1923

"Les bourgeois et les social-nationalistes européens peuvent assister avec une terreur apocalyptique à l'éclosion du bolchevisme mondial. C'est, peut-être, seulement le premier acte de la vengeance que l'Orient réserve à l'orgueilleux impérialisme occidental pour l'avoir ruiné, pour l'avoir retardé dans son évolution économique."

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Le bolchevisme mondial

Julius Martov

2

L’idéologie du « soviétisme »


6. La mystique du régime soviétique

L’idéologie politique du mouvement révolutionnaire social de nos jours – qui affecte une teinte bolcheviste – consiste dans la reconnaissance des soviets comme forme d’organisation politique susceptible – et même seule capable – de réaliser l’affranchissement social du prolétariat.

A ce point de vue, la structure soviétique de l’Etat, comme étape vers la suppression progressive de l’Etat lui-même en tant qu’appareil d’oppression sociale, apparaît comme le produit, historiquement motivé, d’une longue évolution sociale ; comme une émanation des antagonismes de classes arrivés à leur extrême acuité sous le régime du capitalisme le plus accompli : l’impérialisme. Forme la plus apte à incarner la dictature de classe du prolétariat, l’organisation soviétique devient l’expression la plus parfaite de la véritable démocratie lorsque la société arrive à un niveau de développement où la vieille démocratie bourgeoise s’est vidée de tout son contenu.

Mais toute perfection a ceci de dangereux que les hommes dénués de raisonnement critique et insensibles aux nuances d’un enseignement doctrinal « oiseux » sont impatients de se l’approprier, sans tenir compte des conditions historiques, sur la préexistence desquelles ledit enseignement fonde la suprême raison et la relative perfection des institutions issues de l’évolution sociale. La raisonnement métaphysique des masses incultes se refuse à accepter la négation dialectique de l’absolu. Il ignore la catégorie du relatif. Du moment que l’on a découvert le mode véritable, authentique, parfait de la vie sociale, il aspire à l’appliquer à l’existence quotidienne.

Et nous assistons à ceci : que, contrairement à la théorie, la forme soviétique de la démocratie – « forme parfaite » – devient applicable à tous les peuples, à n’importe quel genre de société, indépendamment de leur niveau d’évolution sociale. Il suffit d’être acculé, par l’implacable impératif de l’histoire, à la nécessité de modifier la structure de l’Etat, sous l’empire duquel on succombait. L’organisation soviétique devient, simultanément, le mot d’ordre politique pour le prolétariat des pays industriels les plus avancés – Etats-Unis, Angleterre, Allemagne – et pour la Hongrie quasi-entièrement agricole, et pour la Bulgarie paysanne, et pour la Russie dont l’agriculture vient à peine de franchir l’étape la plus primitive.

Son efficacité universelle va même plus loin : dans leurs écrits, les publicistes communistes parlent sérieusement de révolutions soviétiques qui s’annoncent en Turquie d’Asie, parmi les fellahs égyptiens, dans les pampas de l’Amérique du Sud. En Corée, la proclamation d’une république soviétique ne serait plus qu’une question de temps. Quant aux Indes, à la Chine, à la Perse, il est manifeste que l’idée soviétique y progresse à la vitesse d’un rapide. Et nul n’ignore, sans doute, que le système soviétique a déjà été adapté aux conditions sociales primitives des Bachkires, des Kirghizes, des Turcomans et des montagnards du Daghestan.

En dépit de la doctrine marxiste qui a tenté de l’analyser, l’organisation soviétique ne serait pas seulement propre à résoudre les problèmes qui caractérisent le plus haut stade du capitalisme et l’ultime acuité des oppositions intra-nationales entre le prolétariat et la bourgeoisie. Elle serait une forme d’Etat universelle, susceptible de trancher toutes les difficultés, tous les antagonismes soulevés par l’évolution sociale. Théoriquement, les peuples doivent avoir dépassé effectivement ou, au moins, mentalement l’étape de la démocratie bourgeoise et s’être affranchis des illusions de la Constituante, du fameux scrutin universel, direct, égal et secret, de la liberté de la presse etc. Alors seulement ils peuvent s’élever à la science de la suprême perfection représentée par la structure soviétique de l’Etat. Pratiquement, les peuples sautent par-dessus les marches, possédés qu’ils sont par la négation métaphysique de toutes les catégories de progrès relatif. Si les soviets sont la forme la plus perfectionnée de l’Etat, s’ils sont la baguette magique qui supprime les inégalités sociales et la misère, qui donc consentira à porter volontairement le joug de systèmes moins parfaits pour en expérimenter douloureusement les antagonismes ? Ayant connu la douceur, qui donc voudra vivre d’amertume ?

En février 1918, à Brest-Litovsk, Trotsky et Kaménev défendent encore avec beaucoup d’obstination le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes et exigent de l’Allemagne victorieuse que ce principe soit appliqué en Pologne, en Lithuanie, en Lettonie sous forme d’un scrutin universel et égal. On reconnaît encore, à ce moment, la valeur historique relative de la démocratie. Un an plus tard, au congrès du parti communiste russe, l’intrépide Boukharine exige déjà que le principe de l’auto-détermination des peuples soit remplacé par celui de l’auto-détermination des classes laborieuses. Lénine réussit à obtenir la maintien du principe de l’auto-détermination – pour les peuples arriérés, de même que certains philosophes, qui ne voulaient pas se fâcher avec l’Eglise, limitaient la sphère d’application des vérités matérialistes aux seuls animaux privés des bienfaits de la révélation divine. Toutefois, si le congrès des communistes se refusa à emboîter le pas à Boukharine, ce ne fut pour des considérations doctrinales. Lénine l’emporta avec des arguments d’ordre diplomatique : il ne fallait pas éloigner de l’Internationale Communiste les Hindous, les Persans et les autres peuples, qui – fermés encore aux lumières de la révélation – étaient en état de lutte pan-nationale contre l’oppresseur étranger. Au fond, les communistes étaient, de toute leur âme, avec Boukharine. Ayant connu la douceur, qui dont voudra offrir l’amertume à don prochain ?

C’est pourquoi, lorsque le consul turc à Odessa lança le canard du prétendu triomphe de la révolution soviétique dans l’Empire ottoman, pas un seul journal russe ne se refusa à prendre ce canard au sérieux, pas un seul ne fit paraître le moindre scepticisme quant à la possibilité, pour ces braves Turcs, de bondir par-dessus toutes les étapes de l’autodétermination des peuples, du scrutin universel, direct, égal et secret, du parlementarisme bourgeois, etc. La mystification réussit entièrement.

Car les mystifications trouvent un terrain propice dans la mystique.

Or, mystique est l’idée d’une forme politique contenant en son essence le moyen de surmonter les antagonismes économiques, sociaux, nationaux, parmi lesquels se meut la révolution engendrée par la grande guerre mondiale.

Au cours du congrès du parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, tenu à Leipzig, des hommes se sont cassé la tête pour savoir comment concilier « le pouvoir des soviets » avec les bases du régime démocratique, avec les notions traditionnelles de la social-démocratie concernant les formes politiques de la révolution socialiste. On y a vu, une fois de plus, quel mysticisme social remplissait la plus populaire idée d’aujourd’hui, celle de la formule : « Tout le pouvoir aux soviets ! »

Mystère, qui échappe aux croyants de la révolution avec autant de persistance que le mystère de l’immaculée conception a toujours échappé à la compréhension des croyants de la chrétienté.

Il échappe quelquefois à son propre créateur. Voilà que l’on reçoit la nouvelle du triomphe de l’idée soviétique en Hongrie. Il semblerait que tout a été accompli selon les « rites ». Pourtant, il manque un détail essentiel : le « soviétisme » n’y est pas le résultat d’une guerre fratricide au sein du prolétariat (nous verrons plus loin combien ce détail est important), mais, au contraire, la conséquence de l’union du prolétariat. Lénine est surpris. Dans un télégramme, dont le texte intégral a paru dans la presse étrangère, il demande à Bela Kun : « Quelles garanties avez-vous que votre révolution est effectivement une révolution communiste et non simplement socialiste, c’est-à-dire (!) Une révolution de social-traîtres ? »

La presse russe a publié la réponse de Bela Kun qui trahissait quelque confusion et péchait par un manque de précision : le pouvoir était aux mains d’un groupe de cinq hommes, dont deux communistes, deux social-démocrates et un cinquième « dans le genre de votre Lounatcharsky ». Le mystère était venu encore plus épais.

Comme conséquence d’une tension extrême des antagonismes de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, celui-là renverse l’incarnation la plus parfaite de l’étatisme démocratique ; de ce fait, il se crée un mode politique nouveau, expression spécifique de la dictature du prolétariat. Tel est le point de départ de "l’idée soviétique ».

Mode politique universellement idoine à tous bouleversements et couvrant la substance multiforme de tous les mouvements révolutionnaires du vingtième siècle. Tel est le point d’arrivée de ladite idée au bout de son évolution.

Cette opposition dialectique résume le mystère du « soviétisme », devant lequel s’arrête, vaincu, le raisonnement dogmatique des hommes politique de droite comme de gauche.

7. La dictature de la minorité

Le mécanisme des révolutions populaires de l’époque historique passée consistait en ceci : que le rôle de facteurs actifs du bouleversement appartenait aux minorités des classes sociales, dans l’intérêt desquelles se jouaient les différentes phases de la révolution ; que ces minorités exploitent le mécontentement confus et les explosions de colère sporadiques qui se faisaient jour parmi les éléments inconsistants, éparpillés, appartenant auxdites classes, et qu’elles entraînaient ces éléments derrière elles dans la voie de la destruction des vieilles formes sociales ; que dans d’autres cas, ces minorités utilisaient la puissance de leur énergie concentrée pour briser l’inertie des éléments en question ; enfin, que ces minorités tentaient – et quelquefois avec succès – de réprimer la résistance passive de ces éléments lorsqu’ils refusaient de s’engager dans la voie de l’élargissement et de l’approfondissement de la révolution.

La dictature d’une minorité révolutionnaire agissante, à caractère parfois terroriste, était l’aboutissement normal de la situation, dans laquelle l’ancien ordre social avait confiné les masses populaires que la révolution appelait à forger leur propre destinée.

Là, où la minorité révolutionnaire agissante n’a pas su organiser une telle dictature et la maintenir pendant quelque temps – comme ce fut le cas en 1848 en Allemagne, en Autriche et en France – nous constatons l’avortement du processus révolutionnaire, l’avortement de la révolution.

Comme l’a dit Engels, les révolutions de l’ancienne époque étaient l’œuvre d’une minorité consciente qui exploitait les révoltes spontanées d’une majorité inconsciente.

Bien entendu, le mot « conscient » doit être pris ici dans un sens relatif, à savoir : qu’il s’agissait de poursuivre des buts politiques et sociaux déterminés quelque contradictoires, quelque utopiques qu’ils pussent être. L’idéologie des jacobins de 1793-1794 était utopique de bout en bout et ne peut être considérée comme le produit d’une conception objective du processus de l’évolution historique ; mais par rapport à la masse des paysans, des petits producteurs et des ouvriers, au nom desquels ils démolissaient l’ancien régime, les jacobins représentaient une avant-garde consciente dont le travail destructeur était subordonné à des problèmes positifs déterminés.

Dans la dernière décade du dix-neuvième siècle, Engels était arrivé à la conclusion que l’époque des révolutions effectuées par des minorités conscientes à la tête des masses inconscientes était close à jamais. Désormais, disait-il, les révolutions seront préparées pendant des dizaines d’années par le travail de propagande politique, d’organisation et d’éducation des partis socialistes et seront réalisées directement et consciemment par les masses intéressées elles-mêmes.

Cette idée d’Engels est devenue certainement celle de la grande majorité des socialistes modernes. Cela à un tel point que le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » a été lancé primitivement comme une réponse à ceci : comment assurer, de la part des masses, le maximum de participation active et consciente, en même temps que le maximum d’initiative dans l’œuvre de la création sociale en période révolutionnaire ?

Relisez les écrits et les discours de Lénine d’automne 1917 et vous y découvrirez l’idée maîtresse que voici : « tout le pouvoir aux soviets ! » – c’est la participation directe et active des masses à la direction de la production et des affaires publiques ; c’est la suppression de toute cloison entre les dirigeants et les dirigés, de toute hiérarchie sociale ; c’est, au plus haut degré possible, l’unification du pouvoir législatif et de l’exécutif, de l’appareil de production et de l’appareil d’administration, du mécanisme d’Etat et du mécanisme de l’administration locale ; c’est le maximum d’activité des masses avec le minimum de liberté des représentants élus ; c’est la suppression totale de toute bureaucratie.

Le parlementarisme est répudié non seulement comme arène, où deux classes ennemies collaborent politiquement entre elles et se livrent des combats « pacifiques », mais encore comme mécanisme d’administration publique. Et cette répudiation est motivée, avant tout, par l’antagonisme qui surgit entre ce mécanisme et l’activité révolutionnaire illimités des masses intervenant directement dans l’administration et dans la production.

En août 1917, Lénine écrivait :

« Lorsqu’ils se seront emparés du pouvoir politique, les ouvriers briseront le vieil appareil bureaucratique, ils le démoliront jusqu’aux fondations et n’en laisseront pas pierre sur pierre ; ils lui en substitueront un nouveau, composé de ces mêmes ouvriers et employés, contre la transformation desquels en bureaucrates on prendra aussitôt les mesures qui ont été exposées, dans le détail, par Marx et Engels, à savoir : 1° non seulement électivité, mais révocabilité à tout moment ; 2° rémunération ne dépassant pas le salaire ouvrier ; 3° réorganisation immédiate en ce sens que tous remplissent des fonctions de contrôle et de surveillance, que tous deviennent momentanément « bureaucrates » de façon que personne ne puisse le devenir définitivement. » (L’Etat et la Révolution, page 103).

Ailleurs, il écrit encore : « Substitution d’une milice populaire universelle à la police », « électivité et révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires et des cadres de commandement », « contrôle ouvrier dans son sens initial, participation directe du peuple à la juridiction, non seulement sous forme de jury, mais encore par la suppression des défenseurs et des accusateurs spécialisés et par le vote de tous les assistants dans la question de culpabilité » : c’est ainsi que l’on interprétait en théorie – et parfois dans la pratique – le renversement de la vieille démocratie bourgeoise par le régime des Soviets.

La première constitution – qui fut adoptée au troisième congrès des soviets sur l’initiative de V. Troutovsky – donnait une expression exacte à l’idée de « tout le pouvoir aux soviets » lorsqu’elle établissait la plénitude du pouvoir du soviet communal dans les limites de la commune (« volost »), celle du soviet cantonal dans la limite du canton (« ouyèzde »), celle du soviet départemental dans la limite du département (« gouvernement ») et lorsque les fonctions unificatrices de chacun des organes soviétiques supérieurs se résumait uniquement dans l’aplanissement des différends éventuels entre ceux qui lui étaient subordonnés.

En prévision de l’argument qu’un fédéralisme aussi poussé saperait l’unité nationale, Lénine écrivait dans la même brochure :

« Seuls des gens ayant en l’Etat une foi petite-bourgeoise et superstitieuse peuvent prendre la suppression de la machine bourgeoise pour la suppression du centralisme. Qu’adviendra-t-il si le prolétariat et la paysannerie pauvre s’emparent du pouvoir d’Etat, qu’ils s’organisent en toute liberté par communes et qu’ils unifient l’action de toutes les communes en frappant sur le capital, en réduisant à néant la résistance des capitalistes, en supprimant au profit de la nation la propriété privée : chemins de fer, fabriques, terres, etc. ? Est-ce ce ne sera pas du centralisme ? » (Page 50.)

La réalité a cruellement brisé toutes ces illusions. « L’Etat soviétique » n’a pas établi l’électivité et la révocabilité à tout moment des fonctionnaires et des cadres de commandement ; n’a pas supprimé la police professionnelle ; n’a pas résorbé les tribunaux dans une juridiction directe par les masses ; n’a pas banni la hiérarchie sociale de la production ; n’a pas annulé le sujétion des communes au pouvoir de l’Etat. Tout au contraire, au fur et à mesure de son évolution, il fait apparaître une tendance inverse : vers l’intensification extrême du centralisme d’Etat, vers le renforcement à l’extrême des principes hiérarchiques et de l’astreinte, vers l’épanouissement de tout l’appareil spécial de la répression, vers la plus grande émancipation des fonctions électives et l’annihilation de leur contrôle direct par les masses électrices, vers l’affranchissement des organismes exécutifs de la tutelle des institutions électives dont ils dépendent. Dans le mouvement de la vie, « le pouvoir des soviets » est devenu « le pouvoir soviétique », pouvoir issu des soviets et devenant de plus en plus indépendant de ces derniers.

Il faut croire que les idéologues russes de ce système n’ont pas du tout renoncé à leur notion d’un ordre social non-étatique, but de la révolution. Mais, dans leur conception, la voie qui y mène ne va plus par l’atrophie progressive des fonctions et institutions forgées par l’Etat bourgeois, ainsi que cela paraissait en 1917. Elle y va, plutôt, par l’hypertrophie desdites fonctions et par la résurrection – sous un aspect différent – de bien des institutions d’Etat de la période bourgeoise. On continue à répudier le parlementarisme démocratique, mais on ne rejette plus, avec lui, les autres instruments du pouvoir d’Etat dont le parlementarisme était, dans une certaine mesure, le contrepoids au sein de la société bourgeoise ; bureaucratie, police, armée permanente avec des cadres de commandement ne dépendant pas des soldats, tribunaux ne dépendant pas de la société, etc.

En d’autres termes : théoriquement l’Etat de la période révolutionnaire transitoire devait constituer, par opposition à l’Etat bourgeois, un appareil de la « répression de la minorité par la majorité », un appareil gouvernemental aux mains d’une majorité ; pratiquement, il continue à être, comme par le passé, un appareil gouvernemental aux mains d’une minorité. (D’une autre minorité, bien entendu.)

Lorsque l’on prend conscience de ce phénomène, on en arrive, explicitement ou implicitement, à remplacer « le pouvoir des soviets » par le pouvoir d’un parti déterminé, lequel devient petit à petit une institution d’Etat essentielle et l’armature de tout le système de « la république des soviets ».

L’évolution traversée, en Russie, par l’idée de « l’Etat soviétique » nous fait comprendre les bases psychologiques de cette idée dans les pays où le processus révolutionnaire est encore dans sa phase initiale.

« Le régime soviétique » devient le moyen de porter au pouvoir et d’y maintenir une minorité révolutionnaire qui tend à défendre les intérêts d’une majorité, alors même que celle-ci ne les a pas reconnus comme siens, alors même qu’elle n’y est pas attachée suffisamment pour vouer à leur défense toute son énergie, toute son inflexibilité.

La preuve en est que dans beaucoup de pays – cela s’est fait en Russie également – le mot d’ordre du « pouvoir aux Soviets » est lancé contre les Soviets déjà existants, créés dès les premières manifestations de la révolution. Ce mot d’ordre est ainsi dirigé, en premier lieu, contre la majorité effective de la classe ouvrière, contre les tendances politiques qui règnent dans son sein au début de la révolution. La substance politique du mot d’ordre « le pouvoir aux Soviets » devient donc un pseudonyme de la dictature d’une minorité extrémiste du prolétariat.

Cela est tellement vrai que, lorsque l’échec de la tentative du 3 juillet 1917 eut démontré la résistance obstinée des soviets d’alors à la pression du bolchevisme, Lénine dévoila ce pseudonyme dans sa brochure Au sujet des mots d’ordre. Il y proclama que le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » était désormais périmé et qu’il devait être remplacé par celui de : « tout le pouvoir au parti bolcheviste ».

Mais cette « matérialisation » du symbole, cette révélation de son contenu n’a été qu’un moment dans le développement révolutionnaire qui continuait à se dérouler dans la « mystique » d’une forme politique parfaite « enfin découverte » et capable d’extérioriser la substance sociale incluse dans la révolution prolétarienne.

La détention du pouvoir par la minorité d’une classe (ou d’une union des classes), minorité organisée en parti et exerçant ce pouvoir dans l’intérêt de cette classe (ou de ces classes) n’est rien moins qu’un fait nouveau découlant des antagonismes créés par la plus récente phase du capitalisme et constituant une différence de principe entre les nouvelles révolutions et les anciennes. Bien au contraire, la dictature d’une telle minorité est justement le lien de parenté entre les révolutions actuelles et celles de la période historique précédente. Si tel est le principe du mécanisme gouvernemental il n’importe guère que des circonstances historiques données lui aient fait adopter telle forme particulière, en l’occurrence, la forme soviétique.

En effet, les événements de 1792-1794, en France, fournissent un exemple de révolution réalisée au moyen de la dictature d’une minorité érigée en parti : la dictature du parti des jacobins. Celui-ci embrassait les éléments les plus actifs et les plus « gauches » de la petite bourgeoisie, du prolétariat, des intellectuels déclassés et exerçait sa dictature à travers un réseau d’institutions multiples : communes, sections, clubs, comités révolutionnaires. Dans ce réseau, les organisations de producteurs du type de nos Soviets faisaient complètement défaut. Par contre, dans le réseau des institutions à travers lesquelles s’exerce, dans les révolutions actuelles, la dictature d’une minorité érigée en parti, nous trouvons des analogies frappantes avec la dictature jacobine : les cellules du parti ne se différencient en rien d’avec les clubs jacobins, les comités révolutionnaires de 1794 et de 1919 sont tout à fait pareils, les comités des paysans pauvres supportent la comparaison avec les comités et les clubs sur lesquels la dictature jacobine s’appuyait dans les villages et qui étaient composés surtout d’éléments pauvres. Mais, en outre, nous y découvrons aujourd’hui, les soviets, les comités d’usine et les centres professionnels, qui donnent à la révolution moderne son caractère spécifique et qui la frappent de leur sceau. C’est là, bien entendu, que se traduit l’influence exercée par le prolétariat de la grande industrie sur la substance et le déroulement de la révolution. Et pourtant, ces organismes spécifiquement de classe, ces formations d’origine prolétarienne, issues de l’ambiance même de l’industrie moderne, sont réduits au rôle d’instruments mécaniques de la dictature d’une minorité de parti autant que l’étaient les auxiliaires de la dictature jacobine de 1792-1794, dont les origines sociales étaient pourtant bien différentes.

Dans les conditions concrètes de la Russie, cette dictature de parti reflète, en premier lieu, les intérêts et les aspirations des éléments prolétariens de la population. Cette constatation se vérifiera encore plus lors de la consolidation du pouvoir des Soviets dans les pays industriels avancés. Mais la nature des Soviets, leur caractère de classe, leur adaptation aux organisations de producteurs, n’y tiennent pas un rôle prépondérant. Nous avons vu que, après le 3 juillet 1917, Lénine envisageait la dictature directe du parti bolchevik, en dehors des Soviets. Nous voyons maintenant comment en certains endroits une telle dictature se réalise pleinement par le canal des comités révolutionnaires et des cellules du parti. Cela ne l’empêche pas de conserver, dans sa politique de classe, un lien primordial avec le prolétariat et de refléter, par-dessus tout, les intérêts et les aspirations de la classe ouvrière citadine.

D’autre part, en tant que cadres d’organisation, les Soviets peuvent se trouver remplis d’éléments ayant un autre caractère de classe lorsque, aux côtés des Soviets d’ouvriers, surgissent des Soviets de soldats et de paysans. Par conséquent, dans les pays encore plus arriérés économiquement que l’est la Russie, le pouvoir des Soviets peut incarner la dictature d’un parti représentant autre chose qu’une minorité du prolétariat : une minorité de la paysannerie, par exemple, ou de tout autre milieu non-prolétarien. Nous avons ainsi déchiffré le mystère du « régime soviétique », et comprenons comment un organisme crée par les particularités spécifiques du mouvement ouvrier correspondant au plus haut point du développement du capitalisme se révèle simultanément approprié aux besoins des pays qui ne connaissent ni la grande production capitaliste, ni une puissante bourgeoisie, ni un prolétariat évolué à travers l’expérience de la lutte de classe : l’Egypte, la Yougoslavie, le Brésil, la Corée elle-même.

En d’autres termes : dans les pays avancés, le prolétariat fait appel à la forme soviétique de la dictature dès que son élan vers la révolution sociale se heurte à l’impossibilité de réaliser son pouvoir autrement que sous forme d’une dictature de la minorité, minorité au sein du prolétariat lui-même.

La thèse de « la forme enfin découverte » – seule forme qui permette de réaliser l’affranchissement social du prolétariat et qui appartient en propre aux modalités spécifiques de la phase impérialiste du capitalisme – constitue l’illusion historiquement nécessaire, par l’effet de laquelle le prolétariat révolutionnaire renonce à croire qu’il peut entraîner immédiatement à sa suite la majorité du pays ; par l’effet de laquelle il ressuscite la dictature jacobine de la minorité dans la forme même qui lui avait été donnée par la révolution bourgeoise du XVIII° siècle. Devons-nous rappeler que cette modalité révolutionnaire a été répudiée par la classe ouvrière dans la mesure où celle-ci s’est affranchie de l’héritage idéologique légué par le révolutionnarisme petit-bourgeois ?

Du moment que le mot d’ordre du « régime soviétique » a rempli son rôle de pseudonyme, à l’abri duquel l’idée jacobine et blanquiste de la dictature d’une minorité renaît dans la conscience du prolétariat, ce régime soviétique prend une acception universelle, adaptable à tous les bouleversements révolutionnaires. Dans cette nouvelle acception, il est nécessairement vidé de toute la substance spécifique qui le rattachait à une phase déterminée du développement capitaliste. Il devient une forme universelle s’adaptant à toute révolution qui s’accomplit dans une ambiance d’éparpillement politique, où les masses populaires ne sont pas intimement soudées entre elles, tandis que le régime périmé a été sapé à sa base par le processus de l’évolution historique.

8. La dictature sur le prolétariat

Ainsi, le secret, qui fait triompher le « régime soviétique » dans la conscience bouleversée des masses prolétariennes d’Europe, consiste en ceci : que ces masses révolutionnaires ne croient plus pouvoir entraîner immédiatement à leur suite la majorité du pays dans la voie du socialisme. Il se peut que cette majorité, qui s’oppose activement ou passivement, à ce moment historique donné, à la réalisation du socialisme ou qui obéit encore à des partis répudiant le socialisme, comporte en son sein des éléments nombreux du prolétariat. Dans la mesure dans laquelle pareil fait se produit, le principe du « régime soviétique » n’équivaut pas seulement à la répudiation de la démocratie dans le cadre de la nation, mais encore à la suppression de la démocratie à l’intérieur même de la classe ouvrière.

Théoriquement, le régime des soviets en soi n’annule pas la démocratie, mais la confine seulement aux limites de la classe ouvrière et de « la plus pauvre paysannerie ». En effet, l’essence de la démocratie ne s’exprime ni exclusivement ni même principalement dans le suffrage mathématiquement universel. Le suffrage « universel » que nous avons réussi à conquérir avant la révolution dans les pays bourgeois les plus avancés excluait les femmes, les militaires et, parfois, les jeunes gens jusqu’à l’âge de 25 ans ; mais cela ne privait pas le pays de son caractère démocratique, si, à l’intérieur de la majorité appelée à exercer la souveraineté du peuple, on pouvait observer l’existence d’un degré de démocratisme conciliable avec la conservation des bases capitalistes de la société.

C’est pourquoi, prise en soi, la non-admission aux fonctions d’électeur de tous les bourgeois et rentiers ayant des salariés à leur service et même celle des représentants des professions libérales – éventualité admise par Georges Plékhanoff pour la période de la dictature du prolétariat – ne fait pas du « régime soviétique » quelque chose d’absolument anti-démocratique. Au contraire, une telle mesure d’exception peut parfaitement se concilier avec une poussée d’autres éléments de la démocratie, non moins essentiels et dont la présence fera de ce régime, malgré la limitation du droit électoral, « une démocratie plus parfaite » que toutes les formes démocratiques connues jusqu’à présent et basées sur la domination sociale de la bourgeoisie.

L’exclusion de la minorité bourgeoise de toute participation au pouvoir d’Etat peut être – ainsi que nous le croyons – inopérante en ce qui concerne la consolidation du pouvoir de la majorité et même nettement nuisible en ce qu’elle contribue à appauvrir la valeur sociale de l’expression de la volonté populaire dans la lutte électorale [1]. Mais cela ne suffit nullement à enlever tout caractère démocratique au système soviétique.

Ce qui l’enlève, c’est la suppression des lois essentielles de la démocratie dans les rapports entre les citoyens compris parmi les privilégiés appelés à devenir les dépositaires du pouvoir d’Etat.

La soumission absolue de tout l’appareil exécutif à la représentation populaire (encore que, dans la personne des Soviets, celle-ci n’englobe pas la totalité des citoyens), l’électivité et la révocabilité de l’administration, des juges, de la police, l’organisation démocratique de l’armée, le contrôle et la publicité de tous les actes d’administration, la liberté de coalition au gré des citoyens (ne serait-ce que pour les « privilégiés » dans le sens indiqué plus haut), l’inviolabilité de leurs droits individuels et collectifs et la protection contre tous abus de la part des agents du pouvoir, la liberté de discussion de toutes les questions d’Etat par les citoyens, la faculté pour ces derniers d’exercer librement une pression sur le mécanisme gouvernemental, etc. – tels sont les indices inaliénables d’un régime démocratique quelque limité que soit le cercle des citoyens auxquels ces règles s’appliquent. N’avons-nous pas vu, dans l’histoire, des républiques démocratiques admettant l’esclavage (par exemple, Athènes) ? Les théoriciens du soviétisme n’ont jamais repoussé l’adoption de ces règles démocratiques au sein de leur régime. Bien au contraire, ils ont affirmé que ces principes s’épanouiront sur cette base électorale réduite comme ils n’ont jamais pu fleurir sur la base électorale plus étendue des démocraties capitalistes. Souvenons-nous de la promesse de Lénine que tous les travailleurs participeront directement à l’administration, tous les soldats à l’élection des officiers, que la police et tout le fonctionnarisme seront supprimés.

L’abandon de tout démocratisme à l’intérieur du système soviétique présume que les milieux prolétariens qui réalisent celui-ci reconnaissent : ou bien que la classe ouvrière forme une minorité au sein d’une population hostile ; ou bien qu’elle est, elle-même, scindée en fractions luttant entre elles pour le pouvoir ; ou enfin que ces deux phénomènes jouent simultanément.

Dans tous ces cas, la véritable raison du penchant vers le « système soviétique » consiste dans le désir de réprimer la volonté de tous les autres groupes de la population, y compris les groupes prolétariens, afin d’assurer le triomphe d’une minorité révolutionnaire déterminée.

Charles Naine, le célèbre militant socialiste de la Suisse romande, s’exprime ainsi en parlant de l’enthousiasme du prolétariat suisse pour l’idée des Soviets :

« Au commencent de 1918, ce fut un véritable emballement. Il fallait sans retard former en Suisse des soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans et constituer une garde rouge. C’était à une minorité consciente à imposer sa volonté à la majorité, même par la force brutale. La grande masse des travailleurs est dans un esclavage économique tel qu’il lui est impossible de se libérer elle-même. Elle est d’ailleurs instruite, formée par ses maîtres, incapable par conséquent de comprendre ses véritables intérêts ; il appartient à la minorité consciente de la libérer de cette tutelle et ce n’est qu’ensuite qu’elle pourra comprendre. Le socialisme scientifique étant la vérité même, la minorité qui possède ce socialisme a le droit de l’imposer à la masse. Le parlement n’est plus qu’un objet encombrant, un instrument de réaction. La presse bourgeoise qui empoisonne le peuple doit être supprimée ou du moins muselée. La liberté et la démocratie ne pourront renaître que plus tard, après que les dictateurs socialistes auront transformé le régime. Alors les citoyens pourront former une véritable démocratie, car ils seront libérés du régime économique qui les oppresse et les empêche de manifester leur véritable volonté » (Dictature du prolétariat ou démocratie, page 7).

Il faut être hypocrite ou aveugle pour ne pas reconnaître que Charles Naine traduit exactement l’idéologie du bolchevisme libérée de son ornementation phraséologique et mise à nu dans sa réalité. C’est ainsi, du moins, qu’elle a été assimilée par les masses bolchevistes en Russie, en Allemagne, en Hongrie, partout où se manifeste le mouvement bolcheviste.

L’ornementation phraséologique elle-même n’arrive pas toujours à obscurcir ce côté de la question. Voici, par exemple, dans le n° 101 de la Pravda, en date du 13 mars 1919, un article de P. Orlovsky intitulé : « L’Internationale Communiste et la république soviétique mondiale ». L’auteur déclare lui-même aborder « le point primordial de la question » du système soviétique. « Le système soviétique en soi », écrit-il, « implique uniquement la participation des masses populaires à l’administration de l’Etat, mais ne leur assure ni la maîtrise, ni même une influence prédominante ».

Substituez, dans cette citation, les mots : « démocratie parlementaire » à ceux de : « système soviétique », et vous formulerez une vérité aussi élémentaire que celle dont P. Orlovsky s’est fait ici l’auteur. En effet, dans sa réalisation logique, le parlementarisme démocratique assure la participation des masses à l’administration de l’Etat, mais ne garantit pas, par sa vertu seule, leur domination politique.

Quelle est donc la déduction à laquelle arrive P. Orlovsky ?

« C’est seulement – dit-il – lorsque le système soviétique remet le pouvoir d’Etat effectif aux mains des communistes, c’est-à-dire du parti de la classe ouvrière, que les travailleurs et les exploités obtient non seulement un accès à l’exercice du pouvoir d’Etat, mais encore la possibilité de reconstruire l’Etat sur des bases nouvelles, conformes à leurs besoins », etc.

Ainsi, le système soviétique est bon dans le mesure où il est aux mains des communistes. Car « dès que la bourgeoisie réussit à s’emparer des soviets (comme cela fut le cas en Russie sous Kerensky et comme nous le voyons actuellement – en 1919 – en Allemagne), elle les utilise pour combattre les ouvriers et paysans révolutionnaires, de même que les tsars se servaient des soldats issus du peuple pour opprimer ce même peuple. Pour cette raison, les Soviets peuvent remplir un rôle révolutionnaire, c’est-à-dire peuvent affranchir les masses travailleuses, seulement dans le cas où les communistes y détiennent une place prépondérante. Pour cette raison, également, la multiplication d’organisations soviétiques dans d’autres pays devient un phénomène révolutionnaire dans le sens prolétarien – et non seulement dans le sens petit-bourgeois – dans le seul cas où elle se produit parallèlement au triomphe du communisme ».

On ne peut parler plus clairement. « Le système soviétique », c’est le praticable qui permet au pouvoir d’Etat de passer aux mains des communistes et qui est enlevé dès qu’il a rempli sa mission historique. Cela ne se dit, certes, pas : on se contente de le pratiquer dans la réalité des faits.

Et remarquons que l’on pose toujours le principe suivant : « le parti communiste, c’est-à-dire le parti de classe ouvrière … » Non pas un des partis, ni même, à la rigueur, le plus avancé, le plus représentatif des intérêts de classe du prolétariat : c’est le seul parti véritablement ouvrier.

La pensée de P. Orlovsky trouve une excellente illustration dans un ordre du jour adopté par la conférence communiste de Kachine et que nous citons d’après le n° 3 de la Pravda de 1919 :

«  Il y a lieu : de considérer comme possible l’admission (!) au pouvoir du paysan moyen, même sans-parti, lorsqu’il accepte la plateforme soviétique, sous réserve que, dans les Soviets, le rôle de direction prépondérant sera conservé au parti du prolétariat ; de considérer la remise intégrale des Soviets aux mains du paysan moyen sans-parti comme absolument inadmissible, car elle comporterait le danger d’exposer à une destruction complète toutes les conquêtes de la révolution prolétarienne, au moment précis où se joue le sort de la dernière et décisive bataille contre la réaction internationale. »

Il est vrai que les communistes de Kachine se contentent de dévoiler le véritable sens de la « dictature » dans son application à la paysannerie. Mais nul n’ignore que la solution est identique en ce qui concerne la dictature de « l’ouvrier moyen ». D’ailleurs, n’est-il pas question d’un pouvoir « ouvrier et paysan » et non seulement « ouvrier » ?

Il n’est pas douteux que le facteur initial de l’attirance des socialistes vers les idées du « soviétisme » a été la confiance illimitée qu’ils avaient dans l’intelligence collective de la classe ouvrière, dans sa capacité de réaliser, par la dictature sur la bourgeoisie, le plénitude d’une auto-administration excluant toute ombre de tutelle exercée par une minorité. Le premier élan vers le système soviétique a été un élan vers l’évasion des cadres d’un Etat organisé hiérarchiquement.

Dans l’éloquent rapport présenté par Ernst Däumig (indépendant de gauche) au premier congrès pangermanique des Soviets, tenu du 16 au 21 décembre 1918, nous lisons :

« La révolution allemande actuelle se distingue par ceci qu’elle a diablement peu confiance en ses propres forces ; il est compréhensible qu’elle subisse encore cet héritage des siècles qu’est l’esprit du caporalisme et de l’obéissance passive. Cet esprit ne peut être tué par la seule lutte électorale et par les tracts électoraux que l’on répand tous les deux ou trois ans dans les masses ; il ne peut être anéanti que par une sincère et puissante tentative de maintenir le peuple allemand dans un état d’activité politique permanente. Cela ne peut être réalisé en dehors du système soviétique. Nous devons en finir avec toute la vieille machine administrative du Reich, des Etats indépendants et des municipalités. La substitution d’une auto-administration à l’administration par en haut doit devenir de plus en plus le but du peuple allemand ».

Au cours du même congrès, le spartakiste Heckert affirmait :

« La Constituante sera une institution réactionnaire même si elle a une majorité socialiste. La raison en est que le peuple allemand est complètement apolitique, qu’il demande à être conduit et qu’il n’a pas encore accompli le moindre acte qui témoignât de son désir de devenir, lui-même, le maître de ses destinées. Chez nous, en Allemagne, on attend que la liberté vienne des chefs, on ne la crée pas par la base. »

« Le système soviétique – dit-il encore – est une organisation qui confie aux larges masses du prolétariat la charge directe d’élever l’édifice social. La Constituante, par contre, est une organisation qui transmet cette charge aux chefs. »

Pourtant, voici qui est intéressant : dans ce même rapport où il glorifie les Soviets comme gage de l’auto-administration de la classe ouvrière, Däumig donne un tableau des plus noirs des véritables soviets allemands, tel qu’ils sont personnifiés par leur congrès.

« Aucun parlement révolutionnaire de l’histoire n’a jamais révélé un esprit aussi timoré, aussi terre-à-terre, aussi mesquin, que celui du parlement révolutionnaire réuni ici. »
« Où est le grand souffle idéaliste qui dominait et entraînait la Convention nationale française ? Où est l’enthousiasme juvénile de mars 1848 ? On n’en voit pas la moindre trace aujourd’hui. »

Et alors qu’il constate l’esprit « timoré et mesquin » qui règne dans les soviets, Däumig cherche justement dans la remise de « tout le pouvoir aux Soviets » la clé des problèmes soulevés par la révolution sociale. Tout le pouvoir aux timorés comme moyen de s’élancer audacieusement au-dessus de la facile formule du suffrage universel ! Bizarre paradoxe ! Mais ce paradoxe revêt une signification très précise si le « subconscient » subit déjà le processus dont, plus tard, l’expression consciente sera donnée dans la formule de P. Orlovsky : « avec le système soviétique, le pouvoir d’Etat passe aux mains des communistes ». Autrement dit : par l’intermédiaire des Soviets, la minorité révolutionnaire assure sa domination sur les « timorés ».

Notons que Däumig a raison en fait. A ce premier congrès pangermaniste des Soviets, où les partisans de Scheidemann et les soldats détenaient une majorité écrasante, on sentait à plein nez les relents de cette mesquinerie timorée. Car quatre années et demie de « collaboration des classes » et de « fraternité des tranchées » n’ont pu passer impunément ni pour l’ouvrier en salopette, ni pour l’ouvrier en capote miliaire.

De même avaient raison nos bolcheviks lorsque, en juin 1917, ils haussaient les épaules et s’indignaient de l’esprit désespérément mesquin qui régnait au premier congrès panrusse des Soviets, malgré la présence, à sa tête, d’un homme politique de la valeur de Tséretelli qui possède le don exceptionnel d’élever les masses au-dessus de la terne existence quotidienne. Nous autres, internationalistes, qui avions le plaisir d’être en minorité à ce congrès, nous étions au désespoir de constater l’esprit de timorée incompréhension que l’immense « marais » de la majorité « mencheviste » et « socialiste-révolutionnaire » manifestait à chaque pas à la face des plus grandioses événements mondiaux et des plus ardus problèmes politiques et sociaux. Et nous nous refusions à comprendre les bolcheviks qui siégeaient à notre gauche, qui s’indignaient encore plus que nous de cet esprit et qui proclamaient, néanmoins : « tout le pouvoir aux Soviets ! » Nous nous refusions à les comprendre lorsque, un tel Soviet siégeant, ils organisaient une démonstration destinée à forcer une assemblée de ce genre à s’emparer de la totalité du pouvoir.

Ainsi que nous l’avons déjà mentionné plus haut, la crainte d’assurer le triomphe des « timorés » poussa Lénine, après le 3 juin 1917, à faire supprimer, comme périmé, le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » et à lui substituer celui de : « tout le pouvoir aux bolcheviks ». A cet écart de la ligne initiale on pourrait trouver, dans le mouvement allemand, une analogie dans la décision spartakiste de boycotter les élections au deuxième congrès pangermaniste des Soviets (celui du mois d’avril).

Par la suite, l’expérience de la révolution russe, guérit Lénine de son manque de foi passager. Les Soviets remplirent le rôle qui leur avait été tracé. Lorsque le flot montant de l’enthousiasme révolutionnaire de la bourgeoisie eut entraîné les masses des ouvriers et des paysans et que ce raz-de-marée eut résorbé l’esprit de mesquinerie quotidienne (sans parler du reste) ; lorsque, portés par cette lame de fond, les bolcheviks se furent emparés de l’appareil gouvernemental, le rôle de l’élément émeutier, avec son action directe, fut achevé. Le maure avait fait son œuvre. L’Etat réalisé avec l’aide du « pouvoir des Soviets » devint le « pouvoir soviétique », et la minorité communiste, incarnée dans cet Etat, sut se mettre, une fois pour toutes, à l’abri d’une récidive éventuelle de l’esprit de « mesquinerie ». A ce moment, la pensée qui s’engendrait lentement dans le subconscient put, enfin, connaître son développement complet dans la théorie de P. Orlovsky et dans la pratique de Kachine.

La dictature comme moyen de protéger le peuple contre la mesquinerie réactionnaire dont il porte les germes, tel fut le point de départ historique du communisme révolutionnaire à l’instant où la classe ouvrière personnifiée en lui commença à voir clair dans le mensonge et l’hypocrisie de la liberté proclamée par le capitalisme.

Buonarroti, le théoricien du complot communiste de Babeuf (1796), estimait qu’il serait indispensable, dès la prise du pouvoir par les communistes, d’isoler la France des autres pays par une barrière infranchissable, afin de préserver les masses contre les influences néfastes. Il exigeait, en outre, qu’aucune publication ne pût paraître en France sans avoir obtenu l’autorisation du gouvernement communiste.

« Tous les socialistes, les fouriéristes exceptés, – écrivait Weitling vers 1840 – sont unanimes à croire que la forme de gouvernement appelée démocratie ne convient pas et nuit même à l’organisation sociale dont le jeune principe est en voie de concrétisation » (cité par Kautsky dans La dictature du prolétariat, page 13).

Etienne Cabet écrivait que la société socialiste pourrait comporter, dans chaque ville, un seul journal qui serait, bien entendu, gouvernemental : le peuple doit être protégé contre la tentation de chercher la vérité dans le choc des opinions.

En 1839, au cours du procès politique consacré à la célèbre insurrection de Blanqui et Barbès, on a fait état d’un catéchisme communiste découvert chez les inculpés. Entre autres choses, on y exposait ainsi le problème de la dictature :

« Il est incontestable qu’après une révolution opérée au profit de nos idées, il devra être créé un pouvoir dictatorial avec mission de diriger le mouvement révolutionnaire. Il puisera nécessairement son droit et sa force dans l’assentiment de la population armée qui, agissant dans un but d’intérêt général, représentera bien évidemment la volonté éclairée de la grande majorité de la nation ...  » 
« Pour être fort, pour que son action soit rapide, le pouvoir dictatorial devra être concentré dans le plus petit nombre d’hommes possible. »
« ... Saper la vieille société, la détruire par ses fondements, renverser les ennemis extérieurs et intérieurs de la République, préparer les nouvelles bases d’organisation sociale et conduire le peuple, enfin, du gouvernement révolutionnaire au gouvernement républicain régulier, telles sont les attributions du pouvoir dictatorial et les milites de sa durée » (Bourgin. Le socialisme français de 1789 à 1848. Paris 1912).

On peut se demander si la doctrine des partisans du « pouvoir des Soviets », genre P. Orlovsky et communistes de Kachine, est bien différente de celle des communistes parisiens de 1839.

9. Le matérialisme métaphysique et le matérialisme dialectique

La classe ouvrière est un produit de la société capitaliste. Pour cette raison, sa pensée est assujettie à ladite société. Sa conscience se développe sous la pression de ses maîtres bourgeois : l’école et l’église, la caserne et l’usine, la presse et la vie sociale – en un mot, tous les éléments contribuant à former la conscience des masses prolétariennes sont de puissants facteurs au service de l’influence des idées et des tendances bourgeoises. C’est l’évidence même. Ainsi que le fait remarquer Charles Naine dans les lignes citées plus haut, c’est sur cette constatation que se sont basés – tout au moins en Suisse – les socialistes révolutionnaires pour aboutir, dans leurs déductions, à admettre la nécessité de la dictature d’une minorité de prolétaires conscients, dictature qui pèserait non seulement sur l’ensemble de la nation, mais encore sur la majorité du prolétariat lui-même.

Emile Pouget, le chef autorisé de mouvement syndicaliste, écrivait :

«  ... Or si le mécanisme démocratique était pratiqué dans les organisations ouvrières, le non vouloir de la majorité inconsciente et non syndiqué paralyserait toute action. Mais la minorité n’est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l’inertie d’une masse que l’esprit de révolte n’a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent il y a pour la minorité consciente obligation d’agir sans compte de la masse réfractaire ... »
« Au surplus la masse amorphe, pour nombreuse et compacte qu’elle soit, serait très mal venue de récriminer. Elle est la première à bénéficier de l’action de la minorité ... »
« Qui pourrait récriminer contre l’initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients que les militants n’ont guère considérés que comme des zéros humains, n’ayant que la valeur numérique d’un zéro ajouté à un nombre, s’il est placé à sa droite ... »
« Ainsi apparaît l’énorme différence de méthode qui distingue le syndicalisme du démocratisme : celui-ci, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux, à leurs représentants), et étouffe les minorités qui portent en elles l’avenir. La méthode syndicaliste, elle, donne un résultat diamétralement opposé : l’impulsion est imprimée par les conscients, les révoltés, et sont appelés à agir, à participer au mouvement, toutes les bonnes volontés » (Extrait d’un article de Pouget : «L’organisation et l’action de la Confédération Générale du Travail », publié dans le recueil : Le mouvement social dans la France contemporaine, pages 34-36).

La reconnaissance de l’inévitable asservissement spirituel des masses prolétariennes par la classe capitaliste se trouve manifestement à la base des déductions de P. Orlovsky qui ont été exposées au chapitre précédent.

Cette idée découle, sans aucun doute, d’une conception matérialiste. Elle est basé sur la constatation que la pensée des hommes dépend de l’ambiance matérielle.

Elle caractérisait bien des socialistes et des communistes, utopiques et révolutionnaires, de la fin du XVIII° siècle et du début du XIX° siècle.

Nous en découvrons des traces chez Robert Owen, chez Cabet, chez Weitling, chez Blanqui. Tous, ils reconnaissaient que l’asservissement spirituel des masses provenait des conditions matérielles de leur existence dans la société actuelle. Et tous, ils en déduisaient que seule une modification radicale des conditions matérielles de leur existence, seule la transformation radicale de la société rendrait les masses capables de diriger leurs propres destinées.

Mais qui donc réalisera cette transformation ?

De sages éducateurs de l’humanité issus des classes privilégiées, c’est-à-dire affranchies de la pression matérielle qui pèse sur la pensée des masses populaires ! Telle était la réponse des utopistes sociaux.

Une minorité révolutionnaire composée d’hommes, auxquels un concours de circonstances plus ou moins fortuit aura permis de préserver de cette pression leur cerveau et leur volonté, d’hommes qui forment dans la société une exception qui confirme la règle ! Telle était la conception des communistes révolutionnaires Weitling, Blanqui, celle, également, de leurs épigones du type anarcho-syndicaliste comme Pouget ou feu Gustave Hervé.

Dictature bienveillante chez les uns, violente chez les autres, tel était le deus ex machina qui devait jeter un pont entre l’ambiance sociale créatrice de l’asservissement spirituel des masses et l’ambiance sociale qui rendrait possible leur épanouissement d’êtres humains.

« Le caractère de l’homme – écrivait R. Owen – est formé par l’ambiance et par l’éducation ... Le problème qui en découle est donc celui-ci : transformer de telle façon ces deux facteurs du caractère que l’homme devienne vertueux » (La nouvelle conception de la société).

De l’avis d’Owen, la charge d’opérer cette transformation incomberait aux législateurs, aux philanthropes, aux pédagogues.

Pacifistes ou révolutionnaires, les utopistes – on le voit – était seulement à moitié matérialistes. Ils comprenaient d’une façon purement métaphysique, c’est-à-dire statique, la thèse qui fait dépendre la psychologie humaine de l’ambiance matérielle ; ils n’avaient pas conscience de la dynamique du processus social. Leur matérialisme n’était pas dialectique.

L’état de corrélation reliant un aspect donné de la conscience sociale à un aspect donné de la vie sociale, qui en est la cause déterminante, se présentait à leur esprit comme quelque chose de figé, d’à jamais immuable. C’est pourquoi ils cessaient d’être des matérialistes et devenaient des idéalistes de la plus pure eau, dès qu’ils essayaient de trouver comment il fallait agir pratiquement pour modifier le milieu social et rendre possible une régénération des masses.

Dans ses thèses sur Feuerbach, Marx a constaté, il y a bien longtemps, ceci :

« Lorsqu’elle enseigne que les hommes sont un produit des circonstances et de l’éducation et que, par conséquent, des hommes nouveaux sont le produit de circonstances et d’une éducation nouvelles, la doctrine matérialiste oublie que les circonstances changent justement du fait des hommes, et que « l’éducateur doit être lui-même éduqué ». Cette doctrine conduit donc inévitablement à l’idée d’une société composée de deux portions distinctes, dont l’une est située au-dessus de la société. (Comme, par exemple, chez Robert Owen). »

Par application à la lutte de classe du prolétariat, cela veut dire ceci : poussée par ces mêmes « circonstances » de la société capitaliste, qui déterminent son caractère de classe asservie, la classe ouvrière entre en lutte contre la société qui l’asservit ; le processus de cette lutte modifie les anciennes « circonstances », modifie l’ambiance dans laquelle se meut la classe ouvrière ; par là-même, celle-ci modifie son propre caractère. De classe reflétant passivement l’asservissement spirituel auquel elle est vouée, elle devient une classe qui s’affranchit activement de tout asservissement, y compris le spirituel.

Ce processus est loin d’être rectiligne. Il n’englobe pas avec homogénéité toutes les couches du prolétariat, ni toutes les faces de la conscience de celui-ci. Il est loin d’être achevé au moment où l’ensemble des circonstances historiques autorise ou oblige même le prolétariat à arracher à la bourgeoisie l’appareil du pouvoir politique. Le prolétariat est sûrement condamné à pénétrer dans le royaume du socialisme alors qu’il portera encore en lui une bonne partie de ces « vices des opprimés », dont, jadis, Ferdinand Lassalle appelait éloquemment le prolétariat à secouer le joug [2].

Dans le processus de la lutte contre le capitalisme, le prolétariat modifie le milieu matériel qui l’environne et, par là-même, son propre caractère et s’émancipe spirituellement ; de même, dans l’exercice du pouvoir conquis, il finit par s’émanciper complètement de l’influence spirituelle de la société périmée, dans la mesure où il réalise une transformation radicale du milieu matériel, lequel détermine, en dernier lieu, son caractère.

Mais seulement « à la fin des fins » ! Seulement au bout d’un processus long, douloureux et contradictoire ; d’un processus analogue en ceci à tous les processus historiques précédents : que la création sociale y prend forme sur l’enclume de l’inéluctable nécessité, sous l’impérieuse pression des besoins immédiats.

La volonté consciente de l’avant-garde révolutionnaire peut sensiblement accélérer et faciliter ce processus. Elle ne peut jamais l’éviter.

D’aucuns présument que si une minorité révolutionnaire compacte et animée par la volonté de réaliser le socialisme s’empare du mécanisme gouvernemental et concentre entre ses mains tous les moyens de production et tout l’appareil de distribution, en même temps que celui de l’organisation des masses et de leur éducation [3], il lui sera loisible – obéissant à l’idéal socialiste – de créer une telle ambiance que l’âme populaire y sera, petit à petit, expurgée de tout l’héritage spirituel du passé et remplie d’un contenu nouveau. Alors – mais seulement alors – le peuple se retrouvera debout et pourra marcher par ses propres forces dans la voie du socialisme.

Si cette utopie pouvait être menée jusqu’au bout, le résultat en serait diamétralement opposé, ne serait-ce en vertu de l’affirmation de Marx que « l’éducateur doit être, lui-même, éduqué ». Car la pratique d’une telle dictature et les rapports qu’elle établit entre la minorité dictatoriale et la masse « éduquent » des dictateurs qui pourrait être tout ce que l’on voudra, sauf des hommes capables de diriger l’évolution social vers l’édification d’une nouvelle société. Qu’une telle éducation soit uniquement capable de corrompre les masses et de les avilir, cela n’exige aucune démonstration.

La classe des prolétaires prise dans sa totalité – dans la plus large acception de ce mot, qui comprend les travailleurs intellectuels dont la collaboration à la direction de l’Etat et à l’administration de l’économie sociale est indispensable jusqu’à l’évidence – sera le seul édificateur possible de la nouvelle société et, par conséquent, le seul successeur des anciennes classes dominantes dans les fonctions gouvernementales. Encore sera-t-il indispensable qu’elle bénéficie d’un concours actif ou, pour le moins, d’une neutralité amicale de la part des producteurs non-prolétariens, nombreux encore à la ville et dans les campagnes. Cela découle de la nature même du bouleversement social, dont la réalisation constitue la mission historique du prolétariat et qui doit englober l’ensemble de la vie sociale dans toutes ses manifestations. Prendre en charge le gigantesque héritage du capitalisme, sans le dilapider, et mettre en marche ses gigantesques forces productrices de telle sorte qu’il en résulte effectivement une possibilité d’égalité sociale en fonction d’un accroissement du bien-être – cela, le prolétariat le pourra seulement dans le cas où il aura su développer le maximum d’énergie morale dont il soit capable. C’est là, répétons-le, une condition inéluctable. Elle est, à son tour, subordonné au développement maximum de l’initiative organisée de tous les éléments entrant dans la composition de la classe ouvrière, ce qui présume l’existence d’une atmosphère absolument incompatible avec un régime de dictature exercée par la minorité et avec ses satellites permanents : la terreur et la bureaucratie.

Dans le processus de la libre édification de la société nouvelle, le prolétariat se rééduquera et éliminera les traits de son caractère qui seront en contradiction avec les grands problèmes qu’il aura à résoudre. Il en sera ainsi de la classe ouvrière dans sa totalité et de chacun des éléments qui la composent. Il est évident que la durée du processus variera avec chacun de ces éléments. Pour rester sur le terrain solide de la réalité historique, l’action politique des socialistes devra tenir compte de ce fait, devra tenir compte de la lenteur, avec laquelle se déroulera l’adaptation, forcément progressive, de toute une classe à un nouveau milieu. Toute tentative de forcer artificiellement ce processus aboutirait à des résultats contraires. Bien des compromis seront absolument inévitables pour adapter la marche de l’histoire au niveau spirituel auquel les différents éléments du prolétariat seront parvenus au moment de la chute du capitalisme.

Mais le but final justifie les seuls compromis dont les conséquences ne sont pas en opposition avec lui, ne se mettent pas en travers de la route qui mène vers lui. Pour cette raison, on ne peut considérer comme rationnels les compromis trop prononcés ni avec l’élément destructeur, ni avec l’inertie conservatrice qui commandent, l’un comme l’autre, à une partie seulement de la classe ouvrière.

Un compromis avec la classe ennemie est presque toujours fatal à la révolution. Un compromis qui garantit l’unité de la classe dans sa lutte contre les classes adverses ne peut que faire progresser la révolution en ce sens qu’il ouvre de grandes possibilités à l’action directe spontanée des plus larges masses.

Certes, ce résultat sera obtenu au prix d’une marche plus lente, plus sinueuse, en comparaison avec la ligne droite qui pourrait tracer à l’œuvre révolutionnaire la dictature d’une minorité. Mais il en est ici comme en mécanique où « ce qui se perd en distance est récupéré en vitesse » : on gagne en surmontant plus rapidement les obstacles psychologiques intérieurs qui se dressent devant la classe révolutionnaire et la gênent dans l’accomplissement de ses buts. Par contre, la ligne droite, tracée – comme étant la plus courte – par les doctrinaires de la dictature violente, mène pratiquement à la plus grande résistance psychologique et, par là-même, au moindre rendement créateur de la révolution sociale.


Notes

[1] Rappelons-nous ce que disait Kautsky au sujet du caractère « curial » des élections soviétiques et de ses conséquences inévitables.

[2] La littérature mencheviste, juste avant la guerre (articles de Potréssoff, Martynoff, Tchérévanine et autres dans Nacha Zaria), et, antérieurement, la littérature de l’époque de l’émigration (A. Bogdanoff, A. Lounatcharsky et autres) ont donné une large place à des controverses animées sur la possibilité pour le prolétariat de conquérir son émancipation spirituelle complète dans les cadres mêmes de la société bourgeoise.

[3] La suppression de toute la presse en dehors de l’officielle a ses partisans et a même été partiellement tentée en Europe sous la dénomination harmonieuse de « socialisation de la presse ».


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