1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA PRODUCTION MARCHANDE

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L'échange, seul lien économique entre les membres de la société, présente de grandes difficultés et ne va pas aussi aisément de soi que nous l'avons supposé jusqu'ici. Examinons la chose de plus près. Tant que nous ne considérions que l'échange entre deux producteurs individuels, entre le cordonnier et le boulanger, la chose était toute simple. Le cordonnier ne peut vivre de bottes seulement et a besoin de pain; le boulanger ne peut vivre de pain seulement, comme l'ont déjà dit les Saintes Écritures et a besoin, non de la parole de Dieu, il est vrai, mais parfois de bottes. Comme il y a là réciprocité, l'échange a lieu facilement; le pain passe des mains du boulanger, qui n'en a pas besoin, dans celles du cordonnier; les bottes passent de l'atelier du cordonnier dans le magasin du boulanger. Tous deux ont satisfait leurs besoins et les deux activités privées se sont avérées socialement nécessaires. La même chose ne se passe pas seulement entre le cordonnier et le boulanger, mais entre tous les membres de la société, c'est-à-dire entre tous les producteurs de marchandises. Nous avons le droit de l'admettre, nous y sommes même obligés. Car tous les membres de la société doivent vivre, doivent satisfaire divers besoins. La production de la société ne peut jamais s'arrêter, parce que la consommation ne s'arrête jamais. Il nous faut maintenant ajouter : comme la production est désormais découpée en activités privées indépendantes dont aucun homme ne peut se suffire, l'échange ne peut s'arrêter un instant, si la consommation ne doit pas s'arrêter. Tous échangent donc continuellement leurs produits. Comment cela se passe-t-il ? Retournons à notre exemple. Le cordonnier n'a pas seulement besoin du produit du boulanger, il voudrait avoir une certaine quantité des autres marchandises. Outre le pain, il a besoin de viande chez le boucher, d'un manteau chez le tailleur, d'étoffe pour une chemise chez le tisserand, d'une coiffure chez le chapelier, etc. Il ne peut obtenir ces marchandises que par voie d'échange; et il ne peut jamais offrir en échange que des bottes. Pour le cordonnier, les produits dont il a besoin pour vivre ont donc d'abord, par conséquent, la forme de bottes; a-t-il besoin d'une chemise, il fait des bottes; veut-il un chapeau ou des cigares, il fait encore des bottes. Dans son activité spéciale, pour lui personnellement, toute la richesse sociale qui lui est accessible a la forme de bottes. Ce n'est que par l'échange sur le marché que son activité peut sortir de son étroite forme de bottes et se transformer en moyens de subsistance multiformes dont il a besoin.

Pour que cette transformation s'opère effectivement, pour que tout le travail du cordonnier dont il se promet toutes les joies de l'existence, ne reste pas enfermé dans la forme des bottes, une condition importante, que nous connaissons déjà, est nécessaire : il faut que les autres producteurs aient besoin de ses bottes et veuillent les prendre en échange. Le cordonnier n'obtiendrait les autres marchandises que si son produit, les bottes, était une marchandise désirée par les autres producteurs. Il n'obtiendrait des autres marchandises que la quantité correspondant à son travail, à supposer que ses bottes fussent une marchandise désirée de tous et en tout temps, désirée sans limites par conséquent. Ce serait déjà, de la part du cordonnier, une assez grande prétention et un optimisme irraisonné que de croire que sa marchandise est d'une nécessité absolue et illimitée pour le genre humain. L'affaire s'aggrave, du fait que les autres producteurs individuels se trouvent dans la même situation que le cordonnier : le boulanger, le serrurier, le tisserand, le boucher, le chapelier, l'agriculteur, etc. Chacun désire les produits les plus divers dont il a besoin, mais il ne peut offrir en échange qu'un produit unique. Chacun ne pourrait satisfaire pleinement ses besoins que si sa marchandise particulière était désirée à tout moment par tout le monde et acceptée en échange. Une courte réflexion permet de voir que c'est purement et simplement impossible. Chacun ne peut désirer à tout moment tous les produits. Chacun ne peut à tout moment trouver de façon illimitée preneur pour des bottes et du pain, des vêtements et des serrures, du fil et des chemises, des chapeaux et des fixe-moustaches, etc. Si c'est le cas, tous les produits ne peuvent à tout moment s'échanger contre tous les autres. Si l'échange est impossible comme relation universelle permanente, la satisfaction de tous les besoins est impossible, le travail universel est impossible et l'existence de la société est impossible. Nous serions de nouveau dans l'impasse et ne pourrions expliquer comment une coopération sociale et une économie peuvent quand même naître à partir de producteurs privés isolés et atomisés qui n'ont ni plan de travail commun, ni organisation, ni lien entre eux. L'échange nous est apparu comme un moyen pour régler tout cela, quoique par des voies étranges. Il faut cependant que l'échange puisse effectivement fonctionner comme un mécanisme régulier. Or, dès les premiers pas, nous trouvons de telles difficultés que nous ne comprenons pas comment il pourrait agir de façon permanente et universelle.

Eh bien ! On a inventé le moyen de surmonter cette difficulté et de rendre possible l'échange social. Ce n'est certes pas Christophe Colomb qui l'a découvert, l'expérience sociale et l'habitude ont insensiblement trouvé dans l'échange lui-même le moyen, ou comme on dit, la “ vie ” elle-même a résolu le problème. La vie sociale crée toujours, en même temps que les difficultés, les moyens de les résoudre. Il est impossible que toutes les marchandises soient désirées par tous à tout moment, c'est-à-dire en quantité illimitée. Il y a toujours eu, dans toute société, une marchandise importante, nécessaire, utile à tous, désirée par tous. Il n'est guère vraisemblable que les bottes aient jamais joué ce rôle. Mais le bétail par exemple a pu être ce produit. On ne peut s'en tirer simplement avec des bottes, ni avec des vêtements, ni avec des chapeaux ou du grain. Mais le bétail, fondement de l'économie, assure en tout cas l'existence de la société; il fournit de la viande, du lait, des peaux, de la force de travail, etc. Toute la richesse, chez beaucoup de peuples nomades, ne consiste-t-elle pas en troupeaux ? Les tribus noires d'Afrique vivent aujourd'hui encore, ou vivaient tout récemment, exclusivement de l'élevage. Supposons que dans notre communauté le bétail soit un élément très demandé, même s'il n'est qu'un produit privilégié parmi beaucoup d'autres dans la société, et non le seul. L'éleveur applique ici son travail privé à la production de bétail, comme le cordonnier à la production de bottes, le tisserand à celle de toile, etc. Simplement, selon notre hypothèse, le produit de l'éleveur jouit d'une préférence générale et sans limite parce qu'il semble à tous le plus désirable et le plus important. Le bétail constitue donc pour tous un enrichissement bienvenu. Comme nous continuons à supposer que dans notre société personne ne peut rien obtenir autrement que par voie d'échange, on ne peut obtenir de l'éleveur le bétail tant désiré qu'en l'échangeant contre un autre produit du travail. Comme tout le monde, selon l'hypothèse, aimerait bien avoir du bétail, tout le monde cédera volontiers à tout moment ses produits contre du bétail. Contre du bétail, on peut donc obtenir à tout moment tout autre produit. Celui qui a du bétail n'a donc qu'à choisir, tout est à sa disposition. C'est pourquoi tout le monde ne veut plus échanger son produit particulier que contre du bétail; car si on a du bétail, on a tout, puisque pour du bétail on obtient tout à tout moment. Une fois que cela est apparu clairement et que c'est devenu une habitude, le bétail est peu à peu devenu une marchandise générale, c'est-à-dire la seule marchandise désirée et échangeable de façon illimitée. En tant que marchandise générale, le bétail sert d'intermédiaire à l'échange de toutes les autres marchandises particulières. Le cordonnier par exemple ne reçoit pas directement du pain du boulanger en échange de ses bottes, mais du bétail; car, avec du bétail, il peut acheter du pain et tout ce qu'il veut, quand il veut. Et le boulanger peut aussi maintenant lui payer ses bottes en bétail, parce qu'il a lui-même reçu du bétail de la part des autres, du serrurier, de l'éleveur, du boucher pour son propre produit, le pain. Chacun reçoit du bétail pour son propre produit et paie de nouveau avec ce même bétail, quand il veut avoir les produits des autres. Le bétail passe ainsi de main en main, il sert d'intermédiaire à tous les échanges, il est le lien entre les producteurs individuels de marchandises. Plus souvent le bétail passe de main en main et sert d'intermédiaire aux échanges, plus il est apprécié, plus il devient la seule marchandise échangeable et désirée à tous moments, la marchandise générale.

Dans une société de producteurs privés atomisés, sans plan de travail commun, tout produit du travail est d'abord un travail privé. Seul le fait que ce produit est accepté en échange montre que le travail était socialement nécessaire, que son produit a une valeur et assure au travailleur une part des produits de la communauté, ou au contraire que c'était du travail perdu. Or maintenant, tous les produits ne sont plus échangés que contre du bétail. Un produit ne passe pour socialement nécessaire que s'il s'échange contre du bétail. La marque du travail socialement nécessaire ne lui est imprimée que par son aptitude à s'échanger contre du bétail, par le fait qu'il a autant de valeur que du bétail. Il nous faut maintenant préciser : par son échange contre du bétail. Le bétail est désormais l'incarnation du travail social et le bétail est par conséquent le seul lien social entre les hommes.

Ici, vous avez certainement l'impression que nous nous sommes égarés. Jusqu'à maintenant, tout était à peu près compréhensible; pour finir, ce bétail, marchandise universelle, incarnation du travail social, unique lien de la société humaine, est une invention insensée et, de plus, offensante pour le genre humain ! Pourtant vous auriez vraiment tort de vous sentir offensés. Quel que soit votre mépris pour ce pauvre bétail, il est clair en tout cas qu'il est beaucoup plus proche de l'homme, et même, en un certain sens, qu'il lui est beaucoup plus semblable que par exemple une motte d'argile ramassée par terre ou un caillou ou un morceau de fer. Vous devez reconnaître que le bétail serait plus digne de servir de lien social vivant entre les hommes qu'un morceau de métal inanimé. Pourtant, dans ce cas, l'humanité a donné la préférence précisément au métal. Car le bétail, jouant le rôle décrit ci-dessus dans l'échange, n'est rien d'autre que... l'argent. Si vous ne pouvez vous représenter l'argent autrement que sous la forme de pièces d'or ou d'argent ou même de billets de banque, et si vous trouvez que cet argent métallique ou de papier, intermédiaire universel des relations entre les hommes, puissance sociale, est quelque chose qui va de soi, que par contre la description où le bétail jouait ce rôle, est une folie, cela prouve simplement à quel point votre esprit est prisonnier des idées du monde capitaliste actuel  [1]. Le tableau de relations sociales qui ont quelque chose de raisonnable paraît tout à fait absurde et ce qui est une absurdité achevée paraît aller de soi. De fait, l'argent sous la forme de bétail, a exactement les mêmes fonctions que l'argent métallique, et seules des considérations de commodité nous ont amenés à prendre le métal comme argent. On ne peut évidemment pas changer aussi bien le bétail, ni en mesurer aussi précisément la valeur que celle de petits disques métalliques, il faut pour conserver l'argent-bétail un porte-monnaie un peu trop grand, qui ressemble à une étable. Avant que l'humanité ait eu l'idée de faire de l'argent avec du métal, l'argent, comme intermédiaire indispensable de l'échange, était depuis longtemps là. Car l'argent, marchandise universelle, est justement ce moyen irremplaçable sans lequel l'échange universel ne pourrait se mettre en mouvement, sans lequel l'économie sociale non planifiée et composée de producteurs individuels ne pourrait exister.

Quels sont les multiples rôles du bétail dans l'échange, et qu'est-ce qui, dans la société que nous étudions, a transformé le bétail en monnaie : c'est un produit du travail désiré universellement et en tout temps. Pourquoi le bétail était-il désiré universellement et en tout temps ? Parce que c'était un produit extrêmement utile qui, en tant que moyen de subsistance très varié, pouvait assurer l'existence. Oui, cela est vrai au début. Ensuite, plus le bétail fut utilisé comme intermédiaire de l'échange général, plus son usage immédiat comme moyen de subsistance passa à l'arrière-plan. Quiconque touche du bétail en échange de son produit, se gardera bien de l'abattre et de le manger ou de l'atteler à sa charrue; le bétail lui est plus précieux comme moyen d'acheter en tout temps n'importe quelle autre marchandise. Il se gardera donc de l'utiliser comme moyen de subsistance et le conservera comme moyen d'échange. Avec la division poussée du travail que nous avons supposée, l'utilisation immédiate du bétail serait assez malcommode. Que peut faire le cordonnier avec le bétail comme tel ? Ou le serrurier, le tisserand, le chapelier qui ne pratiquent pas l'agriculture ? L'utilité immédiate du bétail comme moyen de subsistance est donc de plus en plus négligée et le bétail n'est plus désiré de tous parce qu'il est utile à la boucherie, à la laiterie ou au labour, mais parce qu'il donne à tout moment une possibilité d'échange contre n'importe quelle autre marchandise. C'est de plus en plus l'utilité spécifique, la mission du bétail, de permettre l'échange, c'est-à-dire de servir à tout moment à la transformation des produits privés en produit social, des travaux privés en travail social. Comme le bétail néglige ainsi de plus en plus son usage privé, qui est de servir de moyen de subsistance à l'homme, et se consacre exclusivement à sa fonction d'intermédiaire permanent entre les différents membres de la société, il cesse aussi progressivement d'être un produit privé comme les autres, il devient de prime abord un produit social et le travail de l'éleveur devient, à la différence de tous les autres travaux, le seul travail directement social. Alors le bétail n'est plus élevé pour servir de moyen de subsistance, mais dans le but de jouer le rôle de produit social, de marchandise générale, de monnaie. On continue, dans une proportion moindre, à abattre du bétail ou à l'atteler à la charrue. Ce caractère privé du bétail disparaît de plus en plus, face à son caractère officiel de monnaie. En tant que tel, il joue un rôle éminent et multiple dans la vie de la société.

  1. Il devient définitivement moyen d'échange général et officiellement reconnu. Personne n'échange plus des bottes contre du pain ou des chemises contre des fers à cheval. Quiconque voudrait le faire, serait repoussé avec un haussement d'épaules. On ne peut rien obtenir que contre du bétail. L'ancien échange bilatéral se décompose par conséquent en deux opérations séparées : en vente et en achat. Autrefois, lorsque le serrurier et le boulanger voulaient échanger leurs produits, chacun vendait sa marchandise et achetait celle de l'autre en les faisant simplement changer de mains. Achat et vente étaient une seule et même opération. Maintenant, quand le cordonnier vend ses bottes, il n'a et ne prend en échange que du bétail. Il a commencé par vendre son propre produit. Quand achètera-t-il quelque chose, qu'achètera-t-il, achètera-t-il même quelque chose ? C'est là une autre affaire. Il suffit qu'il se soit débarrassé de son produit, qu'il ait transformé son travail, de la forme de bottes, en celle du bétail. La forme du bétail, c'est la forme sociale officielle du travail et, sous cette forme, le cordonnier peut la conserver aussi longtemps qu'il veut; car il sait qu'il peut à tout moment retransformer le produit de son travail, de la forme du bétail en n'importe quelle autre forme, c'est-à-dire faire un achat.

  2. Le bétail devient aussi le moyen d'économiser et d'accumuler la richesse, il devient un moyen de thésauriser. Tant que le cordonnier ne pouvait échanger ses produits que contre des moyens de subsistance, il ne travaillait qu'autant qu'il en avait besoin pour couvrir ses besoins quotidiens. Car à quoi lui aurait-il servi d'avoir des bottes en réserve ou même de faire de grandes réserves de pain, de viande, de chemises, de chapeaux, etc. ? Les objets d'usage courant trop longtemps entreposés s'abîment et deviennent même inutilisables. Maintenant, le cordonnier peut conserver le bétail qu'il reçoit contre les produits de son travail, comme moyen pour l'avenir. Le désir d'économiser s'éveille chez lui, il cherche à vendre le plus possible, se garde de dépenser aussitôt le bétail reçu; au contraire, il cherche à l'accumuler, car le bétail étant bon pour tout en tout temps, il l'économise, l'amasse pour l'avenir et laisse les fruits de son travail en héritage à ses enfants.

  3. Le bétail devient en même temps la mesure de toutes les valeurs et de tous les travaux. Quand le cordonnier veut savoir ce que l'échange d'une paire de chaussures lui apportera, ce que son produit vaut, il dit par exemple : j'aurai un demi-bœuf par paire, ma paire de bottes vaut un demi-bœuf.

  4. Le bétail devient la quintessence de la richesse. On ne dit plus : un tel est riche parce qu'il a beaucoup de grain, de troupeaux, de vêtements, de bijoux, de serviteurs, mais : il a du bétail. On dit : chapeau bas devant cet homme, il “ vaut ” 1 000 bœufs. Ou bien on dit : pauvre homme, il est complètement sans bétail !

Avec l'extension du bétail comme moyen général d'échange, la société ne peut plus penser qu'en formes de bétail. On parle et on rêve de bétail. Il s'ensuit une véritable adoration et vénération du bétail : on épouse de préférence une jeune fille dont une dot composée de grands troupeaux de bétail rehausse les attraits, même si le prétendant est un professeur, un ecclésiastique ou un poète, et non un éleveur de porcs. Le bétail est la quintessence du bonheur humain. On fait des poèmes en l'honneur du bétail et de sa puissance merveilleuse, on commet des crimes et des assassinats à cause de lui. Les hommes répètent en secouant la tête : “ Le bétail régit le monde. ” Si ce proverbe vous est inconnu, traduisez-le en latin; le vieux mot romain pecunia = argent, vient de pecus = bétail.  [2]


Notes

[1] Note marginale de R. L. : Aristote sur l'esclavage.

[2] Note marginale de R.L. : Dans la monnaie métallique, se dépouille complètement de la valeur d'usage !


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