1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?


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L'économie politique est une science remarquable. Les difficultés et les désaccords y commencent dès le premier pas, dès qu'on se pose cette question très élémentaire : Quel est au juste l'objet de cette science ? Le simple ouvrier, qui n'a qu'une idée tout à fait vague de ce que l'économie politique enseigne, attribuera son incertitude à l'insuffisance de sa propre culture générale. En l'occurrence, cependant, il partage en un sens son infortune avec beaucoup de savants et d'intellectuels qui écrivent de volumineux ouvrages et donnent dans les universités des cours à la jeunesse étudiante sur l'économie politique. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est pourtant un fait que la plupart des spécialistes d’économie politique n'ont qu'une notion très confuse du véritable objet de leur savoir.

Comme il est d'usage chez Messieurs les spécialistes de travailler sur des définitions, c'est-à-dire d'épuiser l'essence des choses les plus compliquées en quelques phrases bien ordonnées, informons-nous donc, à titre d'essai, auprès d'un représentant officiel de l'économie politique, et demandons-lui ce qu'est au fond cette science. Qu'en dit le doyen des professeurs allemands, auteur d'innombrables et énormes manuels d'économie politique, fondateur de l'école dite “ historique ”, Wilhelm Roscher ? Dans son premier grand ouvrage, Les fondements de l'économie politique, manuel et recueil de lectures pour hommes d'affaires et étudiants, paru en 1854 et 23 fois réédité depuis lors, nous lisons au chapitre 2. § 16 :

“ Nous entendons par économie politique la doctrine du développement des lois de l'économie nationale  [1], de la vie économique nationale (philosophie de l'histoire de l'économie nationale d'après von Mangoldt). Comme toutes les sciences portant sur la vie d'une nation, elle se rattache d'une part à l'étude de l'individu, et s'étend d'autre part à l'étude de toute l'humanité. ”

Les “ hommes d'affaires et étudiants ” comprennent-ils maintenant ce qu'est l'économie politique ? C'est précisément... l'économie politique. Qu'est-ce que des lunettes d'écaille ? Ce sont des lunettes à monture d'écaille. Qu'est-ce qu'un âne de charge ? Un âne sur lequel on charge des fardeaux. Procédé des plus simples, en vérité, pour expliquer à des enfants l'usage de telles locutions.* Le seul ennui est que si l'on ne comprend pas le sens des mots en question, on n'est pas plus avancé quand ils sont disposés autrement.

Adressons-nous à un autre savant allemand, qui enseigne actuellement l'économie politique à l'université de Berlin, le professeur Schmoller, lumière de la science officielle. Dans le Dictionnaire des sciences politiques, grand ouvrage collectif de professeurs allemands, publié par les professeurs Conrad et Lexis, Schmoller donne, dans un article sur l'économie politique, la réponse suivante à la question : qu'est-ce que cette science ?

“ Je dirais que c'est la science qui veut décrire, définir, expliquer par leurs causes et comprendre comme un tout cohérent les phénomènes économiques, à condition évidemment que l'économie politique ait été auparavant correctement définie. Au centre de cette science se trouvent les phénomènes typiques qui se répètent chez les peuples civilisés contemporains, phénomènes de division et d'organisation du travail, de circulation, de répartition des revenus, d'institutions économiques sociales, qui, s'appuyant sur certaines formes du droit privé et publie, dominés par des forces psychiques identiques ou semblables, engendrent des dispositions ou des forces semblables ou identiques et représentent dans leur description d'ensemble une sorte de tableau statique du monde civilisé économique d'aujourd'hui, une sorte de constitution moyenne de ce monde. A partir de là, cette science a ensuite cherché à constater ici et là les variations des différentes économies nationales entre elles, les diverses formes d'organisation, elle s'est demandée par quel enchaînement et quelle succession ces diverses formes apparaissent, parvenant ainsi a se représenter le développement causal de ces formes l'une à partir de l'autre, et la succession historique des situations économiques; elle a ainsi articulé l'aspect dynamique sur l'aspect statique. Et de même que dès ses débuts elle a pu, grâce à des jugements de valeur éthico-historiques, établir des idéaux, elle a toujours conservé jusqu'à un certain degré cette fonction pratique. Elle a toujours, à côté de la théorie, établi des enseignements pratiques pour la vie. ”

Ouf ! Reprenons notre souffle. De quoi s'agit-il donc ? Institutions économiques sociales - droit privé et public - forces psychiques - semblable et identique - identique et semblable - statistique - statique - dynamique - constitution moyenne - développement causal - jugements de valeur éthico-historiques... Le commun des mortels aura sans doute l'impression après tout cela qu'une roue de moulin tourne dans sa tête. Dans sa soif obstinée de savoir et sa confiance aveugle en la sagesse professorale, il se donnera la peine de relire deux, trois fois ce galimatias pour y trouver un sens. Nous craignons que ce soit peine perdue. Car ce qu'on nous offre là, ce ne sont que phrases creuses et assemblage clinquant et ampoulé de mots. Il y a pour cela un signe qui ne trompe pas : quiconque pense clairement et maîtrise lui-même à fond ce dont il parle, s'exprime clairement et de manière compréhensible. Quiconque s'exprime de façon obscure et prétentieuse, alors qu'il ne s'agit ni de pures idées philosophiques ni des élucubrations de la mystique religieuse, montre seulement qu'il ne voit pas clair lui-même ou qu'il a de bonnes raisons d'éviter la clarté. Nous verrons plus tard que ce n'est pas un hasard si les savants bourgeois se servent d'une langue obscure et confuse pour parler de l'essence de l'économie politique, que cela traduit au contraire aussi bien leur propre confusion que le refus tendancieux et acharné de clarifier réellement la question.

Que la conception de l'économie politique ne puisse être énoncée avec clarté peut se comprendre si l'on considère que les opinions les plus contradictoires ont été émises sur l'ancienneté de son origine. Un historien connu, ancien professeur d'économie politique à l'université de Paris, Adolphe Blanqui - frère du célèbre dirigeant socialiste et combattant de la Commune, Auguste Blanqui - commence, par exemple, le premier chapitre de son Histoire de l'évolution économique parue en 1837, par le titre suivant : “ L'économie politique est plus ancienne que l'on ne croit. Les grecs et les romains avaient déjà la leur. ” D'autres historiens de l'économie politique, comme par exemple l'ancien professeur à l'université de Berlin, Eugen Dühring, s'attachent au contraire à souligner que l'économie politique est beaucoup plus récente qu'on ne croit d'ordinaire, que cette science n'est apparue en réalité que dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Et, pour citer aussi des socialistes, Lassalle, fait en 1864, dans la préface à son écrit polémique classique contre Schultze-Delitzsch, Capital et travail, la remarque suivante : “ L'économie politique est une science qui commence seulement et qui est encore à faire. ”

Par contre, Karl Marx a donné à son principal ouvrage économique, Le Capital, dont le premier livre parut trois ans plus tard, comblant pour ainsi dire l'espoir exprimé par Lassalle, le sous-titre Critique de l'économie politique. De cette façon, Marx place son propre ouvrage en dehors de l'économie politique, la considérant comme quelque chose d'achevé et de terminé, sur quoi il exerce à son tour une critique. Une science qui pour certains est presque aussi ancienne que l'histoire écrite de l'humanité, que d'autres disent ne pas dater de plus d'un siècle et demi, d'autres, qu'elle n'en est encore qu'aux premiers balbutiements, d'autres encore qu'elle est déjà dépassée et qu'il est temps de l'enterrer par la critique - il est clair qu'une telle science soulève un problème assez spécial et complexe.

Mais nous serions tout aussi mal inspirés en demandant à l'un des représentants officiels de cette science de nous expliquer pourquoi l'économie politique n'est apparue, comme c'est maintenant l'opinion courante, que si tard, il y a à peine 150 ans. Le professeur Dühring nous expliquera par exemple, à grand renfort de discours, que les anciens grecs et les romains n'avaient pas encore de notions scientifiques des réalités de l'économie politique, mais seulement des idées “ irresponsables ”, “ superficielles ”, “ tout ce qu'il y a de plus ordinaires ”, tirées de l'expérience quotidienne; que le Moyen Âge n'avait aucune notion scientifique. Cette savante explication ne nous fait pas avancer d'un pas et ses généralités sur le Moyen Âge ne peuvent que nous induire en erreur.

Une autre explication originale nous est fournie par le professeur Schmoller. Dans l'article tiré du Dictionnaire des sciences politiques que nous avons cité plus haut, il nous “ régale ” des considérations suivantes :

“ Pendant des siècles, on a observé et décrit des faits particuliers de l'économie privée et sociale, on a reconnu des vérités économiques particulières, on a débattu de questions économiques sur les systèmes de morale et de droit. Ces schémas partiels n'ont pu créer une science, mais à partir du moment où les questions d'économie politique acquirent, du XVII° au XIX° siècle, une importance jamais soupçonnée auparavant pour la conduite et l'administration des États, lorsque de nombreux auteurs s'y intéressèrent, lorsqu'il devint nécessaire d'en instruire la jeunesse étudiante et qu'en même temps l'essor général de la pensée scientifique conduisit à relier l'ensemble des principes et des vérités relevant de l'économie politique en un système autonome dominé par certaines idées fondamentales comme la monnaie et l'échange, la politique économique de l'État, le travail et la division du travail - et c'est ce que tentèrent les principaux auteurs du XVIII° siècle - à partir de ce moment l'économie politique exista en tant que science autonome. ”

Si l'on résume le sens assez mince de ce long passage, on en tire cette leçon : des observations économiques restées longtemps éparses se sont réunies en une science à part quand la “ direction et l'administration des États ”, c'est-à-dire le gouvernement, en ressentit le besoin et quand il devint nécessaire à cette fin d'enseigner l'économie politique dans les universités. Comme cette explication est admirable et classique pour un professeur allemand ! En vertu d'un “ besoin ” de ce cher gouvernement, une chaire est créée - qu'un professeur s'empresse d'occuper. Ensuite, il faut naturellement créer la science correspondante; sinon qu'enseignerait en effet le professeur ? On songe à ce maître de cérémonies qui affirmait que les monarchies devraient toujours exister, car à quoi servirait un maître de cérémonies, s'il n'y avait pas de monarchie ? Il semblerait donc que l'économie politique est apparue en tant que science du fait des besoins des États modernes. Un bon de commande des autorités aurait donné naissance à l'économie politique ! Que les besoins financiers des princes, qu'un ordre des gouvernements suffise à faire jaillir de terre une science entièrement nouvelle, voilà bien la manière de penser de ce professeur, domestique intellectuel des gouvernements du Reich qui se charge, à volonté, en leur nom, de faire de l'agitation “ scientifique ” pour tel projet de budget de la marine, tel projet douanier ou fiscal, vautour des champs de bataille qui prêche en temps de guerre l'excitation chauvine contre les peuples et le cannibalisme moral. Une telle conception est toutefois difficile à digérer pour le reste de l'humanité, pour tous ceux qui ne sont pas payés par le Trésor. Mais cette théorie nous donne une nouvelle énigme à résoudre. Que s'est-il passé pour que, vers le XVII° siècle, comme l'affirme le professeur Schmoller, les gouvernements des États modernes aient soudain senti le besoin d'écorcher leurs chers sujets selon des principes scientifiques, alors que tout avait si bien marché pendant des siècles à la mode patriarcale et sans ces principes ? Ne faudrait-il pas ici aussi remettre les choses en place, et ces besoins nouveaux des “ Trésors princiers ” ne seraient-ils pas eux-mêmes une modeste conséquence du grand bouleverse. ment historique dont la nouvelle science de l'économie politique est sortie vers le milieu du XIX° siècle ?

Quoi qu'il en soit, la corporation des savants ne nous ayant pas appris ce dont traite réellement l'économie politique, nous ne savons pas non plus quand et pourquoi elle est apparue.


Notes

[1] Économie nationale.
Le terme allemand correspondant à “ économie politique ”, traduit littéralement, signifie “ économie nationale ”, “ économie d'un peuple, d'une nation ” (N. d. T.).
D'où l'ironie de Rosa Luxemburg : “ l'économie nationale ” est “ l'économie d'une nation ”; la belle explication !


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