1923

"Les bourgeois et les social-nationalistes européens peuvent assister avec une terreur apocalyptique à l'éclosion du bolchevisme mondial. C'est, peut-être, seulement le premier acte de la vengeance que l'Orient réserve à l'orgueilleux impérialisme occidental pour l'avoir ruiné, pour l'avoir retardé dans son évolution économique."

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Le bolchevisme mondial

Julius Martov

3

Décomposition ou conquête de l’État ?


10. Marx et l’État

Dans la plupart des cas, les partisans mêmes du « système soviétique pur » (expression courante en Allemagne) ne se rendent pas compte que, dans les méthodes du bolchevisme contemporain, il s’agit, au fond, de l’organisation de la dictature de la minorité. Au contraire, les partisans du « système soviétique pur » commencent par chercher sincèrement les modalités politiques susceptibles de mettre à nu la volonté authentique de la majorité et ils arrivent au « soviétisme » seulement après avoir répudié la démocratie du suffrage universel pour ce qu’elle ne fournit pas la solution exigée.

Au point de vue psychologique, ce qui est le plus caractéristique dans l’élan des gauches extrémistes vers le « soviétisme », c’est leur désir de sauter par-dessus l’inertie historique des masses. Mais leur logique est dominée par l’idée que les Soviets constituent une modalité politique nouvelle, « enfin découverte » et qui apporte à la domination de classe du prolétariat une formule adéquate, au même titre que la république démocratique incarne la domination de classe de la bourgeoisie.

Que la réalisation du pouvoir de la classe ouvrière exige des formes sociales absolument différentes, dans leur principe même, des formes sociales revêtues par le pouvoir de la bourgeoisie, cette idée existe dès l’aube du mouvement ouvrier révolutionnaire. Nous la découvrons, par exemple, dans la propagande courageuse des prédécesseurs immédiats du chartisme, l’ouvrier du bâtiment James Morrisson et son ami, l’homme de lettres James Smith. Alors que les ouvriers d’avant-garde commençaient seulement de concevoir la nécessité de s’emparer du pouvoir politique et, pour cela, de conquérir le suffrage universel, Smith écrivait déjà, le 12 avril 1834, dans son journal La Crise :

« La véritable Chambre des Communes sera la Chambre des Trade-Unions. Nous formerons nos propres « circonscriptions électorales » : chaque Trade-Union formera une circonscription, et chaque Union aura sa propre administration. Le parlement ne comprend rien aux intérêts du peuple et ne s’en soucie pas ... Le parlement est discrédité et ne retrouvera jamais la confiance d’antan. Il sera remplacé par la Chambre des Trade-Unions » (cité par M. Beer dans L’histoire du socialisme en Angleterre (en langue allemande), page 265).

A la même époque, Morrisson exposait dans sa publication, Le Pionnier, en date du 31 mai 1834 :

« Par leurs propres forces, les Trade-Unions acquerront une telle importance dans la société qu’elles deviendront un pouvoir dictatorial ... Lorsque ce moment sera arrivé, nous obtiendrons tout ce que nous voudrons : nous posséderons également le suffrage universel, car – tous les adhérents des trade-unions étant égaux en droits et la trade-union étant devenue organe vital de l’État – la Chambre des Trade Unions, dont la composition dépendra du vote de tous les ouvriers, sera le suprême organisme d’administration. La Chambre des Trade-Unions aura la gestion des besoins économiques du pays, en accord avec la volonté des Unions ... Chez nous, le suffrage universel prendra naissance dans l’Union locale, s’élargira dans celle du rayon et dans l’Union pan-anglaise, pour absorber ensuite le pouvoir politique et être absorbé, à son tour, au sein de l’organisation économique universelle du peuple travailleur » (M. Beer, page 266).

Substituez : Soviet à Union, comité exécutif (« ispolkom ») à administration, congrès des Soviets à Chambre des Trade-Unions, et vous aurez un croquis du « système soviétique » fondé sur les cellules productrices de base.

Dans sa polémique avec les représentants de la conception syndicaliste de la dictature du prolétariat, le futur chef des chartistes, B. O’Brien, écrivait :

« Le suffrage universel ne signifie pas une simple politicaillerie, mais la suprématie du peuple dans l’État et dans la commune, c’est-à-dire : un gouvernement qui administre au mieux des intérêts du peuple travailleur » (cité par Lénine, L’État et la révolution, page 66).

Le communisme (socialisme scientifique) de Marx et Engels, qui se base en grande partie sur l’expérience du mouvement ouvrier révolutionnaire en Angleterre, identifie, en 1848, le problème de la conquête du pouvoir d’État par le prolétariat avec celui de l’organisation d’une démocratie rationnelle.

Le Manifeste du Parti communiste déclare : « Le premier pas de la révolution ouvrière sera l’érection du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie ».

D’après Lénine, le Manifeste pose la question de l’État « sous un jour fort abstrait, dans des notions et dans des termes tout à fait généraux » (L’État et la révolution, page 29). La concrétisation du problème de la conquête du pouvoir d’État commence dans Le 18 Brumaire pour s’achever dans La guerre civile en France après l’expérience de la Commune. Lénine estime qu’au cours de cette concrétisation Marx a été amené à une conception de la dictature du prolétariat qui, aujourd’hui, forme justement la base du bolchevisme.

En 1852, dans Le 18 Brumaire, Marx écrivait :

« Toutes les révolutions ont perfectionné la machine de l’État, au lieu de la briser. »

Et le 12 avril 1871, dans une lettre à Kugelmann, il formulait ainsi son point de vue sur les problèmes de la révolution :

« Si tu jettes un coup d’œil au dernier chapitre de mon 18 Brumaire, tu verras que je déclare comme prochaine tentative de la révolution française celle qui brisera la machine militaire et bureaucratique au lieu de la faire passer simplement en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’à présent. C’est exactement la condition préalable de toute révolution authentiquement populaire sur le continent, et c’est en elle que consiste justement la tentative de nos héroïques camarades parisiens. »

Dans cet esprit, Marx déclarait (La guerre civil en France) que la Commune était

« une république telle qu’elle a dû supprimer non seulement la forme monarchique de la domination de classe, mais l’État de classe lui-même. »

Qu’était donc la Commune ? Une tentative de réaliser effectivement et rationnellement un État démocratique au moyen de la destruction de l’ancien appareil d’État militaire et bureaucratique : un État entièrement basé sur le pouvoir du peuple.

Tant qu’il énumère la destruction de la bureaucratie, de la police et de l’armée permanente, l’électivité et la révocabilité de tous les fonctionnaires, la plus large autonomie de l’administration locale, la centralisation de tout le pouvoir entre les mains de la représentation populaire (suppression de la cloison étanche entre le législatif et l’exécutif, remplacement du parlement « parlant » par une institution « travaillant ») ; tant qu’il parle de tout cela dans son apologie de la Commune, Marx reste fidèle à sa conception de la révolution sociale telle qu’il l’a défendue dans Le Manifeste du Parti communiste où il identifie la dictature du prolétariat avec « la conquête de la démocratie ». Il reste donc parfaitement logique avec lui-même lorsque, dans la lettre à Kugelmann citée plus haut, il affirme que « la destruction de la machine militaire et bureaucratique » forme « la condition préalable de toute révolution authentiquement populaire sur le continent » (souligné par nous).

Il est intéressant de comparer, dans cette question, l’expérience puisée par Marx et Engels dans les événements de 1848 avec les conclusions de Herzen. Dans ses Lettres de France et d’Italie, celui-ci écrivait :

«  Avec une organisation monarchique de l’État, avec cette absurde séparation des pouvoirs dont se sont tellement glorifiés les partisans des formes constitutionnelles, avec une conception religieuse de la représentation, avec une centralisation policière de tout l’État aux mains du cabinet, le suffrage universel devient une erreur optique au même titre que l’égalité prêchée par la chrétienté. Il ne suffit pas de s’assembler une fois par an, d’élire un député et de s’en retourner chez soi pour reprendre le rôle passif d’administré ; il fallait baser sur le suffrage universel toute la hiérarchie sociale ; il fallait laisser la commune élire son gouvernement, le département le sien ; il fallait supprimer tous les proconsuls qui sont sacrés le mystère de l’onction ministérielle ; alors seulement, le peuple aurait pu effectivement exercer la plénitude de ses droits et, en outre, procéder avec intelligence à l’élection des députés au parlement central. »

Bien au contraire, les républicains bourgeois

« ont voulu maintenir les villes et les communes dans une entière dépendance du pouvoir exécutif et ont appliqué l’idée démocratique du suffrage universel à un seul acte civique » (Herzen, Œuvres, édition (russe) de Pavlenkoff, tome 5, pages 122-123).

Comme Marx, Herzen dénonçait la république bourgeoise, pseudo-démocratique, au nom d’une république authentiquement démocratique. Et, comme Herzen, Marx s’élevait contre le suffrage universel dans la mesure où celui-ci représentait seulement un appendice trompeur accroché à « une organisation monarchique de l’État », legs du passé ; il s’élevait contre lui au nom d’une organisation de l’État édifiée de haut en bas sur le suffrage universel et la souveraineté du peuple.

En commentant ces paroles, Lénine observe avec juste raison (L’État et la révolution, page 367) :

« Cela se concevait en 1871, lorsque l’Angleterre était encore le modèle d’un pays nettement capitaliste, mais sans soldatesque et presque sans bureaucratie. C’est pourquoi Marx excluait l’Angleterre où la révolution – et même la révolution du peuple – pouvait être imaginée et était même possible, à l’époque, sans destruction préalable de la machine d’État puisque celle-ci s’offrait toute prête. »

Malheureusement, Lénine s’est hâté d’aller plus loin, sans avoir réfléchi à toutes questions que la restriction faite par Marx pose devant nous.

D’après Lénine, Marx admettait des cas où la révolution populaire n’aurait pas besoin de briser la machine d’État toute prête, à savoir : lorsque celle-ci n’offrirait pas le caractère militaire et bureaucratique typique pour le continent et pourrait être utilisée. Il s’agirait donc d’un cas exceptionnel, où, dans le cadre du capitalisme et en dépit de celui-ci, un pays posséderait un appareil démocratique d’auto-administration, que la machine militaire et bureaucratique n’aurait pas réussi à écraser. Dans ce cas, selon Marx, la révolution populaire devrait simplement s’emparer de cet appareil et le perfectionner, afin de réaliser une forme d’État, dont elle puisse se servir au mieux de ses fins créatrices.

Ce n’est pas pour rien que Marx et Engels admettaient théoriquement la possibilité d’une révolution socialiste pacifique en Angleterre. Cette possibilité théorique reposait justement sur le caractère démocratique susceptible d’être perfectionné, que présentait l’État anglais à leur époque.

Depuis, il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts. En Angleterre, comme aussi aux États-Unis de l’Amérique du Nord, l’impérialisme a forgé « la machine d’État militaire et bureaucratique » dont l’absence avait constitué, dans les grandes lignes, la différence entre l’évolution politique des pays anglo-saxons et le type général des États capitalistes. A l’heure actuelle, il est permis de douter que ces particularités se conservent même dans les plus jeunes républiques anglo-saxonnes : l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

« Aujourd’hui, – fait remarquer avec raison Lénine – en Angleterre comme aux États-Unis, la condition préalable de toute révolution authentiquement populaire sera la destruction de la machine d’État existante. »

La possibilité théorique ne s’est pas révélée réelle. Mais le seul fait d’avoir admis la possibilité théorique nous montre clairement la véritable opinion de Marx et ne laisse place à aucune interprétation arbitraire. Dans son 18 Brumaire comme dans la lettre à Kugelmann, ce qu’il désignait sous la « destruction de la machine d’État » était la destruction de l’appareil militaire et bureaucratique, dont la démocratie bourgeoise avait hérité de la monarchie et qu’elle avait consolidé et perfectionné dans le processus de l’affermissement de la domination de classe bourgeoise. Dans les raisonnements de Marx, que l’on vient d’indiquer, il n’y a rien qui ressemble à la destruction de l’organisation d’État comme telle, au remplacement de l’État pendant la période révolutionnaire, pendant la dictature du prolétariat, par un lien social basé sur un principe opposé à celui de l’État. Marx et Engels ont prévu une telle substitution seulement comme la conclusion d’un long processus « d’atrophie progressive » de l’État, ainsi que de toutes les fonctions de contrainte sociale, atrophie résultant d’une existence prolongée du régime socialiste.

Ce n’est pas pour rien qu’Engels dit, en 1891, dans la préface qu’il venait d’écrire pour La guerre civile en France :

«  L’État est un mal, qui se transmet par voie d’héritage au prolétariat lorsque celui-ci remporte la victoire dans la lutte pour le pouvoir de classe ; comme l’a fait la Commune, le prolétariat vainqueur sera obligé de sectionner immédiatement les plus néfastes manifestations de ce mal (souligné par nous) en attendant que la génération grandie dans la nouvelle ambiance de liberté puisse jeter dehors toutes ces vieilleries de l’étatisme. »

N’est-ce pas clair ? Le prolétariat sectionne « les plus néfastes manifestations » de l’État démocratique (par exemple : la police, l’armée permanente, la bureaucratie formant une entité indépendante, la centralisation exagérée, etc.), mais il ne supprime pas l’État démocratique comme tel. Au contraire, il le crée même pour le substituer à la « machine militaire et bureaucratique » qu’il lui faut briser.

« S’il existe quelque chose qui ne se prête à aucun doute, c’est bien ceci : que notre parti et la classe ouvrière peuvent arriver au pouvoir uniquement sous un régime politique tel que la république démocratique. Cette dernière est la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a démontré déjà la révolution française. »

Ainsi s’exprime Engels dans sa critique du projet de programme d’Erfurt, en 1891. Il ne parle là ni de la république « soviétique » (cette forme sociale était encore inconnue), ni de la république-Commune en opposition à l’État, ni de la « république des trade-unions » imaginée par Smith et Morrisson et par les syndicalistes français : il parle clairement, explicitement de la république démocratique, c’est-à-dire d’un État démocratisé de haut en bas, lequel « se transmet au prolétariat comme un mal, par voie de héritage ».

C’est tellement clair, tellement explicite que, lorsqu’il cite ces paroles, Lénine croit devoir en obscurcir aussitôt le sens (L’État et la révolution, page 66) :

« Engels – dit-il – répète ici, sous une forme particulièrement saillante, l’idée fondamentale qui traverse, tel un fil directeur, toute l’œuvre de Marx, à savoir : que la dictature démocratique s’approche autant que cela peut être possible de la dictature du prolétariat (souligné par nous). Car une telle république ne supprime nullement la domination du capital, ni, par conséquent, l’oppression des masses et la lutte des classes ; elle conduit donc inévitablement à un tel élargissement, à un tel développement, à un tel dévoilement, à une telle acuité de cette lutte que, la possibilité étant créée de donner satisfaction aux intérêts primordiaux des masses opprimées, cette possibilité se concrétise infailliblement et naturellement dans la dictature du prolétariat, dans la conduite de ces masses par le prolétariat. »

Engels ne parle pas d’une forme politique qui « s’approche de la dictature », ainsi que l’interprète Lénine dans ses commentaires, mais bien de la forme politique « spécifique » de la réalisation de la dictature. Selon Engels, la dictature se forge dans la république démocratique [1]. Lénine voit dans la république démocratique seulement le moyen de porter à l’extrême l’acuité de la lutte de classe et de mettre ainsi le prolétariat devant le problème de la dictature. Aussi est-il bien naturel que, dans l’esprit de Lénine, la république démocratique aboutisse à la dictature du prolétariat, qu’elle la mette, pour ainsi dire, au monde et qu’elle meure pendant l’accouchement même. Par contre, Engels estime que, après s’être emparé de la république démocratique et avoir, au sein de celle-ci, réalisé la dictature, le prolétariat affermit, par là même, la république démocratique et la revêt, lui le premier, d’un caractère authentiquement, foncièrement, totalement démocratique. C’est pourquoi, en 1848, Engels et Marx identifiaient « l’érection du prolétariat en classe dominante » avec « la conquête de la démocratie ». C’est pourquoi, dans La guerre civile, Marx soulignait dans la Commune le triomphe total des principes du pouvoir populaire, du scrutin universel, de l’électivité et de la révocabilité de tous les fonctionnaires ; c’est pourquoi, en 1891, dans sa préface à La guerre civile en France, Engels écrivait une fois de plus :

« La Commune a appliqué deux moyens infaillibles pour empêcher que, de serviteurs de la société qu’ils doivent être, l’État et les institutions d’État devinssent les maîtres de la société, comme cela a été immanquablement le cas dans tous les États qui ont existé jusqu’à présent. D’abord, elle a confié toutes les fonctions de l’administration, de la justice, de l’instruction publique, à des hommes désignés par le suffrage universel et elle s’est réservé le droit de les révoquer, à tout moment, sur décision conforme de leurs électeurs. Ensuite, elle a attribué à tous ses fonctionnaires, des plus hauts aux plus bas, un salaire ne dépassant pas celui des autres catégories d’ouvriers. »

Ainsi, le suffrage universel est un « moyen infaillible » pour empêcher l’État de se transformer « de serviteur de la société en maître de celle-ci ». Ainsi, l’État conquis par le prolétariat sous la forme d’une république foncièrement démocratique peut être un véritable « serviteur de la société ».

N’est-il pas évident qu’en s’exprimant ainsi et en identifiant, en même temps, une telle république démocratique avec la dictature du prolétariat, Engels ne se sert pas de ce dernier terme pour indiquer une forme de gouvernement, mais pour désigner la structure sociale du pouvoir d’État ? Kautsky l’a souligné très justement dans sa brochure La dictature du prolétariat, lorsqu’il dit que, chez Marx, il n’était pas question « de la forme de gouvernement, mais de sa nature ». Si l’on essaie de leur donner n’importe quelle autre interprétation, on arrive forcément à une contradiction flagrante entre les paroles de Marx où il affirme que la Commune de Paris était bien une incarnation de la dictature du prolétariat et celles où il parle de la démocratie totale réalisée par les communards de Paris.

Le texte de Lénine cité plus haut démontre que, dans les rares moments où il communiait spirituellement avec les créateurs du socialisme scientifique, il était capable de s’élever au-dessus d’une conception simpliste de la dictature de classe, de ne pas la réduire à des formes dictatoriales de l’organisation du pouvoir et de la prendre justement dans l’acceptation d’une « structure politique » donnée. Dans la citation reproduite plus haut et puisée dans L’État et la révolution (page 60), Lénine met un signe d’équation entre « dictature du prolétariat » et « direction de ces masses (populaires) par le prolétariat ». Cette équation répond entièrement à l’esprit de Marx et d’Engels. C’est justement ainsi que Marx représentait la dictature du prolétariat sous la Commune de Paris, lorsqu'il écrivait que « c'était la première révolution où la classe ouvrière avait été reconnue seule capable d’initiative sociale. Cette reconnaissance a été faite même par la majorité de la classe moyenne de Paris : petits marchands, artisans et commerçants, à la seule exception des grands capitalistes ». Or, l’acceptation bénévole par les masses populaires de l’hégémonie de la classe ouvrière engagée dans la lutte contre le capitalisme forme la base essentielle de la « structure politique » que l’on nomme : « la dictature du prolétariat ». De même, l’acceptation bénévole par les masses populaire de l’hégémonie de la bourgeoisie permet de désigner la structure politique existant en France, en Angleterre et aux États-Unis comme « la dictature de la bourgeoisie ». Cette dictature ne se trouve nullement supprimée du fait que la bourgeoisie dominante croit pouvoir offrir aux paysans et à la petite bourgeoisie, qu’elle dirige, une apparence de souveraineté en leur accordant le suffrage universel : de même, la dictature du prolétariat dont parlent Marx et Engels peut être réalisée sur la base d’une telle souveraineté du peuple et d’une large application du suffrage universel [2].

Si donc nous considérons les opinions de Marx et Engels, citées plus haut, sur la dictature, sur la république démocratique et sur « l’État qui est un mal », nous arriverons obligatoirement à ceci : qu’ils ont ramené le problème de la prise du pouvoir politique par le prolétariat à la destruction de la machine militaire et bureaucratique, qui régit l’État bourgeois malgré l’existence du parlementarisme démocratique, et à la confection d’une nouvelle machine d’État basée sur une démocratie sincère et totale, sur le suffrage universel, sur l’auto-administration la plus large, avec, comme corollaire, l’hégémonie effective du prolétariat sur la majorité du peuple.

En cela, Marx et Engels continuent et élargissent la tradition politique des montagnards de 1793 et des chartistes de l’école d’O’Brien.

Pourtant, il est certain qu’il est possible de découvrir, dans les œuvres de Marx et d’Engels, les traces d’autres idées, sur lesquelles on peut se baser pour établir des thèses où les formes et les institutions mêmes du pouvoir politique du prolétariat revêtiraient un caractère essentiellement nouveau, opposé au principe même des formes et institutions incarnant le pouvoir politique de la bourgeoisie : un caractère opposé au principe de l’État. Ces idées-là appartiennent à un autre cycle et méritent une étude spéciale. Nous leur consacrons le chapitre suivant.

11. La Commune de 1871

Lorsque, dans ses écrits, il traitait de la Commune, Marx ne pouvait se contenter d’exposer son point de vue sur la dictature du prolétariat : il lui fallait, en même temps et par-dessus tout, défendre l’insurrection prolétarienne de 1871 contre l’acharnement de ses nombreux ennemis. Cette circonstance ne pouvait pas ne pas influencer sa façon de juger les mots d’ordre et les aspects de ce mouvement.

Du fait qu’elle était basée sur une lutte de classe ardente entre le travail et le capital, l’explosion révolutionnaire, qui aboutit, le 18 mars 1871, à la prise de Paris par le prolétariat en armes, provoqua un conflit entre la population républicaine et démocratique de la capitale et les masses conservatives de la province, les masses rurales en premier lieu.

Et puisque, pendant les vingt années précédentes, la « paysannerie » arriérée avait écrasé Paris révolutionnaire et républicain par le moyen d’une centralisation bureaucratique extrême, le soulèvement de la démocratie parisienne contre les représentants de cette paysannerie siégeant à Versailles prit la tournure d’une lutte pour l’autonomie municipale [3].

Dans les débuts, cette allure de la Commune lui valut la sympathie de nombreux représentants du radicalisme bourgeois pur, partisans de la décentralisation administrative et d’une large autonomie locale. Et même aux yeux des chefs de la Commune elle cacha, d’abord, en grande partie, la véritable nature et le sens historique du mouvement qu’ils dirigeaient.

Dans ses souvenirs sur l’Internationale, le célèbre anarchiste Guillaume raconte que la Fédération Jurassienne, dont il était le chef, envoya à Paris, aussitôt après le 18 mars 1871, son délégué Jacquault pour se rendre compte de quelle façon il serait possible de soutenir le mouvement parisien que les Jurassiens considéraient comme le début de la révolution social universelle. Ceux-ci furent fort surpris lorsque, à son retour, leur délégué les mit au courant de l’incompréhension témoignée par E. Varlin, le plus considérable des militants des internationalistes français de gauche. D’après celui-ci, la révolution du 18 mars poursuivait un but purement local – la conquête des libertés municipales par Paris – et n’était appelée à aucune répercussion sociale et révolutionnaire dans le reste de l’Europe. (L’Internationale, Souvenirs, tome II, page 133.)

Bien entendu, cela n’a pu se produire que tout au début. Bientôt, la portée historique de leur révolution commença à se révéler aux prolétaires de Paris. Pourtant, jusqu’à sa fin, la Commune ne s’affranchit pas complètement de l’influence des conceptions bourgeoisement étriquées qui limitaient les buts de la révolution aux seuls problèmes d’autonomie municipale. Ce n’est pas pour rien que, dans sa Guerre civile, Marx dut réfuter les libéraux anglais et Bismarck lui-même dans leur tentative de présenter tout le soulèvement de la Commune comme uniquement destiné à conquérir cette autonomie.

N’est-ce pas ce manque de clarté dans l’idéologie des communards que visait Marx plus tard, dans une de ses lettres à Kugelmann, où il mentionnait une manifestation dirigée contre lui par les anciens communards réfugiés à Londres et où il rappelait, à cette occasion, que c’est lui, pourtant, qui avait « sauvé l’honneur » de la révolution de 1871 ? Ne l’avait-il pas sauvé justement en dévoilant toute la portée historique de la tentative héroïque des combattants de la Commune, portée qui échappait à la conscience de ces derniers ?

Mais à côté de l’influence du radicalisme bourgeois, la Commune connut d’autres emprises idéologiques : celles du proudhonisme anarchiste et du blanquisme hébertiste. Ces deux courants sont soudés au mouvement de classe des ouvriers français. Pour les représentants de ces deux tendances, le mot d’ordre de la « Commune » était rempli d’un contenu diamétralement opposé à celui que voulait y mettre le radicalisme décentralisateur de la bourgeoisie démocratique. Entre les deux, il y avait seulement une apparence de communauté du fait que les deux s’élevait contre les tendances bureaucratiques et centralisatrices de l’appareil d’État légué par le deuxième Empire.

Pendant les dernières années qui précédèrent la Commune, le blanquisme français s’était davantage approché des masses ouvrières et avait partiellement dépassé le jacobinisme bourgeois de l’école politique sous l’influence de laquelle il avait grandi, en même temps que sous celle de l’école babouviste. Sans cesser de puiser leur inspiration politique dans le legs de la révolution du XVIII° siècle, les représentants les plus agissants du blanquisme étaient devenus plus circonspects à l’égard des formes jacobines de la démocratie et de la dictature révolutionnaire et avaient tenté de trouver, pour le mouvement prolétarien de leur époque, un appui idéologique dans la tradition révolutionnaire des sans-culotte d’extrême gauche, surnommés les « hébertistes ».

En 1793-1794, Hébert et ses partisans s’appuyaient sur les véritables sans-culotte des faubourgs parisiens et interprétaient leurs vagues espérances sociales et révolutionnaires ; par ce moyen, ils ont fait de la Commune de Paris un instrument de pression sur le pouvoir central et ont cherché à la transformer en un centre du pouvoir révolutionnaire total avec le concours direct des masses populaires armées. Tant que Robespierre ne l’eut pas réduite au rôle de mécanisme administratif subordonné en écrasant les hébertistes et en envoyant leurs chefs à la guillotine, la Commune de 1794 a représenté réellement les éléments révolutionnaires actifs des sans-culotte parisiens, dont elle était l’élue, et a incarné le désir instinctif de ces masses miséreuses de soumettre à leur dictature la France provinciale et rurale, de conceptions politiques arriérées [4].

La Commune, concentration de la volonté révolutionnaire et de l’action révolutionnaire directe des masses prolétariennes, en opposition à l’État démocratique, est devenu le mot d'ordre politique des jeunes blanquistes de la fin du deuxième Empire [5].

A côté de ce courant « hébertiste » et s’entrelaçant par moments avec lui, une autre vague, celle des anarchistes proudhoniens, s’est fait jour dans la révolution du 18 mars.

Aux yeux de ces derniers, de même qu’à ceux des blanquistes hébertistes, la « commune » était le levier de la révolution. Pourtant, chez eux, ce n’était pas la commune, organisation politique spécifiquement révolutionnaire qui s’opposait à l’organisation également politique de l’État plus ou moins démocratique et obtenait la soumission effective de ce dernier grâce à la dictature de Paris sur la France. C’était la commune, organisation sociale « naturelle » des producteurs, opposée à toute forme d’État, comme à un groupement « artificiel » – c’est-à-dire : politique – établi sur la base d’une subordination des citoyens à l’appareil « fallacieux » d’une représentation populaire. Dans cette acception, la commune ne s’élevait pas au-dessus de l’État, ne le soumettait pas à sa dictature, elle se séparait de lui et invitait toutes les 36.000 communes (villes et villages) de France à procéder de même afin de décomposer l’État et de lui substituer une fédération libre des communes.

« Que demande Paris ? », écrivait La Commune du 19 avril et elle répondait ainsi :

« L’autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de France et assurant à chacun l’intégralité de ses droits et à tout français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes, comme homme, citoyen et travailleur.
« L’autonomie de la Commune sera limitée par un droit d’autonomie égal pour toutes les communes participant au pacte et dont l’association assurera l’unité française. »

De là découlait logiquement un programme fédéraliste d’un esprit proudhono-bakouniniste reconnaissant entre les communes le seul lien d’un pacte volontaire et résiliable et excluant tout appareil compliqué d’administration générale de l’État. Les communards acceptaient avec plaisir d’être surnommés des « fédéralistes ».

« Le 18 mars », écrit le bakouniniste Arthur Arnoult, membre de la Commune, « le peuple déclara qu’il fallait sortir du cercle ensorcelé, qu’il fallait détruire le mal dans l’œuf, qu’il ne fallait plus changer de maître, mais ne plus en avoir. Dans une miraculeuse conscience de la vérité, cherchant à atteindre le but par les voies qui y conduisaient en réalité, il proclama l’autonomie de la Commune et la fédération des communes.

«  ... Il s’agissait d’interpréter pour la première fois les règles véritables, les lois justes et normales qui doivent assurer l’indépendance réelle de l’individu et du groupement, communal ou corporatif, et lier ensuite entre eux les groupements homogènes de façon qu’ils jouissent, en même temps, de l’union qui est la force ... et de l’autonomie indispensable pour ... développer à l’infini tous les dons originaux, toutes les qualités de production et de progrès. » (Histoire populaire de la Commune, traduction russe, p. 243.)

Ce fédéralisme communal apparaissait aux anarcho-proudhoniens comme une organisation où les rapports économiques des producteurs trouvent leur expression immédiate.

« Chaque groupement autonome » – dit encore le même auteur – « communal ou corporatif selon les circonstances, aura à résoudre, dans son sein, la question sociale, c’est-à-dire le problème de la propriété, des rapports entre le travail et le capital, etc. »

Notez cette restriction : « communal ou corporatif selon les circonstances ». La pensée du communard-fédéraliste s’apparente ici nettement aux conceptions qui, en 1833, ont conduit Morrisson et Smith à leur formule de la « Chambre des Trade-Unions » ; qui, au début du vingtième siècle, ont engendré la doctrine de Georges Sorel, d’Edouard Berth, de De Leon sur la fédération de cellules corporatives (professionnelles) « naturelles » à la place des subdivisions « artificielles » existant dans l’État moderne ; qui, en 1917-1919, ont créé le « système des Soviets » sous son aspect définitif.

« Les groupements communaux », commente l’auteur dans un renvoi, « correspondent à l’ancienne organisation politique ; le groupement corporatif correspond à l’organisation sociale » (souligné par nous). Ainsi l’organisation communale doit servir de transition entre l’État et la fédération « corporative ».

Cette opposition de l’organisation « politique » à la « sociale » présume que la «  destruction de la machine d’État » par le prolétariat rétablira immédiatement, entre les producteurs, des rapports « naturels » dont le jeu se manifestera en dehors des normes et des institutions politiques. Elle est à la base des tendances sociales révolutionnaires en honneur parmi les communards.

« Tout ce que les socialistes revendiquent et ce qu’ils ne sauraient obtenir d’un pouvoir fort et centralisé, quelque démocratique qu’il soit, sans de formidables secousses, sans une lutte cruelle, pénible et ruineuse, ils l’obtiendront régulièrement, sûrement et sans violence grâce au simple jeu du principe communal du groupement libre et de la fédération. »
« La solution de ces questions peut appartenir seulement à des groupements corporatifs et productifs, unis par les liens de la fédération et affranchis désormais des entraves gouvernementales et administratives, autrement dit : politiques (souligné par nous), qui maintiennent jusqu’à présent, par l’oppression, l’antagonisme entre le capital et le travail et soumettent celui-ci à celui-là ». (Ibidem, page 250 de la traduction russe).

C’est ainsi que concevaient la substance et la portée de la Commune les plus avancés de ses combattants, ceux qui étaient le plus directement liés au mouvement de classe social et révolutionnaire du prolétariat français.

Charles Seignobos – dans sa note sur la Commune publiée dans l’histoire du XX° siècle de Lavisse et Rambaud – n’a certainement pas raison lorsqu’il affirme que les révolutionnaires ont renoncé à leur but initial – la prise du pouvoir en France – et se sont ralliés à la cause de la commune autonome de Paris parce qu’ils se sont trouvés isolés du reste de la France et ont dû passer à la défensive. Cette circonstance a seulement facilité le triomphe des idées anarcho-fédéralistes dans le développement de la Commune. D’une façon générale, si, dans les programmes des communards, la conception « hébertiste » de la Commune dictateur de la France cédait le pas devant l’idée proudhonienne d’une fédération apolitique c’était parce que le caractère de classe se dessinait nettement dans la lutte entre Paris et Versailles. Or, à cette époque, la conscience de classe du prolétariat de la petite industrie parisienne gravitait entièrement autour de l’opposition idéologique de l’union « naturelle » des producteurs au sein de la société à leur unification « artificielle » au sein de l’État. Nous avons déjà vu que, dans les premiers jours de la Commune, Varlin lui donnait une interprétation du plus pur radicalisme démocratique. Dans sa proclamation du 23 mars 1871, la section parisienne de l’Internationale affirmait :

« L’indépendance de la Commune est le gage d’un contrat dont les clauses librement débattues font cesser l’antagonisme des classes et assureront l’égalité sociale. »

Cela veut dire ceci : après la chute du pouvoir d’État et de la contrainte exercée par lui, il devient possible de créer un seul lien social « naturel » entre les membres de la société : celui basé sur leur interdépendance économique ; la commune est justement appelée à devenir le cadre dans les limites duquel ce lien peut être réalisé.

«  Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs », est-il dit encore dans la proclamation, « et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales. »

Au premier coup d’œil il devient évident qu’à l’idée anarchiste de la commune de travail, c’est-à-dire de l’union des producteurs en opposition à l’unification des citoyens au sein de l’État, la proclamation substitue discrètement l’idée de la commune politique, prototype de l’État moderne, microcosme d’État, à l’intérieur duquel la représentation des intérêts et la satisfaction des besoins sociaux deviennent des fonctions spécialisées, de même que – quoique certes sous une forme plus rudimentaire – dans le mécanisme compliqué de l’État moderne. P. Lavrov le comprenait fort bien lorsqu’il écrivait dans son livre sur la Commune :

« Au cours du XIX° siècle, l’unité des intérêts communaux disparut complètement devant l’accroissement de la lutte des classes. En tant qu’entité morale, la commune n’existait pas du tout (souligné par l’auteur). Dans chaque commune se dressaient, l’un contre l’autre, les camps irréductibles du prolétariat et de la grande bourgeoisie, et la lutte se compliquait par la présence de groupes multiples de la petite bourgeoisie. Momentanément, Paris a été uni dans une affection générale : l’irritation contre les assemblées de Bordeaux et de Versailles. Mais une affection passagère ne peut être la base d’un régime politique. » (La Commune de Paris. Texte russe, p. 130.)

Dans le même livre, P. Lavrov dit encore (page 157) :

«  La base autonome effective du régime, à laquelle doit mener la révolution sociale, n’est point la commune politique, qui admet l’inégalité, la promiscuité des parasites et des classes laborieuses, etc.; mais elle est formée par un groupement solidaire de travailleurs de tout ordre ralliés au programme de la révolution sociale » (souligné par nous).

P. Lavrov parle nettement d’une

« confusion de notions entre : d’une part, la commune politique autonome, cet idéal du moyen-âge dans la lutte pour lequel s’est concrétisée et s’est affirmée la bourgeoisie aux premières étapes de sa montée ; d’autre part, la commune autonome du prolétariat, laquelle devait naître après la victoire économique du prolétariat sur ses ennemis, après l’établissement, au sein de la commune, d’une solidarité sociale inconcevable tant que dure l’exploitation économique du travail par le capital, tant que, par cela même, la haine des classes est inévitable à l’intérieur de chaque commune. Lorsque l’on analyse les revendications d’autonomie communale telles qu’elles ont été, généralement, formulées au cours de la lutte, on peut se demander quel rapport ont pu voir les indéniables socialistes de la Commune entre le problème fondamental du socialisme – la lutte du travail contre le capital – et la commune libre qu’ils ont inscrite sur leur drapeau. »

Le paradoxe que signale ainsi Lavrov consiste en ceci : la possibilité même du processus de la transformation du régime capitaliste en régime socialiste, est subordonnée à l’existence d’une forme sociale telle que seule l’économie socialiste plus ou moins accomplie nous paraît susceptible d’en fournir le moule. Cette contradiction se trouve chez tous les anarchistes : s’il est évident que la destruction des bases de l’économie privée, que la transformation de l’ensemble de l’économie nationale en économie collectivisée, socialiste, supprimera la nécessité d’une organisation s’élevant au-dessus des producteurs sous l’aspect de l’État, les anarchistes en déduisent que « la destruction de l’État », sa « décomposition » en cellules, en « communes », est une condition préalable de la transformation sociale elle-même. Dans l’idéologie des communards de Paris, il y avait une juxtaposition de notions proudhoniennes, hébertistes et bourgeoisement autonomistes, grâce à quoi, dans leurs discussions sur l’essence de leur révolution, ils passaient assez facilement de la commune « politique » – unité territoriale créée par l’évolution bourgeoise précédente et représentant, au fond, une des bases de l’appareil de l’État – à la commune « corporative » – libre association de travailleurs, que nous pouvons nous imaginer comme la forme probable du groupement social dans un régime socialiste accompli, lorsque l’effort collectif d’une ou de deux générations aura rendu possible « l’atrophie progressive de l’État » prédite par Engels [6].

Devant la commission d’enquête nommée par l’Assemblée nationale de Versailles après l’écrasement de la Commune, un des témoins, Dunoyer, (cité par Lavrov dans sa Commune de Paris, page 166) a fait un exposé intéressant tendant à ceci : que les idées communalistes, telles qu’elles se concrétisaient dans l’esprit des ouvriers, n’étaient pas autre chose qu’une tentative de transplanter dans la structure de la société les formes de leur propre organisation de combat.

« En 1871, le groupement des ouvriers au sein de l’Internationale par sections et fédérations de sections a été un des éléments qui contribuèrent à répandre l’idée communale en France. » L’Internationale « possédait une organisation toute faite, où le mot : « Commune » couvrait le mot : « Section » et où la fédération des communes n’était pas autre chose que la fédération des sections. »

Confrontons avec cette déclaration les citations que nous avons empruntées, dans le chapitre précédent, aux syndicalistes anglais des années 1830 dont les programmes tendaient au remplacement de l’État parlementaire bourgeois par une fédération de Trade-Unions ; rappelons les thèses analogues des syndicalistes français du XX° siècle ; et n’oublions pas que, de nos jours, les masses ouvrières viennent partout à l’idée de « l’État soviétique », après avoir éprouvé les Soviets en qualité d’organisation de combat forgée dans le processus de la lutte de classes dans son stade révolutionnaire aigu.

Dans toutes les thèses communalistes nous découvrions un point qui apparaît régulièrement et qui consiste dans la négation de « l’État » comme instrument de la transformation révolutionnaire de la société dans le sens socialiste. Par contre, le marxisme, tel qu’il s’est formé depuis 1848, est caractérisé, avant tout, par ceci : que, suivant la tradition de Babeuf et de Blanqui, il reconnaissait l’État (naturellement après sa conquête par le prolétariat) comme le principal levier de cette transformation. C’est pourquoi, dans les années 1860 déjà, les anarchistes et les proudhoniens dénonçaient Marx et Engels comme « étatistes ».

Quelle a donc été leur attitude devant l’expérience de la Commune de Paris, où le prolétariat tenta, pour la première fois, de réaliser sa dictature socialiste ?

12. Marx et la Commune

Les proudhoniens et les anarchistes, peu versés dans l’étude du processus économique, avaient une idée bien naïve et simpliste de ce qui suivra la prise des moyens de production par la classe ouvrière. Ils ne se rendaient pas compte que le capitalisme a créé, pour la concentration de la production et de l’échange, un appareil tellement gigantesque que la classe ouvrière sera incapable de s’en emparer, si elle n’a pas à sa disposition un appareil d’administration aussi puissant et s’étendant sur tout le domaine économique régi par le capital. Ils ne voyaient pas la complexité et l’immensité de la transformation résultant de la révolution sociale ; pour cette raison seulement, il leur était possible de considérer « la commune » autonome – basée elle-même sur des unités de production « autonomes » – comme le levier de cette transformation.

Bien entendu, Marx était mieux renseigné que quiconque sur le rôle prépondérant que dans les conceptions anarcho-proudhoniennes ont joué dans le mouvement de la Commune. En 1866 déjà, dans une lettre à Engels en date du 30 juin, il parlait ironiquement du « stirnerianisme proudhonien » qui tend à « tout décomposer en petits groupes ou communes, lesquels devront, par la suite, former à nouveau une quelconque union, mais surtout pas un État » (Correspondance, tome III).

Cependant, en 1871, la tâche qui incombait à Marx était de défendre la cause de la Commune contre l’acharnement des ennemis qui la noyaient dans le sang et de justifier en elle la première tentative du prolétariat de s’emparer du pouvoir : tentative qui – si elle n’avait pas été écrasée tout à son début par des forces extérieures – aurait inévitablement conduit la classe ouvrière au-delà de ses buts initiaux et aurait brisé les bornes idéologiques dont l’étroitesse limitait l’élan et dénaturait la substance de la révolution prolétarienne.

On comprend ainsi pourquoi, dans son apologie de la Commune, Marx ne pouvait même pas poser la question si la réalisation du socialisme était concevable dans le cadre des communes autonomes, urbaines et rurales. Poser cette question en présence de la division du travail et de la centralisation de la vie économique dans l’état de développement des moyens de production puissants qui était déjà atteint à l’époque, signifiait : rejeter catégoriquement toute conception de la commune où celle-ci aurait l’autonomie de « résoudre la question sociale ». On comprend pourquoi Marx a éludé la question si le principe de l’union fédéraliste des communes serait capable d’assurer, dans une mesure quelconque, une production sociale systématique sur l’échelle léguée par le capitalisme ; pourquoi il ne fait qu’effleurer un des plus graves problèmes de la révolution sociale – celui des rapports entre la ville et la campagne – lorsqu’il affirme, sans aucune preuve à l’appui, que justement, « l’organisation communale aurait amené les producteurs ruraux à accepter la direction intellectuelle des chefs-lieux de chaque région et leur y aurait assuré, en la personne des ouvriers urbains, des défenseurs naturels de leurs intérêts ». Or, bien au contraire, toute la question consiste en ceci : sera-t-il possible de faire tenir l’économie socialiste dans les cadres d’une fédération de communes autonomes, alors qu’elle présume la direction économique de la campagne par la ville ?

Marx pouvait « ajourner » toutes ces questions en escomptant que, dans le processus de la révolution sociale, elles trouveraient automatiquement leur solution et dépouilleraient les illusions anarcho-communalistes, qui avaient prévalu dans l’esprit des ouvriers au début de cette révolution.

Mais on ne peut nier que Marx ne s’est pas borné à taire ces contradictions de la Commune de Paris. Il a essayé de les résoudre en reconnaissant que la commune était « la forme politique enfin découverte pour permettre l’émancipation économique du travail » ; il a contredit, ainsi, sa propre affirmation que la conquête du pouvoir d’État était le levier de la révolution sociale.

« L’organisation communale – déclare Marx – aurait rendu au corps social les forces qui étaient dévorées, jusqu’ici, par cette excroissance parasite : « l’État », lequel se nourrit au détriment de la société et gêne le libre mouvement de cette dernière. »

« Le seul fait de l’existence de la commune – dit-il ailleurs – conduisait logiquement à l’auto-administration locale, celle-ci devenant autre chose qu’un simple contre-poids au pouvoir d’État, lequel devenait désormais inutile » (souligné par nous).

De cette façon, la « destruction de la machine bureaucratique et militaire » de l’État, dont il est question dans la lettre de Marx à Kugelmann, s’est transformée insensiblement pour devenir la suppression de tout pouvoir d’État, de tout appareil de contrainte au service de l’administration ; la destruction du « pouvoir d’État moderne », du type continental, est devenue la destruction de l’État comme tel.

Serions-nous en présence d’une certaine imprécision voulue, sous le couvert de laquelle Marx avait la possibilité de passer sous silence les points faibles de la Commune, à l’heure où celle-ci était piétinée par la réaction triomphante ? Le puissant élan du prolétariat révolutionnaire de Paris marchant sous le drapeau communaliste, aurait-il, au contraire, rendu acceptable pour Marx certaines idées d’origine proudhonienne ? En tout cas, Bakounine et ses amis ont considéré que, dans La guerre civile en France, Marx a reconnu comme bonne la voie qu’ils avaient tracée à la révolution sociale. Dans ses souvenirs, James Guillaume (L’Internationale, tome II, p. 191) a constaté avec satisfaction que le Conseil Général de l’Internationale (sous le patronage duquel a été publiée La guerre civile en France) a adopté entièrement le point de vue des fédéralistes dans son appréciation de la Commune. Quant à Bakounine, il triomphait en affirmant :

«  L’effet de l’insurrection communaliste a été tellement puissant qu’en dépit de la logique et de leurs véritables dispositions, les marxistes, dont toutes les idées se sont trouvées renversées par elle, ont été obligés de s’incliner devant cette insurrection et de s’en approprier les buts et le programme ».

Certes, de telles affirmations n’étaient pas dénuées d’exagération ; cependant, elles contenaient un grain de vérité.

Ces jugements de Marx sur la destruction de l’État par l’insurrection du prolétariat et la création de la Commune, jugements qui ne se distinguent pas par une grande précision, ce sont, justement, eux qu’en l’an de grâce 1917 Lénine mit à la base de la nouvelle doctrine, révélée par lui, sur les problèmes de la révolution sociale. C’est justement sur ces jugements de Marx que Lénine échafaude le canevas anarcho-syndicaliste de la destruction de l’État du fait même de la conquête de la dictature par le prolétariat et du remplacement de l’État par cette « forme politique enfin découverte » qui fut incarnée, en 1871, par la Commune et qui est représentée par le « soviet » depuis que « les révolutions russes de 1905 et de 1917 ont repris – dans une ambiance et dans des conditions modifiées – la cause de la Commune et apporté une confirmation à la géniale analyse historique de Marx. » (L’État et la révolution, texte russe, p. 53.)

En 1899 déjà, dans son célèbre livre sur Les prémices du socialisme, Ed. Bernstein a constaté ce pas vers Proudhon accompli par Marx dans La guerre civile en France ».

« Si tous les autres désaccords restent entiers entre Marx et le « petit-bourgeois » Proudhon, le rapprochement de la pensée est, chez eux, aussi complet que possible dans ces questions. »

Ces paroles de Bernstein ont mis Lénine dans une grande colère. « C’est monstrueux. » « C’est ridicule. » « Renégat ! » crie-t-il à l’adresse de Bernstein. Par la même occasion, il insulte Plékhanoff et Kautsky pour ce qu’ils « n’ont pas relevé cette déformation de Marx par Bernstein » au cours de la polémique qu’ils ont menée contre le livre de ce dernier [7].

Lénine aurait pu, aussi bien, s’en prendre au « spartakiste » F. Mehring, qui fut certainement le meilleur connaisseur et commentateur de Marx. Dans le livre qu’il publia peu de temps avant sa mort – Karl Marx, histoire de sa vie (Leipzig, 1918) – Mehring déclare avec une netteté qui ne laisse place à aucun doute :

« Quelque spirituels que fussent certains raisonnements de Marx (sur la Commune), ils étaient, dans une certaine mesure, en contradiction avec les conceptions que Marx et Engels ont défendues pendant un quart de siècle et qu’ils ont déjà formulées dans le Manifeste Communiste.
« Selon ces conceptions, la décomposition de l’organisation politique dénommée « État » appartient, évidemment, aux réalisations finales de la révolution prolétarienne à venir. Mais ce sera une décomposition progressive. Le but principal de cette organisation a toujours été d’assurer, avec l’aide de la force armée, l’oppression économique de la majorité travailleuse par une minorité privilégiée. La disparition de la minorité privilégiée fera disparaître le besoin de la force armée d’oppression, c’est-à-dire du pouvoir d’État. Mais Marx et Engels ont souligné, en même temps, que, pour aboutir à ce résultat ainsi qu’à d’autres, plus importants, la classe ouvrière devra, d’abord, s’emparer de la puissance politique organisée de l’État et s’en servir pour écraser la résistance de la classe capitaliste et pour recréer la société sur des bases nouvelles. Avec ces conceptions du Manifeste Communiste il est difficile de concilier les éloges multiples par le Conseil Général à l’adresse de la Commune de Paris pour avoir commencé par la destruction de l’État parasite » (P. 460, souligné par nous).

Et Mehring ajoute :

« On comprend aisément que les disciples de Bakounine aient utilisé à leur façon l’adresse du Conseil Général. »

Mehring estime que Marx et Engels voyaient nettement la contradiction entre les thèses émises dans La guerre civile et leur façon antérieure de poser la question de la conquête du pouvoir d’État.

« Par la suite », affirme Mehring, « lorsque, après la mort de Marx, il combattait les tendances anarchistes, Engels a, pour son compte tout au moins, répudié ces réserves et repris intégralement les vielles conceptions du Manifeste. »

Les « vieilles conceptions du Manifeste » consiste justement en ceci : que la classe ouvrière s’empare de la machine d’État forgée par la bourgeoisie, qu’elle la démocratise de haut en bas (voir les revendications immédiates que, selon le Manifeste, le prolétariat réalisera après la prise du pouvoir) et que, par là même, elle la transforme de machine à contraindre la majorité par la minorité en machine à contraindre la minorité par la majorité, en vue d’affranchir cette majorité du joug de l’inégalité sociale. C’est ce qui veut dire, comme l’écrivait Marx en 1852 : ne pas, simplement, « prendre en charge et mettre en marche la machine d’État toute prête » du type militaire, policier et bureaucratique, mais briser cette machine pour en construire une nouvelle sur la base de l’auto-administration du peuple guidé par le prolétariat.

Lénine s’est servi des formules imprécises contenues dans La guerre civile en France et suffisamment motivées par la nécessité immédiate, pour le Conseil Général, de défendre, contre ses ennemis, la cause de la Commune dirigée par les hébertistes et les proudhoniens ; Lénine s’est servi de ces formules qui effaçaient presque complètement la marge qui existe entre « la conquête du pouvoir politique » des marxistes et « la destruction de l’État » des anarchistes ; à la veille de la révolution d’octobre 1917, dans sa lutte contre les tendances et mots d’ordre de républicanisme démocratique pratiqués par les partis socialistes, Lénine s’est servi de ces formules pour accumuler dans les thèses de L’État et la révolution juste autant de contradictions qu’il y a eu dans la tête de tous les membres de la Commune – jacobins, blanquistes, hébertistes, proudhoniens et anarchistes – dans leur ensemble. Objectivement – sans doute en dehors de la conscience de Lénine lui-même – c’était nécessaire pour que l’essai de création d’une machine d’État très ressemblante dans sa structure à celle du type militaire et bureaucratique de naguère et détenu par un parti de peu d’adhérents [8] pût être présenté aux masses, qui se trouvaient en état d’ébullition révolutionnaire, comme la destruction de l’ancien mécanisme étatique, comme la naissance d’une société basée sur le minimum de contrainte et de discipline, d’une société sans État. Au moment où les masses les plus révolutionnaires concrétisaient leur émancipation du joug séculaire de l’ancien État sous forme de « républiques autonomes de Cronstadt », d’expériences de « contrôle ouvrier » d’une conception complètement anarchiste, etc., « la dictature du prolétariat et des paysans les plus pauvres » – incarnée par la dictature effective des « véritables » interprètes de ces derniers, c’est-à-dire des élus du communisme bolcheviste – a pu se consolider seulement après s’être revêtue de cette idéologie anarchiste et anti-étatiste. La formule de « tout le pouvoir aux Soviets » s’est trouvée être le mieux appropriée à exprimer mystiquement la tendance qui animait les éléments révolutionnaires du peuple et qui leur proposait deux buts contradictoires, à savoir : créer une machine qui écraserait, au bénéfice des exploités, les classes exploiteuses et, simultanément, s’affranchir de toute machine d’État qui comportât pour eux la nécessité de subordonner leur volonté d’individus ou de groupements à la volonté d’une entité sociale.

L’origine et la signification du « mysticisme soviétique » ne sont pas différentes dans les pays de l’Europe occidentale au stade actuel de la révolution. Par contre, en Russie même, l’évolution de « l’État soviétique » a déjà amené la création d’une machine d’État nouvelle et très compliquée, basée sur une répartition des fonctions entre « l’administration des individus » et « l’administration des choses », sur une opposition de « l’administration » à « l’auto-administration » et du fonctionnaire au citoyen ; répartitions et oppositions exactement pareilles à celles qui caractérisent l’État de classe capitaliste.

La régression économique qui s’est produite pendant la guerre a simplifié la vie économique dans tous les pays et a éclipsé, dans la conscience des masses, le problème de l’organisation de la production au bénéfice de celui de la répartition et de la consommation. Ce phénomène favorise dans la classe ouvrière la renaissance d’illusions qui font croire à la possibilité de s’emparer de l’économie nationale en remettant les moyens de production directement – c’est-à-dire sans le concours de l’État – à des groupes déterminés d’ouvriers (« contrôle ouvrier », « socialisation directe », etc.)

Sur le terrain de ces illusions économiques renaissantes, on voit grandir de nouveau l’illusion de pouvoir réaliser la liberté des classes travailleuses par la destruction de l’État et non pas sa conquête. Les unes comme les autres de ces illusions rejettent le mouvement ouvrier révolutionnaire en arrière, vers la confusion, l’imprécision et le manque de maturité idéologique qui le caractérisaient à l’époque de la Commune de 1871.

Les minorités extrémistes du prolétariat socialiste se servent, pour une part, de ces illusions, de ce défaut de maturité ; pour une autre part, elles en sont, elles-mêmes, esclaves. C’est sous l’influence de ce double facteur qu’elles agissent lorsqu’elles cherchent le moyen pratique d’éluder les difficultés liées à la réalisation d’une dictature de classe authentique, difficultés d’autant plus grandes, que la classe en question a perdu son unité au cours de la guerre et qu’elle n’est pas capable de livrer un combat immédiat pour des buts révolutionnaires. En dernier lieu l’illusion anarchiste de la destruction de l’État couvre la tendance à concentrer toute la puissance de contrainte de l’État entre les mains d’une minorité prolétarienne qui ne croit ni à la logique objective de la révolution, ni à la conscience de classe de la majorité prolétarienne et, à plus forte raison, à celle de la majorité nationale. L’idée que le « système des soviets » équivaut à une rupture définitive avec toutes les formes antérieures, bourgeoises, de la révolution, sert, par conséquent, de paravent à la remise en vigueur – imposée par des facteurs extérieurs et par la conformation intérieure du prolétariat – des méthodes qui ont caractérisé les révolutions bourgeoises, lesquelles se sont toujours accomplies par le transfert du pouvoir d’une « minorité consciente s’appuyant sur une majorité inconsciente » à une autre minorité se trouvant dans une situation identique.


Notes

[1] Bien entendu, Engels ne va pas aussi loin que le chef du parti communiste d’Allemagne, Brandler, lequel a déclaré devant le tribunal que la dictature du prolétariat pouvait être réalisée en Allemagne, sans porter atteinte à sa constitution d’aujourd’hui.

[2] En 1903 G. Plékhanoff a déclaré, comme on le sait, qu’après avoir réalisé sa dictature le prolétariat révolutionnaire pourra juger nécessaire de priver la bourgeoisie de tous les droits politiques (y compris du droit de vote). Pourtant, aux yeux de Plékanoff lui-même, c’était là une des éventualités et non une conséquence inéluctable de la dictature du prolétariat. Dans ma brochure Lutte contre l’état de siège au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, j’ai tenté d’interpréter ces paroles de G. Plékhanoff comme un exemple admissible seulement dans l’abstraction logique et utilisé par lui pour illustrer la thèse du « salut de la révolution, loi suprême », laquelle doit passer avant toute autre considération. J’ai émis la pensée que Plékhanoff, lui-même, ne devait pas présumer que, s’étant emparé du pouvoir, le prolétariat des pays économiquement mûrs pour le socialisme pût se trouver dans une telle situation où il ne lui fût possible de s’appuyer sur une acceptation bénévole de sa direction par le peuple et où, au contraire, il dût écarter, par la force, la minorité bourgeoise de l’exercice des droits politiques. Dans un entretien avec moi, Plékhanoff manifesta son mécontentement au sujet d’une pareille interprétation de ses paroles, et je compris alors que, dans sa conception, la dictature du prolétariat n’est dénuée de certaine parenté avec la dictature jacobine d’une minorité révolutionnaire.

[3] « Le 18 mars prit l’aspect d’une rébellion de Paris contre l’oppression provinciale », écrit Paul Louis, l’historien du socialisme français. (Histoire du socialisme français, 2e édition, page 308).

[4] C’est à la Commune d’Hébert et à celle de Lyon, à tendance analogue, que revient l’initiative non seulement des actes extrêmes de la terreur politique (exécutions de septembre, expulsion des girondins de la Convention), mais encore des mesures sociales révolutionnaires d’un « communisme de consommateurs », par lesquelles la ville privée de ressources essayait de contraindre les villages et les lointaines provinces de petite bourgeoisie à lui fournir les aliments nécessaires. C’est d’ici que partaient les expéditions de « l’armée de ravitaillement », que l’on créait les « comités de pauvreté » de l’époque, chargés d’arracher le pain aux « koulaks », que le jargon d’alors appelait « aristocrates » ; c’est d’ici que l’on imposait des contributions aux bourgeois et que l’on « prenait en charge » (surtout à Lyon) les monceaux de marchandises produites par l’industrie de l’époque précédente ; c’est d’ici, toujours, qu’émanaient les réquisitions de locaux d’habitation, les tentatives de loger de force les pauvres dans des maisons considérées comme trop vastes pour leurs occupants et d’autres mesures encore du même ordre égalitaire. Enfin, c’est ici que se concentrait principalement la taxation des prix. Si, dans leurs recherches d’analogies historiques, Lénine, Trotsky et Radek avaient témoigné d’une plus grande connaissance du passé, ils n’auraient pas rattaché la généalogie des Soviets à la Commune de 1871, mais à celle de 1793-94, centre de l’énergie et du pouvoir révolutionnaire des masses populaires le plus apparentées au prolétariat de nos jours.

[5] Dans sa lettre à Marx du 6 juillet 1869 (Correspondance, tome IV, p. 175), Engels parle de la brochure de Tridon (Les Hébertistes), où celui-ci expose les arguments de cette aile du blanquisme : «  Il est aussi ridicule de supposer que la dictature de Paris sur la France qui fut l’écueil contre lequel se brisa la première révolution puisse, tout simplement, se reproduire à nouveau pour aboutir à un résultat différent ».

[6] Nous retrouvons chez les bolcheviks, en Russie et en Europe occidentale, exactement la même confusion que celle des communards avec leurs « forme politique » destinée à l’affranchissement social du prolétariat. Chez ceux-là il est également question de remplacer l’organisation territoriale de l’État par des unions de producteurs, où l’on voyait, au début, l’essence même de la république des soviets ; et cette substitution nous est présentée tantôt comme le résultat naturel du fonctionnement d’un régime socialiste accompli, tantôt comme la condition préalable nécessaire à la réalisation même de la révolution sociale. La confusion dépasse les bornes de l’entendement lorsque l’on cherche à y remédier en recourant à une nouvelle notion, celle de « l’État soviétique ». Celui-ci devra incarner la violence organisée du prolétariat et, en cette qualité, préparer le terrain pour « l’atrophie » de toutes les formes de l’État ; mais il sera, en même temps, par son principe opposé à l’État. Ainsi raisonnaient également les communards de Paris, qui s’imaginaient que la Commune-État de 1871 était quelque chose dont le principe même était à l’opposé de toute forme d’État, alors que, en réalité, elle représentait un type simplifié d’État démocratique moderne rappelant le fonctionnement des cantons suisses.

[7] Le plus curieux, c’est que Lénine, lui-même, qui a beaucoup écrit au sujet de ce livre d’Edouard Bernstein, n’a jamais, lui non plus, « relevé cette déformation ».

[8] Souvenons-nous que Lénine a dit que, si 200.000 propriétaires pouvaient administrer un territoire immense dans leurs intérêts, 200.000 bolcheviks feraient la même besogne dans l’intérêt des ouvriers et paysans.


Archive Lénine
Début Précédent Archives J. Martov Début de page
Archives Marx-Engels