1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE PRIMITIVE

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Quiconque aborde l'étude de l'histoire économique et veut connaître les différentes formes prises par les rapports économiques de la société dans son évolution historique, doit d'abord savoir clairement quel caractère distinctif de ces rapports économiques il doit prendre comme pierre de touche et unité de mesure de cette évolution. Pour s'y retrouver dans l'abondance des phénomènes dans un domaine précis et, en particulier, pour découvrir leur ordre de succession historique, il faut savoir très clairement quel facteur est pour ainsi dire l'axe interne autour duquel tournent les phénomènes. Morgan a pris pour mesure de l'histoire des civilisations et pour pierre de touche du niveau atteint par elles, un facteur tout à fait précis - le développement de la technique de production. Ce faisant, il a pris pour ainsi dire toute la civilisation humaine à la racine, il a mis à nu cette racine. Pour l'histoire économique, le critère de Morgan ne suffit pas. La technique du travail social montre exactement le niveau atteint par les hommes dans la domination de la nature extérieure. Tout pas en avant dans le perfectionnement de la technique de production est en même temps un pas en avant dans la soumission de la nature physique à l'esprit humain, un pas en avant dans l'évolution de la civilisation humaine universelle. Cependant, si nous voulons étudier spécialement les formes de production dans la société, les rapports de l'homme avec la nature ne nous suffisent pas, ce qui nous intéresse au premier chef, c'est un autre aspect du travail humain : ce sont les rapports des hommes entre eux dans le travail, c'est-à-dire l'organisation sociale de la production, et la technique de la production. Si nous savons qu'un peuple primitif connaît le tour du potier et fait de la poterie, c'est là une chose très caractéristique du degré de civilisation atteint par ce peuple. Morgan fait de ce progrès très important de la technique le signe significatif de toute une période de la civilisation qu'il caractérise comme le passage de l'état sauvage à la barbarie. Mais nous ne pouvons guère juger encore de la forme de la production chez ce peuple d'après ce fait. Il nous faudrait pour cela connaître toute une série de circonstances, savoir qui dans cette société pratique l'art de la poterie, si tous les membres de la société ou seulement une fraction, une famille par exemple, ou les femmes, pourvoient la communauté en pots, si les produits de la poterie ne sont utilisés que par la communauté elle-même, le village par exemple, pour son propre usage ou s'ils servent à l'échange avec d'autres, si les produits de chaque personne faisant de la poterie sont utilisés par elle seule ou si tous les objets produits servent en commun à tous les membres de la collectivité.

Les relations sociales qui peuvent déterminer le caractère de la forme de production dans une société sont multiples et diverses : division du travail, répartition des produits parmi les consommateurs, échange. Ces aspects de la vie économique sont eux-mêmes déterminés par un facteur décisif de la production. Il est clair à première vue que la répartition des produits et l'échange ne peuvent être que des phénomènes dérivés. Pour que les produits puissent être répartis ou échangés entre consommateurs, il faut avant tout qu'ils soient fabriqués. La production est donc le premier et le plus important facteur de la vie économique de la société. Ce qui est décisif dans le processus de la production, c'est la question suivante : quels sont les rapports entre ceux qui travaillent et leurs moyens de production ? Tout travail exige certaines matières premières, un lieu de travail précis et puis... certains outils. Nous savons déjà quelle importance revient aux outils du travail et à leur fabrication dans la vie de la société humaine. La force de travail humaine s'y ajoute pour accomplir le travail avec ces outils et les autres moyens de production et fabriquer les biens de consommation nécessaires à la vie de la société. Or la première question de la production, et son facteur décisif, ce sont les rapports des hommes qui travaillent avec leurs moyens de production. Nous ne parlons pas des rapports techniques, du caractère plus ou moins perfectionné des moyens de production avec lesquels les hommes travaillent, ni de la manière dont ils procèdent dans leur travail. Nous parlons des rapports sociaux entre la force de travail humaine et les moyens de production morts, et de la question : à qui appartiennent les moyens de production ? Au cours des temps, ces rapports ont subi de nombreux changements. Chaque fois, le caractère de la production, la répartition des produits, la forme prise par la division du travail, la tendance et l'ampleur de l'échange, enfin toute la vie matérielle et intellectuelle de la société en étaient modifiées. Selon que ceux qui travaillent possèdent en commun leurs moyens de production, ou que chacun les possède pour lui-même, ou que ceux qui travaillent soient au contraire en même temps que les moyens de production, et comme moyens de production eux-mêmes, la propriété de ceux qui ne travaillent pas, ou qu'ils soient enchaînés comme esclaves aux moyens de production, ou bien encore libres, mais ne possèdent pas de moyens de production et se voyant contraints de vendre leur force de travail comme moyen de production - nous avons une économie communiste ou une économie de petits paysans ou une économie artisanale, ou une économie esclavagiste ou une économie féodale ou enfin une économie capitaliste reposant sur le travail salarié.

Chacune de ces formes d'économie a sa forme particulière de division du travail, de répartition des produits, d'échange, de vie sociale, juridique ou intellectuelle. Il suffit dans l'histoire économique des hommes que les rapports entre ceux qui travaillent et les moyens de production se modifient radicalement pour que tous les autres aspects de la vie économique, politique et intellectuelle se modifient radicalement, pour que naisse une société entièrement nouvelle. Il y a évidemment une continuelle interaction entre tous ces aspects de la vie économique de la société. Non seulement les rapports de la force de travail avec les moyens de production agissent sur la division du travail, sur la répartition des produits, sur l'échange, mais ces facteurs agissent à leur tour sur les rapports de production. Cependant, la façon d'agir est différente. Le mode, dominant à chaque étape économique, de division du travail, la répartition des richesses, l'échange en particulier peuvent bien miner peu à peu les rapports entre force de travail et moyens de production dont ils sont eux-mêmes sortis. Mais leur forme ne se modifie que lorsqu'un bouleversement radical, une révolution a eu lieu dans les rapports dépassés entre force de travail et moyens de production. Les bouleversements dans les rapports entre force de travail et moyens de production constituent-ils les grandes pierres milliaires sur la voie de l'histoire économique délimitent-ils les époques naturelles dans le devenir économique de la société ? Combien il est important, pour comprendre l'histoire économique, d'en distinguer clairement l'essentiel de l'inessentiel, c'est ce que montre un examen de la méthode la plus appréciée aujourd'hui en Allemagne par l'économie politique bourgeoise et la plus couramment adoptée pour diviser l'histoire économique. Nous pensons à la division du professeur Bücher. Dans sa Formation de l'économie nationale, le professeur Bücher expose l'importance d'une division correcte en époques, pour comprendre l'histoire économique. Selon son habitude, il n'aborde pas simplement la question pour nous présenter le résultat de ses recherches rationnelles, mais commence par nous préparer à une juste appréciation de son œuvre en s'étendant longuement sur les insuffisances de tous ses prédécesseurs.

“ La première question ”, dit-il, que doit se poser le spécialiste d'économie politique qui veut comprendre l'économie d'un peuple à une époque reculée, sera celle-ci : l'économie est-elle une économie nationale ? Ses phénomènes sont-ils de même essence que ceux de notre actuelle économie d'échange, ou bien sont-ils essentiellement différents ? On ne peut répondre à cette question si l'on ne renonce pas à étudier les phénomènes économiques du passé avec les mêmes procédés d'analyse conceptuelle et de déduction psychologique qui ont fait brillamment leurs preuves entre les mains des maîtres de l'ancienne économie politique “ abstraite ” pour l'étude de l'économie du présent.
“ On ne peut épargner à l'école “ historique ” moderne le reproche d'avoir transposé, au passé, presque sans examen, les catégories habituelles abstraites des phénomènes de l'économie nationale moderne, au lieu de pénétrer l'essence des époques économiques antérieures ou bien d'avoir manipulé les concepts de l'économie d'échange jusqu'à ce qu'ils semblent tant bien que mal s'adapter à toutes les époques économiques... Nulle part cela ne se remarque mieux que dans la manière dont on caractérise les différences entre l'économie actuelle des peuples civilisés et l'économie des époques passées ou des peuples pauvres en civilisation. Cela se produit par l'énumération de prétendues étapes de l'évolution dans la désignation desquelles on résume en un slogan toute la marche de l'évolution historique de l'économie... Toutes les tentatives antérieures de ce genre souffrent d'un défaut : elles ne nous donnent pas accès à l'essence des choses, mais restent à la surface. ”  [1]

Quelle division de l'histoire économique le professeur Bücher nous propose-t-il maintenant ? Écoutons-le :

“ Si nous voulons saisir toute cette évolution d'un seul point de vue, ce ne peut être qu'un point de vue qui nous fasse accéder aux phénomènes essentiels de l'économie nationale, mais nous révèle en même temps le facteur organisateur des périodes économiques antérieures. Ce ne peut être que le rapport entre la production des biens et leur consommation, ou plus exactement : la longueur du chemin que les biens parcourent du producteur au consommateur. De ce point de vue, nous parvenons à la division suivante de toute l'évolution économique, tout au moins pour les peuples d'Europe centrale et occidentale où elle peut être suivie historiquement avec une précision suffisante, en trois étapes :
L'étape de l'économie domestique fermée (production purement pour soi-même, sans échange), étape à laquelle les biens sont consommés dans l'économie même où ils sont nés.
L'étape de l'économie urbaine (production pour les clients, échange direct), étape à laquelle les biens passent directement de l'économie productrice à l'économie de consommation.
L'étape de l'économie nationale (production marchande, circulation des biens) étape à laquelle les biens doivent en général passer par une série d'économies avant de parvenir à la consommation. ”  [2]

Ce schéma de l'histoire économique est d'abord intéressant par ce qu'il ne contient pas. Pour le professeur Bücher, l'histoire économique commence par la communauté agraire des peuples civilisés européens, donc par l'agriculture supérieure. Toute la période, longue de plusieurs millénaires, où régnaient des rapports de production antérieurs à l'agriculture supérieure, rapports dans lesquels vivent encore de nombreuses peuplades, Bücher, nous le savons, la caractérise comme “ non-économie ”, comme période de la fameuse “ recherche individuelle de la nourriture ” et du “ non-travail ”. Le professeur Bücher commence l'histoire de l'économie avec cette forme la plus tardive du communisme primitif qui, avec la vie sédentaire et l'agriculture supérieure, contient déjà en elle les germes de sa dissolution inévitable et du passage à l'inégalité, à l'exploitation et à la société de classes. Grosse conteste le communisme dans toute la période précédant le communisme agraire, Bücher raye complètement cette période de l'histoire de l'économie.

La seconde étape de l'“ économie urbaine ” fermée est une autre découverte sensationnelle que nous devons au “ génial coup d’œil ” du professeur de Leipzig, comme dirait Schurtz. Si par exemple l'“ économie domestique fermée ” d'une communauté agraire se caractérisait par le fait qu'elle englobait un cercle de personnes satisfaisant, toutes, leurs besoins économiques à l'intérieur de cette économie domestique, c'est exactement l'inverse pour les villes médiévales d'Europe centrale et occidentale - elles seules en effet constituent pour Bücher l'économie urbaine ”. Dans la ville médiévale, il n'y a pas d'“ économie ” commune, mais - pour employer le jargon du professeur Bücher - autant d'“ économies ” que d'ateliers et de ménages d'artisans des corporations, dont chacun produit, vend et consomme pour lui-même - quoique selon les règles générales de la corporation et de la cité. La ville médiévale d'Allemagne ou de France ne constituait pas un domaine économique “ fermé ”, car son existence s'appuyait directement sur l'échange avec la campagne dont elle recevait nourriture et matières premières et pour laquelle elle fabriquait les produits industriels. Bücher construit autour de chaque ville un environnement rural fermé qu'il incorpore à son “ économie urbaine ”, en réduisant par commodité l'échange entre la ville et la campagne à l'échange avec les paysans du plus proche voisinage. Les cours des riches seigneurs féodaux qui constituaient les meilleurs clients du commerce urbain et qui étaient en partie dispersées à la campagne loin de la ville, et en partie avaient leur siège au centre de la ville en particulier dans les villes impériales et épiscopales y formant leur propre domaine économique, sont laissées complètement de côté. De même, Bücher fait abstraction du commerce extérieur qui a eu la plus grande importance pour la vie économique médiévale, et en particulier pour le destin des cités. Ce qu'il y a de plus caractéristique pour les villes médiévales, le fait qu'elles ont été le centre de la production marchande, devenue pour la première fois - quoique sur un territoire restreint - la forme de production dominante, le professeur Bücher l'ignore. Au contraire, la production marchande commence pour lui avec l'“ économie nationale ” - on sait que l'économie politique bourgeoise a coutume d'appeler ainsi le système actuel de l'économie capitaliste, c'est-à-dire une “ étape ” de la vie économique, dont la caractéristique est justement de n'être pas une production marchande, mais une production capitaliste. Grosse appelle simplement “ industrie ” la production marchande, par contre le professeur Bücher transforme simplement l'industrie en “ production marchande ”, pour démontrer la supériorité d'un professeur d'économie sur un pauvre sociologue.

Passons de ces vétilles à la question principale. Le professeur Bücher présente l'“ économie domestique fermée ” comme la première “ étape ” de son histoire économique. Qu'entend-il par là ? Nous avons signalé que cette étape commence avec la communauté villageoise agraire. Outre la communauté agraire primitive, le professeur Bücher range d'autres formes historiques parmi les “ économies domestiques fermées ”, à savoir l'économie esclavagiste des anciens Grecs et Romains et la cour féodale. Toute l'histoire économique de l'humanité depuis les pénombres de la préhistoire, en passant par l'antiquité classique et le Moyen Âge jusqu'au seuil des temps modernes se trouve incluse dans l'“ étape ” de la production à laquelle s'oppose, comme seconde étape, la ville médiévale européenne, et, comme troisième étape, l'économie capitaliste d'aujourd'hui. Dans l'histoire économique du professeur Bücher, la communauté villageoise communiste qui végète paisiblement quelque part dans une vallée de montagne du Pendjab aux Indes, l'économie domestique du Périclès à l'apogée de la civilisation athénienne, la cour féodale de l'évêque de Bamberg au Moyen Âge se rangent dans une seule et même “ étape économique ”. Tout enfant qui a acquis dans les manuels scolaires quelques connaissances historiques superficielles, reconnaîtra qu'il s'agit là de phénomènes entièrement différents les uns des autres. Dans les collectivités agraires communistes, égalité de la masse paysanne en droits et en possessions; dans la Grèce et la Rome antiques, comme en Europe féodale, opposition la plus brutale des castes sociales, hommes libres et esclaves, privilégiés et gens privés de tout droit, maîtres et serfs, richesse et pauvreté ou misère. On a là l'obligation générale de travailler, ici précisément l'opposition entre la masse des travailleurs asservis et la minorité de maîtres qui ne travaillent pas. Entre l'économie esclavagiste des Grecs ou des Romains et l'économie féodale du Moyen Âge, à leur tour, il y avait une si énorme différence que l'esclavage antique a finalement provoqué la ruine de la civilisation gréco-romaine, tandis que le féodalisme médiéval a engendré en son sein l'artisanat des corporations avec le commerce urbain et dans cette voie, en dernière instance, le capitalisme actuel.

Quiconque ramène ces formes économiques et sociales si éloignées les unes des autres et ces époques historiques à un seul concept et à un seul schéma, doit appliquer un critère vraiment original aux époques économiques. Le professeur Bücher nous explique lui-même quel critère il applique pour créer sa nuit de l'“ économie domestique fermée ” où tous les chats sont gris, en venant aimablement, par des parenthèses, au secours de notre incompréhension. “ Économie sans échange ”, tel est le nom de cette première “ étape ” qui va des débuts de l'histoire écrite jusqu'aux temps modernes et à laquelle succèdent la ville médiévale, “ étape de l'échange direct ” et le système économique actuel, “ étape de la circulation des biens ”. Autrement dit : non-échange, échange simple et échange compliqué - en termes un peu plus courants : absence de commerce, commerce simple, commerce développé - tel est le critère que le professeur Bücher applique aux époques économiques. Le marchand existe-t-il déjà ou non, s'identifie-t-il avec le producteur ou représente-t-il une personne à part, tel est le problème fondamental de l'histoire économique. Faisons pour le moment cadeau de son “ économie sans échange ” au professeur; c'est une lubie professorale qu'on n'a encore découverte nulle part sur cette terre et qui, appliquée à la Grèce et à la Rome antiques comme au Moyen Âge féodal depuis le X° siècle, constitue une fantaisie historique d'une audace ahurissante. Prendre pour critère du développement de la production en général non pas les rapports de production, mais les rapports d'échange, placer le marchand au centre du système économique et en faire la mesure de toutes choses, alors qu'il n'existe pas encore, voilà le brillant résultat de l'“ analyse conceptuelle et de la déduction psychologique ” et surtout voilà comment “ on pénètre dans l'essence des choses ” au lieu de “ rester à la surface ” ! L'ancien schéma sans prétention de l'“ école historique ” : la division de l'histoire économique en trois époques, “ l'économie naturelle, l'économie monétaire et l'économie de crédit ”, n'est-il pas bien meilleur et plus proche de la vérité que ce produit prétentieux de l'ingéniosité du professeur Bücher, qui commence par faire la fine bouche devant toutes “ les anciennes tentatives de ce genre ”, pour prendre ensuite comme fondement exactement cette même idée d'échange qui “ reste à la surface ” des choses, et simplement la déformer par des arguties pédantes et en faire un schéma complètement faux.

Ce n'est pas par hasard que la science bourgeoise “ reste à la surface ”. Parmi les savants bourgeois, les uns, comme Friedricht List, divisent l'histoire selon la nature extérieure des principales sources d'alimentation et distinguent des époques de chasse, d'élevage, d'agriculture et d'industrie - divisions qui ne suffisent même pas à une histoire des civilisations faite de l'extérieur. D'autres, comme le professeur Hildebrand, divisent l'histoire économique selon la forme extérieure de l'échange, en économies naturelle, monétaire et de crédit ou, comme Bücher, en économie sans échange, économie d'échange direct et économie avec circulation des marchandises. D'autres encore, comme Grosse, prennent la répartition des biens comme point de départ de leur caractérisation des formes économiques. En un mot, les savants bourgeois mettent au premier plan de leurs considérations historiques l'échange, la répartition ou la consommation, tout sauf la forme sociale de la production, c'est-à-dire sauf ce qui justement à chaque époque historique est décisif et dont résultent l'échange et ses formes, la répartition et la consommation dans leur aspect particulier.

Pourquoi en est-il ainsi ? Pour la même raison qui les amène à voir dans l'économie capitaliste l'étape suprême et ultime de l'histoire humaine et à nier son évolution économique mondiale ultérieure et ses tendances révolutionnaires. La forme sociale de la production, c'est-à-dire la question des rapports entre ceux qui travaillent et les moyens de production est la question centrale de toute époque économique, elle est le point sensible de toute société de classes où les moyens de production échappent à ceux qui travaillent. Telle est, sous une forme ou une autre, la base de ces sociétés, c'est la condition fondamentale de toute exploitation et de toute domination de classe. Détourner l'attention de ce point sensible, se concentrer sur les aspects extérieurs et secondaires, ce n'est sans doute pas là l'aspiration consciente du savant bourgeois, mais la répugnance instinctive de la classe qu'il représente intellectuellement à goûter au dangereux fruit de l'arbre de la connaissance. Un professeur tout à fait moderne et célèbre, comme Bücher, manifeste cet instinct de classe avec un “ coup d'œil génial ”, quand il enfourne allègrement dans un petit tiroir de son schéma de vastes époques tout entières, comme le communisme primitif, l'esclavage, le servage, avec leurs types fondamentalement distincts de rapports entre la force de travail et les moyens de production, tandis qu'il entre dans des distinctions nombreuses et subtiles en ce qui concerne l'histoire de l'industrie où il sépare l'un de l'autre et tourne et retourne en pleine lumière l'“ ouvrage domestique ”, l'“ ouvrage salarié ”, l'“ ouvrage artisanal ”, etc.

Les idéologues des masses exploitées, les plus anciens défenseurs du socialisme, les premiers communistes erraient dans les ténèbres et restaient suspendus en l'air quand ils proclamaient l'égalité entre les hommes, tout en dirigeant leurs accusations et leur lutte principalement contre la répartition injuste ou - comme quelques socialistes au XIX° siècle - contre les formes modernes de l'échange. Lorsque les meilleurs dirigeants de la classe ouvrière eurent compris que la répartition et l'échange lui-même dépendent, dans leur forme, de l'organisation de la production et que ce qui est décisif dans celle-ci ce sont les rapports entre travailleurs et moyens de production, les aspirations socialistes trouvèrent alors un fondement scientifique solide. A partir de cette conception unifiée, la position scientifique du prolétariat se sépare de celle de la bourgeoisie à l'entrée de l'histoire économique, comme elle s'en séparait à l'entrée de l'économie politique. S'il est dans l'intérêt de classe de la bourgeoisie de masquer la question centrale de l'histoire économique dans ses transformations historiques - la forme prise par les rapports entre la force de travail et les moyens de production - l'intérêt du prolétariat exige que ces rapports soient mis au premier plan, qu'ils deviennent le critère de la structure économique de la société. Pour les travailleurs, il est nécessaire de considérer les grands tournants de l'histoire qui délimitent la société communiste primitive de la société de classes ultérieure, ainsi que les distinctions entre les diverses formes historiques de la société de classes elle-même. Seul celui qui se rend compte des particularités économiques de la société communiste primitive, et des caractères propres de l'économie esclavagiste antique et de l'économie médiévale de servage, peut saisir vraiment pourquoi la société capitaliste offre, pour la première fois, une possibilité de réaliser le socialisme et comprendre la différence fondamentale entre l'économie socialiste mondiale de l'avenir et les groupes communistes primitifs de la préhistoire.


Notes

[1] Bücher : “ Formation de l'économie nationale ”, p. 54.

[2] Ibid, p. 58.


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