1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?

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Le professeur Bücher ne croit-il toujours pas à une économie politique mondiale ? Non. Car après avoir examiné attentivement toutes les régions du monde et n'y avoir rien découvert, ce savant déclare : je n'y peux rien, je ne vois pas du tout de “ phénomènes particuliers ” “ différant essentiellement ” de ceux d'une économie nationale, “ et l'on peut douter qu'il en apparaisse dans un avenir prévisible ”.

Eh bien ! abandonnons le commerce et les statistiques commerciales et tournons-nous directement vers la vie, vers l'histoire des relations économiques modernes. Et intéressons-nous à une petite parcelle de ce tableau gigantesque et bariolé.

En 1768, Cartwright construit à Nottingham, en Angleterre, les premières filatures mécaniques de coton; en 1785, il invente le métier à tisser mécanique. La première conséquence en est, en Angleterre, la disparition du tissage à la main et l'extension rapide de la fabrication mécanique. Au début du XIX° siècle, il y avait en Angleterre, d'après une estimation d'époque, environ un demi-million d'artisans tisserands; ils sont maintenant en voie d'extinction, et vers 1860 il n'y avait plus dans tout le Royaume-Uni que quelques milliers d'artisans tisserands; en revanche, un demi-million d'ouvriers d'usine se trouvaient embauchés dans l'industrie du coton. En 1863, le président du conseil, Gladstone, parle à la Chambre d'un “ enivrant accroissement de richesse et de puissance ” qui s'est déversé sur la bourgeoisie anglaise, sans que la classe ouvrière y ait la moindre part.

L'industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières d'Amérique du Nord. Le développement des usines dans le Lancashire a fait naître de gigantesques plantations de coton dans le sud des États-Unis. On a fait venir des Noirs d’Afrique, main-d'œuvre bon marché pour un travail meurtrier dans les plantations de coton, de canne à sucre, de riz et de tabac. En Afrique, le commerce des esclaves prend une extension sans précédent, des peuplades entières sont pourchassées à l'intérieur du “ continent noir ”, vendues par leurs chefs, transportées par terre et par mer sur d'énormes distances pour être vendues en Amérique. On assiste à une véritable “ migration des peuples ” noirs. A la fin du XVIII° siècle, il n'y avait que 697 000 Noirs en Amérique; en 1861, il y en avait quatre millions.

L'extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves au Sud de l'Union provoqua une croisade des États du Nord contre cette atteinte abominable aux principes chrétiens. En effet, l'arrivée massive de capitaux anglais dans les années 1825-1860 avait suscité au nord des États-Unis une grande activité, tant dans la construction de chemins de fer que dans la création d'une industrie moderne, et par là même d'une bourgeoisie, adepte convaincue d'une forme plus moderne de l'exploitation : l'esclavage salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud dont les esclaves, en six ou sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des pieux puritains du Nord, une réprobation d'autant plus vive que le climat ne leur permettait pas d'ériger le même paradis dans leurs États ! C'est pourquoi, à l'instigation des États du Nord, l'esclavage fut aboli légalement en 1861 sur tout le territoire de l'Union. Les planteurs sudistes, atteints au plus profond de leurs intérêts, réagirent par la révolte ouverte. Les États du Sud firent sécession, et la guerre civile éclata.

Le ravage et la ruine économique des États du Sud fut la première conséquence de la guerre. La production et le commerce cessèrent, l'exportation de coton fut interrompue. L'industrie anglaise fut ainsi privée de matières premières et une crise terrible, qu'on a appelée la “ famine du coton ”, éclata en Angleterre en 1863. Dans le Lancashire, 250 000 ouvriers se retrouvèrent chômeurs complets, 166 000 autres chômeurs partiels, seuls 120 000 d'entre eux trouvèrent encore un emploi à temps complet, mais à des salaires diminués de 10 à 20 pour cent. Une misère effroyable régna parmi la population du district et, dans une pétition au parlement, 50 000 ouvriers demandèrent une subvention leur permettant d'émigrer avec femmes et enfants. L'essor capitaliste naissant des États australiens appelant une main-d’œuvre abondante - les immigrants européens ayant exterminé presque complètement la population indigène - l'Australie se déclara prête à accueillir les prolétaires anglais en chômage. Cependant les industriels anglais protestèrent violemment contre la fuite de leur “ machinerie vivante ” dont ils pouvaient avoir à nouveau besoin quand l'industrie reprendrait son essor. On refusa aux ouvriers les moyens d'émigrer : ils durent subir jusqu'à la lie les horreurs de la crise.

La source américaine étant tarie, l'industrie anglaise cherche à se procurer ailleurs ses matières premières et dirige ses regards vers les Indes orientales. On procède fiévreusement à l'aménagement des plantations de coton et la culture vivrière qui nourrit la population depuis des millénaires et constitue la base de son existence doit, sur de grandes étendues, céder le pas devant les espoirs de profit des spéculateurs. On restreint la culture du riz et peu d'années après, en 1866, une inflation extraordinaire des cours et la famine emportent, dans le seul district d'Orissa, au nord du Bengale, plus d'un million d'hommes.

Une deuxième expérience est faite en Égypte. Pour profiter de la conjoncture née de la guerre de Sécession, le vice-roi d’Égypte, Ismaël Pacha, aménage en hâte des plantations de coton. Une véritable révolution se produit dans les rapports de propriété de la campagne égyptienne. On vole aux paysans une grande partie de leurs terres, on les déclare domaine royal et on les transforme en vastes plantations. Des milliers de paysans sont amenés à la cravache sur les plantations pour y élever des digues, y creuser des canaux, y pousser la charrue. Mais le vice-roi s'endette encore plus auprès des banquiers anglais et français pour acquérir des charrues à vapeur et autres installations ultra-modernes en provenance d'Angleterre. Cette grandiose spéculation se termina au bout d'un an par la faillite, lorsque la paix conclue aux États-Unis fit tomber le prix du coton en quelques jours au quart de ce qu'il était auparavant. Résultat de cette ère du coton pour l'Égypte : la ruine accélérée de l'économie paysanne, l'effondrement accéléré des finances et, finalement, l'occupation accélérée de l'Égypte par l'armée anglaise.

Entre temps, l'industrie cotonnière fait de nouvelles conquêtes. La guerre de Crimée, interrompant en 1855 les exportations russes de chanvre et de lin, entraîne en Europe occidentale une grave crise dans la fabrication des textiles; l'industrie cotonnière s'étend de plus en plus aux dépens du lin. Au même moment, en Russie, avec l'effondrement de l'ancien système pendant la guerre de Crimée, se produit un bouleversement politique : le servage est aboli, des réformes libérales sont mises en place, le libre-échange est introduit, les chemins de fer se développent rapidement. De nouveaux et immenses débouchés s'ouvrent ainsi aux produits industriels dans le vaste Empire russe et l'industrie cotonnière anglaise est la première à pénétrer sur le marché russe. Dans les années 1860 également, une série de guerres sanglantes ouvrent la Chine au commerce anglais. L'Angleterre domine le marché mondial et l'industrie cotonnière fournit la moitié de ses exportations. La période des années 1860 et 1870 est celle des affaires les plus brillantes pour les capitalistes anglais; c'est aussi l'époque où ils sont les plus enclins à s'assurer, par de petites concessions aux ouvriers, la disposition de leurs “ bras ” et la “ paix industrielle ”. C'est dans cette période que les Trade-Unions anglaises, fileurs et tisserands de coton en tête, connaissent leurs plus importants succès; en même temps, les traditions révolutionnaires du chartisme et les idées d'Owen s'éteignent dans le prolétariat anglais, qui se fIX°dans un syndicalisme conservateur.

Bientôt pourtant les temps changent. Sur le continent, partout où l'Angleterre exportait ses cotonnades, une industrie cotonnière surgit peu à peu à son tour. Dès 1844, les révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême annoncent la révolution de mars 1848. Dans les propres colonies de l'Angleterre, une industrie se développe. Les fabriques de coton de Bombay font bientôt concurrence aux fabriques anglaises et contribuent, dans les années 1880, à briser le monopole de l'Angleterre sur le marché mondial.

Enfin en Russie, l'essor de l'industrie cotonnière inaugure dans les années 1870 l'ère de la grande industrie et des barrières douanières. Pour déjouer ces barrières, des usines entières sont transportées avec leur personnel, de Saxe et du Vogtland, en Pologne russe où de nouveaux centres industriels, Lodz, Zgierz, surgissent avec une soudaineté californienne. Peu après 1880, l'agitation ouvrière dans le district cotonnier de Moscou-Vladimir arrache les premières lois de l'Empire russe sur la protection des ouvriers. En 1896, 60 000 ouvriers des usines de coton de Pétersbourg organisent la première grève de masses en Russie. Et neuf ans plus tard, en juillet 1905, dans le troisième centre de l'industrie cotonnière, Lodz, 100 000 ouvriers, allemands en tête, dressent les premières barricades de la grande révolution russe.

Nous avons esquissé ici, à grands traits, 140 années d'histoire d'une industrie moderne, une histoire qui se déroule au travers des cinq continents, qui brasse des millions de vies humaines, qui éclate ici en crise, là en famine, s'embrase tantôt en guerre, tantôt en révolution, et laisse partout sur son chemin des montagnes de richesses et des abîmes de misère - vaste fleuve de sueur et de sang du travail humain.

Ce sont les soubresauts de la vie, les effets à distance qui atteignent les peuples au plus profond, mais les chiffres arides des statistiques du commerce international n'en donnent pas la moindre idée.

En un siècle et demi, depuis que l'industrie moderne a fait son apparition en Angleterre, l'économie mondiale capitaliste s'est vraiment élevée sur les souffrances et les convulsions de l'humanité entière. Elle a atteint un secteur de la production après l'autre, elle s'est emparée d'un pays après l'autre. Par la vapeur et l'électricité, par le feu et l'épée, elle a pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber toutes les murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l'humanité prolétarienne actuelle. Le prolétariat italien qui, chassé par le capitalisme de sa patrie, émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout prêt, importé des États-Unis ou d’Angleterre.

Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du commerce dans le monde entier. Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs forcés ou à l'enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C'est une oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d'or ou de diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. Rien n'est plus frappant aujourd'hui, rien n'a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres.

Tout cela n'existe pas pour les Bücher, Sombart et compagnie ! Pour eux n'existe que le “ microcosme toujours plus parfait ” ! Ils ne voient nulle part de “ phénomènes particuliers ” “ différant essentiellement ” de ceux d'une économie nationale ! N'est-ce pas une énigme ? Peut-on concevoir, sur tout autre terrain que celui de l'économie politique, un tel aveuglement de la part de représentants officiels de la science, face à des phénomènes dont l'abondance et la clarté crèvent les yeux de tout observateur ? Si, en tout cas, dans les sciences de la nature, un savant réputé défendait aujourd'hui publiquement la thèse selon laquelle ce n'est pas la terre qui tourne autour du soleil, mais le soleil et tous les astres qui tournent autour de la terre, s'il affirmait qu'il “ ne connaît pas de phénomènes ” qui contredisent “ essentiellement ” sa thèse, un tel savant pourrait être assuré de provoquer les rires homériques de tout le monde cultivé et d'être finalement, à l'instigation de sa famille inquiète, soumis à un examen psychiatrique.

Certes, il y a quatre siècles, non seulement des thèses semblables étaient impunément répandues, mais quiconque entreprenait d'en exposer publiquement le caractère erroné risquait de finir sur le Bücher. A cette époque, il était d'un intérêt primordial pour l'Église catholique de faire croire que la terre était le centre du monde dans le mouvement des astres et toute atteinte à l'imaginaire souveraineté du globe terrestre dans l'espace cosmique était en même temps une atteinte à la tyrannie spirituelle de l'Église et à ses intérêts sur la surface de la terre. A cette époque, les sciences de la nature étaient donc le point névralgique du système social dominant et la mystification dans les sciences de la nature était un instrument indispensable d'asservissement. Aujourd'hui, sous la domination du capital, le point névralgique du système social ne réside plus dans la croyance en la mission de la terre au sein de l'azur céleste, mais dans la croyance en la mission de l'état bourgeois sur la terre. Et comme aujourd'hui, sur les puissantes vagues de l'économie mondiale, de graves ennuis commencent déjà à surgir et à s'amonceler, que des tempêtes s'y préparent qui balaieront le “ microcosme ” de l'état bourgeois de la surface de la terre comme un fétu de paille, la “ garde suisse ” scientifique de la domination capitaliste se précipite aux portes du donjon, c'est-à-dire de l'“ État national ”, pour le défendre jusqu'à son dernier souffle. Le fondement de l'économie politique actuelle, c'est une mystification scientifique dans l'intérêt de la bourgeoisie.


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