1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Polémiques autour de règles d'organisation


La vie de notre Marx, sans l'Internationale, serait comme une chevalière dont on aurait arraché le diamant.
Engels à Laura Marx, 24 juin 1883

Manuels et intellectuels au Congrès de Genève

L'article 11 [des règlements spéciaux de l'A. I. T.] ainsi conçu : « Chaque membre de l'Association a le droit de participer au vote et est éligible », a été le sujet de la discussion suivante :

Le citoyen Tolain (Paris) : S'il est indifférent d'admettre, comme membre de l'Association internationale, des citoyens de toute classe, travailleurs ou non, il ne doit pas en être de même lorsqu'il s'agit de choisir un délégué. En présence de l'organisation sociale actuelle dans laquelle la classe ouvrière soutient une lutte sans trêve ni merci contre la classe bourgeoise, il est utile, indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de représenter des groupes ouvriers soient des travailleurs [1].

Le citoyen Perrachon (Paris) parle dans le même sens et va plus loin, car il croit que ce serait vouloir la perte de l'Association que d'admettre comme délégué un citoyen qui ne serait pas ouvrier.

Le citoyen Vuilleumier (Suisse) : En éliminant quelqu'un de notre association, nous nous mettrions en contradiction avec nos règlements généraux, qui admettent dans son sein tout individu sans distinction de race, ni de couleur, et par le seul fait de son admission il est apte à prétendre à l'honneur d'être délégué.

Le citoyen Cremer (Londres) s'étonne de voir cette question revenir de nouveau en discussion. Il n'en comprend pas la nécessité, car ‑ dit-il ‑ parmi les membres du Conseil central se trouvent plusieurs citoyens qui n'exercent pas de métiers manuels et qui n'ont donné aucun motif de suspicion, loin de là. Il est probable que, sans leur dévouement, l'Association n'aurait pu s'implanter en Angleterre d'une façon aussi complète. Parmi ces membres, je vous citerai un seul, le citoyen Marx, qui a consacré toute sa vie au triomphe de la classe ouvrière.

Le citoyen Carter (Londres) : On vient de vous parler du citoyen Karl Marx. Il a compris parfaitement l'importance de ce premier congrès, où seulement devaient se trouver des délégués ouvriers. Aussi a-t-il refusé la délégation que lui offrait le Conseil central [2]. Mais ce n'est point une raison pour l'empêcher, lui ou tout autre, de venir au milieu de nous, au contraire. Des hommes se dévouant entièrement à la cause prolétaire sont trop rares pour les écarter de notre route. La bourgeoisie n'a triomphé que du jour où, riche et puissante par le nombre, elle s'est alliée la science, et c'est la prétendue science économique bourgeoise qui, en lui donnant du prestige, maintient encore son pouvoir. Que les hommes qui se sont occupés de la question économique, et qui ont reconnu la justice de notre cause et la nécessité d'une réforme sociale, viennent au congrès ouvrier battre en brèche la science économique bourgeoise [3].

Le citoyen Tolain (Paris) : Comme ouvrier, je remercie le citoyen Marx de n'avoir pas accepté la délégation qu'on lui offrait. En faisant cela, le citoyen Marx a montré que les congrès ouvriers devaient être seulement composés d'ouvriers manuels [4]. Si ici nous admettons des hommes appartenant à d'autres classes, on ne manquera pas de dire que le congrès ne représente pas les aspirations des classes ouvrières, qu'il n'est pas fait pour des travailleurs, et je crois qu'il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour pouvoir agir par nous-mêmes.

L'amendement du citoyen Tolain voulant la qualité d'ouvrier manuel pour recevoir le titre de délégué est mis aux voix et rejeté, 20 pour et 25 contre.

L'article 11 est mis aux voix et adopté à la majorité, 10 votant contre.

Les Anglais m'ont proposé hier la présidence du Conseil central en guise de démonstration contre messieurs les Français qui voulaient exclure tous ceux qui n'étaient pas des travailleurs manuels, d'abord de l'Association internationale, puis, au moins, de la possibilité d'être élus comme délégués au congrès [5]. Je déclarai qu'en aucun cas je ne pouvais accepter cette solution, et je proposai de mon côté Odger qui fut réélu, bien que malgré ma déclaration certains membres eussent voté pour moi. Au reste, Dupont m'a fourni l'explication de la manœuvre de Tolain et de Fribourg : ils veulent se présenter en 1869 au Corps législatif comme candidats ouvriers [6], en s'appuyant sur le « principe » que seuls des ouvriers peuvent représenter des ouvriers. Ces messieurs avaient donc un intérêt primordial à faire proclamer ce principe par le congrès.

À la séance d'hier du Conseil central, il y eut toutes sortes de scènes dramatiques. M. Cremer, par exemple, tomba des nues, lorsque Fox fut nommé secrétaire général à sa place. Il eut le plus grand mal à dominer sa fureur. Autre scène, quand il fallut informer M. Le Lubez qu'il était exclu du Conseil central par décret du congrès. Pour soulager la détresse de son âme, il se lança dans un discours de plusieurs heures, où il vomit tout son venin et tout son fiel contre les Parisiens. Il parla de lui-même avec une vénération étonnante, et fit toutes sortes d'allusions à des intrigues par lesquelles les nationalités qui lui étaient favorables (Belgique et Italie) avaient été tenues à l'écart du congrès. Il réclama finalement ‑ et cela sera discuté mardi prochain ‑ un vote de confiance du conseil central [7]. Salut.


Notes

[1] Séance du 6 septembre 1866 (Congrès de Genève de l'Association internationale des travailleurs). Cf. La I° Internationale, recueil de documents, I. U. E. I., t. 1, p. 55-56.
L'action prédominante de Marx dans l'établissement du programme et des règles d'organisation ‑ comme il ressort du précédent tome de ce recueil ‑ ne pouvait pas ne pas susciter une réaction du parti opposé, proudhonien et sectaire, au sein de l'Internationale même. Au cours des polémiques qui s'ensuivront, les conceptions de Marx-Engels tout comme celles de leurs adversaires s'affirmeront avec une netteté et un tranchant toujours plus grands, et l'on aboutira à la scission.
La motion sectaire visant à exclure les « intellectuels » ‑ non pas des rangs de l'Internationale, mais des postes de délégués aux congrès, où se décide en dernier ressort la ligne politique générale ‑ est directement dirigée contre Marx. Aux yeux de celui-ci, ce n'est qu'une manœuvre, de l'espèce la plus basse : parlementaire.

[2] En mars 1866, la question des « chefs » et des « intellectuels » avait déjà fait l'objet de débats assez vifs au Conseil central, comme Marx en informe Engels dans sa lettre du 24 mars 1866
« L'intrigue au Conseil central était étroitement liée aux rivalités et aux jalousies suscitées par le journal (M. Howell voudrait devenir rédacteur en chef, et de même M. Cremer). M. Le Lubez en avait profité pour intriguer contre l'influence allemande, et dans la séance du 6 mars eut lieu une scène soigneusement mijotée dans le plus grand secret. Le major Wolff fit soudainement apparition et ‑ en son nom, au nom de Mazzini et de la société italienne ‑ il fit un discours solennel contre ma réponse à l'attaque de Vésinier, réponse envoyée par Jung, au nom du Conseil central, à l'Écho de Verviers. Il attaqua violemment Jung et moi-même (implicitement). Le vieux mazzinisme d'Odger, de Howell, de Cremer, etc., se fit jour. Le Lubez attisa le feu et, à tout hasard, on adopta une résolution faisant plus ou moins amende honorable vis-à-vis de Mazzini, Wolff, etc. Tu le vois, l'affaire prenait un tour sérieux. (Peu d'étrangers étaient là, et pas un ne vota.) C'eût été un joli tour de la part de Mazzini que de s'approprier l'Association, après m'avoir laissé la peine de l'amener à son point actuel. Il demanda aux Anglais de le reconnaître comme chef de la démocratie continentale, comme si les Anglais avaient à nous désigner comme chefs !
« Le samedi 10 mars, les secrétaires étrangers de l’Association se réunirent chez moi afin de tenir un conseil de guerre (Dupont, Jung, Longuet, Lafargue, Bobczynski). Il fut décidé qu'en tout état de cause j'assisterai le mardi 13 au Conseil pour y protester, au nom de tous les secrétaires étrangers, contre la procédure qui avait été employée...
« Tout se passa bien mieux que nous ne l'escomptions même ; malheureusement, à cause d'une réunion de cette merde de Reform League, les Anglais n'étaient guère représentés. J'ai lavé la tête à Le Lubez. En tout cas, il est devenu clair pour les Anglais (en fait, il, ne s'agit ici encore que d'une minorité) que tous les éléments du continent font bloc derrière moi, et qu'il ne s'agit donc nullement ‑ comme Le Lubez le prétend ‑ d'influence allemande. Le Lubez avait essayé de leur faire accroire que je dominais les éléments du continent en étant le chef des Anglais. Messieurs les Anglais savent maintenant, au contraire, que, grâce aux éléments du continent, je les ai complètement en main, et le leur ferai sentir dès qu'ils feront des bêtises. »

[3] Marx était d'avis en effet que ses travaux théoriques, notamment Le Capital, étaient plus importants que sa présence au congrès : « Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires de Genève, je ne puis ni ne veux m'y rendre, car il m'est impossible d'interrompre mon travail pendant longtemps. Je considère qu'avec ce travail je fais quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque. » (Cf. Marx à Kugelmann, 23 août 1866.)

[4] Souligné par nous.

[5] Cf. Marx à Engels, 20 septembre 1866.

[6] La question des chefs ‑ qu'ils soient nécessairement des ouvriers ou des personnages hors du rang, intellectuels, demi-génies, etc. ‑ se pose dès lors qu'on l'abstrait de celle du parti structuré, discipliné, mais impersonnel dans ses fonctions. Elle est liée non seulement, comme Marx l'évoque ici, au parlementarisme, mais est elle-même une forme de l’esprit et de l’organisation parlementaires (délégation formelle de pouvoirs).

[7] Cette discussion n'eut pas lieu à la séance du 2 octobre, mais à celle du 16 où il fut décidé de soumettre la question à l'examen du sous-comité. Celui-ci confirma, au vu du protocole du congrès, l'exclusion unanime de Le Lubez.


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