1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?

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On nous parle des besoins d'un peuple, de la satisfaction de ces besoins dans une économie formant un tout et, en ce cas, de l'économie d'un peuple. La théorie de l'économie politique doit être la science qui nous explique l'essence de l'économie d'un peuple, c'est-à-dire les lois selon lesquelles un peuple, par son travail, crée sa richesse, l'augmente, la répartit entre les individus, la consomme et la crée à nouveau. L'objet de l'étude doit donc être la vie économique de tout un peuple, par opposition à l'économie privée ou particulière, quelle que soit la signification de cette dernière. Confirmant apparemment cette façon de voir, l'ouvrage classique, paru en 1776, de l'Anglais Adam Smith, que l'on appelle le père de l'économie politique, porte le titre de La richesse des nations.

Mais existe-t-il en réalité quelque chose qui soit l'économie d'un peuple ? C'est ce que nous devons nous demander. Les peuples ont-ils donc chacun leur propre vie économique particulière et close sur elle-même ? L'expression d' “ économie nationale ” est employée avec une particulière prédilection en Allemagne; tournons donc nos regards vers l'Allemagne.

Les mains des ouvrières et ouvriers allemands produisent chaque année dans l'agriculture et l'industrie une énorme quantité de biens de consommation de toutes sortes. Tous ces biens sont-ils produits pour la propre consommation de la population du Reich allemand ? Nous savons qu'une partie très importante et chaque année plus grande des produits allemands est exportée pour d'autres peuples, vers d'autres pays et d'autres continents. Les produits sidérurgiques allemands vont vers divers pays voisins d'Europe et aussi vers l'Amérique du Sud et l'Australie : le cuir et les objets en cuir vont vers tous les États européens; les objets en verre, le sucre, les gants vont vers l'Angleterre; les fourrures vers la France, l'Angleterre, l'Autriche-Hongrie; le colorant alizarine vers l'Angleterre, les États-Unis, l'Inde; des scories servant d'engrais aux Pays-Bas, à l’Autriche-Hongrie; le coke va vers la France; la houille vers l'Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse; les câbles électriques vers l’Angleterre, la Suède, la Belgique; les jouets vers les États-Unis; la bière allemande, l'indigo, l'aniline et d'autres colorants à base de goudron, les médicaments allemands, la cellulose, les objets en or, les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les rails de chemin de fer sont expédiés dans presque tous les pays commerçants du monde.

Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape, dans sa consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers. Notre pain est fait avec des céréales russes, notre viande provient du bétail hongrois, danois, russe; le riz que nous consommons vient des Indes orientales ou d'Amérique du Nord; le tabac, des Indes néerlandaises ou du Brésil; nous recevons notre cacao d’Afrique occidentale, le poivre, de l'Inde, le saindoux, des États-Unis. le thé, de la Chine, les fruits, d'Italie, d'Espagne et des États-Unis, le café, du Brésil, d'Amérique centrale ou des Indes néerlandaises; les extraits de viande nous proviennent d'Uruguay, les œufs de Russie, de Hongrie et de Bulgarie; les cigares de Cuba, les montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d'Argentine, le duvet de Chine, la soie d'Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le coton des États-Unis, des Indes, d'Égypte, la laine fine d'Angleterre; le jute des Indes; le malt d'Autriche-Hongrie; la graine de lin d'Argentine; certaines sortes de houille d’Angleterre; la lignite d'Autriche; le salpêtre du Chili; le bois de Quebracho; pour son tannin, d'Argentine; les bois de construction de Russie; les fibres pour la vannerie, du Portugal; le cuivre des États-Unis; l'étain de Londres, des Indes néerlandaises; le zinc d'Australie; l'aluminium d'Autriche-Hongrie et du Canada; l'amiante du Canada; l'asphalte et le marbre d'Italie; les pavés de Suède; le plomb de Belgique, des États-Unis, d'Australie; le graphite de Ceylan; la chaux d'Amérique et d'Algérie; l'iode du Chili, etc.

Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus recherchés et aux matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la plupart proviennent directement ou indirectement, en tout ou en partie, de pays étrangers et sont le produit du travail de peuples étrangers. Pour pouvoir vivre et travailler en Allemagne, nous faisons ainsi travailler pour nous presque tous les pays, tous les peuples, tous les continents et travaillons à notre tour pour tous les pays.

Pour nous représenter les dimensions énormes de ces échanges, jetons un regard sur les statistiques officielles des importations et exportations. D'après l'Annuaire statistique du Reich allemand de 1914, le commerce allemand, à l'exclusion des marchandises en transit, se présentait comme suit :

L'Allemagne a importé en 1913 :

matières premières 5 262 millions de M.
produits semi-finis 1 246 millions de M.
produits finis 1 776 millions de M.
produits alimentaires 3 063 millions de M.
animaux vivants 289 millions de M.
Total 11 638 millions de M.

soit presque 12 milliards de marks.

La même année, l'Allemagne a exporté :

matières premières 1 720 millions de M.
produits semi-finis 1 159 millions de M.
produits finis 6 642 millions de M.
produits alimentaires 1 362 millions de M.
animaux vivants 7 millions de M.
Total 10 891 millions de M.

soit presque 11 milliards de marks. Ensemble, cela fait plus de 22 milliards de marks pour le commerce extérieur annuel de l'Allemagne.

Mais la situation est la même, dans une proportion moindre ou plus grande, pour les autres pays modernes, c'est-à-dire pour ceux précisément dont la vie économique est l'objet exclusif de l'économie politique. Tous ces pays produisent les uns pour les autres, en partie aussi pour les continents les plus reculés, mais utilisent aussi pour leur consommation comme pour leur production des produits de tous les continents.

Comment peut-on, face à un développement aussi énorme des échanges, tracer les limites entre l ” économie ” d'un peuple et celle d'un autre peuple, parler d'autant d'“ économies nationales ” comme s'il s'agissait de domaines formant un tout et pouvant être considérés en eux-mêmes ?

Les échanges internationaux et leur augmentation ne sont évidemment pas une découverte qui aurait échappé aux savants bourgeois. Les statistiques officielles, publiées dans des rapports annuels, font que ces réalités relèvent du domaine public, pour tous les gens cultivés; l'homme d'affaires, l'ouvrier d'industrie les connaissent en outre par leur vie de tous les jours. La croissance rapide du commerce mondial est aujourd'hui un fait si universellement connu et reconnu que personne ne peut plus le contester ou en douter. Mais comment ce fait est-il compris par les experts en économie politique ? Comme une relation purement extérieure, comme l'exportation de ce qu'ils appellent l'“ excédent ” de la production d'un pays par rapport à ses propres besoins, et l'importation qui “ manquerait ” à sa propre économie - relation qui ne les empêche absolument pas de continuer à parler d'“ économie politique ”.

C'est ainsi que par exemple le professeur Bücher, après nous avoir instruit en long et en large de l'“ économie politique ” actuelle, stade ultime et suprême dans la série des forces économiques historiques, proclame :

“ C'est une erreur de croire que les facilités apportées par l'ère libérale au commerce international amèneront le déclin de la période de l'économie nationale, qui fera place à la période de l'économie mondiale. Certes, nous voyons aujourd'hui en Europe une série d'États privés d'autonomie nationale dans leur approvisionnement en biens, dans la mesure où ils sont contraints de recevoir de l'étranger d'importantes quantités de produits alimentaires, tandis que leur production industrielle a dépassé de beaucoup les besoins nationaux et fournit continuellement des excédents qui doivent trouver leur utilisation à l'étranger. Mais il ne faut pas voir dans la cohabitation de pays industriels et de pays fournissant les matières premières, dépendant les uns des autres, dans cette “ division internationale du travail ”, un signe que l'humanité est sur le point de franchir une nouvelle étape de son évolution, étape qui s'opposerait aux précédentes sous le nom d'économie mondiale. Car, d'une part, aucune étape économique n'a jamais garanti la pleine satisfaction des besoins; elles ont toutes laissé subsister certaines lacunes qu'il fallait combler de façon ou d'autre. D'autre part, cette prétendue économie mondiale n'a, jusqu'ici du moins, pas fait apparaître de phénomènes différant essentiellement de ceux de l'économie nationale et l'on peut douter qu'il en apparaisse dans un avenir prévisible. ”  [1]

Avec plus d'audace encore, Sombart, jeune collègue du professeur Bücher, déclare tout de go que nous n'entrons pas dans l'économie mondiale, mais au contraire que nous nous en éloignons toujours davantage :

“ J'affirme que les peuples civilisés ne sont pas aujourd'hui de plus en plus liés entre eux par des relations commerciales, mais au contraire le sont de moins en moins. L'économie nationale particulière n'est pas aujourd'hui plus intégrée au marché mondial qu'il y a cent ou cinquante ans, mais moins. Cependant, nous ne devons pas admettre que les relations commerciales internationales acquièrent une importance relativement croissante pour l'économie politique moderne. C'est l'inverse qui se produit. “ Le professeur Sombart est convaincu que “ les différentes économies nationales deviennent des microcosmes de plus en plus achevés et que pour toutes les industries le marché intérieur l'emporte toujours plus sur le marché mondial. ”  [2]

Cette brillante ineptie, qui bafoue sans gêne toutes les observations courantes de la vie économique, souligne à merveille l'acharnement avec lequel messieurs les savants refusent de reconnaître l'économie mondiale comme une nouvelle phase de l'évolution de la société humaine - refus dont nous avons à prendre note pour en chercher les racines cachées.

Ainsi, parce qu'aux “ étapes antérieures de l'économie ”, aux temps du roi Nabuchodonosor, par exemple, “ certaines lacunes ” de la vie économique étaient déjà comblées par l'échange, le commerce mondial actuel ne signifie rien et il faut en rester à l'“ économie nationale ”. Tel est l'avis du professeur Bücher.

Cela caractérise bien la grossièreté des conceptions historiques d'un savant dont la réputation repose justement sur sa prétendue perspicacité et sur ses profondeurs de vues en histoire économique ! Il met, sans plus, dans le même sac, au nom d'un schéma absurde, le commerce international d'étapes de l'économie et de la civilisation les plus diverses et le tout séparé par des millénaires ! Certes, il n'y a pas eu d'étapes dans la société sans échanges. Les fouilles préhistoriques les plus anciennes, les cavernes les plus grossières qui ont servi d'habitat à l'humanité “ antédiluvienne ”, les tombes préhistoriques les plus primitives témoignent toutes d'un certain échange de produits entre contrées éloignées les unes des autres. L'échange est aussi ancien que l'histoire des civilisations humaines, il les a de tout temps accompagnées, et a été le plus grand moteur de leur progrès. Or c'est dans cette vérité générale et, par là même, tout à fait vague, que notre savant noie toutes les particularités des époques, les étapes de la civilisation, les formes économiques. Si la nuit tous les chats sont gris, dans l'obscurité de cette théorie universitaire, les formes les plus diverses de communication ne font qu'un. L'échange primitif d'une tribu indienne du Brésil qui troque à l'occasion ses masques de danse contre les arcs et les flèches d'une autre tribu; les étincelants magasins de Babylone où s'amoncelait la splendeur des cours orientales; le marché antique de Corinthe où se vendaient à la nouvelle lune les linons d'Orient, les poteries grecques, le papier de Tyr, les esclaves de Syrie et d'Anatolie pour des riches esclavagistes; le commerce maritime de la Venise médiévale qui fournissait aux cours féodales et aux maisons patriciennes d'Europe les objets de luxe... et le commerce mondial capitaliste d'aujourd'hui qui étend son réseau sur l’Orient et l'Occident, sur le nord et le sud, sur tous les océans et tous les coins du monde, qui brasse bon an mal an des masses énormes - depuis le pain quotidien et l'allumette du mendiant jusqu'à l'objet d'art le plus recherché du riche amateur, du plus simple produit de la terre jusqu'à l'outil le plus compliqué, sorti des mains de l'ouvrier, source de toute richesse, jusqu'aux outils de meurtre de la guerre - tout cela ne fait qu'un tout pour notre professeur d'économie politique : c'est le simple “ remplissage ” de “ certaines lacunes ” dans des organismes économiques autonomes ! ...

Il y a cinquante ans, Schultze Von Delitzsch racontait aux ouvriers allemands que chacun aujourd'hui produit d'abord pour lui-même, mais donne “ en échange des produits des autres ” ceux “ dont il n'avait pas l'usage pour lui-même ”. Lassalle a répondu de manière catégorique à ce non-sens :

“ Monsieur Schultze ! N'avez-vous donc aucune idée de la réalité du travail social d'aujourd'hui ? N'êtes-vous donc jamais sorti de Bitterfeld et de Delitzsch ? Dans quel siècle médiéval vivez-vous encore avec toutes vos conceptions ?
“ ... Ignorez-vous donc complètement que le travail social d'aujourd'hui a justement ceci de caractéristique que chacun ne produit pas pour lui-même ? Ignorez-vous donc complètement qu'il en est nécessairement ainsi depuis la grande industrie, qu'en cela réside aujourd'hui la forme et l'essence du travail et que si l'on ne s'en tient pas rigoureusement à ce point, on ne peut pas comprendre un seul aspect de la situation économique actuelle, un seul des phénomènes économiques actuels ?
“ D'après vous, Monsieur Leonor Reichenheim, de WüsteGiersdorf, produit d'abord le fil de coton dont il a lui-même besoin. Il échange l'excédent que ses filles ne peuvent plus transformer en bas et en chemises de nuit.
“ Monsieur Borsig produit d'abord des machines pour ses besoins familiaux. Puis il vend les machines en excédent.
“ Les magasins d'articles de deuil travaillent d'abord en prévision de décès dans leur propre famille. Et ceux-ci étant trop rares, ils échangent ce qui leur reste.
“ Monsieur Wolff, propriétaire du bureau local des télégraphes, reçoit d'abord les dépêches servant à sa propre information et pour sa propre satisfaction. Ce qui reste, quand il en a eu son content, il l'envoie aux agioteurs et aux rédacteurs de presse qui, en échange, mettent à son service les correspondants qu'ils ont de trop ! ...
“ Le caractère distinctif du travail, dans les périodes sociales antérieures, caractère auquel il faut se tenir rigoureusement, était de produire pour les besoins locaux et de rendre ou troquer l'excédent, c'est-à-dire de pratiquer de façon prédominante l'économie naturelle. Or, le caractère distinctif et spécifique du travail dans la société moderne est que chacun produit non pas ce dont il a besoin, mais que chacun produit des valeurs d'échange, comme on produisait autrefois des valeurs d'usage.
“ Et ne comprenez-vous pas, Monsieur Schultze, que c'est la forme nécessaire, et toujours plus répandue, du Travail dans une société où la division du travail a pris l'extension qu'elle a dans la société moderne ? ”

Ce que Lassalle essaie d'expliquer ici à Schultze à propos de l'entreprise privée capitaliste, s'applique chaque jour davantage aujourd'hui au mode d'économie des pays capitalistes aussi évolués que l'Angleterre, l'Allemagne, la Belgique, les États-Unis, sur les traces desquels les autres pays s'engagent les uns après les autres. Et la façon dont le juge progressiste de Bitterfeld cherchait à tromper les ouvriers, était beaucoup plus naïve mais n'était pas plus grossière que la controverse d'un Bücher ou d'un Sombart sur le concept de l'économie mondiale.

Le professeur allemand, fonctionnaire ponctuel, aime avoir de l'ordre dans son domaine. Par amour de l'ordre, il range le monde, bien proprement, dans les compartiments d'un schéma scientifique. Et tout comme il dispose ses livres sur les rayons de sa bibliothèque, il répartit les pays sur deux rayons : ici, les pays qui produisent des biens industriels et en ont “ un excédent ”; là, les pays qui pratiquent l'agriculture et l'élevage et dont les matières premières manquent aux autres pays. La naît, et là-dessus repose, le commerce international.

L'Allemagne est un des pays les plus industrialisés du monde. D'après ce schéma, elle devrait avoir les échanges les plus actifs avec un grand pays agricole comme la Russie. Comment se fait-il que les échanges commerciaux les plus importants de l'Allemagne se fassent avec deux autres pays industrialisés, les États-Unis d'Amérique du Nord et l'Angleterre ? En effet, les échanges de l'Allemagne avec les États-Unis en 1913 se sont montés à 2,4 milliards de marks, ceux avec l’Angleterre à 2,3 milliards de marks; la Russie ne vient qu'au troisième rang. Et, particulièrement en ce qui concerne les exportations, le premier État industriel du monde est aussi le plus grand acheteur vis-à-vis de l'industrie allemande : en important annuellement 1,4 milliard de marks de marchandises allemandes, l'Angleterre vient largement en tête des autres pays. Et l'Empire britannique absorbe un cinquième des exportations allemandes. Que pense de ce phénomène remarquable le docte professeur ?

D'un côté un État industriel, de l'autre un État agraire, telle est l'ossature rigide des relations économiques mondiales à partir de laquelle opèrent le professeur Bücher et la plupart de ses collègues. Or, dans les années 60, l'Allemagne était un État agraire; elle exportait l'excédent de ses produits agricoles et devait s'approvisionner en biens industriels les plus indispensables auprès de l'Angleterre. Depuis lors, elle est devenue elle-même un État industriel et le plus puissant rival de l'Angleterre. Les États-Unis d'Amérique sont en train de franchir en un délai encore plus bref la même étape que l'Allemagne des années 70 et 80. Ils sont encore, avec la Russie, le Canada, l'Australie et la Roumanie, l'un des plus grands pays producteurs de blé du monde; aux dernières statistiques (de 1900) 36 % de la population était encore occupée par les travaux agricoles. Mais en même temps l'industrie des États-Unis progresse avec une rapidité sans exemple et devient une dangereuse rivale des industries anglaise et allemande. Nous mettons au concours, pour une éminente faculté d'économie politique, la question suivante : faut-il, dans le schéma du professeur Bücher, classer les États-Unis dans la rubrique des États agricoles ou dans la rubrique des États industriels ? La Russie aussi s'engage lentement dans la même voie et, dès qu'elle se sera débarrassée de structures étatiques anachroniques, son immense population et ses inépuisables richesses naturelles lui feront rattraper le retard avec des bottes de sept lieues, pour égaler, voire dépasser peut-être, de notre vivant encore, la puissance industrielle de l'Allemagne, de l'Angleterre et des États-Unis. Le monde n'a donc pas, comme le déclare la sagesse professorale, une ossature rigide; il se meut, il vit, il change. La polarité entre industrie et agriculture, d'où naîtraient les échanges internationaux, est elle-même un élément fluide qui est de plus en plus repoussé à la périphérie du monde civilisé moderne. Mais que devient entre temps le commerce au sein de ce monde civilisé ? Selon la théorie du professeur Bücher, il devrait être de plus en plus réduit. Au lieu de cela - ô miracle - il prend de plus en plus d'ampleur entre pays industriels.

Rien de plus instructif que le tableau offert par l'évolution de notre monde économique moderne depuis un quart de siècle. Bien que nous assistions depuis 1880 à une véritable orgie de protection douanière, c'est-à-dire que les “ économies nationales ” se ferment artificiellement les unes aux autres, dans tous les pays industriels et grands États d'Europe, le développement du commerce mondial, dans le même temps, non seulement ne s'est pas arrêté, mais a pris un cours vertigineux. Même un aveugle peut voir l'étroite liaison entre industrialisation croissante et commerce mondial, en observant les trois pays pilotes, l'Angleterre, l'Allemagne et les États-Unis.

Le charbon et le fer sont l'âme de l'industrie moderne.

Or l'extraction de charbon est passée entre 1855 et 1910 :

en Angleterre de 162 à269 millions de tonnes
en Allemagne de 74 à 222millions de tonnes
aux États-Unis de 101 à 455millions de tonnes

Dans le même temps, la production de fonte brute est passée :

en Angleterre de 7,5 à10,2millions de tonnes
en Allemagne de 3,7 à 14,8millions de tonnes
aux États-Unis de 4,1 à 27,7millions de tonnes

Et le commerce extérieur annuel (importation et exportation) passait entre 1855 et 1912 :

en Angleterre de 13 à27,4milliards de marks
en Allemagne de 6,2 à 21,3milliards de marks
aux États-Unis de 5,5 à 16,2milliards de marks

Si l'on prend l'ensemble du commerce extérieur (importation et exportation) de tous les pays importants du globe, il est passé de 105 milliards de marks en 1904 à 165 milliards de marks en 1912. Soit une augmentation de 57 % en huit ans ! En vérité, c'est un rythme d'évolution économique sans exemple dans toute l'histoire mondiale jusqu'ici ! “ Les morts vont vite. ” L'“ économie nationale ” capitaliste semble être pressée d'épuiser ses capacités d'existence, de raccourcir son sursis. Que dit de tout cela le schéma professoral avec son opposition grossière entre États industriels et États agraires ?

Il y a cependant bien d'autres énigmes du même genre dans la vie économique moderne. Examinons d'un peu plus près le tableau des importations et exportations allemandes, au lieu de nous contenter des sommes globales de marchandises échangées ou des grandes catégories générales; pas. sons en revue les genres les plus importants de marchandises du commerce allemand.

En 1913, l'Allemagne a :

Importé


Exporté



Millions de M.


Millions de M.

du coton brut

pour 617

Des machines

pour 680

du blé

pour 417

quincaillerie

pour 652

de la laine

pour 413

houille

pour 516

de l'orge

pour 390

cotonnades

pour 446

du cuivre brut

pour 335

lainages

pour 271

des peaux

pour 322

papier et ses produits

pour 263

du minerai de fer

pour 227

fourrures brutes

pour 225

de la houille

pour 204

fer en barres

pour 205

des œufs

pour 194

soieries

pour 202

des fourrures brutes

pour 188

coke

pour 147

du salpêtre chilien

pour 172

produits d'aniline et autres à base de goudron

pour 142

de la soie brute

pour 158

vêtements

pour 132

du caoutchouc

pour 147

objets en cuivre

pour 130

bois de conifère scié

pour 135



fil de coton

pour 116

empeignes

pour 114

fil de laine

pour 108

objets en cuir

pour 114

bois de conifère brut

pour 97

tôle d'acier

pour 102



jouets

pour 103

peaux de veau

pour 95

fil de laine

pour 91

jute

pour 94

tube d'acier

pour 84

machines

pour 80

peaux (bovins)

pour 81

peaux (agneau, chèvre)

pour 73

fil d'acier

pour 76

cotonnades

pour 72

rails de chemin de fer, etc.

pour 73

lignite

pour 69

fonte

pour 65

laine cardée

pour 61

lainages

pour 43



fil de coton

pour 61



objets en caoutchouc

pour 57



Deux faits frappent immédiatement l'observateur même superficiel. Le premier est que la même catégorie de marchandises figure plusieurs fois dans les deux colonnes, quoique pour des quantités différentes. L'Allemagne exporte une impressionnante quantité de machines, mais elle en importe également pour la somme non négligeable de 80 millions de marks. De même, on exporte d'Allemagne de la houille, mais en même temps on importe de la houille étrangère. Il en est de même pour les cotonnades, le fil de laine, les lainages, de même aussi pour les peaux et fourrures et pour beaucoup d'autres marchandises qui ne figurent pas dans ce tableau. Du point de vue simpliste de l'opposition entre industrie et agriculture qui, telle la lampe merveilleuse d'Aladin, permet à notre professeur d'économie politique d'éclaircir tous les mystères du commerce mondial moderne, cette remarquable dualité est tout à fait incompréhensible; elle fait même l'effet d'une totale absurdité. Mais quoi ? l'Allemagne a-t-elle un “ excédent au-delà de ses propres besoins ” en machines, ou a-t-elle “ certaines lacunes ” ? Et qu'en est-il pour la houille et pour les cotonnades ? Et pour les peaux ? Et pour cent autres choses ! Ou comment une “ économie nationale ” aurait-elle simultanément, et pour les mêmes produits, continuellement un éventuel “ excédent ” et “ certaines lacunes ” ? La lampe d'Aladin vacille. Manifestement, le fait observé ne peut s'expliquer que si nous admettons qu'il existe entre l'Allemagne et les autres pays des relations économiques complexes et poussées, une division du travail aux ramifications nombreuses et subtiles en fonction de laquelle certaines espèces des mêmes produits sont commandées en Allemagne pour l'étranger et d'autres à l'étranger pour l'Allemagne, suscitant un va-et-vient quotidien où chaque pays n'est qu'un élément organique dans un ensemble plus vaste.

Un autre fait doit frapper à première vue dans ce tableau : importation et exportation n'y apparaissent pas comme deux phénomènes séparés s'expliquant, ici par les “ lacunes ”, là par les “ excédents ” de l'économie du pays; ce sont bien plutôt des phénomènes étroitement liés entre eux par des liens de cause à effet. Les énormes importations allemandes de coton ne s'expliquent évidemment pas par les besoins propres de la population, elles permettent les importantes exportations allemandes d'étoffes et de vêtements de coton. Un rapport semblable existe entre les importations de laine et les exportations de lainages, entre les importations de minerais étrangers et les exportations de marchandises de toutes sortes en acier, et il en est de même à chaque pas. L'Allemagne importe donc pour pouvoir exporter. Elle se crée artificiellement “ certaines lacunes ”, pour transformer ensuite ces lacunes en autant d'“ excédent ”. Le “ microcosme ” allemand apparaît ainsi dès l'abord comme une parcelle d'un tout plus grand, comme un atelier du monde.

Examinons de plus près ce “ microcosme ” dans son autonomie “ toujours plus parfaite ”. Imaginons que quelque catastrophe sociale ou politique ait réellement coupé l'“ économie nationale ” allemande du reste du monde, qu'elle en soit réduite à vivre sur elle-même. Quelle image s'offrirait alors à notre regard ?

Commençons par le pain quotidien. La productivité du sol est, en Allemagne, deux fois ce qu'elle est aux États-Unis; elle n'est dépassée dans le monde que par les pays de culture intensive, la Belgique, l'Irlande et les Pays-Bas. Il y a 50 ans, avec une agriculture beaucoup moins évoluée, l'Allemagne faisait partie des greniers à blé de l'Europe et nourrissait les autres pays avec son excédent. Aujourd'hui, le sol allemand, malgré sa productivité, est loin de suffire à nourrir sa propre population et son propre bétail; un sixième des produits alimentaires doit être importé. Autrement dit, si l'on coupe l'“ économie nationale ” allemande du reste du monde, un sixième de la population allemande, soit plus de 11 millions d'Allemands, serait privé de vivres !

Le peuple allemand consomme annuellement pour 220 millions de marks de café, pour 67 millions de marks de cacao, pour 8 millions de marks de thé, pour 61 millions de marks de riz; il absorbe pour environ une douzaine de millions d'épices diverses et pour 134 millions de marks de feuilles de tabac étranger. Tous ces produits sans lesquels le plus pauvre d'entre nous ne peut vivre aujourd'hui, qui font partie de nos habitudes quotidiennes et de notre niveau de vie, ne sont pas (ou peu, comme pour le tabac) produits en Allemagne, pour des raisons de climat. Que l'on coupe l'Allemagne du reste du monde et le niveau de vie du peuple allemand, qui correspond à sa civilisation actuelle, s'effondre.

Après la nourriture viennent les vêtements. Le linge de corps et l'ensemble de l'habillement des larges masses sont aujourd'hui presque exclusivement en coton, le linge de la bourgeoisie aisée est en lin, leurs vêtements, de laine fine et de soie. Or, l'Allemagne ne produit ni coton ni soie, ni non plus ce textile très important qu'est le jute, pas plus que la laine fine, dont l'Angleterre a le monopole mondial; il y a en Allemagne un grand déficit en chanvre et en lin. Que l'on coupe l'Allemagne du reste du monde, qu'on la prive des matières et des débouchés étrangers, et toutes les couches du peuple allemand sont privées de leur habillement le plus indispensable; l'industrie textile allemande qui, avec l'industrie du vêtement, nourrit aujourd'hui 1400 000 travailleurs et travailleuses, adultes et jeunes, est ruinée.

Allons plus loin. Ce qu'on appelle l'industrie lourde, la production de machines et la transformation des métaux, constitue l'armature de la grande industrie d'aujourd'hui; mais l'armature de cette industrie lourde, c'est le minerai. L'Allemagne consomme annuellement (en 1913) environ 17 millions de tonnes de fonte. Elle en produit elle-même également 17 millions. A première vue, on pourrait penser que l'“ économie nationale ” allemande couvre ainsi ses propres besoins en fer. Mais la fonte se fabrique à partir du minerai de fer. Or, l'Allemagne n'en extrait qu'environ 27 millions de tonnes pour une valeur de plus de 110 millions de marks, tandis que 12 millions de tonnes de minerai de plus haute qualité, qui représentent plus de 200 millions de marks et sont indispensables à la sidérurgie allemande, viennent de Suède, de France et d'Espagne.

Nous nous trouvons à peu près dans la même situation pour les autres métaux. L'Allemagne consomme annuellement 220 000 tonnes de zinc, elle en produit elle-même 270 000 tonnes dont elle exporte 100 000 tonnes, tandis que plus de 50 000 tonnes de zinc étranger doivent permettre de couvrir les besoins du pays. Le minerai de zinc lui aussi n'est extrait que partiellement en Allemagne : un demi-million de tonnes, représentant une valeur de 50 millions de marks. 300 000 tonnes de minerai de plus haute qualité, représentant 40 millions de marks, doivent être importées. L'Allemagne importe 94 000 tonnes de plomb raffiné et 123 000 tonnes de minerai de plomb. Enfin, en ce qui concerne le cuivre, en consommant annuellement 241 000 tonnes, l'Allemagne doit en importer  [3] 206 000 tonnes. L'étain, lui, vient entièrement de l'extérieur. Que l'on coupe l'Allemagne du reste du monde, et avec cet apport de métaux de grande qualité, avec ces débouchés étrangers pour les produits d'acier et les machines d'Allemagne, disparaissent les fondements de l'industrie allemande de transformation des métaux qui emploie 662 000 travailleurs, et l'industrie des machines qui fait vivre 1 130 000 ouvriers et ouvrières s'effondrerait aussi. D'autres branches de l'industrie qui tirent des précédentes leurs matières premières et leurs outils et celles qui leur fournissent matières premières et matières annexes, les mines en particulier, enfin celles qui produisent des vivres pour les puissantes armées ouvrières de ces industries disparaîtraient.

Mentionnons encore l'industrie chimique avec ses 168 000 travailleurs, qui produit pour le monde entier. Mentionnons l'industrie du bois qui emploie aujourd'hui 450 000 travailleurs et qui, sans les bois étrangers, devrait arrêter sa production. Mentionnons l'industrie du cuir qui, avec ses 117 000 travailleurs, serait paralysée sans les peaux étrangères et ses grands débouchés à l'étranger. Mentionnons l'or et l'argent, matériaux de la monnaie, et comme tels base indispensable de toute la vie économique actuelle, mais qui ne sont pratiquement pas produits en Allemagne. Représentons-nous tout cela de façon vivante, et posons-nous ensuite la question : qu'est-ce que l'“ économie nationale ” allemande ? Autrement dit, à supposer que l'Allemagne soit réellement et durablement coupée dit reste du monde et que son économie doive se suffire à elle-même, qu'adviendrait-il de la vie économique actuelle et par là même de toute la civilisation allemande d'aujourd'hui ? La production s'effondrerait, secteur après secteur, l'un entraînant l'autre, une énorme masse prolétarienne serait inoccupée, toute la population serait privée de la nourriture la plus indispensable et de vêtements, le commerce serait privé de sa base, les métaux précieux, et toute l'“ économie nationale ” ne serait qu'un amas de ruines. Voilà ce qu'il en est de “ certaines lacunes ” dans la vie économique allemande et du “ microcosme toujours plus parfait ” qui plane dans l'éther azuré de la théorie professorale.

Halte ! Et la guerre mondiale de 1914, la grande mise à l'épreuve de l'“ économie nationale ” ? N'a-t-elle pas donné brillamment raison aux Bücher et aux Sombart ? N'a-t-elle pas montré au monde envieux que le “ microcosme ” allemand peut parfaitement subsister, fort et vigoureux, dans un isolement hermétique par rapport au commerce mondial, grâce a son organisation étatique rigoureuse et à son haut rendement ? L'alimentation de la population n'a-t-elle pas été pleinement suffisante, sans recours à l'agriculture étrangère ? Et les rouages de l'industrie n'ont-ils pas continué à tourner allègrement sans apport de l'étranger ni débouchés extérieurs ?

Examinons les faits. D'abord le ravitaillement. L'agriculture allemande était loin d'y pourvoir seule. Plusieurs millions d'adultes, appartenant à l'armée, ont été entretenus pendant presque toute la durée de la guerre par des pays étrangers : par la Belgique, le nord de la France, et en partie par la Pologne et la Lituanie. L'“ économie nationale ” s'est donc trouvée, pour le ravitaillement du peuple allemand, agrandie de toute la surface des régions occupées de Belgique et du nord de la France et, dans la deuxième année de la guerre, de la partie occidentale de l'Empire russe, dont les produits agricoles couvraient pour une importante proportion l'absence d'importations. La contre-partie en était l'effrayante sous-alimentation des populations de ces régions occupées, secourues à leur tour - comme par exemple la Belgique - par l'aide américaine en produits agricoles. Le deuxième aspect complémentaire, c'était, en Allemagne, le renchérissement de tous les produits alimentaires de 100 à 200 % et la terrible sous-alimentation des plus larges couches de la population.

Et les rouages de l'industrie ? Comment ont-ils pu rester en mouvement sans l'apport en matières premières et autres moyens de production venant de l'étranger et dont nous avons vu l'énorme importance ? Comment un tel miracle a-t-il pu se produire ? Le mystère s'explique de la façon la plus simple et sans aucun miracle. L'industrie n'a pu rester en activité que parce qu'elle a constamment été alimentée en matières premières étrangères indispensables, et ceci par trois canaux : premièrement, par les grands stocks de coton, de laine, de cuivre sous différentes formes que l'Allemagne possédait déjà et n'avait qu'à faire sortir de leurs cachettes; deuxièmement, par les stocks qu'elle a réquisitionnés dans les Pays occupés, en Belgique, dans le nord de la France, et en partie en Lituanie et en Pologne, et utilisés pour sa Propre industrie; troisièmement, par les importations de l’étranger qui, par l'intermédiaire de pays neutres et du Luxembourg, n'ont pas cessé durant toute la guerre. Si l'on ajoute que d'énormes stocks de métaux précieux étrangers, condition indispensable de toute cette “ économie de guerre ”, se trouvaient accumulés dans les banques allemandes, il apparaît que l'isolement hermétique de l'industrie et du commerce allemands est une légende, tout comme l'alimentation suffisante de la population allemande par l'agriculture du pays, et que la prétendue autosuffisance du “ microcosme ” allemand pendant la guerre mondiale repose sur des contes de bonne femme.

Quant aux débouchés de l'industrie allemande, si importants dans toutes les régions du monde, comme nous l'avons constaté, ils ont été remplacés pendant la durée de la guerre par les besoins de guerre de l'État allemand lui-même. En d'autres termes, les branches industrielles les plus importantes, les industries des métaux, des textiles, du cuir, des produits chimiques, avaient été converties en industries livrant exclusivement pour l'armée. Comme le coût de la guerre était à la charge des contribuables allemands, cette conversion de l'industrie en industrie de guerre signifiait que l'“ économie nationale ” allemande, au lieu d'envoyer une grande partie de ses produits à l'étranger pour les échanger, les abandonnait à la destruction continuelle, mais ces pertes, par l'intermédiaire du système de crédit publie, grevaient pour des décennies les résultats futurs de l'économie.

Si l'on résume le tout, il est clair que la merveilleuse prospérité du “ microcosme ” pendant la guerre représentait à tous égards une expérience dont il faut seulement se demander combien de temps elle pouvait être prolongée sans que l'édifice artificiel s'effondre comme un château de cartes.

Jetons encore un regard maintenant sur un phénomène remarquable. Si l'on considère les chiffres globaux du commerce extérieur allemand, on est frappé par la nette supériorité des importations sur les exportations : les premières se montaient en 1913 à 11,6 milliards de marks, les secondes à 10,9 milliards. Et 1913 ne constitue pas une exception, le même rapport se vérifie sur une longue série d'années. Il en est de même pour la Grande-Bretagne qui, en 1913, a importé pour 13 milliards de marks et exporté pour 10 milliards de marks. La situation est la même en France, en Belgique, aux Pays-Bas. Comment un tel phénomène est-il possible ? Le professeur Bücher ne veut-il pas nous apporter la lumière de sa théorie de l'“ excédent par rapport aux propres besoins ” et de “ certaines lacunes ” ?

Si les relations économiques entre les différentes “ économies nationales ” se réduisent, comme nous l'enseigne le professeur, à ce que les “ économies nationales ” se passent leurs “ excédents ” comme au temps de Nabuchodonosor, si le simple échange de marchandises est le seul pont traversant l'éther bleu qui isole les uns des autres ces “ microcosmes ”, il est clair qu'un pays ne peut importer que tout juste autant qu'il exporte. Car, dans le simple échange marchand, la monnaie n'est qu'un intermédiaire, chacun paie la marchandise étrangère en dernière analyse avec sa propre marchandise. Comment une “ économie nationale ” peut-elle donc réaliser cet exploit d'importer de façon permanente plus qu'elle n'exporte de son propre “ excédent ” ? Peut-être le professeur va-t-il s'écrier en nous raillant : mais la solution est la plus simple du monde ! Le pays importateur n'a qu'à couvrir l'excédent de ses importations sur ses exportations en argent liquide. Mais pardon ! Jeter ainsi, bon an mal an, dans le gouffre de son commerce extérieur une quantité importante d'argent liquide, c'est un luxe que pourrait se permettre à la rigueur un pays dont le sous-sol serait riche en or et en argent, ce qui n'est le cas ni de l'Allemagne, ni de la France, ni de la Belgique ni des Pays-Bas. De plus, nous avons - ô miracle ! - une autre surprise : l'Allemagne n'importe pas seulement plus de marchandises, mais plus de monnaie qu'elle n'en exporte ! Les importations allemandes en or et en argent se sont ainsi montées en 1913 à 441,3 millions de marks, tandis que les exportations étaient de 102,8 millions de marks, et la proportion est à peu près la même depuis des années. Que dit de ce mystère le professeur Bücher avec ses “ excédents ” et ses “ lacunes ” ? La lampe merveilleuse vacille tristement.

Nous commençons à pressentir que, derrière ces mystères du commerce mondial, il doit y avoir entre les différentes “ économies nationales ” des relations économiques d'un tout autre genre que de simples échanges marchands. Manifestement, seul un pays qui aurait, par exemple, des droits économiques sur d'autres pourrait de façon permanente recevoir d'eux plus de produits qu'il ne leur en donne lui-même. Ces droits n'ont rien à voir avec des échanges entre partenaires égaux. De tels droits et relations de dépendance existent effectivement entre les pays, bien que les théories professorales les ignorent. Les relations de ce que l'on appelle la métropole avec ses colonies représentent de telles relations de dépendance, sous leur forme la plus simple. La Grande-Bretagne lève annuellement, sous des formes diverses, un tribut de plus d'un milliard de marks aux Indes britanniques. Et les exportations des Indes dépassent de 1,2 milliard par an ces importations. Cet “ excédent ” n'est que l'expression économique de l'exploitation coloniale des Indes par le capitalisme anglais - que les marchandises soient directement destinées à la Grande-Bretagne ou que les Indes les exportent ailleurs pour pouvoir verser leur tribut à l'exploiteur anglais. Il y a d'autres relations de dépendance qui ne sont pas fondées sur l'oppression politique [4]. Les exportations annuelles de la Russie dépassent d'un milliard de marks ses importations de marchandises. Est-ce le grand “ excédent ” des produits du sol sur les besoins de l'économie nationale qui draine annuellement ce puissant courant de marchandises hors de l’Empire russe ? On sait cependant que le moujik russe, dont le blé part ainsi pour l'étranger, souffre du scorbut par suite de sous-alimentation et mange du pain où l'on a ajouté de l'écorce d'arbre. L'exportation massive de céréales, commandée par un système financier et fiscal approprié à l'intérieur, est en fait une nécessité vitale pour l'État russe, afin de faire face aux obligations nées d'emprunts étrangers.

Depuis la crise de la guerre de Crimée et sa modernisation par des réformes, l'appareil d'État russe ne se maintient pour une bonne part que grâce aux capitaux étrangers, essentiellement français. Pour payer les intérêts de ces capitaux français, la Russie doit vendre chaque année des masses de blé, de bois, de lin, de chanvre, de bétail et de volailles à l'Angleterre, à l'Allemagne, aux Pays-Bas. L'énorme excédent des exportations russes représente ainsi le tribut du débiteur à son créancier, situation à laquelle correspond pour la France un large excédent en importations. Mais en Russie même, l'enchaînement des relations économiques va plus loin.

Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à deux buts : la construction de chemins de fer avec garantie de l'État et les dépenses militaires. Pour répondre à ces deux buts, une grande industrie puissante est née en Russie depuis les années 70 - à l'abri d'un système de protections douanières renforcées. Le capital français a fait surgir en Russie un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d'être constamment soutenu par d'importantes importations de machines et autres moyens de production en provenance des pays industriels pilotes, l'Angleterre et l'Allemagne. Il se tisse ainsi entre la Russie, la France, l'Allemagne et l'Angleterre des relations économiques, dont l'échange de marchandises n'est que la conclusion logique.

Cela n'épuise pas la diversité des relations économiques entre pays. Un pays comme la Turquie ou comme la Chine soumet une nouvelle énigme au schéma professoral : ces pays ont, à l'inverse de la Russie, et à l'instar de l'Allemagne et de la France, des importations largement excédentaires, certaines années elles représentent près du double des exportations. Comment la Turquie on la Chine peuvent-elles se permettre le luxe de remplir si largement les “ lacunes ” de leur “ économie nationale ” alors qu'elles ne sont pas en mesure de céder les “ excédents ” correspondants ? Les puissances d'Europe occidentale font-elles, par charité chrétienne, bon an mal an, cadeau au Croissant ou à l'Empire céleste de plusieurs centaines de millions de marks de marchandises utiles en tous genres ? Tout le monde sait, au contraire, que la Turquie comme la Chine sont entre les griffes de l'usurier européen et doivent payer en intérêts d'énormes tributs aux banques anglaises, allemandes et françaises. D'après l'exemple russe, la Turquie et la Chine devraient donc avoir un excédent d'exportations en produits agricoles, pour pouvoir payer leurs intérêts à leurs bienfaiteurs d'Europe occidentale. Mais, en Turquie comme en Chine, l'“ économie nationale ” est fondamentalement différente de ce qu'elle est en Russie. Les emprunts étrangers servent certes également pour l'essentiel à la construction de chemins de fer, d'installations portuaires et aux dépenses militaires. Mais la Turquie n'a pratiquement pas d'industrie propre et n'en peut faire surgir subitement à partir d'une économie paysanne naturelle et médiévale, avec ses méthodes primitives de culture et ses dîmes. Sous des formes différentes, la situation est à peu près semblable en Chine. C'est pourquoi non seulement tous les besoins de la population en produits industriels, mais aussi tout ce qui est nécessaire aux moyens de communication et à l'équipement de l'armée et de la flotte, doit être importé d'Europe occidentale et la réalisation doit être prise en charge sur place par des entrepreneurs, des techniciens et des ingénieurs européens.

Souvent même, les prêts ne sont accordés qu'en liaison avec de telles livraisons. Le capital bancaire allemand et autrichien n'accorde, par exemple, un prêt à la Chine qu'à condition qu'elle commande des armements pour une somme déterminée aux usines Skoda et à Krupp; d'autres prêts sont liés à des concessions pour la construction de chemins de fer. Ainsi les capitaux européens ne s'en vont-ils en Turquie ou en Chine le plus souvent que sous la forme de marchandises (armements) ou de capital industriel en nature, sous la forme de machines, d'acier, etc. Ces marchandises ne s'écoulent pas pour être échangées, mais pour produire du profit. Les intérêts de ces capitaux et les autres profits sont extorqués aux paysans turcs ou chinois par les capitalistes européens à l'aide d'un système fiscal approprié sous contrôle financier européen. Derrière les chiffres nus des importations turques ou chinoises excédentaires et des exportations européennes correspondantes se dissimulent donc de singulières relations entre le riche Occident capitaliste et l'Orient pauvre et retardataire que celui-là pressure en l'équipant des plus modernes et des plus puissants moyens de communication et installations militaires... tout en ruinant, en même temps, la vieille “ économie nationale ” paysanne.

Avec les États-Unis, nous nous trouvons encore devant un autre cas. Ici, comme en Russie, les exportations l'emportent largement sur les importations : celles-ci étaient pour 1913 de 7,4 milliards, celles-là de 10,2 milliards de marks. Les causes de ce phénomène ne sont pas du tout les mêmes qu'en Russie. Certes, les États-Unis absorbent aussi d'énormes quantités de capitaux européens. Dès le début du XIX° siècle, la Bourse de Londres accumule d'énormes quantités d'actions et de titres d'emprunts américains. La spéculation sur les titres et papiers américains a, jusque dans les années 1860, indiqué, comme un thermomètre, l'approche des grandes crises commerciales et industrielles anglaises. Depuis lors l'afflux de capitaux anglais aux États-Unis n'a pas cessé.

Ces capitaux partent sous forme de prêts aux villes et aux sociétés privées, mais surtout sous forme de capitaux industriels : soit que l'on achète à la Bourse de Londres des titres de chemin de fer ou de l'industrie américaine, soit que des cartels industriels anglais fondent aux États-Unis leurs propres filiales pour déjouer les barrières douanières, ou qu'ils s'approprient des entreprises américaines par l'achat d'actions, pour se débarrasser de leur concurrence sur le marché mondial. Car les États-Unis possèdent aujourd'hui une grande industrie hautement développée qui progresse rapidement et exporte déjà elle-même en quantité croissante du capital industriel - machines, charbon - au Canada, au Mexique et dans d'autres pays d'Amérique centrale et du Sud, tandis que le capital financier européen continue à affluer chez eux. Les États-Unis combinent ainsi d'énormes exportations en produits bruts - coton, cuivre, céréales, bois. pétrole - vers les vieux pays capitalistes avec des exportations industrielles croissantes vers les jeunes pays en voie d'industrialisation. Ce qui se reflète dans le grand excédent des exportations des États-Unis, c'est ce stade original de transition d'un pays agraire recevant des capitaux à un pays industriel exportant des capitaux; c'est le rôle d'intermédiaire entre la vieille Europe capitaliste et le jeune continent américain retardataire.

Si l'on embrasse l'ensemble de cette grande migration de capitaux quittant les vieux pays industriels pour les jeunes pays industriels et le retour correspondant des revenus de ces capitaux qui affluent annuellement comme tribut des pays jeunes aux vieux pays, il en ressort trois grands courants principaux. D'après des estimations de 1906, l'Angleterre, à cette époque déjà, avait investi dans ses colonies et à l'étranger 54 milliards de marks qui lui rapportaient annuellement 2,8 milliards de marks en intérêts. Le capital français à l'étranger se montait à la même époque a 32 milliards de marks qui rapportaient annuellement au moins 1,3 milliard de marks. L'Allemagne, enfin, avait déjà investi à l'étranger, il y a dix ans, 26 milliards de marks qui lui rapportaient annuellement environ 1,24 milliard de marks. Depuis lors, ces investissements et leurs revenus ont rapidement augmenté. Cependant, les grands courants principaux se divisent à la fin en courants moins larges. De même que les États-Unis propagent le capitalisme sur le continent américain, la Russie elle-même - encore entièrement alimentée par les capitaux français, par l'industrie anglaise et allemande - introduit déjà des capitaux et des produits industriels sur ses arrières : en Chine, en Perse, en Asie centrale; elle participe à la construction de chemins de fer en Chine, etc.

Derrière les arides hiéroglyphes du commerce mondial, nous découvrons ainsi tout un réseau de connexions économiques qui n'ont rien à voir avec le simple échange de marchandises, seule réalité pour la science professorale.

Nous découvrons que la distinction du savant Bücher, entre pays à production industrielle et pays fournissant des produits bruts, n'est elle-même qu'un produit brut du schématisme professoral. Les parfums, les cotonnades et les machines sont tous également des produits fabriqués. Les exportations françaises de parfums prouvent seulement que la France est le pays de production du luxe pour la mince couche de la riche bourgeoisie mondiale; les exportations japonaises de cotonnades prouvent que le Japon rivalise avec l'Europe occidentale pour ruiner dans tout l'Extrême-Orient la production paysanne et artisanale traditionnelle et la remplacer par le commerce de marchandises; les exportations anglaises, allemandes, américaines de machines-outils montrent que ces trois pays introduisent eux-mêmes la grande industrie dans toutes les régions du monde.

Nous découvrons donc qu'on exporte et importe aujourd'hui une “ marchandise ” qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor ainsi que durant toute la période historique de l'antiquité et du Moyen Âge et qui se nomme le capital. Cette “ marchandise ” ne sert pas à combler “ certaines lacunes ” des “ économies nationales ” étrangères, mais au contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes dans la maçonnerie des “ économies nationales ” vieillies, pour y pénétrer, y agir comme un tonneau de poudre et transformer à court ou à long terme ces “ économies nationales ” en amas de ruines. Avec cette “ marchandise ”, d'autres “ marchandises ” encore plus remarquables se répandent en masses de quelques pays dits civilisés vers le monde entier : moyens de communication modernes, extermination totale de populations indigènes; économie monétaire et endettement de la paysannerie; richesse et pauvreté, prolétariat et exploitation; insécurité de l'existence et crises, anarchie et révolutions. Les “ économies nationales ” européennes étendent leurs tentacules vers tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le grand filet de l'exploitation capitaliste.


Notes

[1] Bücher : “ La formation de l'économie nationale ” (“ Die Entstehung der Volkswirtschaft ”), 5° éd., p. 147.

[2] W. Sombart : “ L'économie nationale allemande au XIX° siècle ”, 2° éd., 1909, pp. 399-420.

[3] Dans le manuscrit : exporter.

[4] Note marginale de R. L. : arrière-plan en Inde : l'“ économie nationale ” de la commune paysanne s'effondre. Industrie... Les chiffres muets des importations et exportations parlent un langage saisissant...


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