1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Préparation de la révolution (1847-1848)

Préparation de l'organisation internationale


On nous écrit de Londres [1] l’ouverture d’un parlement nouvellement élu, et comptant parmi ses membres des représentants distingués du parti populaire, ne pouvait manquer de produire une agitation extraordinaire dans les rangs de la démocratie. Les associations locales des chartistes se réorganisent partout. Le nombre des meetings se multiplie ; les moyens d'action les plus divers s'y proposent et s'y discutent. Le comité exécutif de l'Association chartiste vient de prendre la direction de ce mouvement, en traçant, dans une adresse à la démocratie britannique, le plan de campagne que le parti suivra pendant la session actuelle.

« Sous peu de jours, y lit-on, il va se réunir une Chambre qui, à la face du peuple, ose s'appeler les communes de l'Angleterre [2]. Sous peu de jours, cette assemblée, élue par une seule classe de la société, va commencer ses travaux iniques et odieux pour fortifier, au détriment du peuple, les intérêts de cette classe.

« Il faut que le peuple en masse proteste dès l'abord contre l'exercice des fonctions législatives usurpé par cette assemblée. Vous, chartistes du Royaume-Uni, vous en avez les moyens ; il est de votre devoir de les mettre à profit. Nous vous soumettons donc une nouvelle pétition nationale pour la charte du peuple. Couvrez-la de vos millions de signatures ; faites que nous puissions la présenter comme l'expression de la volonté nationale, comme la protestation solennelle du peuple contre toute loi rendue sans le consentement du peuple, comme une loi, enfin, pour la restitution de la souveraineté nationale escamotée depuis tant de siècles.

« La pétition, à elle seule, ne saurait cependant suffire aux exigences du moment. Nous avons, il est vrai, conquis un siège à la législative à M. O'Connor. Les députés démocrates trouveront en lui un chef vigilant et plein d'activité. Mais il faut que O'Connor trouve un soutien dans la pression du dehors  [3] et cette pression du dehors, cette opinion publique forte et imposante, c'est vous qui devez la créer. Que partout les affiliations de notre association se réorganisent ; que tous les anciens membres rejoignent nos rangs ; que partout on appelle à des meetings ; que partout la discussion de la charte soit à l'ordre du jour ; que toutes les localités s'imposent des cotisations pour grossir nos fonds. Soyez actifs, faites preuve de la vieille énergie anglaise, et la campagne qui s'ouvre sera la plus glorieuse que nous ayons encore entreprise pour la victoire de la démocratie [4]. »

La Société des démocrates fraternels [5], composée de démocrates de presque toutes les nations européennes, vient elle aussi, de se rallier ouvertement et complètement à l'agitation chartiste. Elle a adopté la résolution suivante :

« Considérant que le peuple anglais ne pourra appuyer d'une manière effective la lutte de la démocratie dans les autres pays qu'autant qu'il aura pour lui-même conquis le gouvernement de la démocratie ;

« Qu'il est du devoir de notre société, établie pour soutenir la démocratie militante de tous les pays, de se rallier aux efforts des démocrates anglais pour obtenir une réforme électorale sur la base de la charte ;

« La Société des démocrates fraternels s'engage à appuyer de toutes ses forces l'agitation pour la charte populaire. »

Cette société fraternelle, qui compte parmi ses membres les démocrates les plus distingués, tant anglais qu'étrangers, résidant à Londres, prend de jour en jour plus d'importance. Elle s'est tellement accrue que les libéraux de Londres ont trouvé bon de lui opposer une Ligue internationale bourgeoise [6], dirigée par les sommités parlementaires du libre-échange. Le but de cette nouvelle association, à la tête de laquelle se trouvent MM. le docteur Bowring, le colonel Thompson et autres champions de la liberté du commerce, n'est autre que de faire de la propagande pour le libre-échange [7] chez les étrangers, sous le manteau de phrases philanthropiques et libérales. Mais il apparaît qu'elle ne fera pas long feu. Depuis six mois qu'elle existe, elle n'a presque rien fait, tandis que les Démocrates fraternels se sont ouvertement prononcés contre tout acte d'oppression tenté par qui que ce soit. Aussi la démocratie, tant anglaise qu'étrangère, en tant qu'elle est représentée à Londres, s'est-elle attachée aux Démocrates fraternels, déclarant en même temps qu'elle ne se laissera pas exploiter au profit des manufacturiers libre-échangistes de l'Angleterre.


Notes

[1] Cf. Engels, article écrit en français et publié dans La Réforme, 22 novembre 1847.
Marx-Engels ne purent établir leur théorie moderne du communisme, fondée sur le matérialisme économique et historique, qu'en s'appuyant sur des développements sociaux du capitalisme. La théorie « allemande » dut pour cela s'appuyer sur les données politiques de la France et économiques de l'Angleterre, où la bourgeoisie était enfin parvenue au pouvoir en 1830. Si l'économie anglaise montre aux autres nations du continent quelle sera « l'image de leur proche avenir » (préface allemande du Capital), c'est le parti chartiste qui fournit le modèle de l'organisation du prolétariat moderne (cf. le dernier chapitre de Misère de la philosophie), où Marx expose l'évolution du parti chartiste, solidement relié à la classe ouvrière par l'intermédiaire des syndicats et des luttes revendicatives.
C'est pourquoi, le Manifeste a pu affirmer que « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées ou des principes découverts ou inventés par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression théorique des conditions réelles de la lutte des classes. »
Le socialisme scientifique ou programme communiste du prolétariat moderne n'a donc pu être élaboré qu'au contact avec la classe ouvrière allemande, française et surtout anglaise, et n'a pu surgir qu'en liaison avec la création d'une organisation internationale que Marx-Engels s'efforcèrent de fonder avec les Démocrates fraternels, c'est-à-dire les chartistes de gauche qui étaient partisans de la violence révolutionnaire. Proudhon s'est exclu lui-même de cette œuvre grandiose, en refusant les contacts avec le Comité de correspondance communiste fondé par Marx-Engels.

[2] Le parlementarisme révolutionnaire n'existe que pour autant que la domination politique de la bourgeoisie constitue encore un progrès économique et social, autrement dit que la bourgeoisie moderne n'assure pas encore exclusivement le pouvoir politique ou n'a pas encore consolidé son pouvoir face aux classes précapitalistes. En Angleterre, par exemple, la bourgeoisie partagea le pouvoir avec l'aristocratie foncière jusqu'en 1830 et mit longtemps à l'évincer ensuite. En l'absence d'une révolution prolétarienne cette conquête du pouvoir par la bourgeoisie est un fait progressif dans tous les pays précapitalistes du monde, et durant cette période, « si de temps à autre les travailleurs sont victorieux, leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes [n'est pas la conquête du pouvoir], mais l'organisation et l'union de plus en plus étendue des travailleurs. [...] Dans toutes ces luttes, la bourgeoisie se voit forcée de faire appel au prolétariat, de réclamer son aide et de l'entraîner dans le mouvement politique. Elle fournit ainsi aux prolétaires les éléments de leur formation [intellectuelle et politique] : elle met dans leurs mains des armes contre elle-même » (Manifeste, chap. l). Bref, cette tactique s'applique aussi longtemps que les conditions historiques font que le parti ouvrier n'est pas encore directement communiste, mais social-démocrate.
Toutes les autres conditions du parlementarisme révolutionnaire découlent de la première. Il ne peut s'exercer qu'en opposition aux institutions parlementaires existantes, et non comme moyen de transformer l'État existant à partir d'elles, soit en participant au gouvernement, soit en en détenant la direction dans les conditions économiques et sociales du capitalisme.
En général, toute activité politique doit s'exercer dans des conditions matérielles, économiques et sociales déterminées. Elle n'a de sens, aux yeux du communisme, que si elle tend à les transformer. Comme pur moyen d'agitation, le parlementarisme relève de la technique de la manipulation et de l'automystification (consciente ou inconsciente). Il fait perdre au parti son caractère d'organisation pour l'action.
Engels a écrit cet article en français, non pour l'Allemagne (où la question parlementaire ne se posait pas encore, la révolution bourgeoise et les droits constitutionnels n'existant pas encore), mais pour la France, afin que les prolétaires français ne se contentent pas des libertés et des droits bourgeois, mais revendiquent leurs propres mots d'ordre de classe, en sortant de la sphère bourgeoise. Même le parlementarisme révolutionnaire de l'époque chartiste permet de se prémunir contre les illusions d'un changement de gouvernement dans le cadre capitaliste. En l'affirmant Engels contribue à prémunir le prolétariat français contre les pièges des libertés et institutions républicaines bourgeoises, préparant les ouvriers parisiens à ne pas se laisser arrêter à la révolution de février 1848 et à poursuivre leur lutte jusqu'au renversement de l'appareil politique bourgeois.

[3] Marx définit comme suit cette formule : « Il n’est pas d'innovation importante, de mesure décisive, qui ait jamais pu être introduite en Angleterre sans cette pression de l'extérieur, soit que l'opposition en ait eu besoin contre le gouvernement, soit que le gouvernement en ait eu besoin contre l'opposition. Par Pressions de l'extérieur, l'Anglais entend les grandes manifestations populaires extra-parlementaires, qui naturellement ne peuvent être organisées sans l'active participation de la classe ouvrière. » (« Un meeting ouvrier à Londres », Die Presse, 2-2-1862, trad. fr. : Marx- Engels, La Guerre civile aux États-Unis, 10/18, p. 209.)

[4] Engels prend bien soin de définir cette « démocratie » — ce n'est qu'une phase de la lutte : « La démocratie vers laquelle l'Angleterre s'achemine, c'est la démocratie sociale. Mais la simple démocratie est incapable de remédier aux maux sociaux. L'égalité démocratique est une chimère ; la lutte des pauvres contre les riches ne peut donc être menée jusqu'à son terme ultime sur le terrain de la démocratie ou de la politique en général. Cette phase n'est donc qu'un point de transition, c'est le dernier moyen purement politique que l'on puisse employer, car, aussitôt après, il faut que se développe un élément nouveau, un principe dépassant tout élément politique : celui du socialisme. » (Engels, « La Situation de l'Angleterre », Vorwärts, octobre 1844.)

[5] Les Fraternal Democrats rassemblaient les révolutionnaires émigrés du continent et l'aile radicale du chartisme composée presque exclusivement d'ouvriers dirigés par Julian Harney, partisans de la conquête violente du pouvoir de l'État par les ouvriers en opposition aux chartistes modérés à la Lovett qui recommandaient uniquement des moyens de pression « moraux », tels que pétitions, meetings, etc. Les communes londoniennes des Justes et l'Association pour la formation des ouvriers y adhérèrent également (Schapper et Moll siégèrent au comité directeur). Marx et Engels participèrent à la préparation de la réunion du 22 septembre 1845 des démocrates de différentes nations qui créèrent la base de la Société des démocrates fraternels. Ils gardèrent toujours le contact avec cette organisation et s'efforcèrent de l'influencer dans le sens du socialisme scientifique et de l'internationalisme prolétarien, surtout au travers des membres de la Ligue des communistes, noyau véritablement prolétarien. Les Démocrates fraternels, sous la direction de Harney, organisèrent la Fête des nations, le 29 novembre 1847, à laquelle participèrent plus de mille personnes, Anglais, Français, Allemands, Polonais, Italiens, Espagnols, Suisses, etc.
Peu avant le déclenchement de la révolution de 1848 et de la défaite décisive des chartistes face aux troupes de Wellington le 10 avril 1848, l'Association des démocrates fraternels lança un manifeste qui témoigne qu'elle fut, en 1848, le point d'arrivée des efforts de Marx-Engels pour rassembler sur leurs positions les révolutionnaires de tous les pays européens en une Internationale, et le point de départ qui anticipe la I° Internationale de 1864.

[6] Cette association fut fondée en 1847 à Londres par des bourgeois anglais de tendance radicale et libérale. Certains émigrés italiens, hongrois et polonais y adhérèrent ainsi que des démocrates bourgeois tels que Giuseppe Mazzini, qui fut l'un des initiateurs de la Ligue. Comme Engels le prévit, la Ligue cessa toutes ses activités — au reste assez minces — en 1848.

[7] Malgré son opposition à la Ligue internationale bourgeoise et sa critique du libre-échange, Marx optera pour le libre-échange, parce que « le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. Et c'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. » (Discours sur le libre-échange du 9 janvier 1848, prononcé devant l'Association démocratique de Bruxelles.) Pour réaliser le socialisme, il faut la suprématie économique et politique préalable de la bourgeoisie (non pas dans tous les pays, mais dans le groupe le plus important d'entre eux).
En poussant à leur comble les possibilités de la production, les antagonismes de classe et la lutte pour la vie, la libre concurrence force les travailleurs à s'unir. En ce sens, elle hâte donc leur émancipation politique et sociale. Cette accélération du développement des conditions préalables du socialisme, on l'obtient non en entrant dans le jeu des institutions bourgeoises, mais en exerçant sur elles une pression de l'extérieur, après avoir formé ses propres organisations de classe. En agissant ainsi sur les conditions bourgeoises progressives, il faut constamment mettre en évidence leur caractère transitoire et partiel, afin de ne pas compromettre ses propres buts de classe.


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