks. Que les fondateurs ou leurs héritiers fassent valoir leurs droits, on ne peut bien entendu le leur reprocher. Mais il apparaît que la conception moderne du système des actions exige la suppression des privilèges éternels des fondateurs.

13 Le meilleur exemple en est fourni par l'histoire du trust américain de l'acier (voir Report of the Industrial Commission, 1901 ; t. XIII, pp. XIV et XV). Ce trust groupait des sociétés déjà surcapitalisées. Le rapport calcule la « véritable valeur » en n'additionnant que les actions préférentielles des sociétés constituantes, ce qui donnerait en réalité un capital-actions au pair et aboutit à ce résultat que 398 918 111 dollars ne sont calculés que pour good will. Une représentation encore meilleure de la « surcapitalisation », plus exactement de la différence entre le capital fonctionnant véritablement et le capital-actions, est fournie par l'indication suivante de la Frankfurter Zeitung du 29 mars 1909. « Les usines de Gary coûteront environ 100 millions de dollars et fourniront plus de 2 millions de tonnes d'acier. Les autres usines du trust sont capitalisées à près de 1 500 millions de dollars et ont une capacité de production de 10 millions de tonnes. La disproportion saute aux yeux. » Même si l'on tient compte que dans cette capitalisation sont comprises des quantités précieuses de minerais et autres objets, la disproportion est encore énorme. Mais cela n'a pas empêché que le trust de l'acier a toujours versé les 7 % de dividende aux actions préférentielles et que les actions communes ont reçu 4 % de dividende. En 1903, le dividende tomba à 3 %; en 1904 et en 1905, il n'y eut pas de dividende. Mais, dès 1905, la conjoncture s'améliora et le trust de l'acier aurait pu distribuer 43 millions de dollars, ce qui aurait représenté 8,5 % de dividende. Toutefois, le trust employa ce montant aux amortissements, à de nouveaux investissements et à la constitution de réserves. En 1906, on versa de nouveau un dividende de 2 %. Mais ce dividende n'était nullement en rapport avec les bénéfices du trust, car l'année avait été très favorable, et le trust disposait pour les dividendes d'une somme de près de 100 millions de dollars. Là-dessus, il y avait 25 millions environ pour les actions préférentielles. Le reste repré­sentait 14,4 % pour les actions ordinaires. Mais, alors que les actionnaires n'obtenaient que 10 666 000 dollars, 50 millions furent employés à de nouvelles constructions (dont 21,5 millions pour le second terme de l'usine de Gary) et 13 millions versés aux réserves. La même politique fut appliquée en 1907. Les bénéfices furent encore plus importants que l'année précédente. Il y avait à la disposition des détenteurs d'actions ordinaires une somme représentant un dividende de 15,6 %. Mais ils n'obtinrent que 2 %; 54 millions de dollars furent consacrés à de nouvelles constructions, dont 18,5 millions pour l'usine de Gary; 25 millions furent versés aux réserves. L'année 1908 fut moins favorable que la précédente. Bien qu'il restât encore un peu plus de 4 % pour les détenteurs d'actions ordinaires, ils ne reçurent que 2 %. Aucune somme ne fut consacrée aux constructions nouvelles, mais plus de 10 millions de dollars furent versés aux réserves, lesquelles à la fin de cette année s'élevaient à 133,5 millions de dollars. Pour le premier trimestre de l'année 1909, en progrès sur celui de l'année précédente, contrairement aux deux derniers trimestres de l'année 1908, où la situation s'était aggravée principalement à cause de la chute des prix survenue au milieu de février sur le marché américain, un dividende de 0,5 % par trimestre fut distribué aux possesseurs d'actions ordinaires et plus de 3 millions de dollars furent versés aux réserves (Voir le Berliner Tageblatt du 28 juillet 1909). Pour le deuxième trimestre 1909, le trust de l’acier annonça un dividende trimestriel de 0,75 %, ce qui correspondait à un dividende annuel de 3 %, et pour le troisième trimestre un dividende de 1 %, soit 4 % par an pour les actions ordinaires. Comme ces actions étalent restées en grande partie entre les mains des fondateurs, ou, dans la mesure où elles étaient passées entre celles de spéculateurs, comptaient parmi leurs titres préférés et avaient été rachetées à bas prix, lors de la crise de 1907, par les groupes financiers, cette politique de dividendes qui visait pendant des années à conserver les bénéfices pour pouvoir les distribuer brusquement au moment opportun, a constitué une source immense d'enrichissement pour les groupes financiers qui contrôlaient le trust de l'acier.

14 L'exposé détaillé de la technique de financement déborde le cadre de cette étude. Mais l'exemple suivant, qui montre le financement de la compagnie du chemin de fer de Rock Island, confirme ce qui a été dit plus haut (voir la Frankfurter Zeitung du 6 octobre 1909). A la tête il y avait une société de contrôle (holding company, c'est-à-dire en fait une société possédant les actions d'autres sociétés), la Rock Island Company, au capital de 54 millions de dollars d'actions préférentielles et de 96 millions de dollars d'actions com­munes, sur lesquelles 49 129 millions de dollars pour les premières et 89 733 millions pour les secondes sont émises. Les actions préférentielles seules ont le droit de vote. Cette société détient tout le capital-actions de 145 millions de dollars de la Chicago Rock Island and Pacific Railroad Company, avec en outre une dette consolidée de 70 199 millions de dollars de collateral trust bonds à 4 % et de 17 361 millions de dollars de collateral trust bonds à 5 %. Ce sont des dettes en garantie desquelles d'autres titres ont été déposés chez des fidéicommissaires (Sur les collateral trust bonds, voir Thomas L. Greene, Corporation Finance, New York, 1906). Cette Railroad Company est propriétaire de deux compagnies de chemins de fer : 1°) La Chicago Rock Island et la Pacific Railway Company. Sa dette consolidée s'élève à 197 850 millions de dollars; le capital-actions est de 74 859 millions de dollars, dont 70 199 millions déposés chez des fidéicommissaires comme garantie pour l'émission plus haut mentionnée des collateral trust bonds à 4 % de la Railroad Company; 2°) la St Louis et la San Francisco Railroad Company, avec une dette consolidée d'environ 227 millions de dollars. Le capital-actions se compose de 5 millions de dollars I preferred stock, de 16 millions de dollars II preferred stock, de 29 millions de dollars common stock, dont 28 940 millions ont été acquises par la Rock Island Company. Celle-ci n'a donné en échange de 100 dollars d'actions que 60 dollars de ses propres actions et 60 dollars en collateral trust bonds à 5 % de la Chicago Rock Island et de la Pacific Railway Company. Ces deux grandes compagnies de chemins de fer ont donc maintenant leurs filiales.
Le but de cette construction savante est clair. Le contrôle de tout l'immense réseau de chemins de fer appartient aux détenteurs d'actions préférentielles, qui seuls possèdent le droit de vote de la Rock Island Company. A l'époque de sa fondation en 1902, le cours de ces titres variait entre 40 et 70 %. Pour les 27 millions de dollars d'actions préférentielles nécessaires au contrôle, les fondateurs n'ont eu besoin que de 15 millions tout au plus. Cette somme suffit pour les rendre maîtres de tout le réseau de chemins de fer

15 Les revenus provenant de postes de conseils d'administration sont évalués par E. Loeb ( « L'Institution du conseil d'administration », Annuaire pour l'économie politique et la statistique, 3, t. XXIII, 1902) à environ 60 millions de marks pour l'année 1900. Dans une étude très détaillée sur les conseils d'administration des sociétés allemandes par actions parue dans la même revue (t. XXXII, 1906. pp. 46 et sq), Franz Eulenburg évalue cette somme à 70 millions de marks pour l'année 1906. Chaque société par actions distribue en moyenne 0,6 % de son capital nominal comme tantièmes, ce qui fait que chaque membre du conseil d'administration reçoit en moyenne 0,1 %. Dans les grandes sociétés, ce montant est naturellement plus élevé en chiffres absolus, environ 6 à 8 000 marks et même davantage. C'est ainsi que la Dresdner Bank a versé 21 000 marks, Felten et Guillaume 34 000, Dürkopp 10 000, la Deutsche Bank 32 000, les Horder Bergwerke 15 000, Gelsenkirchen 8 700, la Bayrische Hypothekenbank 13 000 marks en tantièmes.

16L'union personnelle est le commencement ou la fin de groupements qui pour des raisons extérieures doivent être séparés sur le plan de l'organisation, mais qui ne peuvent développer leur pleine efficacité qu'en s'unissant sous une direction commune au plus haut niveau. L'union personnelle entre L’Autriche et la Hongrie est ce qui est resté de l'ancienne association des deux pays et demeure importante peut-être seulement dans la mesure où elle pouvait devenir le point de départ d'une association d'un autre genre. C'est l'union personnelle des organisations économiques et politiques de la classe ouvrière dans leur direction suprême qui seule permet le plein déploiement de leurs forces. Ce phénomène de l'union de l'organisation économique et politique, nous le retrouvons pour la grande propriété foncière allemande, dans l'union des cultivateurs et particulièrement développée dans les organisations des polonais prussiens.

17 C'est pourquoi l'existence de fortes dettes bancaires d'une entreprise privée est souvent à l'origine de sa transformation en société par actions.

18 Les grandes banques cherchent à « développer leurs liaisons avec les entreprises industrielles, selon le lieu et le genre d'activité, dans tons les sens possibles, et de supprimer plus ou moins les inégalités qui existent dans leur répartition régionale et profession­nelle, qui s'explique par l'histoire de ces différents établissements. C'est à quoi tend l'effort en vue de fonder leurs relations industrielles sur une collaboration régulière et permanente, de l'exprimer et de lui donner la possibilité de s'élargir et de s'approfondir par un système uni d'occupation de postes de membres de conseils d'admi­nistration » (Jeidels, op. cit., p. 180).
Notre auteur fournit le tableau suivant. Etaient représentés dans les sociétés par actions :

 


Deutsche Bank

Diskonto Gesellscaft

Darmstaedter Bank

Dresdner Bank

Schaffhausen­scher Bankverein

Berliner Handelsges.

Total

par des directeurs

101

31

51

53

68

40

344

par leurs propres conseils d'administration

120

61

50

80

62

34

407


221

92

101

133

130

74

751


Ainsi les six grandes banques berlinoises disposaient à elles seules de 751 sièges de membres de conseils d’administration.

D'après le dernier annuaire des directeurs et membres des conseils d'administration (1909), il y avait en Allemagne 12 000 de ces postes. Là-dessus, 2918 sont détenus par 197 personnes seulement. Le record est détenu par M. Karl Fürstenberg, de la Berliner Handelsgesellschaft, avec 44 mandats, et après lui par M. Eugen Guttmann, avec 35 man­dats. D'une façon générale, entre les différentes professions repré­sentées parmi les membres des conseils d'administration, la banque est la plus fortement représentée et c'est chez elle qu'on trouve le plus de cumuls. Voir les détails à ce sujet chez Eulenburg.

On constate bien, entendu le même phénomène aux Etats-Unis. En 1906, la firme J.-P. Morgan and Co était représentée dans les conseils d'administration de 5 banques, 50 compagnies de chemins de fer, 3 compagnies de navigation, 8 trusts, 8 compagnies d'assurances et 40 entreprises industrielles. Voir Steinitzer, op. cit., p. 158.

19 Par contre, le contrôle, dans le sens juridique du terme, ne joue aucun rôle. C'est ainsi que le président déclara ouvertement à l'assemblée générale de la Elektrische Licht-und Kraftanlagen Aktiengesellschaft in Berlin : « L'idée qu'un conseil d'administration, ou un membre d'un conseil d'administration pourrait faire ce que la loi prescrit est fausse. Lorsqu'ils promulguèrent cette loi, les législateurs ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Qu'on se représente qu'un membre du conseil d'administration, ou même le conseil tout entier, dans une de nos grandes sociétés, contrôle, ne serait-ce qu'un seul jour, toutes les branches de l'entreprise. Pendant qu'il contrôle à un endroit, les plus grandes erreurs peuvent être commises en un autre. Le conseil d'administration peut indiquer les grandes lignes d'après lesquelles une société doit être dirigée. Il peut surveiller la direction afin qu'elle ne fasse rien qui soit contraire aux lois et aux statuts. Quant aux détails, c'est l'affaire des sociétés de révision » (Berliner Tageblatt, 28 novembre 1908).

20 Quand on parle ici de capital social, c'est dans ce sens que l'entrepreneur individuel est limité par l'importance du capital individuel, la société par actions par celle de tout le capital-argent existant dans la société capitaliste et disponible pour une nouvelle mise en valeur.

21 « La société par actions est l'arme la plus tranchante et la plus sûre et pour cela préférée que le régime capitaliste ait à sa disposition pour réaliser ses tendances à la concentration. Elle représente déjà une concentration accomplie : un rassemblement de petit capitaux dispersés, plus ou moins incapables à eux seuls d'emplois productif, en une masse de capital qui est en tant que telle propre à poursuivre sous une direction commune des buts économiques, par conséquent productifs. Mais, par suite de la facilité avec laquelle les parts peuvent être vendues ou transmises, par suite également du détachement presque complet de la personne de l'entrepreneur à un degré plus haut de probabilité de longue durée que dans les autres formes d'entreprise, et aussi de la non-limitation (théorique) des dividendes qu'il est possible d'espérer du capital rassemblé, la société par actions exerce sur les capitaux disponibles une force d'attraction incomparablement plus grande. Elle possède par conséquent à un degré plus élevé que tout autre forme d'entreprise la possibilité de satisfaire par des augmentations de capital ses besoins de crédit et d'extension. Mais la facilité de se procurer des capitaux provoque à son tour la tendance à l'augmentation de capital, et cela dans une mesure croissante, parce que cela semble être, tant dans le domaine de l'industrie que du commerce et de la banque, une loi économique, qu'un capital doublé permet davantage qu'une production doublée ou qu'un chiffre d'affaires doublé (ce qui ne signifie pas nécessairement une rentabilité doublée. - R. H.) et que déjà pour cela la tendance à l'accroissement du capital se renforce avec l'accroissement de ce capital et est par là relativement plus forte avec les grands capitaux qu'avec les petits » (Riesser, L'Histoire des grandes banques, p. 152).

22 « Au sujet, notamment, de la concurrence des sociétés par actions, la commission de 1886 a entendu un grand nombre de plaintes. De nombreux témoins ont affirmé que la cause principale des bas prix des marchandises consiste en ceci que, dans un grand nombre de branches de production, les sociétés par actions se seraient développes d'une façon excessive. Celles-ci pourraient continuer à travailler même sans profit, car il est dans l'intérêt de ceux qui les dirigent de continuer à produire sans tenir compte de la rentabilité » (Tugan-Baranowski, Etudes sur la théorie et l'histoire des crises commerciales en Angleterre, Iéna, 1901, p. 161).

23 Marx, Le Capital, II, pp. 589 et sq

24 Voir, sur la différence entre ces deux notions Marx, Le Capital, I. pp. 591 et sq.

25 La tendance à l'accroissement du capital bancaire peut encore être renforcée par des dispositions légales. C'est ainsi que la clause de la loi allemande sur les sociétés par actions, aux termes de laquelle, lors de la transformation d'entreprises individuelles en sociétés par actions, les actions ne peuvent être introduites en Bourse qu'un an après la fondation de ces sociétés, cette clause a pour conséquence que le capital bancaire ne peut être mobilisé pendant un an tandis qu'il est transformé en capital industriel et ne peut prendre de nouveau la forme d'argent. Par là, l'activité de fondation, spécialement pour de grandes entreprises, devient le monopole des très grandes banques possédant des capitaux abondants leur appartenant en propre. En même temps, cela encourage la tendance à la concentration dans les banques, Car c'est à ces grandes banques que revient le bénéfice des fondateurs.

26 Voir Edward Shenvood Meade, Trust Finance, New York, 1907, 234



R. Hilferding
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