1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?

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Une chose est certaine, en tout cas : dans toutes les définitions des intellectuels à la solde des capitalistes que nous avons citées plus haut, il est question de “ Volkswirtschaft ”. Le terme “ Nationalökonomie ” n'est en effet qu'une expression étrangère pour : doctrine de l'économie politique [1]. La notion d'économie politique est au centre des explications de tous les représentants officiels de cette science. Or, qu'est-ce que l'économie politique ? Le professeur Bücher, dont l'ouvrage sur L'origine de l'économie politique jouit d'une grande renommée tant en Allemagne qu'à l'étranger, donne à ce sujet l'information suivante :

“ L'ensemble des manifestations, institutions et phénomènes que provoque la satisfaction de tout un peuple constitue l'économie politique.* L'économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées entre elles par la circulation des biens et entretiennent de multiples liens d'interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes les autres et fait remplir de telles tâches par d'autres, pour elle-même. ”

Essayons de traduire aussi cette savante “ définition ” en langage courant. Quand nous entendons d'abord parler de l'ensemble des institutions et phénomènes qui sont destinés à satisfaire les besoins de tout un peuple, il nous faut penser à toutes sortes de choses possibles : aux usines et ateliers, à l'agriculture et à l'élevage, aux chemins de fer et aux magasins, mais aussi aux sermons religieux et aux commissariats de police, aux spectacles de ballet, aux bureaux d'état civil et aux observatoires astronomiques, aux élections parlementaires, aux souverains et aux associations de combattants, aux clubs d'échecs, aux expositions canines et aux duels - car tout cela et encore une infinité d'autres “ institutions et phénomènes ” servent aujourd'hui à “ satisfaire les besoins de tout un peuple ”. L'économie politique serait alors tout ce qui se passe entre ciel et terre et la science de l'économie politique serait la science universelle “ de toutes choses et de quelques-unes encore ”, comme dit un proverbe latin.

Il faut manifestement apporter une limitation à la définition trop large du professeur de Leipzig. Il ne voulait probablement parler que d'“ institutions et phénomènes ” servant à la satisfaction des besoins matériels d'un peuple, ou, plus exactement, à la “ satisfaction des besoins par des choses matérielles ”. Même ainsi, “ l'ensemble ” serait encore beaucoup trop largement compris et se perdrait facilement dans les nuages. Essayons pourtant de nous y retrouver autant que faire se peut.

Tous les hommes ont besoin pour vivre de nourriture et de boisson, d'un logement, de vêtements et de toutes sortes d'ustensiles à usage domestique. Ces choses peuvent être simples ou raffinées, chichement ou largement mesurées, elles sont de toute façon indispensables à l'existence dans toute société humaine et doivent donc être continuellement fabriquées - puisque nulle part les alouettes ne nous tombent toutes rôties dans la bouche. Dans les États civilisés, s'y ajoutent encore toutes sortes d'objets qui rendent la vie plus agréable et qui aident à satisfaire des besoins moraux et sociaux - et même des armes pour se protéger des ennemis. Chez ceux qu'on appelle les sauvages, ce sont des masques de danse, l'arc et les flèches, les statues d'idoles; chez nous, ce sont les objets de luxe, les églises, les mitrailleuses et les sous-marins. Pour produire tous ces objets, il faut des matières premières et des outils. Ces matières premières, telles que les pierres, le bois, les métaux, les plantes, etc., exigent du travail humain, et les outils dont on se sert pour les obtenir sont également des produits du travail humain.

Si nous nous satisfaisions provisoirement de ce tableau grossièrement tracé, nous pourrions nous représenter l'économie politique à peu près ainsi : tout peuple crée, constamment, par son propre travail, une quantité de choses nécessaires à la vie - nourriture, vêtements, habitations, ustensiles ménagers, parures, armes, etc. - ainsi que des matières et des outils indispensables à la production des premiers. La manière dont un peuple exécute tous ces travaux, dont il répartit les biens produits parmi ses différents membres, dont il les consomme et les produit à nouveau dans l'éternel mouvement circulaire de la vie, tout cela ensemble constitue l'économie du peuple en question, c'est-à-dire une “ économie politique ”. Tel serait à peu près le sens de la première phrase dans la définition du professeur Bücher. Mais continuons notre explication.

“ L'économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées entre elles par la circulation et qui entretiennent de multiples liens d'interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes les autres et fait remplir d'autres tâches pour elle-même. ”

Nous voici devant un nouveau problème : que sont ces “ économies particulières ”, à partir desquelles l'“ économie politique ” que nous venons à grand-peine de situer, se décompose ? A première vue, il semble bien qu'il faille entendre par là les ménages et les économies domestiques. De fait, tout peuple, dans les pays dits civilisés, se situe par rapport à un certain nombre de familles et toute famille a en règle générale, une vie “ économique ”. En quoi consiste cette économie ? La famille a certaines rentrées d'argent, de par l'activité de ses membres adultes, ou par d'autres sources, et avec ces rentrées elle fait face à ses besoins en nourriture, vêtements, logement, etc.

Et quand nous pensons à une économie familiale, nous voyons la mère de famille, la cuisine, l'armoire à linge et la chambre d'enfants. L'“ économie politique ” se décomposerait-elle en de telles “ économies particulières ” ? Nous nous trouvons dans un certain embarras. Dans l'économie politique telle que nous venons de la situer, il s'agissait avant tout de la production de tous les biens nécessaires à la vie et au travail, la nourriture, les vêtements, le logement, les meubles, les outils et les matières premières. Dans les économies familiales, en revanche, il ne s'agit que de la consommation des objets que la famille se procure tout faits par l'argent qu'elle possède. Nous savons aujourd'hui que la plupart des familles, dans les États modernes, achètent presque tous les vivres, vêtements, meubles, etc., dans les magasins ou au marché. Dans une économie domestique, on ne prépare les repas qu'à partir de vivres achetés, et on ne confectionne tout au plus les vêtements qu'à partir d'étoffes achetées. Ce n'est que dans des régions rurales tout à fait arriérées que l'on trouve encore des familles paysannes qui, par leur propre travail, se procurent directement la plupart de ce dont elles ont besoin pour vivre. Évidemment, il y a aussi, dans les États modernes, de nombreuses familles qui produisent à domicile divers produits industriels, ainsi les tisserands, les ouvriers de la confection; il y a aussi, nous le savons, des villages entiers où l'on fabrique des jouets ou des objets analogues. Mais dans ce cas, justement, le produit du travail domestique appartient exclusivement à l'entrepreneur qui le commande et le paie, pas la moindre parcelle n'est consommée à l'intérieur de l'économie familiale où se fait ce travail. Pour leur économie domestique, les travailleurs à domicile achètent avec leur maigre salaire des objets tout-faits, exactement comme les autres familles. Ce que dit Bücher, selon qui l'économie politique se décomposerait en économies particulières, signifie finalement, en d'autres termes, que la production des moyens d'existence de tout un peuple se “ décompose ” en consommation de ces moyens par les familles particulières - ce qui est une absurdité.

Un autre doute nous vient encore. Les “ économies particulières ” seraient aussi, d'après le professeur Bücher, “ reliées entre elles par la circulation ” et entièrement dépendantes les unes des autres, puisque “ chacun remplit certaines tâches pour toutes les autres ”. De quelle circulation et de quelle dépendance peut-il bien vouloir parler ? S'agit-il des échanges entre familles amies et voisines ? Mais cette circulation, qu'aurait-elle à voir avec l'économie politique et avec l'économie en général ? Toute bonne maîtresse de maison vous dira que moins il y a de circulation de maison à maison, mieux cela vaut pour l'économie et la paix domestiques. Et en ce qui concerne la “ dépendance ”, on ne voit pas du tout quelles “ tâches ” l'économie domestique du rentier Meyer remplirait pour l'économie domestique du professeur Schulze et “ pour toutes les autres ”. Manifestement, nous nous sommes égarés et devons reprendre la question par un autre bout.

L'“ économie politique ” du professeur Bücher ne se décompose donc pas en économies familiales particulières. Se décomposerait-elle, en usines, ateliers, exploitations agricoles, etc. ? Un indice semble nous confirmer que nous sommes cette fois sur la bonne voie. On produit effectivement dans ces entreprises ce qui sert à l'entretien de tout le peuple et il y a effectivement circulation et interdépendance entre elles. Une fabrique de boutons de culotte par exemple dépend entièrement des ateliers de tailleurs où elle trouve preneur pour sa marchandise, tandis que les tailleurs à leur tour ne peuvent confectionner des culottes sans boutons de culotte. Les ateliers de tailleurs ont d'autre part besoin de matières premières et dépendent ainsi des fabriques de tissus de laine et de coton, qui dépendent à leur tour de l'élevage de moutons et du commerce de la laine, et ainsi de suite. Nous constatons effectivement ici, dans la production, une interdépendance avec de nombreuses ramifications. Il est certes un peu pompeux de parler de “ tâches ” que chacune de ces entreprises “ remplit pour toutes les autres ”, à propos de la vente de boutons de culotte à des tailleurs, de laine de mouton à des filatures et autres opérations des plus ordinaires. Mais ce sont là les inévitables fleurs de rhétorique du jargon professoral qui aime à enrober de poésie et de “ jugements de valeur moraux ”, comme le, dit si bien le professeur Schmoller, les petites affaires lucratives du monde des entrepreneurs. Il nous vient cependant ici des doutes encore plus graves. Les diverses usines, exploitations agricoles, mines de charbon, aciéries seraient autant d'“ économies particulières ” en quoi se “ décompose ” l'économie politique. Mais la notion d'“ économie ” implique, manifestement, tout au moins c'est ainsi que nous nous sommes représenté l'économie politique, tant la production que la consommation de moyens de subsistance dans un certain périmètre. Or dans les usines, ateliers, mines, on ne fait que produire, et pour d'autres. On ne consomme là que les matières premières dont sont faits les outils et les outils, avec lesquels on travaille. Quant au produit fini, il n'est pas du tout consommé dans l'entreprise. Pas un bouton de culotte n'est consommé par le fabricant et sa famille, et encore moins par les ouvriers de l'usine; pas un tube d'acier n'est consommé en famille par le propriétaire des aciéries. En outre, si nous voulons déterminer de plus près ce qu'est l'“ économie ”, il nous faut la concevoir comme un tout fermé en quelque sorte, produisant et consommant les moyens de subsistance les plus importants pont l'existence humaine. Mais les entreprises industrielles ou agricoles actuelles ne fournissent chacune qu'un, ou au plus quelques produits qui ne suffiraient pas de loin à l'entretien humain, qui souvent même ne sont pas consommables mais constituent seulement une partie, ou la matière première ou l'outil d'un moyen de subsistance. Les entre. prises actuelles de production ne sont en effet que des fractions d'une, économie, qui n'ont en elles-mêmes, du point de vue économique, ni sens ni but et ont ceci de caractéristique justement, même au regard le moins averti, qu'elles ne constituent chacune qu'une parcelle informe d'une économie, et non une “ économie ”. Si l'on dit par conséquent que l'économie politique, c'est-à-dire l'ensemble des institutions et phénomènes qui servent à la satisfaction des besoins d'un peuple, se décompose en économies particulières, en usines, ateliers, mines, etc., on pourrait aussi bien dire que l'ensemble des “ institutions ” biologiques qui servent à l'accomplissement de toutes les fonctions de l'organisme humain, c’est l'homme lui-même et que cet homme se décompose à son tour en beaucoup d'organismes particuliers, à savoir le nez, les oreilles, les jambes, les bras, etc. Et une usine actuelle est de fait à peu près autant une “ économie particulière ” que le nez est un organisme particulier.

Nous arrivons donc par cette voie aussi à une absurdité, preuve que les ingénieuses définitions des savants bourgeois, bâties uniquement sur des signes extérieurs et des subtilités verbales, visent à éviter en ce cas le fond du problème. Essayons de soumettre nous-mêmes la notion d'économie politique à un examen plus précis.


Notes

[1] Voir la note précédente sur l’économie nationale.


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