1909

"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx


Le déterminisme économique de Karl Marx

Paul Lafargue

Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.

1909


Origine et Evolution de l’Idée de l’Âme.

1

Invention de l’Âme.

Les philosophes spiritualistes, depuis plus de deux mille ans, discutent à perte d'esprit sur l'âme, sur son essence et ses qualités, sur ses destinées et son siège dans le corps : Descartes, par dérision sans doute, la logeait dans la glande pinéale, petit corpuscule de matière grise, situé en avant du cervelet ; d'autres philosophes, que raille Voltaire, lui donnaient dans les méninges une plus spacieuse demeure, mais aucun d'eux ne s'est demandé quand, pourquoi et comment l'idée de l'âme s'était glissée dans la tête humaine, s'y était enracinée et développée. La question mérite qu'on s'en occupe, quand ce ne serait que pour chercher une explication de ce double phénomène, dont se désintéressent les historiens et les philosophes : la disparition chez les peuples antiques de l'idée de l'âme que l'on trouve chez les sauvages même les plus inférieurs et sa réapparition quelques siècles avant l'ère chrétienne.


Un folkloriste anglais prétend qu'il serait facile de retrouver chez les campagnards des nations civilisées les plus grossières superstitions des nègres de l'Afrique : il n'y aurait pas lieu de s'en étonner, puisque des idées de sauvages occupent une place d'honneur dans la philosophie des spiritualistes et la religion des chrétiens : l'idée de l'âme est d'origine sauvage.

Les hommes primitifs, plus idéalistes qu'on ne croît, spiritualisent tout : la propriété individuelle, l'idéal des civilisés, ne fait son apparition parmi eux que sous une forme im­matérielle. Le sauvage avant de posséder une propriété matérielle possède une propriété immatérielle, la propriété de son nom, qui lui est donné à sa puberté dans une cérémonie d'initiation, dont le baptême chrétien est un souvenir. Ce nom est son bien le plus précieux ; et quand il veut témoigner son affection par un présent inestimable, il l'échange contre celui de son ami. La propriété individuelle rencontra tant de difficultés à s'introduire que même ce nom est une propriété viagère, appartenant à la tribu et le lui retournant à la mort de l'individu  [1].

L'âme, principe immatériel de la vie, qui abandonne le corps après la mort pour continuer son existence sur terre ou sous terre, au ciel ou aux enfers, est une invention des sauvages, perfectionnée par les civilisés.

Il est des problèmes de la vie et de la nature qui de tout temps ont préoccupé l'esprit de l'homme : dès qu'il commença à réfléchir, il essaya de les résoudre et il les résolut comme il put et comme le lui permettaient ses connaissances. Maintes fois les solutions, forcément erro­nées, de l'homme primitif sont devenues des vérités indiscutables et ont servi de fonde­ment à des constructions idéologiques qu'il a fallu des siècles pour démolir : par exemple l'idée que le soleil tourne autour de la terre, date de l'époque la plus reculée ; si elle a pu être scientifiquement réfutée, elle n'en persiste pas moins dans le langage des peuples civilisés, qui parlent du lever et du coucher du soleil.

Les singuliers phénomènes physiologiques du sommeil et du rêve qui troublaient Pascal et qui n'ont pas encore reçu une explication complètement satisfaisante  [2], inquiètent vivement le sauvage, qui, pour les expliquer inventa l'âme ; car il ne sut et ne put trouver rien de plus simple et de plus ingénieux que de dédoubler l'homme en un corps solide, palpable et visible et en un esprit aériforme, impalpable et invisible.

Le sauvage ne doute pas de la réalité de ses rêves : s'il rêve qu'il voyage, se bat, ou chasse, il croit que c'est arrivé ; mais comme au réveil il se retrouve à l'endroit où il s'est endormi, il conclut que pendant qu'il était plongé dans le sommeil "un autre lui-même" un double, selon son expression, a quitté son corps pour aller chasser ou se battre et puis est revenu réintégrer le domicile corporel, qui alors se réveille. L'Australien pense que le départ du double se fait quand le dormeur ronfle. Si pour une cause quelconque le doubla ne retourne pas, le corps ne se réveille pas ; on ne doit pas contrarier cet autre soi-même, de peur qu'il ne déserte son logis ; il faut se garder de réveiller brusquement une personne endormie, parce que son esprit pourrait être au loin, on doit le faire lentement et avec précaution afin de lui donner le temps de retourner ; dans certaines parties de l'Inde changer la figure d'un dormeur, soit en la pei­gnant, soit en lui mettant des moustaches, c'est commettre un meurtre, parce que son double ne reconnaissant pas sa demeure ne peut y rentrer et il meurt. Si du vivant de l'individu le double quitte le corps, pour mener une vie indépendante, il peut également survivre à la décomposition du cadavre ; le sauvage n'en doute pas puisqu'il lui arrive de revoir ses ancêtres et ses compagnons défunts ; ce sont leurs esprits, c'est-à-dire leurs doubles qui viennent le visiter pendant son sommeil. Comme il ne croit qu'à la mort occasionnée par des blessures et des accidents, quand quelqu'un meurt de vieillesse ou de maladie, il s'imagine qu'un sorcier lui a ravi son double ou qu'un esprit malfaisant l'a égaré durant une de ces pérégrinations nocturnes et l'empêche de revenir dans son enveloppe corporelle. Le double est une espèce de principe vital, qui maintient le corps en vie et qui cause sa mort quand il l'abandonne.

Le sauvage travaillant sur l'idée du double, inventée pour expliquer les phénomènes du rêve, en a déduit logiquement une série d'idées, qui devaient trouver leur place et leur déve­loppement dans les religions et les philosophies : l'idéologie qu'il a élaborée avec cette idée lui a fourni l'explication d'un grand nombre de phénomènes dont il ne pouvait découvrir les causes naturelles. L'âme, qui n'est qu'un synonyme civilisé du double sauvage, fut une des premières hypothèses scientifiques de l'esprit humain.


L'âme est un duplicata du corps, ayant tête, bras, jambes, cœur, ventre, etc.. ; elle évolue avec lui, croissant et décroissant en stature et en force, à mesure qu'il grandit et vieillit : l'Eskimau qui passe par des périodes de surabondance et de disette s'imagine que son double engraisse et maigrit en même temps que son corps. Chaque partie de l'âme siège dans l'organe qui lui correspond : Platon reprit philosophiquement cette localisation, qui permettait à l'Hindou de comprendre la mort successive des organes, lesquels meurent les uns après les autres, à mesure que leur parcelle d'âme les abandonne, et ce n'est qu'au départ de la dernière, que la mort est complète.

Le double est impalpable comme une ombre. L'ombre du corps a été prise pour l'âme : les sauvages de l'Équateur, où les corps n'ont pas d'ombre à midi, ne sortent pas à cette heure de leurs cases de peur de perdre leur âme et de mourir ; les Grecs avaient eu la même idée ; ils croyaient que les hommes et les animaux qui pénétraient dans le sanctuaire de Zeus sur le mont Lycée perdaient leur ombre et mouraient. L'image d'une personne dans une eau claire ou sur une surface polie est l'image de son âme, si on la frappe, on la blesse : le mythe de Narcisse et l'envoûtement magique du moyen âge se rattachent probablement à cette croyance ; si on prend et emporte le portrait d'un individu on lui enlève son âme ; pour cette raison le sauvage refuse de se laisser portraiturer.

L'âme est un souffle léger, tenuis aura ; les mots grecs et latin employés pour âme πνεΰμα, ψυχη, άνεμος, anima. ont d'abord été usités pour souffle. Saint Augustin remarque que le Saint-Esprit dans le texte grec du Nouveau-Testament est toujours appelé le Saint-Souffle, τδ αγιον πνεΰμα, Jésus sur la croix "pencha la tête et rendit le Souffle." dit saint Jean (XIX, 30). Cette âme-souffle est audible ; les Australiens entendent les esprits, qui chez eux habitent dans les arbres, ainsi que les Dryades de la mythologie grecque, lorsqu'ils sautent de branche en branche. L'âme s'échappe par les orifices naturels, le nez et la bouche spécialement et on peut la saisir au passage en la ferrant avec des hameçons ou en l'enfermant dans une calebasse. Les héros de l'Iliade pensaient qu'elle "s'échappait par les blessures et alors un nuage se répand sur les yeux" et qu'on pouvait l'extraire, comme un corps étranger ; Patrocle "arracha l'âme de Sarpedon en même temps que la pointe de sa lance." (Il., XVI, 505).

L'âme qui peut à sa fantaisie déserter le corps, doit cependant s'incorporer dans un objet quelconque ; elle reste attachée au cadavre ; et lorsque les chairs tombent en pourriture elle se réfugie dans le squelette, particulièrement dans les os du crâne. Les sauvages pour avoir auprès d'eux les âmes des ancêtres gardent les têtes de morts et même de simples os, que les Caraïbes enveloppaient dans du coton et à qui ils parlaient et demandaient des conseils.

Les Grecs conservaient précieusement l'omoplate de Pelops, parce qu'ils croyaient que si on possédait les os d'un mort, on avait son âme sous la main : Cimon transporta à Athènes le squelette de Thésée, pour que les Athéniens pussent s'assurer les services de son âme ; Hérodote rapporte que les Lacédémoniens acquirent "une grande supériorité dans les combats contre les Tégéates" quand ils eurent enlevé à Tégée et porté à Sparte les ossements d'Oreste (I, § 68). Le culte des catholiques pour les os miraculeux des saints a pour origine la même croyance. La reprise et la coordination en un corps de doctrine des idées sauvages qui survi­vaient dans la civilisation gréco-latine, fut une des principales causes du succès du chris­tianisme. On prétend que la coutume mystique qu'ont les sauvages de manger les cadavres des parents s'explique par l'intention de donner à leurs âmes une demeure vivante, et de les conserver dans le sein de la famille et de la tribu. Les Égyptiens embaumaient les morts afin de garder à l'âme dans le meilleur état possible de conservation son habitation corporelle : Maspero suppose que les nombreuses statues et statuettes du défunt que l'on rencontre dans les tombeaux y étaient placées, pour qu'en cas de destruction de la momie son âme trouvât un corps où se loger.

La croyance que l'âme du mort demeurait dans le tombeau de son cadavre, amena les sauvages à penser qu'elle s'incorporait dans les pieux et les pierres plantés dessus et les Tasmaniens et les Péruviens à marier les pierres tombales de personnes de sexes différents. Les arbres qui croissaient sur les tombes et les animaux qui les habitaient étaient censés être animés par les esprits des défunts ; une couleuvre s'étant échappée du tombeau d'Anchise, on crut que son âme s'y était incorporée. Cette croyance donna probablement naissance à l'idée de la métempsycose et peut-être à la coutume qu'ont les sauvages de prendre pour totems, c'est-à-dire pour ancêtres, des animaux, des plantes et même des objets inanimés.

L'âme du mort erre malheureuse autour des siens jusqu'à ce qu'ils lui aient donné un tombeau où il puisse habiter ; c'est pourquoi les Iroquois et les Grecs attachaient tant d'importance à recueillir les corps des guerriers tombés sur le champ de bataille. La coutume d'enterrer les cadavres, au lieu de 1es abandonner sans sépulture à la voracité des animaux, comme le faisaient autrefois les Eskimaux, autorise à supposer que l'idée de l'âme remonte à une antiquité extrêmement reculée, puisque des anthropologistes pensent que des tombes de certaines cavernes dateraient de l'époque paléolithique, l'époque la plus ancienne où l'on ait trouvé des traces positives de la présence de l'homme : ce n'est qu'à l'âge de bronze que l'on substitua la crémation à l'enterrement parce que l'idée de l'âme s'était transformée, comme il sera dit plus loin.

Le sauvage qui a d'enfantines notions sur la nature croit qu'il peut commander aux éléments, comme et ses membres, et qu'il peut avec des paroles magiques arrêter le soleil, ordonner à la pluie de tomber, à la tempête de souffler, etc. Les esprits des morts ont cette autorité sur les éléments à un plus haut degré que les vivants ; le sauvage les invoque pour qu'il produise le phénomène quand il échoue à le déterminer ; ils lui sont d'une si constante utilité qu'il ne cesse de les implorer : le Peau-Rouge en partant pour la chasse ne manque pas de leur demander un temps propice et une abondance de gibier. Les chefs étant plus écoutés que les simples mortels, ceux-ci les  chargent d'intercéder auprès d'eux dans les cas urgents et mal leur en prend s'ils ne réussissent pas. Quand les nègres d'Afrique ne peuvent par leurs prières faire cesser une sécheresse prolongée, ils traînent leurs rois aux tombeaux des ancêtres pour qu'ils les supplient de faire pleuvoir et si la pluie ne vient pas, ils les rouent. de coups et les tuent même parce qu'ils ne veulent pas les prier ou les prient mal. Le roi scandinave Olaf du IX° siècle fut brûlé vif parce qu'il n'avait pu décider les âmes des ancêtres à mettre fin à une famine.

Les âmes des morts, capables de produire tous les phénomènes de la nature, donnent des maladies et les guérissent. l'Odyssée parle de malades souffrant de cruelles douleurs causées par des "esprits ennemis" (V.396) ; tandis que les Tasmaniens rangeaient les malades autour du lit d'un mort pour que son esprit les guérît. Les âmes ont tant d'influence sur la végétation que lorsque les indigènes de la Nouvelle Guinée ensemencent un champ, ils déposent à son centre des bananes, et des cannes à sucre, appellent les ancêtres par leurs noms et leur disent : "Voici votre nourriture, faites que la récolte vienne bien et soit abondante ; si elle ne venait pas bien et n'était pas abondante, ce serait une honte pour vous et pour nous aussi."

Les esprits des morts de la famille et de la tribu sont serviables pour leurs membres ; ils les visitent pendant le sommeil, les conseillent, et les protègent contre leurs ennemis morts et vivants ; ils prennent part à leurs guerres et combattent pour eux ; les Grecs avaient vu à Marathon et à Salamine l'âme de Thésée, à la tête des troupes, se battre contre les Perses (Plutarque. Thésée, § 35). Il arrivait parfois que pour se procurer un puissant esprit, on tuait un homme remarquable par ses supérieures qualités : il est à peu près certain que si les Tahitiens assassinèrent le capitaine Cook, pour qui ils avaient la plus grande vénération, c'était afin que son âme demeurât parmi eux ; pareil accident faillit arriver à Sir Richard Burton, qui s'était costumé en brahmane pour explorer des régions inconnues de l'Inde ; il joua si bien son personnage qu'il passa pour un saint et que dans un village on complota sa mort. Lucien et Pausanias mentionnent l'existence à Athènes du tombeau d'un Scythe, Toxaris, dont l'âme accomplissait des cures miraculeuses ; il est possible qu'il avait été immolé dans cette intention. Cette idée subsiste dans le Christianisme ; Jésus est condamné par Dieu à mourir sur la croix pour rendre service aux fidèles en les sauvant de la damnation éternelle. Les villes, les églises et les chapelles possédaient toutes au moyen âge le tombeau ou les os d'un saint ou d'une sainte pour avoir à leur service l'âme d'un mort : la République de Venise pour s'approvisionner de défenseurs contre le Pape et le Sultan importa d'Alexan­drie les dépouilles de saint Marc et déroba à Montpellier celle de saint Roques. Les esprits se battaient entre eux, quand deux villes ou deux peuples se déclaraient la guerre : dans l'Iliade les dieux et les déesses, qui sont des âmes divinisées, prennent parti les uns pour les Grecs les autres pour les Troyens ; Cleisthenes, le tyran de Syracuse, en lutte avec Argos, demande à Thèbes de lui céder les restes de Melanippe et de Menestée, deux fameux guerriers du cycle thébain pour opposer leurs âmes à celle d'Adraste, le héros argien.

Les esprits des morts ne peuvent rendre des services aux vivants que parce qu'ils continuent à vivre dans leurs tombes ; et s'ils vivent, ils ont besoin des choses indispensables à la vie. L'Australien allume la nuit des feux auprès des tombeaux, pour qu'ils viennent se réchauffer; on leur apporte des aliments pour apaiser leur faim et on répand du sang, du lait et d'autres liquides pour étancher leur soif ; le sol absorbant le liquide, on s'imagine qu'ils l'ont bu. Les Grecs homériques appelaient les morts par leurs noms quand ils faisaient à leur intention des libations de vin doux, et d'eau miellée ou saupoudrée de farine (Il. XXIII, 220, Od. XI, 26, etc.).

L'habitude d'enfouit des graines et des tubercules dans la terre des tombeaux pour la nourriture des âmes des morts a pu suggérer l'idée de les cultiver, ainsi que le suppose Grant Allen. Il est difficile d'expliquer comment le sauvage a pu découvrir qu'en déposant dans la terre des graines et des tubercules il pourrait obtenir après un temps plus ou moins long une récolte de graines et tubercules semblables ; car s'ils étaient simplement enterrés dans un terrain non préparé et si la plantule, lorsqu'elle germe, n'était pas protégée par des sarclages et des binages contre les herbes et plantes déjà enracinées, elle serait étouffée sous leur vigoureuse végétation, comme le sont les graines d'arbres dans les steppes herbacées. Le sau­va­ge a trop de peine à recueillir les graines et les racines, dont il se nourrit, pour avoir l'idée de les enterrer avec l'espoir d'en récolter de semblables dans un temps qu'il ne saurait calculer. Le culte des âmes des morts lui a fait faire des expériences de culture à son insu. En effet l'enfouissement des graines et des tubercules dans les tertres des tombeaux étaient des expériences de culture qu'il n'aurait su imaginer ; elles étaient faites dans les meilleures con­di­tions de réussite, puisque la terre accumulée sur la fosse était soigneusement débarrassée de toute herbe, racine et pierre et fréquemment arrosée de sang et d'autres liquides. Les plantes ainsi protégées, soignées et nourries croissaient mieux qu'à l'état sauvage et donnaient une abondante récolte ; et comme le sauvage n'avait pas conscience des soins involontaires qu'il leur avait donnés, il attribua naturellement leur luxuriante végétation à l'action de l'âme du mort ; il eut alors l'idée d'élargir autour du tombeau l'espace ensemencé dans l'espérance qu'elle étendrait ses services végétatifs sur un plus grand rayon ; il arriva de la sorte à cultiver des surfaces étendues, toujours avec le concours efficace de l'âme du mort. L'hypothèse de Grant Allen expliquerait pourquoi les sauvages placent les tombes au milieu de leurs cultures et pourquoi à l'époque des semailles ils prient les âmes des ancêtres de leur procurer d'abon­dantes récoltes. Les processions dans les champs et les prières des Rogations catholiques, à l'époque des semailles, pendant les trois jours qui précèdent l'Ascension, sont des souvenirs des temps sauvages.

Le sauvage, qui ignore son âge et qui n'a qu'une numération très limitée, ne peut avoir l'idée d'une durée éternelle ; il n'est donc pas encore question de l'immortalité de l'âme, qui est censée vivre aussi longtemps que le souvenir du défunt se prolonge. Le primitif croit à la survivance de l'esprit de son père, grand-père et aïeul, qu'il a connu ou dont il a entendu parler et à celle de l'âme de toute personne dont on conserve la mémoire pour une raison quelconque  [3]. Mais comme les esprits des morts dont on a perdu le souvenir pourraient exister, on se comporte à leur égard comme si on ne doutait pas de leur existence. Le nègre soudanais, quand il fait des offrandes à son ancêtre, lui dit : "O père, je ne connais pas tous tes parents, toi tu les connais tous, invite-les à partager ces aliments avec toi". Porphyre rapporte que les Grecs adressaient des prières et faisaient des sacrifices à des âmes dont ils ignoraient les noms, "de peur que si on négligeait leur culte elles ne soient disposées à faire du mal... tandis qu'ils nous font du bien quand on leur rend des honneurs". Pausanias dit que pour une semblable raison on avait élevé à Athènes des autels aux dieux inconnus, c'est à-dire aux âmes divinisées, inconnues.

Le sauvage, qui ne se sépare pas des animaux dans lesquels son âme émigre et se meut à l'aise et qu'il prend pour ancêtres, les dote d'une âme ; et comme sa logique ne recule devant aucune conséquence, il attribue également une âme à la terre, à la lune, au soleil, aux astres, aux plantes et même aux objets inanimés. Anaxagoras devait donner une âme, νους à l'univers. Tout possède une âme dans l'imagination du sauvage et du barbare, c'est pourquoi sur les tombes et les bûchers des morts ils immolent des animaux et brisent des ustensiles et des armes afin que leurs âmes se dégagent et continuent à rendre dans l'autre monde des services au défunt.

2

Invention du paradis.

Le double, cet embryon de l'âme de la philosophie spiritualiste, n'est pas plutôt inventé que cette invention se retourne contre son auteur : l'homme a toujours été victime de l'œuvre de son cerveau et de ses mains.

Le sauvage est plus effrayé d'un mort que d'un vivant ; il vit dans une perpétuelle terreur des esprits invisibles, mais toujours présents : il leur attribue tous les malheurs qui lui arrivent, les accidents et les blessures, comme les maladies, la vieillesse et la mort : dans l'Iliade les dieux, c'est à dire les âmes divinisées, dirigent les lances et les javelots qui blessent les guerriers. Les esprits, qui peuvent être d'utiles compagnons, sont excessivement vindicatifs, ils se vengent des torts réels ou imaginaires qu'on leur a faits pendant la vie et après la mort. La peur de ces vengeances engage les parents et les ennemis d'un mourant à se réconcilier avec lui pour n'être pas tourmentés par son âme et à s'éloigner au plus vite de son cadavre autour duquel elle rôde : on abandonne la cabane et même le campement où il y a eu un décès ; on quitte la localité pour dépister l'âme du mort, on cesse de prononcer son nom de peur qu'elle ne s'imagine qu'on l'appelle et n'accoure si elle l'entend. Quand on ne peut fuir le défunt on l'enterre sous un monticule de terre, après lui avoir attaché les membres, afin que son âme ne puisse s'échapper, et pour plus de sécurité on place des pierres dessus ; quand le cadavre est celui d'un ennemi, on brise sa colonne vertébrale, on ampute les pouces pour qu'il ne puisse tirer l'arc ; les Grecs lui coupaient les pieds et les mains pour qu'il ne pût combattre ; et Grant Ailes rapporte que dans la protestante Angleterre, pour empêcher que l'âme du suicidé ne sorte de son tombeau on le transperçait d'un pieu qui le clouait au fond de la fosse. La crainte des esprits a eu des effets moins macabres : chez les Sioux, elle est, dit-on, un frein au meurtre et chez d'autres peuplades elle a mis fin aux repas anthropophagiques pour ne pas encourir la vengeance de la victime  [4]. Les âmes des bêtes féroces sont redoutées.

Le quarante-sixième chant du Kalevala, qui narre dramatiquement une chasse à l'ours chez les anciens Finnois, relate minutieusement les précautions qu'on doit prendre pour détourner les vengeances de l'animal mis à mort. Quand il est tué et pendant qu'on le dépouille on lui donne les noms les plus caressants et flatteurs, il est "le gracieux pied de miel, l'homme antique, le héros illustre, etc." et son meurtrier, le héros-barde, Waïnamoinen, essaye de lui persuader qu'il n'a pas été tué par l'épieu, mais que lui-même s'est empalé en se précipitant sur une branche d'arbre.

Mais malgré toutes ces précautions, le sauvage ne peut débarrasser son imagination fantasque des terreurs que lui inspirent les âmes des morts : il est persuadé qu'elles l'envi­ronnent et lui causent mille maux. L'idée lui vint de leur assigner un territoire pour résidence : un gentiment analogue animait les paysans écossais du moyen âge lorsque aux partages agraires ils donnaient à Satan un lot de terre qui n'était pas mis en culture. Le lieu d'habitation affecté aux esprits est d'ordinaire par delà la mer ou sur le sommet d'une montagne, que les vivants évitent avec soin : ceci explique pourquoi les plus antiques divinités habitent les cavernes et les sommets et sont adorés "sur les hauteurs" selon l'expression de la Bible, qui deviennent des lieux sacrés. Iawhé, le Dieu d'Abraham, c'est-à-dire l'esprit divinisé de l'ancêtre, apparut à Moïse sur le mont Sinaï à l'endroit "sanctifié" qu'on ne devait fouler que "pieds nus" comme l'enceinte consacrée à Dodone, à Zeus, dont les prêtres étaient déchaux. Joseph dit que Moïse conduisit par ignorance ses moutons dans cet endroit où les pâtres de la région ne menaient pas leur troupeau, malgré l'abondance de l'herbage (Antiq., II, c. 12).

Afin que l'âme parte de son plein gré pour sa demeure posthume, on lui signifie qu'elle n'a plus rien à faire parmi les vivants. Les Bodos de l'Inde disent au mort à qui ils offrent du riz et des boissons : "Bois et manges ; Jusqu'ici tu as bu et mangé avec nous, tu ne le peux plus ; tu étais l'un de nous, tu ne l'es plus ; nous n'irons plus à toi, ne viens plus à nous." Les Dayaks de Bornéo pour intimider l'âme du défunt lui déclarent que si elle reste parmi eux, elle n'aura pour logement qu'un panier de rotin et les Iroquois le soir des funérailles lâchent un oiseau pour l'emporter au plus vite: les Grecs et les Romains, qui avaient eu une pareille coutume, la remirent en honneur avant l'ère chrétienne. Mais les âmes étaient récalcitrantes et ne s'empressaient pas à quitter les parents et les amis, qui parfois étaient obligés de recourir à la violence pour les forcer à déguerpir : les Australiens et les nègres de la Côte d'Or pour les chasser des campements et villages courent de droite et de gauche et frappent l'air avec des massues en poussant des hurlements : ils prétendent dormir plus paisiblement et jouir d'une meilleure santé après une telle expédition contre les âmes. Mais ces luttes héroïques ont leurs dangers : Howit a vu dépérir de langueur un vaillant guerrier australien parce qu'il avait pourchassé les esprits.

Le sauvage pour n'être pas obligé d'en arriver à de si pénibles et dangereuses extrémités a eu recours à un ingénieux moyen ; il a embelli la demeure posthume de toutes les joies et de tous les plaisirs qu'il pouvait imaginer, afin que l'âme n'hésitât pas à s'y rendre et perdît toute envie de retourner parmi les vivants. Toutes les nations primitives ont inventé des paradis d'outre-tombe où les âmes revivaient délicieusement leur vie terrestre : l'âme de l'Australien en grimpant à une corde arrive à un trou dans les nuages, qui donne accès à un autre monde, où tout est mieux que sur terre ; quand il veut dire qu'un kangourou est gras et bien à point, il déclare qu'il ressemble à ceux du pays des nuages. Les Hellènes homériques pensaient que les Dieux parvenaient à leur demeure céleste par des trous dans les nuages. Les âmes des Iroquois poursuivaient et tuaient les bisons dans de giboyeux territoires de chasse ; celles des Groenlandais habitaient un pays au printemps éternel, au soleil toujours à l'horizon, abondamment pourvu de rennes, de phoques et d'oiseaux de mer ; celles des Scandinaves se battaient le jour et banquetaient le soir dans le Valhalla en compagnie des radieuses Valkyries. Les âmes des morts recommençaient dans ces demeures posthumes l'existence terrestre dans des conditions de félicité inconnues aux vivants : aussi les Hellènes préhomériques en prenant congé d'un mort lui disaient: Χαίρε ! amuse-toi !

Les Grecs avaient passé par l'idéologie des sauvages puisqu'ils avaient traversé les conditions de vie qui l'avaient engendré. Les âmes de leurs morts avaient erré sur terre sans domicile, pendant l'âge d'or, rapporte Hésiode, comme celles des sauvages ; et quand elles devinrent encombrantes et tracassières, ils leur fixèrent un lieu de résidence sur le plus haut sommet de l'Olympe - (plusieurs montagnes en Grèce et en Asie Mineure portaient le nom d'Olympe) et ils l'agrémentèrent des bonheurs qu'ils pouvaient imaginer afin de leur procurer une vie de "bienheureux", comme ils appelaient les esprits,  δαιμονες, de l'Olympe, dont la déification du temps de l'Iliade était de date si récente, que les "nouveaux dieux", comme les appelle Eschyle, se différenciaient à peine des héros homériques. Avant d'habiter l'Olympe en qualité d'esprits, ils étaient nés et avaient vécu sur terre comme des hommes ; et comme les guerriers de l'Iliade ils sont armés de lances et d'égides ; ils combattent et voyagent sur des chars ; ils habitent un palais aux lambris doris, ils festoyent aux chants d'Apollon et des Muses, tandis que Hébé verse le nectar ; ils reçoivent des blessures qui les font rugir de douleur, ils ont des querelles et des infortunes de ménage, ils sont tourmentés par des cha­grins et des peines morales ; ils assistent aux festins sacrés des mortels et s'irritent quand on ne les invite pas. Les déesses aiment la toilette, se parent et se parfument comme les beautés terrestres. Les mœurs des habitants de l'Olympe reproduisent celle des hommes, dont ils ne se distinguent que par la force, la taille, le liquide, - ιχωρ - qui coule dans les veines, plus subtil que le sang, à cause de l'ambroisie, leur nourriture, ainsi que par la faculté de se rendre invisibles et de se métamorphoser en animaux et objets inanimés : Athéna dans L'Iliade se change en oiseau et en flamme ; les Grecs prenaient les animaux qui apparaissaient inopi­nément pour des dieux qui avaient voulu assister incognito à un spectacle les intéressant.

L'Olympe des Grecs, ainsi que les habitations posthumes des autres sauvages, avait été ouvert aux âmes de tous les morts, à celles des femmes comme à celles des hommes ; mais lorsque Zeus eut vaincu les Titans, défenseurs de l'ordre matriarcal et intronisé le patriarcat dans l'Olympe, il chassa Kronos, Gaïa, Demeter et les autres divinités de l'époque matriar­cale ; il le ferma aux âmes des hommes et le réserva pour les esprits qui avaient soutenu sa cause et reconnu son autorité patriarcale  [5]. Mais les Hellènes qui à l'époque n'étaient pas encore préparés pour la suppression du paradis posthume, lui substituèrent pour loger les âmes des morts l'île des Bienheureux, "située loin de l'Olympe des immortels... où la terre porte trois fois par an des fruits doux comme le miel", dit Hésiode. Cette nouvelle demeure, que gouvernait Kronos, était un paradis aristocratique où ne furent admis que les demi-dieux et les héros des cycles thébains et troyens ; comme l'Olympe, il se ferma après eux ; les âmes d'Aristogiton et d'Harmodius seules eurent le bonheur d'y être expédiées. Les Champs-Elysées dont il est fait mention pour la première fois dans l'Odyssée (IV, 563, et sqq.) sont une reproduction plus hospitalière de l'île des Bienheureux ; ils sont "situés aux limites de la terre... les hommes y mènent une vie bienheureuse sans neige, ni long hiver, ni pluie, toujours rafraîchis par les brises du Zéphyr, envoyés par l'Océan."

La demeure posthume, investie par les sauvages pour se débarrasser des âmes des morts qui les tourmentaient, et aménagée de tous les conforts et plaisirs imaginables pour les engager à ne pas la déserter, finit par devenir une agréable espérance, leur permettant de se promettre la plus heureuse prolongation de la vie terrestre. La croyance en ce délicieux séjour s'enracina si profondément dans l'imagination des hommes primitifs, parvenus à un certain degré de développement, qu'ils immolaient des individus pour y porter des nouvelles de la terre et que des hommes et des femmes s'offraient volontairement en sacrifice pour remplir le rôle de messager.

Le paradis d'outre-tombe était d'abord libéralement ouvert à tous les membres de la tribu, aux femmes comme aux hommes, quels que fussent leurs mérites et démérites ; il n'était pas une récompense, mais un droit acquis ; d'ailleurs on était trop anxieux de se délivrer des âmes des morts pour mettre des difficultés à leur admission. Mais quand les âmes s'accoutumèrent à s'y rendre avec empressement, on songea à l'utiliser comme moyen d'éducation morale. Les Aztecs semèrent des obstacles sur la route qui y conduisait; la déesse Téogamique, compagne du dieu de la guerre, Huitzilopochtli, y transportait les âmes des guerriers morts en combat­tant et dans les supplices infligés par l'ennemi ; les Valkyries parcouraient les champs de bataille pour recueillir les âmes des Scandinaves tués et les porter rapidement dans le Valhalla ; les Kères, que la mythologie posthomérique représente comme des furies, courant au milieu du carnage, entrechoquant leurs dents longues et, aiguisées et se disputant les cadavres (Hésiode, Bouclier d'Hercule) devaient être dans les temps préhomériques les conductrices des âmes des guerriers morts en combattant, comme la déesse Téogamique des Aztecs et les Valkyries des Scandinaves. L'Odysée (XlV, 207) et l'Hymne homérique à Arès les montrent entraînant dans l'Hadès les âmes des guerriers désignés par les Moires. L'Aztec qui ne mourait pas sur le champ de bataille ou dans les supplices devait, ainsi que l'Egyptien, être muni de passeports et de mots de passe pour être reçu dans le paradis, où n'étaient adresses que les âmes des hommes et des femmes dans la fleur de l'âge ; celles des vieillards se rendaient dans un lieu où le sommeil était éternel et celles des enfants s'incorporaient de nouveau pour avoir la chance de parvenir à l'âge des guerriers. Les Algonquins enterraient les enfants sur les bords des routes pour que leurs petites âmes pussent pénétrer dans le sein des femmes qui viendraient à passer et renaître.

Dès que la croyance en la demeure posthume fut bien établie, on s'empressa de faire dis­paraître le cadavre, afin que l'âme perdît sa résidence corporelle ; au lieu de l'enterrer, comme c'était la coutume, on le brûlait. On apprit au trépassé à hâter les cérémonies funéraires, afin de perdre toute raison de séjourner parmi les vivants : l'âme de Patrocle apparaît la nuit à son ami Achille pour réclamer de promptes funérailles, "la chose la plus agréable aux morts". Les esprits revivant dans l'autre monde la vie terrestre, ils devaient par conséquent avoir des animaux et des objets dont ils s'étaient servis, on immolait sur le bûcher des chevaux, des chiens et parfois des hommes et on brisait des armes et d'autres objets pour que leurs doubles continuassent leurs services aux morts. Ulysse retrouve dans l'Erébe "d'où on ne revient pas" ses compagnons défunts revêtus de leurs armes ; mais guerriers et armures étaient des doubles, des ombres impalpables. Mais l'Hadès du XI° chant de l'Odyssée n'est plus "le séjour des bienheureux", la joyeuse demeure inventée par les sauvages ; les esprits y mènent une vie si lugubre, que le fier Achille, fils d'une déesse, se lamente et voudrait échanger sa royauté sur les morts contre la vie d'un domestique campagnard. Lorsque ce chant fut composé, les Grecs, depuis plusieurs générations, vivaient sous le régime patriarcal dont les mœurs ne correspondaient plus à l'idéologie des sauvages.

Les sauvages en inventant l'âme pour expliquer les phénomènes du rêve et ensuite la demeure posthume pour se délivrer des âmes des morts, ont élaboré les éléments idéolo­giques qui, après avoir servi à fabriquer l'idée de Dieu, devaient être utilisés par la philo­sophie spiritualiste et la religion chrétienne pour créer l'immortalité de l'âme et le paradis céleste. On ne rencontre dans leur idéologie aucune mention de l'enfer ; Tylor dit que lorsque des sauvages en parlent, c'est qu'ils sont entrés en contact avec les chrétiens qui leur en ont suggéré l'idée. Cependant dans leur paradis il existe des distinctions : les Caraïbes disent que dans le pays des bienheureux où les fruits croissent abondamment et où du matin au soir les âmes dansant et banquettent, leurs ennemis, les Arawaks, sont des esclaves et que les Carai­bes lâches vont servir les âmes des Arawaks. L'idée de l'enfer ne commence à se dessiner nettement, du moins dans la mythologie grecque, qu'aux débuts de l'époque patriarcale, quand Zeus "le dieu des pères" devient le souverain de l'Olympe : mais le Tartare "au seuil et aux portes d'airain" n'est que la Prison où il enferme et torture ses ennemis personnels, c'est là qu'il enchaîne, loin des rayons du soleil, son père Kronos et les Titans (Il., VIII, 13 et 48l).

3

Eclipse de l’idée de l’Âme.

L'idée de l'âme, qui occupe une place si considérable dans l'idéologie des sauvages et des barbares communistes, a subi une éclipse chez les peuples du bassin méditerranéen, les Égyptiens exceptés, pendant une longue période de leur développement, durant laquelle on continue par habitude routinière à accomplir les cérémonies funéraires, qui n'ayant plus de sens pour ceux qui les célèbrent, se transforment peu à peu ; on cesse d'immoler des victimes sur le bûcher et la loi intervient pour limiter le nombre des objets que l'on ne brûlait plus que par ostentation, puisqu'ils ne devaient être d'aucune utilité au mort qui ne laissait pas après lui une âme. Les Grecs, comme par le passé, continuent à dire au défunt : amuse-toi ! mais la croyance en la survivance de l'âme est morte.

Théognis et les auteurs des Proverbes et de l'Ecclésiaste, ces antiques philosophes du pessimisme bourgeois, recommandent de jouir de l'heure présente, car tout filait à la mort. Le même sort est réservé à l'homme et à la bête, assure le moraliste israélite, "telle qu'est la mort pour l'un, telle est la mort pour l'autre ; ils ont tous les deux le même esprit et l'homme n'a pas d'avantage sur l'animal... qui peut affirmer que le souffle de l'homme monte en haut et que le souffle de l'animal descend en bas... j'ai vu que c'est chose bonne et agréable pour l'homme de manger, et de boire et de jouir du fruit de son travail... c'est là un don de Dieu... Vis joyeusement tous les jours de la vie... Tout ce que tu auras le moyen de faire, fais-le selon ton pouvoir... il n'y a ni occupation, ni discours, ni science, ni sagesse dans le sépulcre où tu cours très vite." (Ecclésiaste, III, 19-21, V, 18-19, IX, 9-10). Le Poète mégarien, Théognis, est tout aussi convaincu du sort qui lui est réservé après la mort. "Au sein de la terre, dit-il, je reposerai comme une pierre, sans voix." La croyance en la vie future était si bien évanouie, que Tyrtée ne sait offrir à ceux qui se sacrifient pour la patrie d'autre immor­talité que celle de la gloire ; et que Périclès, dans le célèbre discours, prononcé aux funé­railles des premières victimes de la guerre du Péloponnèse, ne peut leur promettre que "des louanges immortelles et la plus honorable sépulture". Déjà dans l'Iliade Zeus n'accorde à son fils Sarpedon, que Patrocle vient de tuer, "qu'un tombeau et un cippe, car cette récompense est due aux morts." (Il., XVI, 675 et sqq.)  [6]. La croyance en la survivance de l'âme ne reparaît plus après Hombre, que chez Pindare, remarque Zeller dans son Histoire de la Philosophie grecque. Le même phénomène se constate chez les Romains et les autres nations de la Méditerranée ; les Égyptiens ne font exception à ce fait, que l'on peut considérer comme général pour tous les peuples parvenus à un certain degré de développement, que parce qu'ils avaient conservé la famille matriarcale, même pendant la période historique. Mais l'idée de l'âme que l'on aurait pu croire évanouie à tout jamais du cerveau humain, on la voit renaître sept et six siècles avant Jésus-Christ avec une vie et une force nouvelles, pour devenir le thème favori de la philosophie spiritualiste et la base fondamentale de la morale bourgeoise et de l'idéologie chrétienne.

Les historiens qui ont constaté l'évanouissement et la renaissance de l'idée animique se sont bornés à mentionner ces étranges phénomènes sans essayer de les expliquer et d'en rechercher les causes déterminantes, que d'ailleurs ils n'auraient pu trouver dans les champs explorés par leur pensée et que l'on ne peut espérer découvrir qu'en appliquant la méthode historique de Marx, qu'en allant les chercher dans le milieu économique : ce n'est qu'en étudiant les transformations de la propriété et du mode de production que l'on a chance de rencontrer les causes qui ont déterminé dans la tête humaine l'évolution de l'idée de l'âme et de celle de son habitat posthume, inventées par les sauvages.


La propriété et la production des objets nécessaires à la vie matérielle ont traversé une série de formes qui ont conditionné l'organisation familiale et politique, ainsi que les mœurs, les croyances et les idées qui leur sont propres.

Le communisme a été le berceau social de l'humanité, et c'est à cette première forme d'organisation sociale que correspondent les idées primitives de l'âme et de sa demeure d'outre-tombe. Tant qu'elle persiste les membres d'une gens et parfois d'une tribu vivent dans une maison commune et comme ils sont égaux, ils ont tous les mêmes droits sur les biens de la communauté gentile ou tribale : tout au plus remarque-t-on une différence entre les sexes ; l'homme, plus particulièrement chasseur, procure les provisions que la femme est chargée d'administrer, de conserver, de préparer culinairement et de distribuer ; ces importantes fonctions lui assurent une supériorité intellectuelle et sociale. Elle est une providence pour le sauvage insouciant et imprévoyant : elle préside à ses destinées du berceau à la tombe. L'homme élaborant son idéologie avec les événements et les acquisitions intellectuelles de sa vie quotidienne devait donc commencer par déifier la femme. Les Hellènes et les latins préhistoriques plaçaient leurs destinées sous le contrôle de déesses, les Moires et les Parques, Μοιραι, Parcœ ; dont les noms signifient en latin, économes et en grec la part qui revient à chacun dans une distribution de vivres et de butin. "Les Moires tiennent le gouvernail de la nécessité... Zeus lui-même ne pourrait pas éviter la destinée" dit Eschyle dans le Prométhée (V, 516-19).

Cette égalité économique entraîne fatalement l'égalité des autres conditions de la vie matérielle et morale : aussi quand le sauvage invente l'âme et sa demeure posthume, il octroie une âme à tous les membres de la tribu, aux femmes comme aux hommes et il ouvre le para­dis à toutes les âmes ; cette résidence est commune, comme la maison terrestre ; toutes, sans qu'il soit tenu compte de leurs mérites et démérites, s'y rendent pour continuer joyeusement la vie communiste qu'elles viennent de quitter ; tandis que les hommes courent après le gibier, les femmes confectionnent les vêtements de peau et tiennent le ménage : l'antique déesse italienne Mania, la mère des Manes, c'est-à-dire la mère des esprits des morts, dont l'image placée à la porte des maisons, protégeait contre tout danger, ainsi que la Proserpine grecque régnait sur le royaume des ombres : la femme continuait dans le monde des morts à gouver­ner la demeure comme dans le monde des vivants. Tant que persiste le communisme primitif de la gens, les idées de la survivance de l'âme et de son bonheur posthume sont vivaces.

Mais lorsque les femmes mariées de la gens, qui vivaient sous le même toit, se séparent et s'établissent chacune dans une maison, la gens qui était la famille commune se segmente en familles privées, gouvernées d'abord par la mère, puis par le père. Chaque famille est pro­prié­taire de la maison qu'elle habite et du jardin qui l'entoure ; la terre arable, bien que demeurant propriété commune n'est plus cultivée en commun : elle est distribuée tous les ans entre les familles ; ces distributions annuelles finissent par tomber en désuétude ; et chaque famille possède comme propriété privée, le lot qui lui est échu au dernier partage : tant que durent les partages, les terres sont alloties aux chefs de familles proportionnellement au nombre de ménages placés sous leur autorité.

Cette évolution économique, dont je ne donne qu'un excessivement bref raccourci, ne put se produire sans réagir sur les croyances animiques. La destruction de la maison commune se refléta dans l'autre monde, la demeure commune des âmes disparut. La constitution de la famille patriarcale et le morcellement de la propriété commune en propriétés privées des familles, amena un autre phénomène idéologique tout aussi extraordinaire ; tous les membres de la famille, le patriarche excepté, perdirent leur âme ; lui seul eut le privilège de la conser­ver, parce que lui seul était propriétaire. Toute personne sans propriété fut dépouillée de son âme: les femmes, qui pendant les premiers temps du patriarcat ne possédaient pas même leur corps, puisqu'elles étaient achetées et vendues comme du bétail, furent privées de leur âme ; l'idée que la femme ne possédait pas d'âme s'enracina si bien dans le monde antique, qu'elle persista pendant des siècles dans le christianisme, qui cependant faisait de l'allocation d'une âme à tous les hommes un de ses plus efficaces moyens de propagande. Les hommes de la famille patriarcale, à l'exception du père, subirent le sort de la femme, ils perdirent leur âme parce qu'ils ne possédaient pas de propriété. Le sauvage, s'il donnait aux hommes et aux bêtes une âme qui croissait et décroissait avec leur corps et s'il s'intéressait à sa destinée posthume, ne s'inquiétait pas de son origine ; pour lui on naissait avec une âme, comme avec un cœur et des mains. Maintenant, c'est la propriété de la famille patriarcale, qui octroie à son patriarche vue âme, en attendant que la sophistique platonicienne et la religion chrétienne confèrent cet attribut à Dieu. La demeure posthume ayant été supprimée, l'âme du patriarche doit habiter le tombeau familial, placé loin du contact et même de la vue des étrangers, au centre de la maison et près du foyer, dont elle devient la gardienne . Les Grecs et les Romains, pour bien signifier au mort que là était sa demeure, l'appelaient trois fois par son nom en l'y mettant ; les Romains ajoutaient la formule sacramentelle : animam sepulcro condimus, nous déposons ton âme dans le sépulcre.

Les récits mythologiques permettent de suivre chez les Grecs les principales phases de l'évolution de l'idée animique. L'Olympe, qui fut la demeure commune ouverte à tous les esprits des morts, se ferme dès que Zeus s'en empare, y introduit le patriarcat, en chasse les Titans, Gaia, Kronos et les autres esprits qui ont défendu l'ordre matriarcal et le réserve exclusivement aux esprits qui ont combattu pour sa cause et qui deviennent les ancêtres des familles patriarcales de la terre. L'île des Bienheureux, située loin de l'Olympe, recueille les esprits des héros et des demi-dieux des cycles Thébains et Troyens, ces demi-dieux, fils des dieux et de mortelles, étaient les premiers ancêtres des familles patriarcales qui par eux se rattachaient aux esprits déifiés de l'Olympe. Tous les membres de la famille patriarcale ne se laissèrent pas dépouiller de leur âme sans résistance, ils continuèrent à se doter d'une âme, comme par le passé, et pour les dégoûter de toute envie de se survivre, on inventa l'Erèbe, où l'on envoyait leurs âmes ; elles étaient si malheureuses dans ce séjour glacial, où ne brillait jamais la lumière du soleil, qu'ils renoncèrent d'eux-mêmes à mener ont existence posthume aussi lamentable. Et pour rendre insupportable l'idée du prolongement indéfini de la vie, on racontait que Tithon, à qui Zeus, lors de son mariage avec la déesse Aurore, accorda l'immor­talité comme présent de noces, tomba dans un tel état de décrépitude qu'il était un objet de dégoût et que Glaucus qui en se frottant avec une herbe, semée par Kronos, avait acquis une vie illimitée, essaya vainement de se noyer pour échapper aux infirmités de la vieillesse.

On n'accordait une âme au chef de la famille patriarcale que par raison utilitaire. Ceci nécessite explication.

La famille patriarcale n'était pas réduite, comme la famille individualiste de la Bour­geoi­sie, aux trois éléments indispensables : le père, la mère et les enfants, elle était une collec­tivité de ménages, car si on se débarrassait des filles en les donnant en mariage, les garçons ne quittaient pas la maison paternelle, mais y introduisaient leurs femmes légitimes et leurs concubines. Le paterfamilias avait donc sous son autorité les familles de ses oncles, frères et fils : tous ces ménages possédaient en commun la maison, un domaine inaliénable et des droits dans les distributions annuelles des terres restées communes à la tribu et à la gens. Il était l'administrateur de tous les biens de la collectivité et il la représentait dans les partages agraires : s'il venait à mourir sans héritier légitime, elle perdait ses droits ; aussi il était tenu de procréer un fils et s'il n'y parvenait pas, la morale patriarcale l'obligeait à divorcer ou à livrer son épouse à un parent, qui de son mieux, le remplaçait auprès d'elle ; l'enfant, né de cet adultère, exigé par la morale et la religion, était agréé par les ancêtres et par toute la famille, comme l'héritier légitime ; il y était réputé le descendant des Ancêtres. Le veau n'appartient pas au propriétaire du taureau qui a sailli, mais au propriétaire de la vache, dit la formule indienne du code de Manou. Cette nécessité d'avoir un héritier légitime afin de conserver à la collectivité patriarcale ses droits de propriété explique pourquoi les ancêtres avaient la préoccupation constante que le paterfamilias vivant eût un fils, "un sauveur du foyer" dit Eschyle, dans le Choephores, car il est "le sauveur de l'enfer", c'est-à-dire de la ruine économique, dit Brahma, et c'est le fils qui dans le christianisme est le rédempteur, le sauveur de l'enfer. Lorsque par la suite et grâce à la dot la femme acquit quelques droits dans la famille elle refusa de se prêter à cet adultère, aussi moral que religieux ; on permit alors au paterfamilias d'adopter un enfant pour lui succéder ; cette adoption se faisait chez les Romains devant le lit conjugal, comme si l'on voulait prouver que l'enfant adopté en était le rejeton.

Le patriarche, qui représentait les ancêtres et qui personnifiait la famille, était le proprié­taire titulaire de ses biens, qu'il ne possédait qu'en viager ; il ne pouvait ni les distraire, ni les léguer à sa guise ; il était leur administrateur dans l'intérêt de ses membres. Il résumait en sa personne les droits propriétaires de la collectivité familiale, dont il était le maître absolu ; s'il ne pouvait aliéner ses biens, il avait le droit de frapper, de vendre en esclavage et de tuer ses membres. Tous, hommes et femmes, étaient devant lui sans propriété, sans droits et sans âme : lui seul possédait une âme, parce que lui seul était propriétaire.

Quand un membre de la famille mourait, on lui rendait les traditionnels honneurs funé­raires ; on brûlait son cadavre d'après les rites habituels ; mais ses os calcinés, recueillis, lavés avec du vin et déposés dans une niche, on ne s'en occupait plus. C'était une autre affaire quand le paterfamilias trépassait, on ajoutait son âme à la série des ancêtres, dont on conservait à Rome les masques en cire, qu'on promenait devant le cadavre du défunt et dans les grandes cérémonies publiques : il devenait, ainsi que les patriarches qui l'avaient précédé, une divinité, à qui l'en rendait un culte familial. Vivant, il était le lien qui rattachait la famille aux ancêtres, mort, il devenait un ancêtre ; tandis que les autres membres, parce qu'ils ne possédaient pas d'âmes, mouraient tout entiers et n'étaient l'objet d'aucun cuit: ; ils étaient des "hommes mortels", comme Hésiode et Eschyle les appellent.

Mais une âme n'était octroyée au paterfamilias que pour que vivant et mort il fût au service de la propriété familiale : vivant, il devait l'administrer dans l'intérêt de la famille, mort, il devait s'intéresser à sa gestion.

La concession d'une âme au patriarche avait été imposée par des nécessités majeures. Il n'avait pas été chose commode aux débuts de la famille patriarcale de faire accepter l'autorité du Père à des femmes et à des hommes qui sortaient du communisme de la gens, où régnait l'égalité. L'histoire de Zeus, telle qu'elle est rapportée par l'Iliade, les poèmes d'Hésiode et le Prométhée d'Eschyle, donnent une idée des difficultés que les Pères terrestres eurent à vaincre pour gouverner la famille. Les dieux sont des Pères de famille, dont les descendants vivent sur terre, mais, dans l'Olympe, ils sont les fils de Zeus, que l'Iliade et le Prométhée. d'Eschyle nomment le Père, parce qu'ils sont soumis à son despotisme patriarcal. Il ne put établir son autorité que par la force ; il avait deux serviteurs aux côtés de son siège, la Force et la Violence, toujours prêts à lui obéir, dit l'Hymne à Zeus de Callimaque, ce sont eux qu'il dépêche avec Hépæstos pour enchaîner Prométhée. Il dut se servir de ses poings et "suer beaucoup" pour réduire Poséidon (Il., XV, 227) et il ne parvint à faire régner la paix qu'en partageant l'héritage de Kronos avec ses deux frères et qu'en soumettant à d'ignominieux châtiments Hera, sa sœur et son épouse. De semblables querelles et luttes devaient éclater sur terre à chaque ouverture de testament : les filles du défunt refusaient de se soumettre à l'autorité de leurs frères, et ceux-ci se disputaient et se battaient pour savoir qui comman­derait ; il est probable qu'au début les garçons se partagèrent les biens, et que chacune d'eux établit une famille indépendante, comme le firent Zeus, Poséidon et Hadès ; ou bien qu'ils se succédèrent à tour de rôle dans le gouvernement de la famille, comme Étéocle et Polynice : le partage égalitaire des biens entre les enfants mâles a dû précéder le droit d'aînesse ; les deux modes de succession se rencontrent dans le code de Manou. Mais quand le droit d'aînesse fut entré dans les mœurs; l'autorité du nouveau paterfamilias, dans certains pays il était le plus jeune fils, ne put s'exercer sur ses oncles, ses frères et leurs femmes et enfants, qu'en utilisant leurs idées superstitieuses, qu'en le sacrant le délégué du défunt, lequel du fond de son tombeau lui donnait des conseils et des ordres ; quand ils lui obéissaient, ils ne faisaient que se soumettre aux volontés de l'âme du mort, qui au lieu de partir pour l'île des Bienheureux, résidait à perpétuité dans le sépulcre familial : ceci explique pourquoi on s'empressa de fermer l'accès des Iles Fortunées, une fois qu'on y eut expédié les âmes des demi-dieux et des héros de la guerre de Thèbes et de Troie ; on avait trop besoin des âmes des Pères morts afin de gouverner la famille, pour les autoriser à se payer une vie posthume dans ce lieu de délices; et c'est pour leur enlever toute velléité d'abandonner le tombeau, situé près du foyer dont elles étaient les gardiennes, que la mythologie grecque peignit avec de si lugubres couleurs la vie des âmes dans le sombre et glacial Hadès.

L'âme des morts, qui inspirait tant de frayeurs aux sauvages, devint une divinité tutélaire pour les hommes de la période patriarcale ; ils la logeaient au centre de la maison, afin qu'elle protégeât la famille, gérât ses biens et donnât des conseils au Père qui lui succédait et qui ne prenait aucune résolution importante sans consulter les ancêtres. Ceux-ci dévouaient toute leur énergie posthume aux seuls intérêts de la collectivité familiale, laquelle lui rendait un culte absolument privé, auquel nul étranger ne pouvait assister ; on ne permettait aux femmes mariées et aux esclaves de prendre part à ces cérémonies, qu'après avoir passé par les rites de l'adoption. Le caractère jaloux et égoïste de la propriété privée se révèle tout entier dans le culte des ancêtres, que Fustel de Coulanges dépeint si sentimental.

Les âmes des sauvages continuaient leur existence terrestre dans la demeure d'outre-tombe ; elles pourvoyaient elles-mêmes à leurs besoins ; elles chassaient, pêchaient, cueil­laient les fruits et confectionnaient leurs armes et vêtements. Les choses se passent autre­ment, maintenant que le paradis posthume a été supprimé et que l'âme doit séjourner dans le tombeau familial : les parents doivent se charger de sa nourriture et de son entretien. Les morts ne tracassent plus les vivants ; ils sont au contraire tourmentés par l'idée que les vivants pourraient cesser de leur donner des aliments. L'Hindou croyait qu'ils répétaient sans cesse : "Puisse-t-il naître toujours des fils dans notre lignée, qui nous apportent le riz, le lait et le miel." Les Grecs et les Romains, que raille le sceptique Lucien, pensaient de même. "Les morts, dit-il, se nourrissent des libations et des offrandes, que nous faisons sur leurs tombeaux, de sorte qu'un mort qui n'a laissé sur terre, ni parents, ni amis, est réduit à ne point manger et est condamné à une faim perpétuelle." (De luctu). L'évêque Manichéen Faustus, reprochait aux chrétiens de se conduire en païens et "d'apaiser les manes des morts avec du vin et des viandes". Saint Augustin, qui lui répond, reconnaît qu'en effet les fidèles appor­taient des victuailles sur les tombes des martyrs ; mais, il ajoute, qu'ils les mangeaient sur place ou les distribuaient aux pauvres  [7].

On dut modifier l'idéologie léguée par les sauvages et chercher une autre explication des songes. Le sauvage croyait que c'était l'âme d'un vivant ou d'un mort qui paraissait en rêve ; ce ne pouvait plus être le cas, puisque à l'exception du paterfamilias, aucune autre personne vivante ou morte n'avait d'âme. On supposa que les personnages qui visitaient le dormeur, étaient de vaines images envoyées par les dieux. Cette explication se rencontre déjà dans l'Iliade, quoique les hellènes homériques n'étaient entrés dans la période patriarcale que depuis quelques générations : en effet quand les guerriers s'arrêtent de combattre pour énumérer leurs généalogies, ils arrivent après trois ou quatre ancêtres humains, à un dieu, c'est-à-dire à un père inconnu, comme c'était le cas lorsque la filiation se faisait par la mère. Un spectre ressemblant à Nestor, sur l'ordre de Zeus apparut à Agamemnon endormi, pour l'engager à livrer bataille (Il., II). Athéna pour rassurer Pénélope sur le sort de Télémaque, lui dépêcha un fantôme, ayant l'apparence de sa sœur ; "son cœur s'épanouit de joie, car le songe était facile à interpréter." (Od., IV). Le rêve, au lieu d'être un phénomène physiologique, ainsi que le pensait confusément le sauvage, devient une communication de la divinité, dont il fallait deviner la signification : son interprétation acquit une telle importance, que le Promé­thée d'Eschyle se glorifie d'avoir enseigné aux mortels à expliquer les songes et qu'elle donna naissance à une innombrable classe d'exploiteurs de la bêtise humaine, faisant métier de dé­chif­frer les rêves et de prédire la destinée. Le sauvage ayant élaboré son système idéologique en prenant pour point de départ une explication erronée du rêve : l'homme possède un double impondérable, qui agit pendant qu'il dort et qui lui survit ; l'âme, quoique le cadavre soit enterré sous des monticules de terre et de pierres, sort de son tombeau pour tracasser les vivants ; afin d'empêcher qu'elle vienne le tourmenter, le sauvage la relègue dans des lieux peu fréquentés, cavernes, sommets de montagnes, îles aux confins de la terre, etc. et afin qu'elle perde toute envie de retour, il aménage de son mieux cette demeure posthume, pour que la mort continue joyeusement sa vie terrestre ; quand les âmes eurent pris l'habitude de s'y rendre de leur propre mouvement, il utilise cet empressement comme moyen de morali­sation ; le courage et l'endurance à la douleur étant des qualités de première nécessité, il sème la route d'obstacles et de dangers, que les guerriers morts sur les champs de bataille ou dans les supplices franchissent aisément grâce à des divinités, tandis que ceux qui meurent de maladie ne peuvent les éviter et les surmonter qu'à l'aide d'amulettes, de mots de passe et de formules d'incantation.

L'idéologie sauvage se transforma au fur et à mesure que son milieu social évoluait : dès que les membres de la gens cessent d'habiter une maison commune et que chacune des familles qui la composent se construit une maison privée, la demeure posthume, commune à toutes les âmes, s'évanouit graduellement de l'imagination des hommes. Mais avant de disparaître elle avait atteint son but, les morts ne tracassaient plus les vivants ; si comme Patrocle, ils apparaissaient à leurs amis et parents, c'était pour demander qu'on hâtât les funérailles afin qu'ils pussent y être admis et pour promettre de ne plus revenir. La peur des morts s'était si bien dissipée que les hommes de la famille patriarcale purent supprimer la demeure d'outre-tombe, avant même d'avoir dépossédé ses membres de leurs âmes. Ils ne permirent au patriarche d'en conserver une, que pour qu'elle rendit des services : au lieu de l'autoriser à aller mener une vie bienheureuse dans l'île Fortunée, les Champs-Élysées ou tout autre paradis posthume, ils l'emprisonnèrent dans le tombeau familial, où sa seule joie était de s'intéresser à la propriété de la famille et sa constante préoccupation était de souhaiter qu'il y eut toujours des fils dans sa lignée pour lui apporter des aliments.

L'idéologie patriarcale devait à son tour se transformer au fur et à mesure que son milieu social évoluait.. Après que les ménages réunis sous l'autorité du paterfamilias se dissocièrent et partagèrent le domaine inaliénable de la famille, l'idée de l'âme renaquit.

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Renaissance de l’idée de l’Âme.

Sept à six siècles avant l'ère chrétienne des cultes mystérieux apparaissent dans les villes de l'Ionie et de la Grèce : Mystères des Cabires, des Corybantes, de Cybele, de la Mère des dieux, d'Astarté, de Demeter, de Despoina, de Dionysos Zagreus, etc.., dont les cérémonies aux clameurs sauvages, aux scènes de deuil, aux lamentations sur l'enlèvement d'une jeune déesse ou sur la mort d'une victime expiatoire divine, étaient suivies de bruyantes et déli­rantes manifestations de joie et parfois de licencieuses orgies : aux Bacchanales, les femmes échevelées, vêtues de peaux de bêtes comme les sauvages, dévoraient les chairs palpitantes de la victime expiatoire, qu'un faon ou un chevreau représentait : l'agneau pascal chez les Israélites tenait lieu de la victime humaine, qu'on ne sacrifiait plus. Ces cultes se produisaient ouvertement dans l'Attique au temps de la guerre du Péloponnèse ; poètes, philosophes et historiens en parlent ; ils s'introduisirent à Rome ; le Sénat en l'an 186 avant Jésus-Christ, ordonna leur suppression et exerça des poursuites contre leurs initiés, dont le nombre au dire de Pline dépassait sept mille ; et parmi eux on trouva des matrones appartenant aux plus illustres familles de la République ; ils avaient également pénétré en Judée, Ezéchiel qui prophétisait quelques six siècles avant le Christ, "transporté par la main du Seigneur" vit à l'entrée du temple de Jérusalem "des abominations... des femmes qui pleuraient Thammuz" tandis que les hommes se lacéraient le visage. Saint-Jérôme, qui entreprit la révision de la traduction de l'Ancien Testament par les Septante, identifie Thammuz avec Adonis, la victime expiatoire d'un de ces cultes mystérieux. Jérémie rapporte la colère de l'Eternel "contre les femmes qui dans les villes de Judée et dans les rues de Jérusalem... font des encensements et des libations à la Reine des cieux..., qui pétrissent la pâte pour lui faire des gâteaux, tandis que les enfants ramassent le bois et que les pères allument du feu" (Jérémie, VII, 17-18, XLIV, 18).

Ces cultes mystérieux, qui ressuscitaient des religions antérieures au patriarcat, étaient partout une protestation contre les religions officielles : les Grecs les toléraient en faisant des compromis, mais le Sénat romain et le juif Iawhé les persécutaient. Tertullien, pour exposer l'impuissance de Jupiter, rappelle que les consuls Pison et Gabinius avaient interdit "l'entrée du Capitole, ce palais des Dieux à Isis, Sérapis et Harpocrate... afin d'arrêter les désordres que de vaines et infâmes superstitions autorisaient, que les Romains ont réintégré ; ils ont nationalisé Sérapis et ses autels, Bacchus et ses fureurs". (Apol., § IV.) Mais Iawhé avait été tout aussi impuissant ; Thammuz, la victime expiatoire du Mystère d'Aphrodite, dont les femmes de Jérusalem pleuraient la mort et célébraient la résurrection, revivait dans Christ, la victime expiatoire de la religion chrétienne, qui se substitua au culte du patriarcal Iawhé.

Ces cultes mystérieux, qui reproduisaient des mœurs préhistoriques et qui réveillaient des idées et des légendes, oubliées depuis des générations, étaient en si ouverte opposition avec les coutumes et les opinons de l'époque où ils renaissaient, que les savants de l'antiquité et des temps modernes les ont déclarés des importations étrangères : pour les uns ils viennent d'Egypte, pour les autres de Thrace ; d'autres cependant admettent qu'ils pourraient être d'anciennes religions pélasgiques, proscrites par les conquérants de l'Hellade, qui avaient continué à subsister dans le mystère, à côté de la religion des vainqueurs ; c'est ainsi que de nos jours les Peaux-rouges christianisés du Mexique adorent en secret leurs antiques divinités.

Le sexe des divinités de ces cultes mérite d'attirer l'attention : c'est presque toujours une déesse qu'on adore ; si à ses côtés on aperçoit. un dieu, il lui est subordonné. Quand un dieu figure auprès de la Déesse de ces cultes mystérieux il est au second plan et pour être toléré il doit prendre les caractères du sexe féminin ; les hymnes orphiques donnent à Dionysos et à Adonis les deux sexes ; on possède des médailles d'Asie mineure qui représentent Zeus avec de volumineuses mamelles et des chaînes au poignet. Qu'elle dégradation du Zeus de l'Iliade !

L'origine de ces déesses était inconnue, on les disait "nées d'elles-mêmes" ; tandis que les dieux officiels de l'Olympe étaient nés de père et mère connus, et ils avaient grandi et vécu sur terre comme de simples mortels : les chrétiens des premiers siècles les raillaient de cette origine terrestre, sans songer que Jésus, lui aussi était né et avait vécu sur terre. Demeter, la Terre-mère, la Mère des dieux, la Mère de tout comme l'appelle Eschyle, était la déesse d'un de ces cultes mystérieux pratiqué dans les villes d'Ionie, des Cyclades, de la Grande Grèce, (Millet, Ephèse, Abdère, Paros, Amorgos, Delos, Mytilene, etc.), qui atteignit l'apogée de sa célébrité à Eleusis, petite bourgade de l'Attique, située à seize kilomètres d'Athènes. D'après une tradition que rapporte Pausanias (I § 38), les habitants d'Eleusis avaient dû dans les temps préhistoriques défendre par les armes contre Erecthée, le basileus des Athéniens, le culte de Demeter que proscrivaient les héros patriarcaux, adorateurs de Zeus. Les hommes étaient exclus des cérémonies, que dirigeait une prêtresse, qui seule pouvait faire des sacrifices et des initiées ; elle conserva ce pouvoir après qu'on lui eut adjoint un hiérophante. Les femmes seules prenaient part aux Thesmophories ; elles s'y préparaient plusieurs jours à l'avance par des purifications et l'abstention de tout rapprochement sexuel ; pour se purifier des souillures masculines elles s'asseyaient et se couchaient sur certaines plantes, parmi lesquelles, Hesychius mentionne le daphné et l'ail. Le deuxième jour, elles marchaient pieds nus derrière le char qui partait d'Athènes et portait à Eleusis les symboles mystiques. On ajouta plus tard de nouvelles cérémonies, admettant les hommes.

Ces renaissantes religions, qui avaient pour divinité supérieure une Déesse, appartenaient à l'époque prépatriarcale, alors que la femme et l'homme vivaient sur le pied d'égalité. La séparation des sexes que les sauvages avaient dû introduire dans leurs communautés dans un but de moralité, maintenue et accentuée par la spécialisation des fonctions, avait abouti à un antagonisme des sexes, qui parfois donnait lieu à des luttes à mains armées et qui se manifestait par des langages, des divinités et des religions distinctes. Chaque sexe avait son culte secret ; l'imprudent qui assistait aux cérémonies d'un culte qui n'était pas celui de son sexe, risquait d'être mis à mort, s'il venait à être découvert comme le fut, d'après la légende mythologique, Penthée, qui s'était caché sur un arbre pour surprendre les cérémonies dionysiaques des femmes de Thèbes sur le mont Parnasse. Les religions féminines, proscrites après l'établissement du patriarcat, tombèrent en désuétude ou ne furent conservées que dans le plus grand mystère, par des femmes, vivant en dehors des familles patriarcales : aussi l'Iliade qui raconte les prouesses des héros patriarcaux ne les mentionne pas, il ne place pas Demeter, la grande Déesse féminine parmi les dieux et s'il y range Héra et Athéna, il a soin de spécifier qu'elles se sont soumises à l'autorité de Zeus, le patriarche de l'Olympe. Les religions à divinités féminines, dont les historiens signalent la renaissance dans les villes commerciales et industrielles d'Ionie, n'étaient pas les religions d'une race vaincue, mais celles d'un sexe asservi : si des mythographes leur ont trouvé des analogies avec celles d'Égypte et de Thrace, c'est que dans ces deux pays les mœurs de l'époque matriarcale subsistaient encore au moment de leur réapparition.

Leur renaissance pose un problème historique d'une importance capitale, dont ne se préoccupent pas les historiens et les philosophes, qui ne sont intéressés que par les person­nages historiques et les événements politiques. Pourquoi ces religions des temps sauvages réapparaissaient-elles précisément dans les villes les plus développées d'Ionie, ces premiers berceaux des sciences, de la philosophie, des arts et de la poésie lyrique, la poésie indivi­dualiste par excellence, qui succéda à la poésie épique tombée en désuétude, dont les poèmes étaient des compendium des connaissances historiques, religieuses et pratiques, utiles aux hommes de l'époque héroïque ?  [8].

Les villes, où ces phénomènes idéologiques se produisaient étaient commerciales et industrielles, et c'est parce que le commerce et l'industrie y florissaient que les premières, elles avaient introduit l'usagé des monnaies légales, ayant un poids et un titre garantis  [9] et que de sanglantes et de continuelles luttes pour la possession du pouvoir et de la propriété les déchiraient. On ne peut comprendre les troubles qu'engendraient la production et l'échange des marchandises, que si l'on se fait une idée de l'organisation de la cité antique.

Lorsque les barbares s'établissaient dans un pays, ils chassaient, massacraient ou asser­vissaient les indigènes et prenaient possession du territoire, qu'ils allotissaient entre les familles, dont les chefs formaient le conseil des anciens, chargé d'administrer la cité. Les étran­gers n'avaient pas droit d'y séjourner à moins d'exercer un métier ; ils logeaient aux extrémités de la ville dans des maisons dont ils ne pouvaient devenir les propriétaires, même si depuis des générations ils y travaillaient et trafiquaient. La terre ne pouvait être possèdes que par les familles fondatrices de la cité, car sa possession donnait des droits politiques ; les étrangers (artisans, industriels et négociants) n'étant pas propriétaires fonciers restaient toujours des étrangers, sans droits politiques : l'étranger, qui se faisait inscrire sur la liste des citoyens, ayant des droits politiques, s'il venait à être découvert, était vendu comme esclave à Athènes du temps de Périclès : quel que fussent leur nombre et leurs richesses ils étaient privés des droits politiques même dans les villes devenues commerciales et industrielles. Plutarque rapporte qu'à Epidaure, ville des plus prospères, le corps tout entier des citoyens ne se composa pendant longtemps que de 180 individus (Quest.Grecs, I) ; à Héraclée il était encore moins nombreux, dit Aristote.

Les familles qui possédaient le territoire et qui gouvernaient la cité, constituaient une classe aristocratique ; elles produisaient sur leurs terres tout ce dont avaient besoin leurs membres, à l'exception des quelques objets manufacturés par les artisans étrangers ou pro­curés par le brigandage, la grande occupation des héros patriarcaux : l'expédition des Argo­nautes et la guerre de Troie furent des entreprises de pillage. La richesse d'une cité la dési­gnait à la convoitise des héros. Schlieman a trouvé dans les fouilles pratiquées à Troie, les traces superposées de trois incendies, celle dont parle l'Odyssée, serait la deuxième.

Les étrangers étaient exclus des cultes officiels rendus aux divinités protectrices de la cité : l'exclusivisme est une des caractéristiques de l'époque patriarcale ; chaque famille, ainsi que chaque ville, avaient ses dieux et ses cérémonies religieuses particulières. Les artisans d'Athènes, au temps de sa plus grande prospérité, n'avaient qu'un petit temple fur l'Acropole, à l'ouest du Parthénon, dédié à Αθενα εργάνη, Athena l'artisane : si on permit aux étrangers de figurer aux Panathénées, aux processions desquelles prenait part toute la population Athénienne, ils y occupaient un rang inférieur ; leurs filles abritaient avec des parasols les filles des citoyens, portant des figues d'or dans des paniers, leurs femmes charriaient des cruches d'eau, tandis que les hommes tenaient des petits navires, qui probablement étaient des réductions de ceux qu'ils devaient entretenir et armer de leurs deniers.

L'étranger étant l'ennemi dans l'antiquité, les artisans, les industriels et les négociants étaient traités en ennemis ; il leur était interdit, ainsi qu'aux esclaves, de porter des armes. Les familles aristocratiques se réservaient la défense de la cité comme un privilège ; mais en manière de compensation dès que les plébéiens de la boutique et de l'atelier s'enrichissaient ils étaient accablés d'impôts pour défrayer les dépenses de la flotte, de l'armée, des fêtes publiques et de l'entretien dans l'oisiveté des citoyens pauvres.

Tandis que dans les cités, qui devenaient des centres d'activité industrielle et commerciale, les étrangers croissaient en nombre et en richesses et formaient une puissante classe démo­cratique, capable d'engager la lutte politique pour le partage du pouvoir, la classe aristocra­tique au contraire, décimée par la guerre et déchirée par des querelles intestines, s'affaiblissait et s'appauvrissait.

Les ménages, qui avaient vécu sous l'autorité du paterfamilias, s'étaient dissociés et avaient morcelé le domaine inaliénable de la famille patriarcale, afin de donner à chacun d'eux un lot de terre : ce parcellement, qui abolissait l'inaliénabilité des biens fonds, eut pour conséquence la concentration des terres entre les mains de quelques "familles hautaines et arrogantes", contre lesquelles le Iawhé juif fulmine sa colère démagogique, parce que "elles ont joint les maisons aux maisons et les champs aux champs, de sorte que leurs membres restent les seuls habitants du pays." (Isaïe, V. 8.) Les expropriés, bien qu'appartenant à l'aristocratie, perdaient leurs droits de citoyens en perdant leurs terres. Ils formaient une plèbe famélique et turbulente, pour qui le travail était une dégradation. L'État était obligé de les entretenir : il leur donnait des salaires civiques pour assister aux assemblées où se traitaient les affaires publiques et où se jugeaient les procès privés ; cette coutume, d'après Aristote, était générale dans tous les états démocratiques. On leur distribuait fréquemment des vivres et de l'argent, on leur abandonnait les chairs des animaux sacrifiés sur les autels des Dieux, on leur organisait des repas publics aux frais des riches. Cette turbulente multitude d'aristocrates pauvres s'alliait aux plébéiens de la boutique et de l'atelier pour renverser le gouvernement aristocratique et le remplacer par la démocratie. Quand le succès couronnait la révolte, les démocrates abolissaient les dettes, dépossédaient les riches, exilaient ceux qu'on n'avait pas tués, se partageaient leurs biens et élisaient un tyran pour défendre et conserver le terrain conquis : celui-ci encourageait l'industrie et le commerce afin de satisfaire les bour­geois et afin de se procurer des ressources pour nourrir les citoyens pauvres ; Périclès était arrivé à leur donner de l'argent pour aller au théâtre. Mais les aristocrates vaincus et chassés, s'alliant avez les ennemis de la cité, revenaient de l'exil et avec leur concours renversaient le tyran, massacraient les chefs démocratiques et restauraient le gouvernement oligarchique. La guerre civile ne tardait pas à recommencer, car il n'était pas possible d'exiler les pauvres, les artisans, les industriels et les négociants  [10].

Néanmoins c'est au milieu de ces événements économiques et des luttes politiques qu'ils engendraient que grandissaient dans les villes industrielles et commerciales la science, la philosophie, la poésie et les arts et que germaient et fermentaient les éléments d'une religion démocratique, qui après des siècles d'élaboration devait remplacer les cultes officiels du paganisant aristocratique. Les historiens qui ignorent ou qui n'attachent que peu d'importance à ces phénomènes économiques et à ces troubles politiques ont été incapables de se rendre compte de la décomposition de la société antique, de la substitution de la sophistique de Socrate et de Platon à la primitive philosophie de la nature, de la fin du paganisme et de l'avè­nement du christianisme. Ces considérables événements historiques leur sont incompré­hensibles ; ils n'essaient pas d'en rechercher les causes et quand ils le font, ils ne butent que sur des causes futiles et des explications qui n'expliquent rien. Ainsi les uns répètent après les premiers chrétiens que la ruine du paganisme et la naissance et le triomphe du christianisme sont l'œuvre de Dieu ; d'autres, qui se piquent de philosophie rationaliste, attribuent l'origine du christianisme au monothéisme des juifs, qui n'ont jamais été monothéistes quoique n'adorant pas les Dieux de leurs ennemis, ils croyaient aussi fermement à leur existence qu'à celle de leur Iawhé ; et puis c'est diminuer considérablement le caractère du christianisme que de n'y voir qu'une religion monothéiste, ce qui d'ailleurs est inexact puisque trois dieux distincts forment sa trinité divine.

Artistes, poètes et philosophes prenaient parti dans les guerres civiles des cités antiques. La poésie gnomique, lyrique et dramatique de la Grèce en est toute imprégnée et la philo­sophie porte leurs stigmates. Tout naît de la discorde ; - la guerre est la mère et la souveraine des choses, disait Heraclite : l'amour et la haine sont les forces motrices qui ont organisé le chaos, déclarait Empédocle. La spirituelle et paradoxale critique des sophistes, qui mettait tout en discussions et qui ruinait les notions les mieux établies, était le reflet dans l'intelli­gence des troubles, que les transformations économiques engendraient dans les positions sociales et les relations des classes et des hommes. C'est dans ce tohu-bohu d'événements écono­miques et de crises politiques, qui bouleversaient institutions familiales et sociales, mœurs privées et publiques, que l'homme retrouva dans les décombres de la famille patriar­cale l'âme dont il avait été dépossédé depuis sa sortie du communisme de la gens. Voici comment il fit la trouvaille :

Quand les ménages réunis sous l'autorité du patriarche se dissocièrent, la famille se trouva réduite à son strict minimum bourgeois, le père, la mère et les enfants : naturellement chaque paterfamilias de cette famille au petit pied voulut ressembler en tous points au chef de la famille patriarcale dont il venait de secouer le joug et posséder ainsi que lui une âme qui lui survivrait, et comme chaque garçon était destiné à devenir à son tour un père de famille, il fut pourvu d'une âme dès sa naissance ; de la sorte tous les hommes furent dotés d'âmes immortelles.

Les étrangers (artisans, industriels et négociants) qui peuplaient les villes, où se produi­saient ces révolutions, n'avaient pu organiser leur famille sur le plan patriarcal, parce. que n'ayant pas le droit de devenir propriétaires fonciers, ils ne purent acquérir le domaine inalié­na­ble, sur lequel reposait la famille patriarcale ; il est plus que probable que parmi eux l'idée animique des sauvages ne s'était jamais éteinte et qu'ils conservaient par tradition orale les légendes et les souvenirs de l'époque primitive. Ce qui donne du poids à cette hypothèse, c'est que l'idée animique renaquit d'abord dans les villes qu'ils peuplaient de leur nombre et troublaient de leurs luttes et que Hésiode rapporte une théogonie différente de celle de l'Iliade. Or Hésiode, lui-même l'apprend, était fils d'un étranger, venu pour raison de négoce de Cumes à Askra, ville de Béotie, où il ne possédait pas les droits de citoyen ; à la mort de son père il partage son bien avec son frère Persée : ce seul fait prouve qu'il ne vivait pas sous le régime de la famille patriarcale, qui n'admettait pas de tels partages, il eut des démêlés avec les aristocrates et dut se retirer, pense-t-on, à Orchonomène, où il mourut. Les Spartiates le tenaient en petite d'estime et l'appelaient le poète des artisans, dont il reproduisait les traditions religieuses et non celles des héros patriarcaux, comme le fait l'Iliade. Il est le premier poète qui parle d'âmes sans domiciles, qui au nombre de trente mille vagabondent sur terre, comme du temps des sauvages. "Elles sont vêtues d'air..., elles sont les gardiennes des mortels, surveillent les procès, et les actions mauvaises..., elles sont les distributrices des richesses". Ces fonctions les faisaient protectrices des artisans et des négociants.

Plusieurs de ces cultes renaissants (Mystères des Cabires, des Corybantes, des Dactyles idéens, etc.), étaient des religions d'artisans et de matelots ; leurs divinités avaient des relations avec le travail des métaux et la fabrication de certains instruments. Les Cabires qui, d'après Pausanias, étaient appelés les grands dieux, θεοι μεγάλοι, reconnaissaient pour père et maître Hephœstos, le dieu forgeron, serrurier, armurier et ébéniste, que Zeus et les dieux patriarcaux durent admettre dans l'Olympe, comme les patriarches terrestres toléraient les artisans dans leurs bourgades à cause des services qu'ils rendaient. Ils portaient à Lemnos le nom de Tenailles, Καρ χίνοι ; ils étaient représentés ainsi que Hephœstos avec le bonnet pointu et la tunique des artisans, courte, sans manches, fendue du côté droit pour laisser l'épaule nue : l'un d'eux se nommait Kadmos et passait pour l'inventeur des lettres phénicien­nes et des anciennes lettres grecques, dites Kadméenes. Ils étaient, d'après Strabon, adorés dans la Troade depuis la plus haute antiquité ; les Phéniciens plaçaient leurs images à la proue des navires. Leur culte se répandit dans le monde antique ; dernièrement on a décou­vert des amulettes cabiriques en Suisse et en Irlande. Les artisans exclus des religions officielles avaient été obligés de se créer des divinités à leur usage et en rapport avec leurs occupations et leurs mœurs  [11]. Les Cabires et les Telchines avaient une forte ressemblance avec les esprits des sauvages : ils commandaient aux éléments, faisaient pleuvoir, soufflaient et apaisaient la tempête, protégeaient les moissons et les troupeaux, etc. ; l'initié cabirique portait au cou une amulette qui le protégeait contre les dangers, spécialement contre ceux de la mer : le scapulaire chrétien est une survivance cabirique. Les Mystères des Cabires n'étaient ouverts qu'aux hommes ; ils finirent cependant par admettre parmi leurs initiés des femmes et des enfants.

Ces religions d'artisans et de négociants méprisés, opprimés et sans droits politiques, végétaient dans
l'ombre ; elles étaient en outre portées à s'entourer de rites mystérieux, parce que jusqu'à l'époque de la grande industrie mécanique, les métiers furent des mystères, dont les pratiques étaient des secrets professionnels, jalousement cachés au profane et révélés seulement à l'initié, à qui leur connaissance permettait de réaliser des œuvres qu'il lui aurait été autrement impossible d'exécuter. Les métiers de l'industrie artisane où l'habileté manuelle et le savoir-faire jouent un rôle prépondérant, ont contribué à renforcer la propension de l'esprit humain au mysticisme religieux  [12].

Si les religions secrètes des artisans, marins et négociants et si les Mystères à divinités féminines se différenciaient sur nombre de points importants, ils avaient tous un dogme commun, qui ne se rencontrait pas dans la théologie des religions officielles du paganisme : ils reconnaissaient que tous les hommes avaient une âme qui survivait après la mort de l'individu, et ils promettaient à tous leurs initiés une vie posthume de délices. Posséder une âme et avoir la certitude d'une heureuse vie future étaient l'ambition et l'espérance des hom­mes qui étaient sortis de la famille patriarcale et de ceux qui n'en avaient jamais pu en faire partie.

Ces cultes, qui par leurs cérémonies et orgies mystérieuses et par leurs traditions, répugnaient à l'esprit de l'antiquité classique, n'ont pu se faire accepter et se généraliser que par la croyance en l'âme et en sa survivance posthume : et si les Mystères à divinités fémi­nines eurent plus de vogue auprès des lettrés, des philosophes et des riches, c'est qu'entre autres raisons, il leur déplaisait d'entrer en contact avec les artisans, les matelots, les boutiquiers et les petites gens des cultes satiriques et autres de même espèce. Les femmes, qui plus tard devaient se dévouer avec tant d'enthousiasme à la propagation du Christianisme, durent contribuer au triomphe des Mystères des Déesses primitives, qui rappelaient leur antique suprématie dans la famille. et dont le retour leur permettait d'entrevoir l'affranchis­sement du terrible joug paternel et marital qui pesait sur elles depuis des siècles. L'histoire est muette sur l'action de la femme dans ce mouvement de rénovation sociale et religieuse : mais on peut le supposer par les injustes et grossières attaques des poètes et des philosophes, par la défense que leur fait Platon dans ses Lois d'avoir des chapelles domestiques et par l'accusa­tion, que leur porta Plutarque dans les préceptes conjugaux d'adorer en secret des déesses et de se livrer aux rites étrangers. Mais les défenses semblent n'avoir pas eu beaucoup d'effets, car un personnage de Lucien, dit que "les Athéniennes sortent de leurs maisons et vont adorer des divinités dont les hommes n'ont pas le bonheur de connaître les noms : ce sont des Coliades, des Genetyllides, une déesse de Phrygie, une fête où l'on célèbre son amour malheureux pour un berger. Viennent ensuite des initiations secrètes, à des Mystères suspects, d'où sont exclus les hommes." (Des Amours, § 42.) Ces cultes, à lecture qu'ils se popularisaient, modifiaient leurs cérémonies et leurs rites, qui finirent par perdre leur signification primitive, pour ne conserver qu'un caractère dramatique. Les initiés des Mystères d'Eleusis, dit Clément d'Alexandrie, n'y voyaient plus qu'un "drame mystique"  [13].


La croyance en l'âme, qui chez les sauvages provenait de l'explication erronée d'un phénomène physiologique, est pour les hommes des villes industrielles et commerciales un besoin intellectuel que les phénomènes économiques imposent : elle leur est d'une telle néces­sité qu'ils auraient inventé l'idée de l'âme, s'ils ne l'avaient trouvée, prête pour leur usa­ge, dans les traditions des cultes mystérieux, remis en honneur. Ceci demande une explication qui aura son utilité pour l'intelligence de la morale héroïque et de la morale bourgeoise.

La famille patriarcale qui se démembrait à mesure que grandissait à côté d'elle la nouvelle classe bourgeoise, vivant de commerce et d'industrie, était un reste du communisme de la gens : elle assurait à tous ses membres, sans distinction de sexe et d'âge, leurs moyens d'existence. Le bien-être de tous dépendait de sa prospérité : ses moissons et ses troupeaux pourvoyaient à la vie matérielle et ses traditions religieuses et historiques entretenaient la vie intellectuelle. L'individualité de chacun se confondait avec celle de la collectivité familiale au point de se perdre dans elle et par extension dans la Cité que gouvernaient les anciens, c'est-à-dire les patriarches ; chacun en labourant les terres savait que son travail lui profiterait et en partant pour la guerre il savait que ses fatigues et sa mort seraient utiles à sa cité et. à sa famille. Lorsque les ménages, réunis sous l'autorité du paterfamilias, se dissocièrent, cette providence familiale, commune à tous, s'évanouit : chaque ménage désuni, n'eut à compter que sur les efforts de ses membres, réduits au strict minimum, le père, la mère et les enfants. L'homme, qui sortait de la famille patriarcale amenant avec lui sa femme et ses enfants, tombait dans les conditions matérielles et intellectuelles du bourgeois, qui travaille non plus pour une collectivité mais pour son individu.

Les artisans et les bourgeois (négociants et industriels) au lieu d'espérer leur bien-être d'une collectivité familiale, dont tous les membres étaient unis par les liens du sang ou par l'adoption, ne l'attendaient que de la réussite de leurs entreprises individuelles. Le but de leurs efforts n'est pas la prospérité d'une collectivité mais celle d'un individu. Tout, - bonheur et malheur - est limité par la peau de l'individu : les jouissances qu'il prend, sont le bonheur ; les maux qu'il supporte sont le malheur. L'axe social est déplacé, son pivot n'est plus la collectivité familiale et la Cité mais l'individu. Les livres des Psaumes, des Proverbes, de l'Ecclésiaste et de Job de l'ancien Testament exposent avec un cynisme et une force sans égale l'égoïsme individualiste de la Bourgeoisie, qui dans le monde antique se substituait à l'égoïsme familial du Patriarcat. L'homme est la mesure de toutes choses, proclame Protagoras, cette parole du sophiste grec est la plus véridique et la plus profonde de la philosophie bourgeoise. Connais-toi toi-même, enseigne Socrate, car tu ne dois compter que sur toi seul pour arriver au bonheur matériel et moral. Le salut individuel et non plus le salut public, est la loi suprême. Le Moi devient le fondement de la Morale. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fut fait, dit le précepte de la nouvelle morale, que par anachronisme les Athéniens attribuaient à Bouzigès et que commentait ainsi le rhéteur Isocrate : "Ne fais pas aux autres, ce que tu ne voudrais pas souffrir d'eux... Sois à l'égard des autres ce que tu vou­drais que je sois à ton égard." (Hesichius Βουζύγης. Isocrate Orat ad Nicom). Le Christianisme, qui n'a pas apporté d'idée nouvelle, reprenant le précepte athénien, dit : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit. Aime ton prochain comme toi-même". Le Moi est la mesure de toutes choses, la règle de tout. "Moi, l'unique" que Stirner s'imagine avoir le premier formulé, est le point de départ et le point d'arrivée de toute activité matérielle et intellectuelle du bourgeois individualiste. Tout doit être sacrifié au Moi ; et pour qu'il se développe librement, il faut le débarrasser des charges qu imposaient la collectivité familiale et la Cité. Se marier et avoir des enfants avaient été des devoirs sacrés pour les hommes de la famille patriarcale ; rester fidèle à une épouse stérile avait été un crime religieux envers les ancêtres : l'Orphisme, un des Mystères masculins, qui se développa en opposition aux Mystères féminins et qui enrôla les philosophes et les lettrés, érige en vertu primordiale la chasteté et conseille le célibat. "Une femme et des enfants sont des charges encombrantes" dit Démocrite. Le célibat prit de telles proportions que l'Etat dut frapper d'impôts les hommes qui ne se mariaient pas et même les noter d'infamie. L'amour de la Cité, pour laquelle on donnait son temps, ses biens et sa vie, s'éteignit : les philosophes et les sages se désinté­res­sèrent des affaires publiques et de la défense de la patrie, qui fut confiée à des mercenaires  [14]. Le patriotisme de l'époque patriarcale, étroit, mais profond et fervent, fit place au cosmo­politisme bourgeois, large, mais vague et sans vertu. L'ancien droit héroïque avait pu déclarer que l'étranger était l'ennemi, parce que les hommes du patriarcat produisaient sur leurs terres avec des artisans et des esclaves tout ce dont ils avaient besoin ; mais la production des marchandises qui exige que les industriels et les négociants ne voient dans les hommes de tous les pays que des acheteurs et des vendeurs, engendre un droit nouveau, lequel place les hommes sur un pied d'égalité et fait germer l'idée de fraternité humaine, que les stoïciens proclament. Mais si la fraternité qui unissait les membres de la famille patriarcale, se limitait à un petit nombre d'hommes, elle était réelle et efficace, tandis que la fraternité de la Bour­geoisie qui embrasse l'humanité trafiquante est banale et purement verbale.

Travaux et loisirs, abondance et disette, heur et malheur, tout enfin était commun dans la famille patriarcale, tout était partagé entre ses membres. Dorénavant, chacun pour soi sera la loi de tous ; chacun gardera pour lui seul ses biens ; il ne partagera avec personne ses gains et personne ne l'aidera dans ses insuccès, au contraire sa ruine économique profitera à ses rivaux : le chacun pour soi aboutit à la guerre de tous contre tous. Mais dans la nouvelle organisation sociale reposant sur la propriété individuelle et la production des marchandises, le succès d'un chacun ne correspond pas à ses efforts : les uns réussissent là où d'autres échouent ; les vicissitudes les plus imméritées sont le lot des uns et les réussites les plus insolentes celui des autres. L'égalité des moyens de vie matérielle et intellectuelle du patriarcat est remplacée par les inégalités économiques et sociales les plus choquantes. A peine est-elle née, que la société bourgeoise divise et classe les citoyens en riches et en pauvres.

Ces injustices du sort et ces inégalités de fortune et de position sociale, ressenties d'autant plus vivement que l'on avait le souvenir d'une organisation familiale et sociale où elles n'existaient pas, imposaient aux pauvres aussi bien qu'aux riches la nécessité de leur chercher des réparations et des compensations ; et comme il était impossible de les trouver sur terre, on les remit à la vie posthume, où de nouveau régnerait l'égalité des conditions et où les pauvres seraient riches. On recréa l'âge d'or du communisme primitif dans le royaume des morts. Mais si le sauvage espérait que sa vie d'outre-tombe serait une prolongation embellie de sa vie terrestre, l'homme de la naissante société bourgeoise réinvente la vie posthume pour que les injustices et les torts supportés pendant la vie terrestre soient réparés. Ces espérances si lointaines et si incertaines eurent cependant le don de satisfaire les esprits : aussi, tandis que les survivants de l'ordre patriarcal, qui ne croyaient pas à la vie future, sa révoltaient, comme Théognis et Job, contre tes injustices de la destinée et mettaient en question la justice de Zeus et de Iawhé, les initiés aux Mystères ayant la garantie d'une autre vie, où ils seraient récompensés de leurs peines et souffrances, se résignaient et remerciaient Demeter et les autres divinités qui la promettaient.

Il faut donc que l'homme possède une âme qui lui survive pour que le nouvel ordre social devienne intelligible et supportable. L'âme, qui est pour le sauvage une hypothèse physiolo­gique, est pour le bourgeois une hypothèse sociale. Les Mystères, parce qu'ils proclamaient l'existence de l'âme et garantissaient une vie future furent accueillis avec tant d'enthousiasme que des cultes mystérieux surgissaient dans toutes les villes. Leurs divinités reléguaient, au second plan les Dieux de l'Olympe. "Demeter, dit Isocrate, a gratifié les hommes des deux plus beaux présents, que les Dieux puissent faire aux hommes : l'agriculture à qui nous sommes redevables d'une vie qui nous éleva au-dessus de la condition des bêtes et les Mystères qui assurent à ceux qui y sont admis les plus douces espérances non seulement pour la fin de cette vie, mais encore pour toute la durée des temps". (Panégyrique, VI). Le bonheur de la vie future est le prix le plus inestimable : "O trois fois heureux, dit Sophocle, les mor­tels, qui après avoir contemplé les saintes cérémonies des Mystères d'Eleusis, iront dans l'Hadès, car pour eux seuls la vie est possible dans le monde d'en bas ; pour les autres, il ne peut y avoir que souffrances". Platon se risque à donner des détails : "Musée et son fils conduiront les justes dans l'Hadès et les feront asseoir aux banquets des saints, où, couronnés de fleurs, ils passeront la vie dans une éternelle ivresse". (Rép.). Il faut être un spiritualiste quintessencié pour faire de l'ivresse le souverain bien. Le démagogue Iawhé, clame par la bouche de son prophète Isaïe : "Peuple de Judée, tes morts vivront, même mon corps vivra, ils se relèveront. Réveillez-vous avec des chants de triomphe, vous qui demeurez sous terre, la rosée qui fait pousser l'herbe fera germer vos on et la terre jettera dehors ses morts... Moi l'Eternel je vais créer de nouveaux cieux et une nouvelle terre... Vous jouirez à toujours de ce que je vais créer, car voici : je vais créer une Jérusalem qui ne sera que joie et son peuple qui ne sera qu'allégresse." (Isaïe, XXVI, 19., LXV, 18). L'âme de l'Egyptien allait se perdre dans le sein d'Isis, elle devenait Osiris, c'est-à-dire Dieu. La déification de l'âme reparaît comme à l'époque sauvage. Le poète gnomique Phocylide assure que "après que nous aurons quitté notre dépouille d'ici-bas, nous serons des dieux, car des âmes immortelles et incorruptibles habitent en nous." - "Heureux et bienheureux, de mortel tu es devenu Dieu", dit une inscrip­tion tombale de Petilia en Italie, qui remonte au IV° siècle avant Jésus-Christ. Une autre déclare que la mort est un bien : "Ah ! c'est un beau Mystère (le Mystère d'Eleusis) qui nous vient des dieux bienheureux ; pour les mortels la mort n'est plus un mal, mais un bien". L'enthousiasme pour la mort n'était pas seulement une formule sépulcrale, mais une toquade qui poussait au suicide. La vie, qui pour les héros de l'Iliade était le plus précieux des biens, n'est plus que déceptions et misères, que vanité des vanités, affirment Théognis et l'Ecclé­siaste, ces pessimistes bourgeois. "Le premier des biens, dit Sophocle, est de n'être pas né, le second de mourir le plus tôt possible." Le philosophe Cléombrote d'Ambracie se précipite d'une tour pour arriver d'un seul bond à la vie future. Hégesias de Cyrèné, surnommé πεισιθάνατος, celui qui persuade de mourir, faisait métier d'enseigner que la mort était préférable à la vie : ses disciples se suicidaient en si grand nombre que Ptolémée Philadelphe fit fermer ses écoles et lui défendit de professer à Alexandrie.

Les philosophes, acceptant les yeux fermés et sans discussions l'invention des sauvages, que les foules démocratiques réintroduisaient, entreprirent de rechercher la nature de cette âme dont on se dotait avec tant d'entrain. Démocrite la formait d'atomes subtils, ronds et lisses, pareils à ceux du feu, qui sont les plus mobiles des atomes ; tous les phénomènes de la vie proviennent de leurs mouvements, qui ébranlent tout le corps. Héraclite, pour qui le feu, en qui tout se convertit et en qui tout finit, était l'essence de tous les éléments, le principe nutritif, circulant continuellement dans toutes les parties de l'Univers, ne pouvait s'empêcher de faire de feu la nature de l'âme ; feu que l'ivresse réduit et que l'eau éteint ; de sorte que le noyé périssait deux fois, corporellement et animiquement. Cette idée baroque avait cours parmi les chrétiens lettrés ; l'évêque Synésius raconte que surpris en mer par une tempête, elle le tourmenta.

Les philosophes furent si fiers de posséder une âme, qu'ils prirent en mépris le corps, comme plus tard devait le faire les chrétiens ; pour Héraclite il était une masse inerte et inactive, qui dès que l'âme l'abandonnait devenait un objet de dégoût, comme le fumier ; pour Epicharme l'âme accomplissait toutes les fonctions du corps, ainsi c'est elle qui voyait par les fenêtres des yeux. Euripide qui reproduit les idées éthérées de l'Orphisme, ne voit que l'âme dans l'homme, "le corps est un bien qui ne nous appartient pas, vivant nous l'habitons, mort il faut le rendre à la terre qui l'a nourri", alors l'âme "réunie à l'immortel éther conserve un senti­ment qui ne meurt point". Virgile donne des renseignements sur son origine : les âmes des hommes et des animaux proviennent du principe qui pénètre, soutient, vivifie et fait mouvoir le ciel, la terre, la plaine liquide, le globe brillant de la lune, le soleil et les astres, qui roulent autour du soleil, mais au contact de la matière des corps terrestres, elles s'émous­sent, sont la proie des passions et des appétits de la chair et doivent après la mort racheter leurs défaillances. (Eneide, VI, 724 sqq.)

Démocrite, en composant l'âme d'atomes, et Héraclite en lui donnant la nature du feu, en faisaient quelque chose de sensible et de matériel ; Platon l'épure de toute matière et la fait immortelle et antérieure à toutes choses. Cependant cette âme, sans la moindre particule de matière est néanmoins la cause des appétits sensuels, des passions et de la raison et pour qu'elle remplisse cette triple fonction, il la dépèce en trois tronçons, qu'il loge dans diffé­rentes parties du corps. Le tronçon inférieur; qui s'adonne aux plaisirs sensuels, habite dans le ventre "espèce de taverne, de latrines secrètes et d'hôtellerie du désordre et de la luxure" ; le tronçon moyen qui se livre à la colère et aux tumultueuses passions, réside dans le cœur ; le tronçon le plus noble loge dans la tête, il est l'esprit, lui seul possède la faculté de raisonner et de s'élever par la dialectique jusqu'à l'aperception des plus hautes vérités, lui seul est impé­rissable : il gouverne les deux autres, qui président aux appétits et aux passions nécessaires à l'harmonie, à la santé et à la force de l'être humain.

Quand, dans le monde antique l'idée de l'âme se réveilla, il y avait longtemps qu'on avait perdu le souvenir du procédé que les sauvages avaient inconsciemment employé pour la créer ; les philosophes crurent qu'il leur incombait le devoir de lui procurer un extrait de naissance. Mais au lieu de recourir pour expliquer son existence à des phénomènes naturels, comme avait fait le sauvage pour l'imaginer, ils demandèrent à la raison pure de remonter par ses propres forces jusqu'à son origine, qu'elle trouva en Dieu, dont l'idée toute faite était à sa portée. L'idée de Dieu dans l'idéologie sauvage était un des points d'arrivée de l'évolution de l'idée de l'âme ; les philosophes renversant la série, prirent l'idée de Dieu pour point de départ de la théorie animique de l'idéologie spiritualiste et de la sophistique platonicienne.

La multitude démocratique ignorait les élucubrations des philosophes et elle n'en aurait eu cure, si elle les avait connues ; elle reprenait, tout bonnement et sans tant de façons, l'idée sauvage ; elle donnait au corps un double, qui à volonté le quittait et y réintégrait et qui lui survivait ; et comme toujours les philosophes finirent par accepter l'idée de la multitude, qu'ils s'imaginent conduire. "Lorsque les membres cèdent au doux abattement du sommeil ; dit Lucrèce, et que le corps étendu repose lourd et insensible, il y a cependant en nous un autre nous-même, est aliud tamen in nobis que mille mouvements agitent" (De nat. rer., VII, 113-117). Le Pythagoricien Hermotimus de Clazomène, qui, à ce que rapporte Aristote, avait affirmé avant Anaxagoras que l'esprit, νους, était la cause de tout, prétendait que son âme le quittait pour aller au loin chercher des nouvelles ; afin de mettre fin à ces vagabondages, ses ennemis brûlèrent son corps pendant une de ces fugues. Un célèbre jurisconsulte du temps d'Auguste, Labéon, raconte que les âmes de deux individus morts le même jour, se rencon­trant dans un carrefour, reçurent l'ordre de retourner dans leurs cadavres, qui ressuscitèrent ; ils se jurèrent une parfaite amitié qui dura "jusqu'à ce qu'ils moururent de nouveau". Saint Augustin, qui en la question avait la même opinion que le sauvage, le vulgaire et les philosophes, rapporte l'histoire de Labéon pour démontrer la résurrection des corps, promise aux Chrétiens (De civ. Dei, XXII, § 28).

Loin de désirer l'épuration de l'âme de toute particule de matière, la multitude démocra­tique voulait au contraire posséder une âme matérielle pour jouir dans la vie future des plaisirs dont elle était sevrée sur terre et que les Mystères promettaient à leurs initiés. La demeure posthume que les sauvages avaient inventée et embellie de leur mieux était remise à neuf. Virgile, qui reproduit l'opinion courante, fait visiter à Enée ce séjour de bonheur, où les âmes des bienheureux entourés de chars et de chevaux s'exerçaient à des luttes innocentes sur la molle arène et banquetaient joyeusement (En., VI, 637 sq.).

Les hommes de la période patriarcale, parce qu'ils n'accordaient qu'au paterfamilias le privilège de posséder une âme, n'en avaient qu'un petit nombre à loger et à nourrir ; ils pouvaient sans difficulté les emménager dans le tombeau familial ou dans le lararium, pièce située dans la partie la plus retirée des demeures patriciennes, où les Romains déposaient les cendres et les images en cire des ancêtres, lares familiaris, et où tous les jours ils leur apportaient des aliments. Maintenant que tous les hommes s'octroyaient une âme et que le plus grand nombre ne possédait ni tombeau familial, ni biens au soleil, on éprouva quelques difficultés à caser et à alimenter cette multitude d'âmes, sans cesse croissante : on trancha la question en les reléguant hors des villes, dans des lieux de sépultures, comme avaient fait les sauvages, qui les expédiaient sur les sommets des montagnes et dans des endroits écartés, qu'ils évitaient avec soin. Les Romains, pour les engager à rester tranquilles, leur apportaient de temps en temps des offrandes et leur faisaient des sacrifices pendant trois jours du mois de mai, durant lesquels on fermait les temples et on adorait les âmes des morts à l'exclusion des Dieux. Mais les âmes, soit qu'elles ne se plaisaient pas dans les cimetières publics, soit qu'elles se trouvaient insuffisamment nourries, se mirent à vagabonder et à tourmenter les vivants, comme l'avaient fait les esprits des sauvages avant l'invention du paradis d'outre-tombe. La terre se repeupla d'âmes errantes, dont la quantité et la malignité augmentaient sans cesse.

Philosophes et ignorants, païens et chrétiens furent unanimes pour reconnaître que l'air était infesté d'âmes vagabondes, qui causaient aux hommes des frayeurs, des maladies, des accidents et des malheurs. "Une foule de personnes n'ont-elles pas rencontré des esprits, les unes la nuit, les autres en plein jour ? demande un philosophe de Lucien. Pour moi, j'en ai vu, non pas une fois, mais dix, mille. J'ai commence par en être épouvanté ; maintenant j'y suis tellement accoutumé que rien ne me semble plus ordinaire, surtout depuis qu'un arabe m'a fait présent d'un anneau fabriqué avec du fer pris aux croix des suppliciés et m'a appris une formule magique, composée de beaucoup de mots." (L'Incrédule, § 17). Saint Jérôme commentant les versets de l'apôtre aux Ephésiens (II, a ; VI, 12) dans lesquels saint Paul parle des "méchants esprits qui sont dans les airs", dit que les Docteurs de l'Eglise pensaient que l'air était rempli d'esprits malfaisants, plenus est contrariis spiritibus ; les Evangiles rapportent que Jésus et les Apôtres guérissaient les malades en expulsant de leurs corps les démons qui y habitaient  [15]. Les esprits malfaisants des Docteurs de l'Eglise, de Jésus et de ses apôtres, ne pouvaient être les anges rebelles, puisque Dieu "les avait chargés de chaînes d'obscurité et enfermé dans l'abîme", comme Zeus avait emprisonné les esprits des Titans, qui l'avaient combattu ; ils étaient bel et bien les âmes errantes des morts. La démonologie chrétienne n'est d'ailleurs que la suite de la démonologie païenne, qui était une reproduction de la démonologie sauvage revue et augmentée pour la mettre au niveau des derniers progrès de la civilisation démocratique. Platon s'occupa d'utiliser cette foule encombrante d'esprits ; il assigna à chaque homme un esprit pour l'accompagner durant la vie et pour le conduire dans l'Hadès, après la mort ; comme il y avait abondance d'âmes errantes, d'autres philosophes mirent deux esprits à la disposition d'un chacun, l'un bon, l'autre mauvais ; les chrétiens, selon leur habitude, empruntèrent à la philosophie platonicienne l'idée de ces anges au service des individus. Apulée qui, à l'exemple de son maître Platon, avait sérieusement étudié les mœurs des esprits infestant l'air, apprend "qu'ils sont agités par les mêmes passions que les hommes, qu'ils aiment les honneurs, que les injures les irritent et que les offrandes les apaisent". Les chrétiens croyaient que la gourmandise était leur péché capital et qu'ils ne pénétraient dans le corps des personnes que pour se nourrir des aliments qu'elles prenaient et qu'elles n'avaient qu'à jeûner pour les faire déguerpir.

Les philosophes pensèrent, ainsi que devaient le faire Jésus et les apôtres, qu'on pourrait délivrer les vivants de ces âmes sans domiciles, en les logeant dans les animaux. Platon et ses disciples n'avaient tant spiritualisé l'âme que pour la faire transmigrer dans la brute. Mais cet avenir bestial que les philosophes réservaient à l'âme humaine n'était pas de nature à convenir au populaires qui avait pour elle de plus hautes ambitions : la métempsycose leur resta pour compte. Ils furent même obligés de la critiquer pour le satisfaire. Porphyre, bien que plato­nicien, trouva incongrue la transmigration dans les animaux, car il pourrait arriver qu'un fils montât à califourchon sur une mule, qui incorporerait l'âme de sa mère : ce serait plus shocking, réplique saint Augustin, si elle transmigrant dans le corps d'une autre femme, avec qui son fils pourrait forniquer.

Par bonheur, que les cultes mystérieux qui renaissaient chez les nations du bassin méditer­ranéen, avaient conservé l'idée de la ceinture posthume que les sauvages avaient inventé pour se débarrasser des esprits, qui tourmentaient les vivants. Cette invention avait si bien réussi, que par exemple, dans l'Iliade, il n'est pas fait mention d'esprits tourmenteurs et les âmes des morts ne visitent les vivants que pour hâter les rites funéraires et annoncer que lorsqu'ils seront célébrés elles ne quitteront plus l'habitation d'outre-tombe. On ne recommence à parler de ces esprits que dans l'Odyssée qui, bien que son principal personnage soit un des guerriers de l'Iliade, appartient à un autre milieu et à une autre époque, ayant d'autres mœurs et d'autres idées  [16]. Les Mystères réintroduisirent la demeure posthume des sauvages et l'idée qu'ils avaient eu de l'ouvrir à tous les membres de leurs tribus, ils promirent l'entrée de leur paradis à tous les initiés quels que fussent leurs mérites et démérites ; mais ils fermèrent la porte aux non initiés, qui étaient le grand nombre. Cela indignait comme de juste. Plutarque rapporte que Diogène disait : "Comment le brigand Patœcion, parce qu'il est initié aux Mystères d'Eleusis, sera après la mort plus heureux que Epaminondas !"

La civilisation démocratique du monde gréco-latin avait repris complètement l'idéologie animique des sauvages, qu'elle devait transformer pour l'adapter aux nouvelles conditions de la société basée sur la propriété individuelle et la production des marchandises.

5

Invention de l’Enfer.

La démocratie bourgeoise qui naissait dans les villes industrielles et commerciales ne se contenta pas de prendre l'idéologie animique des sauvages, elle la compléta par l'invention de l'Enfer, dont on ne trouve pas de traces chez les nations sauvages et barbares, qui ne sont pas venus en contact avec des peuples civilisés.

On ne voit s'esquisser l'idée d'un lieu de tortures où seraient punis les morts pour les fautes commises pendant la vie que quelques siècles avant l'ère chrétienne. Le Tartare de la Mythologie grecque, situé au-dessous de l'Hadès, aux portes et au seuil d'airain et où la lumière du soleil n'arrive pas, qui a pu être utilisé pour la fabrication de l'enfer de la philo­sophie platonicienne et de la religion chrétienne, est un cachot souterrain, comme il devait s'en trouver dans les demeures patriarcales, pour emprisonner les insoumis et les rebelles à l'autorité du paterfamilias ; en effet, c'est dans un tel cachot que Zeus emprisonne Kronos et les Titans, qui refusaient de se soumettre à sa domination. Les châtiments infligés à Sisyphe et à Tantale dans l'Hadès et à Prométhée sur le Caucase ont un caractère de vengeance personnelle : Zeus les torture parce qu'ils l'ont offensée.

La vengeance qui a donné naissance à la loi du talion est un moyen de conservation pour le sauvage. Il en cultive le sentiment et lui donne une vitalité et une férocité qu'elle ne saurait avoir chez le civilisé moderne, pour qui la vengeance individuelle a perdu son importance, comme moyen de conservation. La mort de l'offenseur ne suffit pas, il faut sa mort exaspérée par la torture, comme disaient les chrétiens du moyen âge, qui faisaient revivre l'épou­van­table vengeance des sauvages et des barbares. Les volumes de la première période du patriar­cat, tourmentés par la passion de la vengeance, ne pouvaient concevoir que des dieux horriblement vindicatifs : Zeus châtie ses ennemis vivants et morts et Iawhé exerce sa ven­gean­ce jusqu'à la septième génération. Ils infligent des châtiments, non parce que les coupa­bles ont désobéi aux injonctions de "l'impersonnelle justice", mais parce qu'ils ont enfreint les ordres de leur volonté souveraine ; ils n'exercent pas la vindicte publique, mais leur vengean­ce personnelle ; ils sont les représentants des patriarches terrestres, qui centra­lisant en leur personne les intérêts de la collectivité familiale, ressentaient comme une injure personnelle toute offense à l'un quelconque de ses membres : pour une raison analogue, sous l'ancien régime, la Justice était rendue au nom du Roi, le maître souverain de la nation comme le patriarche l'était de la famille.

Mais l'idée de châtiment posthume devait fatalement s'évanouir en même temps que la suppression de l'âme, pour ne renaître que lorsque la démocratie bourgeoise la réintroduirait : en effet la mythologie grecque ne mentionne plus de suppliciés dans l'Hadès après les Ixion et les Tantale de la première période du patriarcat. Mais en réapparaissant, les châtiments des trépassés perdent leur caractère de vengeance personnelle, pour revêtir celui de vengeance collective, de vengeance de classe, dite vindicte publique : ce n'est plus un individu qui se venge, mais une collectivité d'individus, ayant des intérêts communs. Cette transformation de la vengeance personnelle en vindicte collective se réalise au moment même que l'individua­lisme s'affirmait dans les relations sociales, parce que les luttes de classes, déchaînées dans les cités antiques, solidarisaient les individus en deux camps ennemis. Les artisans, les boutiquiers et les citoyens pauvres, luttant contre la classe aristocratique pour la déposséder de ses biens et de son pouvoir politique, mettaient en commun leurs convoitises, leurs haines et leurs colères : quand ils étaient victorieux, ils ne distinguaient pas entre leurs ennemis, ils se vengeaient collectivement sur tous ceux qu'ils pouvaient saisir, dans leurs richesses et leurs personnes. Cette lutte de classes devait nécessairement se manifester dans la conception de la vie future que réintroduisaient les Mystères : tous promettaient le bonheur à leurs initiés, tandis que les non-initiés, qui étaient leurs adversaires, parce que attachés aux cultes officiels, étaient plongés dans des marais de boue et dans des étangs de soufre en flammes. Les Mystères, parce qu'ils entraient en antagonisme avec les religions officielles et qu'ils remettaient en honneur des divinités et des espérances qu'elles avaient supprimées, devaient, aux premiers temps de leur renaissance, ne recruter leurs initiés que parmi les personnes qui souffrant de l'ordre social, désiraient son bouleversement, tandis que leurs adversaires, les non-initiés, étaient précisément les individus qui, bénéficiant de l'ordre social, voulaient son maintien. L'histoire du Christianisme autorise cette manière de voir : il recruta ses premiers fidèles parmi les artisans, les petites gens, les pauvres et les femmes, en révolte contre les conditions de leur milieu social.

L'idée que, pour être assuré du bonheur éternel, il suffisait d'être initié à un Mystère, si elle pouvait naître et se perpétuer dans des congrégations peu nombreuses, qui par esprit de corps, fermaient les yeux sur les fautes et les vices de leurs membres, ne pouvait se généraliser dans les masses populaires. Or l'idée de l'âme n'était pas le monopole des Mystères ; c'est parce que cette idée, imposée par les nouvelles conditions économiques de la grandissante société bourgeoise prenait possession de l'esprit des foules démocratiques, que les Mystères purent revivre et se multiplier au point que chaque ville avait son culte mystérieux particulier et qu'ils purent se dresser en opposition aux religions officielles, et les déconsidérer dans l'opinion publique. Aussi tandis que les Mystères, pour recruter des initiés, continuaient à leur promettre le bonheur futur, ainsi que devait le faire le christianisme primitif, il se fondait dans la multitude démocratique une autre idée de la vie future : on s'occupa de l'utiliser au profit de la naissante société bourgeoise, comme des nations sauvages s'en étaient servi pour développer le courage. Il s'élabora une doctrine de rémunération, qui proportionnait les félicités et les châtiments d'outre-tombe aux mérites et démérites du mort, lequel passait devant un tribunal. Les Esséniens de Judée, rapporte Joseph, qui n'admettaient pas la métempsycose, pensaient que les âmes des justes, délivrés des liens du corps, où elles étaient emprisonnées, se rendaient dans des lieux de rafraîchissement et de paix, tandis que celles des méchants souffraient des supplices éternels. (Antiq. Jud., XII). La punition des injustes tout autant que la récompense des justes, était la préoccupation générale. Platon, un des principaux sophistes qui contribuèrent à l'élaboration de la morale bourgeoise et chrétienne, se risque à décrire les châtiments des coupables : il rapporte dans le X° livre de la République l'histoire de l'Arménien Herr, qui, laissé pour mort sur le champ de bataille res­sus­cita, ainsi que Jésus, pour raconter les peines de l'autre vie ; "les âmes, disait-il, étaient punies dix fois pour chacune des injustices commises pendant la vie... de sorte que le châti­ment est toujours décuple pour chaque crime... Des hommes hideux, qui paraissaient de feu, entraînaient les criminels, liaient leurs pieds et leurs mains et après les avoir jetés à terre et les avoir écorchés, les traînaient hors de la route sur des épines et les précipitaient dans le Tartare." Les Pères de l'Eglise n'eurent qu'à varier et perfectionner les supplices du sophiste païen pour créer l'enfer chrétien. L'idée des peines et des rémunérations de la vie future acquit une telle popularité, que les poètes elles charlatans s'en emparèrent : Pindare avertit les hommes que "tout crime, qui souille le domaine de Zeus, subira aux sombres demeures et par l'ordre du destin, l'irrévocable arrêt que prononce un juge inflexible." (Olymp., II.) Virgile, après avoir montré à Enée le bonheur des bienheureux, lui fait contempler les tortures de ceux qui ont détesté leurs frères, frappé leur père, trahi leurs clients, conservé leurs richesses sans en donner à leurs proches parents, violé la foi jurée, suivi les drapeaux ennemis, etc. (VI, 608 sq.) Les prêtres d Orphée, d'après Platon et Théophraste, des siècles avant les prêtres de Christ, assiégeaient les portes des riches, leur persuadant qu'ils avaient obtenu des dieux, par des prières et par certains rites et enchantements, le pouvoir de racheter les pêchés des vivants et des morts et de garantir le bonheur dans la vie future.

La démocratie bourgeoise du monde antique n'avait pas attendu le Christianisme pour établir solidement l'idée des peines et des récompenses de l'autre vie ; aussi les païens repro­chaient aux chrétiens de n'apporter rien de nouveau. Tertullien ne peut empêcher de reconnaître qu'ils ont raison : "Prêchons-nous le jugement futur de Dieu, dit-il, on se moque de nous, parce que les poètes et les philosophes mettent eux aussi un tribunal aux enfers. Menaçons-nous des flammes souterraines pour la punition des coupables, on rit encore plus fort, parce que la fable fait couler un fleuve de feu dans le royaume de Pluton. Parlons-nous du Paradis, ce lieu de délices préparé par Dieu, pour les âmes des saints et séparé de ce monde habitable par une zone de feu, nous trouvons les Champs-Élysées en possession de la croyance générale." (Apoleg., XLVII). Les païens avaient en effet ouvré toutes les pièces nécessaires à la fabrication d'une religion nouvelle. C'était beaucoup d'avoir ressuscité l'âme et le paradis de l'idéologie sauvage, d'avoir inventé l'enfer et la doctrine des rémunérations posthumes et d'avoir élucubré le spiritualisme et la morale de la démocratie bourgeoise ; mais c'était insuffisant, il restait à assembler et à combiner ces éléments religieux et ces principes philosophiques en une religion démocratique et cosmopolite : ce fut l'œuvre des chrétiens.

Les Mystères, bien que plusieurs d'entre eux eussent une idée de la divinité cosmopolite que réclamait la démocratie bourgeoise  [17], ne pourraient accomplir cette tâche, ils en étaient empêchés par le sexe et la nature de leurs personnages divins et 'par l'impossibilité de se transformer en une religion universelle et ouverte à tous.

Les Mystères de Samothrace pouvaient convenir aux caboteurs méditerranéens, aux petites gens, aux boutiquiers et aux artisans, mais leurs dieux subalternes, les Cabires, n'étaient pas assez relevés pour la démocratie bourgeoise, qui, aspirant à la domination sociale, ambitionnait pour les Dieux de sa religion la suprématie du ciel : tout au plus les Cabires pouvaient-ils devenir les patrons des corporations de métiers, ainsi que devaient le faire les saints du Christianisme. Les Mystères de Demeter, de Cybèle, de la déesse Syrienne, d'Aphrodite, d'Isis et des autres déesses ne répandaient pas non plus à ces besoins, à cause du sexe de leur divinité et du rôle subordonné que les dieux mâles y jouaient. La production marchande qui démolissait la famille patriarcale et ébranlait l'ordre social et politique des cités antiques et qui organisait les producteurs et les trafiquants en une classe révolutionnaire et préparait son triomphe, ne visait pas à émanciper la femme du joug marital et encore moins à lui redonner la direction de la famille ; or, ces Mystères rappelaient qu'elle l'avait possédée. La production marchande veut la mise en tutelle de la femme, il lui faut par conséquent des Dieux masculins. Le Mithraïsme, si répandu dans les milieux militaires, et à qui les Chrétiens ont fait de si nombreux emprunts qu'ils ont voulu cacher en détruisant religieusement les livres et les documents qui en font mention, ne pouvait pas davantage convenir, bien que son Dieu fût un mâle, à cause de son exclusivisme masculin, et il fallait que la religion nouvelle fit une place à la femme, qui dans la famille bourgeoise occupe une position moins subalterne que dans la famille patriarcale.

On aurait surmonté ces difficultés en initiant les femmes au culte de Mithra, ainsi qu'on avait admis les hommes aux Mystères d'Eleusis ; en ennoblissant les dieux des Mystères cabiriques et des autres cultes des artisans et petites gens et en masculinisant les déesses des Mystères féminins ; ce qui n'était pas impossible, puisque dans le panthéon Égyptien on rencontre des déesses pourvues des organes sexuels de l'homme et qu'Aphrodite elle-même avait en certaines localités barbe au menton. Mais il existait d'autres obstacles insur­montables.

Les Mystères étaient des cultes locaux, on ne pouvait se faire initier qu'à leurs lieux d'origine ; il était donc difficile sinon impossible de leur donner une diffusion cosmopolite et la religion nouvelle devait être cosmopolite, comme le commerce. Les Mystères de Demeter, les plus célèbres et les plus populaires dans le monde gréco-latin, n'initiaient d'abord que les habitants d'Eleusis et d'Athènes et n'étaient primitivement connus que dans l'Attique : Hérodote rapporte que Demarate, le roi de Sparte, qui s'empara d'Eleusis au IV° siècle, ignorait l'existence du personnage divin Iolchos, qui figurait à côté de la déesse. Mais après les guerres médiques, Athènes, qui n'avait pas réussi à devenir, avant Carthage, la première puissance maritime de la Méditerranée, était cependant un important centre commercial, où les étrangers affluaient : il fallut finir par leur accorder des droits politiques et religieux et leur permettre de se faire initier aux Mystères d'Eleusis, en mettant pour condition qu'ils devaient résider dans l'Attique et parler la langue grecque, pour être compris par la déesse qui n'entendait pas les langues barbares et pour comprendre ses enseignements ; dans la suite la résidence dans l'Attique ne fut plus exigée, mais on était tenu de se rendre à Eleusis pour être admis dans la congrégation. L'Etat qui avait fait des Mystères de Demeter un culte officiel, avait un intérêt commercial à prolonger l'initiation pendant plusieurs années, afin d'attirer une affluence de visiteurs à Athènes, où se célébraient les petits Mystères. Les initiés étrangers devaient y retourner tous les ans, afin de conserver par une intercession nouvelle les privilèges sacrés qu'on avait obtenus : ces conditions limitaient forcément leur nombre et encou­rageaient la création de Mystères dans les autres villes. Ces différents cultes mysté­rieux, bien que tous enseignassent la doctrine de l'immortalité de l'âme et de la vie future, restaient isolés sans être reliés par aucune organisation théocratique. Les prêtres Egyptiens essayèrent de délocaliser le culte d'Isis : ils parcouraient le monde antique pour recruter des fidèles ; mais à ce qu'apprend Apulée, il y avait trois degrés d'initiation assez onéreux ; chaque fois il fallait faire des dons en nature et en argent, ce qui réduisait le nombre des initiés et interdisait l'accès du culte aux pauvres et aux gens peu fortunés ; et la religion nou­velle devait être démocratique et largement ouverte aux masses populaires.

La démocratie bourgeoise, pour fabriquer sa religion, pouvait utiliser les traditions primi­tives que ressuscitaient les Mystères, mais elle ne pouvait accepter leur localisme, leur tri des néophytes et leurs autres particularités limitatives ; elle était de plus forcée de rejeter une partie de leurs doctrines, afin de donner satisfaction aux exigences de la production mar­chande. On fit plusieurs tentatives pour organiser cette nouvelle religion : l'Orphisme est une des premières et des plus célèbres. Ses fondateurs inconnus, qui devaient appartenir aux couches intellectuelles, se servirent des traditions et des légendes de la Thrace barbare, en mettant de côté les divinités féminines, ainsi que devaient le faire les chrétiens : le Dieu, Dionysos Zagreus, fils de Zeus, comme Jésus est fils de Iawhé, est comme lui une victime expiatoire, tuée et mangée par les Titans et ressuscitée par son père ; son prophète, Orphée, descend aux enfers pour sauver l'âme de ton épouse. Le Jésus des chrétiens, que mangent quotidiennement les fidèles, combine les aventures des deux personnages. L'Orphisme, sans culte local, était errant de ville en ville ; aucun mystère n'en interdisait l'entrée aux profanes ; au lieu de cacher sa doctrine, les initiés la propageaient ouvertement dans leurs discours et leurs écrits. Mais au lieu de promettre le bonheur immédiatement après le trépas, il faisait subir à l'âme six et même neuf transmigrations sur terre et sous terre, pour ne lui assurer aucune vie future des plus problématiques : ce n'était pas cette vie posthume tourmentée et incertaine que désiraient les masses démocratiques. Il resta confiné dans un cercle étroit de lettrés et de philosophes, qui le raffinèrent en un idéalisme quintessencié méprisant le corps "cette prison de l'âme" et en un ascétisme rigide et méticuleux ; tandis que d'impudents et de grossiers charlatans le déshonoraient dans l'opinion publique. Le christianisme devait reprendre son œuvre et bénéficier de ses doctrines et de ses enseignements.

6

L’idée de l’âme et de la vie posthume chez les chrétiens des premiers siècles.

L'idée de l'âme et de ses corollaires, la doctrine de la rémunération posthume et les idées du paradis et de l'enfer, circulaient depuis des siècles dans toutes les couches du monde antique, lorsque les chrétiens s'en emparèrent pour les utiliser à la fabrication d'une religion nouvelle, à laquelle ils surent donner un caractère démocratique et cosmopolite.

Les apôtres, sur l'intelligente initiative de saint Paul, lequel fit supprimer la désagréable formalité de la circoncision, qui aurait réduit considérablement le nombre des néophytes, appelèrent à la foi nouvelle les hommes et les femmes indistinctement, à quelque nation et classe sociale qu'ils appartinssent, et les admirent pêle-mêle sans aucune cérémonie d'initia­tion et sans aucun péage à l'entrée ; les Actes des Apôtres, rapportent qu'en un seul jour ils convertirent et enrôlèrent trois mille individus ; partout où ils réussissaient à grouper quelques fidèles, ils les organisaient en communautés, en églises, comme ils disaient, qui devenaient des centres de recrutement. La déesse d'Eleusis, qui ne comprenait pas les besoins de son époque, exigeait des initiés la connaissance de la langue grecque, pour elle toutes les autres étant barbares ; le dieu de Jérusalem, plus au courant des nécessités de la production marchande qui exigent que les négociants se servent de tous les idiomes pour commercer avec les peuples civilisés et barbares, n'éleva pas de difficulté à propos de la langue. Il fit à ses apôtres le don des langues : don que possédaient déjà les nombreux Juifs qui trafiquaient et exerçaient les bas métiers dans les villes du monde antique. Les apôtres s'adressèrent tout d'abord aux petites gens, aux artisans et aux misérables qui, plus que les riches, avaient besoin d'une espérance d'outre-tombe pour les réconforter et les consoler des injustices et des souffrances qu'ils enduraient et qui n'entrevoyaient pas la possibilité d'y mettre fin par la révolte.

Les chrétiens, lorsqu'ils commencèrent à faire des prosélytes dans les classes riches et cultivées, durent, pour compléter leur doctrine religieuse, emprunter la morale et la philo­so­phie spiritualiste de la sophistique platonicienne ; mais les apôtres trouvèrent dans le milieu juif, où ils se mouvaient, les idées de l'âme, du paradis et de l'enfer sous la forme simpliste et brutale, nécessaire pour donner à la propagande une force irrésistible de péné­tration dans les masses superstitieuses, ignorantes et malheureuses, qu'il fallait gagner à la foi nouvelle.

Les villes de Judée avaient été, elles aussi, le théâtre des événements économiques et des luttes politiques qui bouleversèrent les cités industrielles et commerciales d'Asie-Mineure, de Grèce et d'Italie. La famille patriarcale s'était démembrée et ses ménages s'étaient dissociés pour former la famille bourgeoise. Les hommes qui, après avoir recouvré leur âme  immaté­rielle, avaient perdu leurs biens matériels, se liguèrent avec les artisans, les boutiquiers et les industriels pour déposséder les riches de leur fortune et de leur pouvoir politique. Iawhé, le dieu patriarcal d'Abraham, avait tourné casaque et était devenu le dieu démagogue des pauvres et des bourgeois, ce que ne sut et ne put faire Zeus et les autres dieux patriarcaux du paganisme gréco-latin. Sept siècles avant l'ère chrétienne, il tonitruait en Judée par la voix puissante de ses prophètes contre les riches, et jurait solennellement que justice serait rendue aux pauvres qui se partageraient les biens de leurs oppresseurs.

"L'Éternel entrera à Jérusalem, prophétise Isaïe... La justice sera la ceinture de ses reins." Malheur aux riches qui accaparent les terres, "qui joignent maison à maison et qui rappro­chent un champ de l'autre, jusqu'à ce qu'il n'y ait pas de limite entre eux et qui se rendent les seuls habitants du pays... Je punirai, dit l'Éternel, les méchants à cause de leurs iniquités ; j'abaisserai la hauteur de ceux qui se font redouter... leurs petits enfants seront écrasés devant leurs yeux, leurs maisons pillées, leurs femmes violées." (Isaïe, III, 14 ; XI, 5 ; V. 8 ; XIII, 11 et 17.) Les démocrates révoltés faisaient porter à Iawhé la responsabilité des pillages et des massacres qu'ils commettaient. Cette complicité divine distingue la démocratie juive. Les Grecs et les Romains ne faisaient pas intervenir les dieux et les déesses dans leurs guerres civiles : Iawhé est le seul dieu démagogique du Panthéon des nations méditerranéennes ; et c'est parce que les juifs avaient transformé le Dieu des patriarches en un furibond démagogue qu'il eut l'honneur d'être choisi pour suprême divinité de la démocratie bourgeoise.

Les pauvres diablesse convertissaient parce que les apôtres leur disaient qu'Isaïe avait prophétisé que "les plus misérables seront repus et que les pauvres se reposeront en assu­rance ;... que l'Éternel fera qu'un homme sera plus précieux que l'or fin... ; que dans la Jérusalem qu'il créera...ils ne bâtiront pas des maisons afin qu'un autre les habite ; ils ne planteront  pas des vignes, afin qu'un autre en mange les fruits... car son peuple ne travaillera plus en vain ;... que toute la terre sera mise en repos et tranquillité et qu'on éclatera en chants de triomphe à gorge déployée". Devançant les plus extravagantes fantaisies de Fourier, l'Éternel promettait la paix aux animaux aussi bien qu'aux hommes : "le loup demeurera avec l'agneau, le léopard gitera avec la brebis, le veau, et le lionceau et le bétail qu'on engraisse vivront ensemble et un petit enfant les conduira. La jeune vache paîtra avec l'ourse ; le lion mangera du fourrage avec le bœuf." (Isaïe, XIV, 30 ; XIII, 12 ; XIV, 7 ; LXV, 19-20 ; XI, 6-7.)

Mais il ne suffisait pas à cet Éternel démagogue de promettre le bonheur terrestre ; il annonce qu'il bâtit une Jérusalem enchanteresse que ses "élus après le trépas habiteront en chair et en os... Peuple de Judée, clame Isaïe, tes morts vivront, même mon corps vivra, ils se relèveront. Réveillez-vous avec des chants de triomphe, vous qui demeurez sous terre, la rosée qui fait pousser l'herbe fera germer vos os et la terre rejettera dehors ses morts... Vous jouirez à toujours en ce que je vais créer, car voici je vais créer une Jérusalem qui ne sera que joie et un peuple qui ne sera qu'allégresse." Et pour comble de jouissance, ces élus verront les riches, leurs ennemis "brûler en un feu qui ne s'éteindra jamais". (Isaïe, XXVI, 19 ; LXVI, 24). Les apôtres enthousiasmaient les misérables avec ces démagogiques prédictions ; ils leur répétaient sans cesse que la fin du monde était proche et qu'ils allaient entrer dans la Jéru­salem promise, où ils vivraient en bombance, tandis que leurs oppresseurs brûleraient au feu éternel.

Il fallait enivrer de ces grossières espérances les premiers chrétiens qui, bouillonnant de haine et de colère et torturés d'appétits jamais assouvis, se sentaient trop impuissants pour imiter les foules démocratiques de Grèce et de Judée, pour s'insurger, pour déposséder les puissants de leur pouvoir et pour se partager leurs biens : l'âge héroïque de la démocratie était passé. Jésus et les apôtres condamnèrent l'usage de l'épée ; ils prêchèrent la résignation, comme les stoïciens et les juifs qui peuplaient de leurs colonies les principales villes de l'empire romain  [18]. Les premiers chrétiens étaient si incapables de toute révolte et si éloignés de toute idée d'émancipation terrestre que les apôtres qui appellent les pauvres et les esclaves à la foi nouvelle, ne songent pas à les
affranchir ; au contraire ils recommandent à "chacun de rester dans la situation où il se trouvait quand il a été appelé". (I Epit. aux Corinth.) Saint Pierre et saint Paul enjoignent aux esclaves de ne pas fuir la servitude, de redoubler de servilité envers le maître terrestre, afin de mériter la grâce du maître céleste. Les Apôtres et les Pères de l'Église, nonobstant leurs démagogiques déclamations, ne menaçaient pas les droits acquis des riches ; et comme ceux-ci désiraient tout autant que les pauvres, le bonheur dans la vie future, dès qu'ils n'eurent pas peur de perdre les biens de la vie présente, ils s'enrôlèrent dans la religion nouvelle qui la leur promettait. Ce double caractère, déma­go­gique d'un côté et oligarchique de l'autre, assura le succès du Christianisme auprès des pauvres et auprès dis riches.

Les premiers chrétiens, qui n'étaient pas des révoltés comme les démocrates des cités antiques, se contentaient, ainsi que les Orphiques, d'organiser de petites communautés sans tien, ni mien, qu'ils dénommaient églises. Les Actes des Apôtres donnent de précieux détails sur ces sociétés, dont les membres ayant participé au corps de Jésus devenaient des Saints : elles réalisaient piètrement le bonheur que le démagogique Iawhé promettait à ses partisans ; elles donnaient aux Saints une bien maigre pitance, comparée aux ripailles que se payaient les démocrates de Grèce et de Judée quand ils battaient et massacraient les riches et s'emparaient de leurs biens. Les Saints et les fidèles, ces derniers étaient les chrétiens, vivant en dehors des communautés, ne pouvant sur terre assouvir leurs haines et leurs colères et rassasier leurs appétits, se résignaient à remettre à la vie future la complète satisfaction de leurs passions. Les églises n'étaient qu'un pis aller, qu'une espèce d'apéritif aux jouissances qu'ils se promettaient de savourer au ciel. Dès que le christianisme eut triomphé, les communautés primitives se transformèrent en couvents de moines grossiers et brutaux, au service des évêques et des papes pour les actes de violence.

La vie future promise à tous ceux qui acceptaient la foi était l'irrésistible appât de la nouvelle religion. On y entrait comme dans un moulin : les apôtres distribuaient à tout venant la doctrine et le bonheur d'outre-tombe, sans aucune des formalités d'initiation qui défen­daient aux profanes l'accès des Mystères ; ils convertissaient par grandes masses, comme les légats des papes du moyen âge confessaient et absolvaient avant la bataille les troupes qui allaient massacrer les hérétiques. Les Actes des Apôtres (II, 41-42) racontent qu'en un seul jour 3.000 gueux convertirent et "persévérèrent en la doctrine et en la distribution du pain". Les apôtres, saint Pierre surtout, en hommes pratiques, préparaient l'esprit à la foi en remplissant le ventre.

L'idée que les chrétiens des premiers siècles se faisaient de l'âme ressemblait à l'idée des sauvages. L'âme était une sorte de double, que le sommeil et la mort libéraient de l'enveloppe corporelle. "Les morts sont ceux qui dorment" disait saint Paul (I, Ep. Corinth., XV, 20) ; pour les réveiller, il ne fallait que faire réintégrer le double dans les cadavres. Les riches chrétiens, rapporte Tertullien (Apol., § 42) faisaient embaumer les morts, ainsi que les Egyptiens, afin de conserver à l'âme son domicile et c'est pour cette raison que le chris­tianisme défendit l'incinération des cadavres et préconisa leur enterrement. La résurrection par réintégration de l'âme dans le corps du mort était encore la croyance des chrétiens du temps de saint Augustin, qui pour en démontrer la vérité emprunte ses preuves aux auteurs païens et cite l'histoire de Labéon, rapportée plus haut.

Les apôtres, si ce n'est peut-être saint Paul, ignoraient les élucubrations spiritualistes des sophistes grecs, et s'il les avaient connues, ils n'en auraient tenu aucun compte. L'âme immatérielle des philosophes ne leur aurait dit rien qui vaille ; ainsi que leurs néophytes, ils ne se préoccupaient que du corps, dont ils voulaient la résurrection. Isaïe et son Éternel déma­gogue faisaient mieux leur affaire. "Comment se réveilleront les morts, demandaient les Saints à saint Paul, en quels corps se logeront leurs âmes ?" La question l'embarrassait, il s'en tirait en se perdant en subtilités sophistiques "sur le corps animal et le corps spirituel", et en affirmait carrément que le corps corruptible "renaîtra incorruptible." (I, Ep. Cor., XV, 35-44). Saint Augustin ne doutant pas de la parole de l'apôtre, promet lui aussi l'incorruptibilité du corps, dont le christianisme ne professait pas encore le dédain comme l'Orphisme. Saint Paul, quoiqu'il se vantât d'être un lettré, était surtout un agitateur démagogique : il savait que pour convaincre la masse, un fait vrai ou faux, répété constamment et affirmé avec conviction était de beaucoup préférable aux plus subtils raisonnements de la sophistique ; et sans hésitation il déclarait que Jésus était ressuscité en chair et en os, qu'il avait été vu par Céphas, par les douze apôtres, par cinq cents frères, par Jacques et enfin par lui, Paul. Si Jésus est ressuscité, concluait-il, les morts ressuscitent, car "s'il n'y a point de résurrection des morts, c'est que le Christ n'est point ressuscité." (I, Ep. Cor., XV, 5, 8, et 13.) Qui ne serait pas convaincu par un raisonnement aussi irréfutable ? Saint Augustin en fournit un autre du même acabit : "La résurrection de Jésus-christ et son ascension au ciel en la chair, dans laquelle il est ressuscité, dont prêchés dans tout l'univers ; si elles ne sont pas croyables, d'où vient que l'univers les croit ?" (De Civ. Dei, XXII, § 5). On prouvait encore par Isaïe, qui l'avait prédite et par saint Luc, qui l'avait rapportée. Ces indiscutables arguments avaient engendré chez les chrétiens une conviction tellement solide qu'ils discutaient si Jésus était ressuscité avec ou sans prépuce. Les Apôtres et les Docteurs du christianisme, qui ne dépassaient pas de beaucoup le niveau intellectuel des masses superstitieuses qu'ils endoctrinaient, étaient les premiers à se laisser prendre par leurs propres arguments ; c'est pourquoi leur propagande portait avec tant de force.

Les chrétiens des premiers siècles, moins idéalistes que les sauvages, ne pouvaient conce­voir l'existence de l'âme indépendante de celle du corps. Origène soutenait que Dieu seul était incorporel et saint Bazile donnait aux anges un corps visible. Tertullien rapporte les raisons décisives de l'immortalité du corps : "L'homme, dit-il, doit redevenir nécessairement ce qu'il était pour recevoir de Dieu la récompense ou la punition qu'il a méritée... parce que l'âme ne peut sentir qu'autant qu'elle est unie à une matière qui la fixe et cette matière est la chair ; et parce que l'âme a mérité dans le corps et avec le corps le traitement qu'elle éprouvera en vertu du Jugement de Dieu." (Apol., § 48.) Les apôtres, les Pères de l'Église et les fidèles ne pouvaient rien comprendre aux peines et aux jouissances de la vie future, si le corps n'était pas de la partie.

Mais la résurrection du corps fit surgir des difficultés, que les sauvages avaient esquivées avec l'incorporalité de l'âme et qui tourmentèrent l'esprit des Docteurs pour leur trouver des solutions. Saint Augustin a conservé pour l'édification des fidèles quelques résultats de leurs profondes méditations. On se demandait : comment ressusciteront les corps ; seront-ils jeunes ou vieux, beaux ou laids ? Comme l'égalité doit régner au ciel, on décida que les corps renaîtraient tous égaux en stature, beauté et âge : les difformes seraient réformés ; et comme l'âge du Christ quand il mourut était l'âge parfait, il serait celui des bienheureux ; les vieil­lards rajeuniraient pour ne pas le dépasser et les jeunes gens vieilliraient pour l'atteindre. - Les femmes seraient-elles admises au paradis ? Cette question donna lieu à d'innombrables discussions et à de sérieux cassements de tête. On ne pouvait impoliment leur fermer la porte au nez, ainsi qu'on l'aurait désiré ; elles étaient trop nombreuses dans les églises et y occu­paient trop de place ; les riches donnaient sans compter et toutes étaient de courageuses et d'enthousiastes propagandistes. On dut se résigner à les admettre au ciel, puisque sur terre on avait besoin de leurs biens et de leur dévouement ; mais elles ne devaient y pénétrer qu'après avoir déposé leur sexe à l'entrée ; on décida qu'elles renaîtraient hommes, sans doute de peur que les élus ne paillardassent au paradis avec le même entrain que les saints paillardaient dans les églises ainsi que s'en plaignent saint Pierre et saint Paul. Les sauvages, qui ne voyagent rien d'immoral et de honteux dans les relations sexuelles, avaient résolu la question en déclarant qu'elles continueraient dans l'autre monde, où elles n'auraient pas l'inconvénient d'engendrer les bébés, puisque les femmes, étant des ombres, ne pourraient enfanter. D'autres docteurs soutenaient que les femmes ressusciteraient avec leur sexe, mais qu'il ne serait d'aucune utilité au ciel, puisque l'unique occupation et la seule jouissance des élus sont la contemplation de Dieu. Ce grave et important problème n'était pas résolu du temps de saint Augustin, l'est-il aujourd'hui ? Le saint évêque d'Hippone adoptait la deuxième opinion : d'autres questions tout aussi importantes inquiétaient son étourdissant "génie". Les élus, puisqu'ils doivent toujours contempler Dieu ne pourront donc fermer les yeux ? "Ce serait bien désagréable de ne jamais clore les paupières, remarquait-il fort judicieusement, mais ce serait encore plus désagréable de perdre la vue du Seigneur, même pendant un seul instant", et ce flamboyant flambeau de l'Église se tire d'embarras en assurant que les élus continueront à voir le faciès de Dieu, alors même que leurs paupières seraient closes. La Cité de Dieu, "cet incomparable chef-d'œuvre d'érudition, cette noble peinture de la religion chrétienne" qui n'est qu'une verbeuse et souvent qu'une confuse et insipide amplification de la nerveuse et virulente Apolégétique de Tertullien, consacre son vingt-deuxième et dernier livre à la discussion des épineux problèmes que pose le dogme de la résurrection.

Le Christianisme, qui prenait la suite des Mystères, promit l'immortalité de l'âme et le bonheur dans la vie posthume. "Je suis le pain de vie, qui est descendu du ciel, avait dit Jésus, si quelqu'un mange de ce pain il vivra éternellement et le pain que je donnerai est ma chair. Celui qui mange de ma chair et boit de mon sang demeure en moi et moi en lui." Les nouveaux cultes, qui renaissaient dans le monde antique, reproduisaient dans leurs céré­monies les mœurs des temps primitifs ; les initiés des Mystères de Dyonysos et de l'Orphisme faisaient un repas de viande crue, afin de rappeler l'époque où l'homme ne connaissait pas l'usage du feu pour la cuisson des aliments ; les chrétiens avec leur communion de théoanthropophagie mystique commémoraient les repas cannibalesques des sauvages. Les fidèles qui ont pris part à ce banquet dont Jésus, au lieu de l'agneau, est la victime et le plat de résistance, sont sauvés quoi qu'ils fassent, parce que le Christ demeure en eux, malgré eux, et parce qu'il serait de la dernière inconvenance que Dieu le père condamnât aux flammes éternelles Jésus, son fils. Les mangeurs de Jésus pouvaient donc comme "l'or traîner dans la boue sans être souillés".

Le Christianisme débuta, ainsi que les Mystères, par garantir la plus absolue impunité à ses fidèles : cette croyance persistait encore du temps de saint Augustin, qui la trouve un peu raide. Néanmoins le doux docteur qui condamne à la grillade éternelle les non-initiés à la foi nouvelle, affirme que "les fidèles, qui tombent dans l'hérésie et qui retournent à l'idolâtrie", les crimes les plus épouvantables que peut commettre un chrétien, "ne mourront point, éternellement, parce qu'ils ont mangé du corps du Sauveur. La grandeur de leur impiété rendra sans doute leur peine plus longue, mais elle ne sera pas éternelle." (De civ. Dei, XXI). L'enfer et ses tortures sans fin n'avaient été inventés que pour les infidèles : l'Église catho­lique professe encore le même dogme. Hors de l'Église point de salut, dit-elle.

Les Apôtres appelaient à la foi nouvelle tous les hommes sans s'inquiéter de leur nationalité, position sociale et moralité ; ils les groupaient et les organisaient contre la société des gentils, l'ennemie qu'il fallait haïr, puisqu'on n'avait pas le courage de la combattre. Mais si le Dieu cosmopolite et démagogique des chrétiens ne connaissait ni juifs, ni Romains, ni Grecs, ni barbares, s'il ne distinguait pas les esclaves des hommes libres, les pauvres des riches, les criminels et les vicieux des innocents et des vertueux, il divisait néanmoins les hommes en deux camps ennemis, les fidèles et les infidèles. Ceux qui acceptaient la foi, recevaient le baptême et participaient à là chair de Jésus, étaient "sanctifiés", ils devenaient des "membres de Christ", alors même qu'ils étaient perdus de vices et qu'ils continuaient à les satisfaire dans les Églises, comme le leur reprochent saint Paul et saint Pierre : ils étaient assurés du bonheur éternel. Mais les infidèles, alors même qu'ils étaient des modèles de vertus, étaient condamnés à brûlés éternellement "dans des marais de souffre en flammes". "Leur corps ne mourra pas et le feu qui les brûlera ne s'éteindra pas."

Mais la grillade éternelle soulevait des objections. Il n'est pas de la nature du corps humain de brûler sans périr, disait-on. "Les saintes écritures, répond imperturbablement saint Augustin, qui a réponse à tout, nous enseignent que la nature du corps de l'homme, avant le pêché, était de ne pas mourir et qu'à la résurrection des morts, il sera rétabli dans son premier état", donc il brûlera sans périr. "Les flammes de l'enfer rendront le corps incorruptible, déclare Tertullien, car il y a deux sortes de feu, l'un qui détruit et l'autre qui conserve, ainsi les montagnes volcaniques brûlent toujours et subsistent toujours." (Apol., § 48). Saint Augustin qui reprend les arguments de Tertullien ajoute : "Voyez la salamandre, elle vit dans le feu." Mais le feu est un élément conforme à sa nature et ne la fait pas souffrir, observait l'incrédule. - Dieu changera cela, il s'arrangera pour que le feu ne soit pas conforme à la nature du corps des damnés, répliquait le savant docteur. - Mais on s'accoutumera à une souffrance qui dure toujours et il arrivera un moment où on ne la sentira plus. - N'ayez crainte à ce sujet, Dieu renouvellera constamment la douleur des damnés, répondait triomphalement le doux saint.

Le Dieu des chrétiens, que les philosophes et les moralistes de la bourgeoisie libérale représentent douceâtre et philanthrope, était dans les premiers siècles de notre ère un féroce bourreau aussi inlassable qu'ingénieux. "Le Seigneur Jésus, dit saint Paul, se révélera au ciel avec les anges de sa puissance, avec un feu flamboyant contre ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui n'obéissent pas à l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ, ils seront punis d'une peine éternelle devant la face du Seigneur et devant la gloire de sa puissance." (II, Thes. I, 7-9). Zeus faisait torturer ses ennemis loin de ses yeux, Prométhée sur le Caucase et Tantale dans le Tartare : le Dieu chrétien qui juge que ses fidèles ont ainsi que lui une impitoyable âme de bourreau, leur promet, comme un des bonheurs du ciel, le réjouissant spectacle de l'éternelle torture des damnés. (Isaïe, LXVI, 24).

Le christianisme n'apportait pas "l'amour du prochain" ; il ressuscitait l'antique vengeance avec sa furie et son cérémonial. Le sauvage et le barbare ne s'apaisent que lorsqu'ils se vengent de leurs propres mains ; quand l'autorité civile enleva au particulier le droit de se venger, le fils de la victime ou à son défaut son plus proche parent assistait à la punition du coupable pour qu'il satisfit sa vengeance, qu'il ne lui était plus permis de prendre de ses propres mains : ceci se pratiquait encore dans l'Athènes de Périclès et des philosophes. Jésus, dit saint Paul, se vengera lui-même sur les infidèles ; Dieu son père et les élus se repaîtront de leurs souffrances : le supplice des infidèles était la preuve éclatante de la gloire et de la puissance du Seigneur.

Mais lorsque le Christianisme commença à pénétrer dans des couches plus civilisées de la société païenne, Dieu et son fils Jésus durent se civiliser pour se mettre à leur niveau ; ils perdirent la sauvage habitude de se venger eux-mêmes et d'assister aux tortures de la victime ; ils se déchargèrent sur des subalternes, sur des démons, du châtiment des infidèles, qu'ils firent tourmenter loin de leur présence, dans les enfers. Les sauvages s'étaient débar­rassés des esprits, qui les tourmentaient, en les envoyant continuer leur existence posthume dans un séjour de délices ; les chrétiens crurent qu'ils pourraient délivrer les villes et les campagnes des démons, qui les infestaient, en les emprisonnant dans les enfers et en leur donnant l'agréable occupation de torturer les morts au lieu des vivants. Les païens, avant eux, avaient songé à leur donner cette distraction ; Platon leur abandonnait les coupables à torturer. Hésiode n'avait su que les transformer en policiers et en gendarmes de Zeus et de dame Justice.

Le Christianisme n'a apporté rien de nouveau ; il n'a pas même inventé ses absurdités et ses grossières superstitions ; mais il eut l'art incomparable qu'ignorèrent les Mystères et l'Orphisme, de satisfaire les besoins intellectuels et sentimentaux, les appétits et les passions des masses démocratiques : il sut épouser les haines des pauvres contre les riches et rassurer les riches en renvoyant dans un autre monde la réparation des injustices du sort, la rémunération des vertus et l'égalisation des conditions et du bien-être. Il fut malgré ses allures démagogiques du début, une soupape de sûreté pour les classes possédantes ; il réussit à se donner le caractère cosmopolite et démocratique que réclamaient la production et l'échan­ge des marchandises, en supprimant les cérémonies d'initiation dont s'entouraient les Mystères, en n'immobilisant pas son culte dans une ville et dans une nation, en le transportant au contraire en tous lieux, en admettant dans son giron tous les hommes sans distinction de race et de condition et en reliant toutes les Églises par une organisation cléricale, qui finit par devenir hiérarchique. Il commença par gagner la plèbe misérable, superstitieuse et grossière en reprenant et en matérialisant les traditions et les idées animiques des sauvages, que les Mystères avaient remis en vogue : quand il se fut assuré de ce point d'appui et qu'il eut acquis des forces défensives et offensives, il entreprit la conquête des classes intellectuelles et instruites en se frottant des élucubrations spiritualistes de la sophistique grecque et en recouvrant sa férocité primitive du masque doucereux et cafard que doit porter la religion de la Bourgeoisie exploitrice et philanthropique.


Notes

[1] La parole, le Verbe, le LogoV, qui pour Platon est la Raison et l'Intelligence (que seraient-elles, en effet, sans les mots) caractérise l'espèce humaine : les Romains appelaient le nouveau-né, le non-parlant, in-fans. Cette merveilleuse propriété impressionne si vivement la naïve et exubérante imagination des sauvages qu'ils attribuent aux mots une existence indépendante des objets qu'ils désignent, ils sont leurs âmes, leurs fantômes, αγαλματα, disait Héraclite : ils agissent comme des êtres vivants. Les Grecs croyaient que les imprécations d'un père ou d'une mère allaient dans l'Hadès réveiller les Erynnies, et les ramenaient sur terre; les malédictions étaient douées d'une si terrible action que les Hébreux et les Chinois punissaient de mort le fils, qui avait maudit son père. La connaissance du nom d'un individu donnait à celui qui la possédait une puissance magique sur lui : aussi le sauvage cache le sien aux étrangers. Encore de nos jours le nom des mem­bres de la famille régnante de Chine est inconnu au peuple ; il est interdit sous peine de mort de désigner l'empereur par son nom ; il ne doit l'être que par sa devise : Soleil du peuple, Etincelle bleue, etc. Le nom de Dieu n'est pas révélé dans la Bible ; les juifs et les chrétiens l'ignorent ; celui qui le saurait n'aurait qu'à le prononcer pour l'obliger à faire ses quatre volontés. La révélation aux initiés du nom des divinités Kabiriques et de la Despolna arcadienne, rapporte Pausanias, était un des rites de leurs mystères. Berthelot dit que cette croyance en la puissance des mots était "une perception confuse du pouvoir scientifique que l'homme devait acquérir un jour sur la nature ; elle avait fait naître cette opinion qu'il était possible de conjurer et de dominer les dieux par la seule force de la méditation et des formules magiques." (Discours à l'inauguration de la statue de Renan.)

[2] "Personne, dit Pascal n'a d'assurance, hors la foi, s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller... de sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, qui sait si cette moitié où nous pensons veiller, n'est pas un autre sommeil, un peu différent du premier, dont nous nous réveillons, pensant dormir." (Pensées, VIII, I.)

[3] Les âmes des morts que la tradition préserve de l'oubli deviennent des centres de cristallisations légen­daires; en durant dans la mémoire des vivants, elles bénéficient des prodiges qu'ils ont l'habitude d'attribuer aux esprits et sont pour cela invoqués en toute occurrence et finissent naturellement et sans que les sauvages s'en aperçoivent par devenir des esprits supérieurs, des dieux.

L'histoire du mot grec Δαίμων et de ses dérivés indique les étapes de cette évolution. Il veut dire au singulier esprit, et au pluriel les mânes, les ombres des morts ; il dérive de δαίομχι, partager, diviser et reproduit l'idée sauvage qui partage, divise dédouble l'homme en corps solide et esprit aériforme. Homère, Hésiode et Eschyle s'en servent gour désigner les dieux, qui avant d'habiter l'Olympe avaient comme Jésus séjourné sur la terre. Il revient avec cette signification plusieurs fois dans l'Iliade. (I. 222 ; III. 420 ; V. 438 ; XI. 792 ; XVII. 98, etc.) Les Pères de l'Eglise l'emploient pour démons. Il donne naissance à δχιμόνιον, divinité pour les auteurs classiques et démon, esprit impur, diable pour les auteurs ecclésiastiques et à οχιμονίω, déifier, être déifié ; les chrétiens lui donnèrent la signification de démoniser, être possédé par le démon.

[4] Le Temps du 10 janvier 1902 rapporte qu'un missionnaire norvégien, ayant dit aux Sakalaves qui s'apprêtaient à le tuer que son esprit resterait parmi eux, ils lui laissèrent la vie de crainte de sa vengeance.

[5] Si l'on débarrasse la riche et poétique mythologie grecque des élucubrations symboliques, allégoriques et mystiques, dont les philosophes et les poètes de l'époque classique et de la période Alexandrine l'ont sur­char­gée et embrouillée et que les mythologies d'Allemagne, platement copiés par ceux de France et d'Angle­terre, ont porté à leur plus parfaite confusion, elle devient un inappréciable reliquaire des coutumes préhis­toriques, qui préserve le souvenir de mœurs que les voyageurs et les anthropologistes voient revivre chez les nations sauvages des temps modernes. J'ai étudié dans le Mythe de Prométhée, les récits mythologiques d'Hésiode, d'Eschyle et d'Homère qui racontent l'introduction du patriarcat dans l'Olympe.

[6] L'Iliade, qui est un assemblage de chants populaires composés en des localités et à des époques différentes, relate forcément des mœurs et des croyances différentes, tandis que au chant XVI, Zeus ne promet pas à son fils Sarpedon une vie posthume, l'âme de Patrocle dans le chant XXIII demande à Achille de hâter ses funérailles pour qu'il aille dans l'Hadès, "d'où elle ne reviendra plus quand on lui aura rendu les honneurs du bûcher."

[7] La croyance que l'on devait nourrir les morts a été générale ; il est étrange, de constater, qu'elle persista en France jusqu'au XVII° siècle. Ricasoli, l'ambassadeur italien auprès de François Ier, écrit : "Bien que le roi soit mort, on lui sert matin et soir son plat ordinaire. Cela durera jusqu'à ce qu'il sera enterré. Autour de la table se tiennent le cardinal Tournon, l'Amiral et les autres personnages qui s'y tenaient de son vivant. On lui fait créance comme s'il existait encore ; c'est-à-dire que les officiers de bouche essayent les mets et les boissons, puis on donne tout, pour Dieu, aux pauvres." (Lettre du 13 mai 1547. Fonds Medicis. Cité par le Petit Temps, 15 juillet 1894). Tylor rapporte que Saint-Foix, qui vivait sous Louis XIV raconte dans ses Essais historiques sur Paris, que pendant les quarante jours qui suivirent la mort du roi on mettait la table devant son image de cire, que l'évêque bénissait les aliments et disait les grâces avant et après les repas.

[8] M. Victor Bérard a récemment démontré dans les Phéniciens et l'Odyssée, 1902, que le poème homérique fourmille de renseignements utiles aux pirates et aux caboteurs méditerranéens ; ils sont si exacts qu'ils figurent presque mot pour mot dans les instructions nautiques des marins modernes.

[9] Les plus anciennes monnaies que l'on possède datent du VII° siècle. Les premières monnaies d'or et d'argent ont été frappées par le roi de Lydie et au type de la tortue, dans l'île d'Egine, Les Grecs de Milet, d'Ephèse et de Phocée s'emparèrent de cette innovation et frappèrent des pièces d'or et d'électrum . On se servait auparavant, comme moyen d'échange, de poudres, de morceaux irréguliers en barre, anneau, et plaques de bronze, d'argent, d'or et' d'électrum, qui était un alliage d'or et d'argent. On trouve dans les villes d'Egypte et d'Asie antérieure des inscriptions faisant mention de ces lingots, ayant un poids exact et fixe.

[10] La Révolution française, qui fut une lutte de classes, entre démocrates et aristocrates, a répété sur une scène, agrandie aux proportions d'une nation, les péripéties des luttes civiles des cités antiques : les cadets des familles nobles firent cause commune avec les bourgeois pour renverser le gouvernement aristocratique, déposséder la noblesse et l'Église et se partager leurs biens ; les révolutionnaires se mirent sous la protection d'un tyran, Bonaparte, pour conserver les biens volés et le pouvoir conquis, tandis que les nobles s'alliaient avec l'ennemi étranger pour reconquérir leurs biens et leurs privilèges. La Révolution anglaise avait également passé par les mêmes phases.

[11] Les artisans du moyen âge, acceptés par la religion chrétienne, l'avaient accommodée aux besoins de leurs organisations de métier. La Faculté de théologie de Paris, en 1609, condamnait comme sacrilège les rites compagnonniques des selliers, cordonniers, tailleurs, chapeliers et couteliers, parce qu'ils parodiaient les cérémonies sacrées du Catholicisme lors de l'initiation des compagnons.

[12] Les artisans de l'antiquité gardaient si mystérieusement les secrets professionnels, dit Berthelot, que les procédés pour la préparation des miteux données par Aristote, Pline, Vitruve et le papyrus de Leyde, lequel date du II° siècle après Jésus-Christ, étaient bien inférieurs aux connaissances techniques que possédaient les artisans depuis des milliers d'années, et que l'on a pu apprécier par l'analyse chimique des statuettes votivés de Chaldée, vielles au moins de six mille ans et du vase d'argent d'Entema, antérieur au XXX° siècle avant l'ère chrétienne. Les outils et les armes de bronze, que les sauvages substituèrent à ceux de pierre polie, étaient généralement durcis par l'arsenic et ce n'est que dans les manuscrits du XVI° siècle qu'il est fait mention de cet alliage.

[13] Les Mystères d'Eleusis ont fait couler bien de l'encre. Les mythologies prêtent un sens extraordinairement abstrus aux lamentations de Demeter, lorsque Pluton ravit sa fille et à son allégresse, lorsqu'elle lui est rendue pour quelques jours. Ces scènes de douleur et de joie étaient une dramatisation du désespoir des mères, quant au début du patriarcat la fille vendue par son père et ses frères était enlevée par ruse et violence pour aller habiter dans la maison du mari, et de son bonheur, quand pour la consoler on permettait à la jeune mariée de venir passer tous les ans quelques jours dans la demeure maternelle.

Il est probable que les prêtresses d'Eleusis connaissaient la signification de ces cérémonies, ainsi que celle des légendes et des traditions de l'époque prépatriarcale, qu'elles ne communiquaient et n'expliquaient qu'aux initiés d'élite. Elles ont dû fournir à Eschyle les traditions dur l'introduction du patriarcat qu'il reproduit dans son Prométhée et à Platon l'extraordinaire forme de famille qu'il préconise pour les guerriers de sa République (Liv. V). Cette organisation familiale, qu'aucun autre écrivain de l'antiquité n'a mentionné, n'est pas une fantaisie du philosophe utopiste, mais l'exacte description d'une des primitives formes de la famille, que L.-H. Morgan a retrouvée, telle qu'il l'a décrite, dans les souvenirs des indigènes d'Hawaï, où elle venait de s'éteindre peu de temps avant sa découverte par les Européens.

[14] Les armées, qui n'étaient composées que de propriétaires, jouissant de leurs droits de citoyens, furent envahies par les mercenaires. Démosthène dit que dans l'armée envoyée contre Olynthe, il y avait 4.000 citoyens à 10.000 mercenaires ; et dans celle que bâtit Philippe à Chéronée, il y avait 2.000 citoyens d'Athè­nes et de Thèbes, et 15.000 mercenaires.

[15] Saint-Mathieu, IX, 32 ; XI, 18 ; XII, 22 ; XVII, 15 ; Saint Marc, I. 23 ; IX, 17 ; Saint Luke, IV, 33 ; VII, 33 ; VIII, 27 ; IX, 39 ; XIII, 11 ; Saint Jean, X, 20 ; les Act. Des Ap. XVI, 16 ; XIX, 13. etc.

[1] L'Odyssée est le poème des pirates et des navigateurs méditerranéens ; tandis que l'Iliade est celui des héros patriarcaux. La largue de l'Odyssée dispose de plus de mots abstraits et d'un plus grand nombre de termes pour exprimer des choses créées par l'esprit, indice indéniable d'un développement intellectuel plus avancé ; on y trouve une autre conception de la divinité. Les dieux de l'Iliade se distinguent à peine des hommes ; ils prennent part à leurs luttes, se battent contre eux et entre eux à leur sujet : ceux de l'Odyssée sont si supé­rieurs, que les hommes n'osent plus se mesurer avec eux et si éloignés d'eux qu'ils n'épousent plus leurs querelles.

[17] Hécate "polymorphe et aux noms multiples" dont les Orphiques rependaient le culte en Grèce, était, ainsi qu'Isis, adorée un peu partout.

[18] Le décourageant sentiment d'impuissance était général dans le monde antique au moment où apparaissait le Christianisme ; il existait depuis des siècles et avait donné naissance au pessimisme de Théognis et des poètes grecs et des auteurs de l'Ecclésiaste, des livres des Psaumes, des Proverbes et de Job.

L'individu, après la désorganisation de la famille patriarcale, ayant perdu l'aide et la protection qu'il y rencontrait contre les vicissitudes de la vie. se trouvait isolé et n'avait à compter que sur ses forces et sa chance, en face d'ure société dont les membres sont en guerre les uns contre les autres et où l'homme est un loup pour l'homme. Ceux qui ne possédaient pas des richesses, ces armes de la guerre sociale, étaient condamnés d'avance à la misère ; et comme ils ne voyaient pas d'issue à leur situation, ils s'abandonnaient à la désespérance. Le stoïcisme traduisit ce sentiment ; il était la déprimante philosophie des vaincus de la société ; sous son masque viril il prêchait, avant le christianisme, la lâche résignation des esclaves.


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