1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

1
Formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate

Première Internationale et Parti allemand


Marx à Wilhelm Bracke, 24 mars 1870.

Je vous ai envoyé hier 3 000 cartes d'adhésion à l'A.I.T. par l'adresse de Bornhorst.

J'ai des informations très intéressantes [1] à VOUS communiquer sur des événements internes de l'Internationale. Vous les recevrez par une voie indirecte. De par les statuts, tous les comités nationaux qui sont en relation avec le Conseil général, doivent lui envoyer un rapport trimestriel sur l'état du mouvement. Je vous le rappelle, en vous priant de tenir compte, dans la rédaction de tels rapports, qu'ils ne sont pas rédigés pour le public et qu'ils peuvent donc exprimer les faits sans fard, de manière tout à fait objective [2].

J'ai appris par Borkheim et par la dernière lettre de Bornhorst que les finances des « Eisenachiens » étaient mauvaises. Pour vous consoler, sachez que celles du Conseil général de l'A.I.T. sont au - dessous du point zéro - grandeur en croissance négative constante.


Engels à Wilhelm Bracke, 28 avril 1870
Der Volksstaat, 14 mai 1870.

J'ai été heureux de recevoir le compte rendu de caisse précis et détaillé [3]. En Angleterre, tant d'amorces de mouvements ouvriers et d'organisations ont été ruinées par une mauvaise trésorerie et comptabilité ainsi que par les reproches mérités ou non de détournements qui s'ensuivaient, que dans ce cas je puis certainement me permettre un jugement compétent sur l'importance de cette question. Les ouvriers doivent s'imposer des privations pour chaque pfennig qu'ils nous donnent, et ils ont le droit le plus absolu de savoir ce que chacun d'entre eux devient, tant qu'il ne faut pas organiser de fonds secrets. Et précisément en Allemagne c'est de, la plus haute importance, depuis que là aussi l'exploitation des ouvriers par des agitateurs encanaillés est à l'ordre du jour. C'est un mauvais prétexte d'affirmer qu'en publiant de tels comptes rendus de caisse on ne fait que révéler à l'adversaire la faiblesse de notre propre parti. Si nos adversaires veulent juger de la force du parti ouvrier d'après son côté spécifiquement faible - sa trésorerie - , alors ils se tromperont toutes les fois dans leurs comptes. Et les dommages que le secret en ces choses occasionne dans nos propres rangs sont infiniment plus grands que ceux qui peuvent surgir de leur publication.

Bornhorst se plaint de l'abrutissement des ouvriers - je trouve bien plutôt que les choses progressent plus rapidement qu'on pouvait l'espérer en Allemagne. Certes les succès qui sont conquis çà et là le sont durement, et les choses vont toujours trop doucement pour ceux qui doivent les faire. Mais comparez 1860 et 1870, et comparez l'état de choses actuel avec celui qui règne en France et en Angleterre - avec l'avance que ces deux pays avaient sur nous ! Les ouvriers allemands ont envoyé plus d'une demi - douzaines d'hommes au parlement, les Français et les Anglais pas un seul. Si je puis me permettre une remarque, je dirai que nous considérons ici qu'il est de la plus haute importance qu'aux prochaines élections on présente autant de candidats ouvriers que possible et que l'on en fasse élire autant que possible.


K. Marx et Fr. Engels au comité du parti ouvrier social-démocrate, le 14 juin 1870.
Volksstaat, 26 octobre 1872.

Chers amis !

Je reçois aujourd'hui une lettre de Stumpf de Mayence, qui écrit entre autres :

« Liebknecht m'a chargé de t'écrire qu'en raison des élections au Reichstag, qui coïncident précisément avec la date de convocation du congrès de l'A.I.T., le 5 octobre, il vaudrait mieux tenir le congrès en Allemagne [4]. La conférence sociale-démocrate de Stuttgart a demandé lundi dernier que le congrès de l'A.I.T. se tienne ici le 5 octobre. Geib a été chargé de t'écrire à ce sujet. »

Liebknecht, ainsi que les autres membres de l'Internationale, devraient au moins connaître ses statuts qui déclarent expressément :

« § 3. Le Conseil général peut en cas de nécessité modifier le lieu, mais il n'a pas pouvoir de différer là date de la réunion ».

Lorsque j'ai appuyé au Conseil général votre pressante demande de transfert du congrès en Allemagne, je supposais naturellement que vous aviez pris en considération toutes les circonstances. Il ne peut être question de différer la date fixée par les statuts.

Un autre passage de la lettre de Stumpf ne manque d'être préoccupant. Je lis en effet :

« Je reviens tout juste de chez le maire. Il veut avoir comme garant un citoyen solvable : pour le cas où les partisans de Schweitzer susciteraient des bagarres, la ville doit avoir un recours pour d'éventuels dommages subis par la grande - électorale salle de marbre qui nous est réservée pour le congrès, etc. »

Vous avez proposé les villes de Mayence, Darmstadt où Mannheim, c'est dire que vous avez pris la responsabilité face au Conseil général de ce que le congrès peut être tenu dans l'une quelconque de ces villes saris des scènes de scandale qui rendraient ridicules l'Internationale et la classe ouvrière allemande, en particulier, aux yeux du monde entier. J'espère que toutes les mesures de prudence seront prises à cet égard.

Quel est le rapport numérique des partisans de Schweitzer et des nôtres à Mayence et environs ?

Au cas où le scandale est inévitable, il faut se préoccuper à l'avance qu'il retombe sur ses incitateurs. Il faudrait dénoncer, dans le Volksstaat, le Zukunft et les autres feuilles allemandes qui nous sont ouvertes, le plan de la police prussienne qui, ne pouvant interdire directement la tenue du congrès international à Mayence, cherche à l'empêcher ou à gêner la tranquillité de ses séances. Si vous le faisiez en Allemagne, le Conseil général veillerait à ce que de semblables informations soient publiées à Londres, Paris, etc. L'Internationale peut fort bien se permettre un conflit avec Monsieur Bismarck, mais non des « bagarres ouvrières nationales allemandes » prétendument spontanées sur lesquelles on aurait posé l'étiquette de « luttes pour les principes ».

Stumpf se préoccupera sans doute - en liaison avec vous - de ce que les délégués trouvent des logis bon marché.

Salut et fraternité

Karl Marx.

Je profite de l'occasion pour envoyer mes meilleurs saluts au Comité. Depuis que messieurs les Schweitzeriens ont annoncé par avance au maire de Forst leur intention de susciter des bagarres et que ce dernier laisse faire les choses, la complicité de ces messieurs avec la police est constatée. Peut-être Stumpf pourrait - il demander au maire de Mayence qu'il se renseigne aussi chez messieurs les Schweitzeriens s'ils ont pour mission de « frapper ». Au demeurant, il serait temps que ces messieurs soient démasqués partout dans la presse comme de purs et simples agents de la police et, s'ils en viennent aux coups, qu'on leur administre à leur tour une bonne volée. Cela ne convient pas naturellement à l'occasion du congrès, mais jusque - là ils peuvent déjà recevoir assez de coups pour que cela leur suffise. On peut avoir une idée de la manière dont Monsieur Bismarck présente les choses dans la presse anglaise d'après l'extrait ci - joint qui a fait le tour de tous les journaux. La North German Correspondance est un organe de Bismarck créé avec de l'argent prussien. Meilleures salutations.

F. Engels.


Déclaration de Karl Marx
Pall Mall Gazette, 15 septembre 1870.

Le comité de la section allemande de l'Association internationale des travailleurs, dont le siège est à Brunswick, a lancé le 5 c. un manifeste à la classe ouvrière allemande, dans lequel il appelait celle-cià faire obstacle à l'annexion de l'Alsace - Lorraine et à contribuer à une paix honorable avec la République française [5]. Sur ordre du général en exercice Vogel von Falckenstein, non seulement ce manifeste a été saisi, mais encore tous les membres du Comité, et même le malheureux imprimeur de ce document, ont été arrêtés et déportés, chargés de chaînes tels de vulgaires criminels, à Lötzen en Prusse Orientale.


Karl Marx : Les libertés de presse et de parole en Allemagne
The Daily News, 19 janvier 1871.

Lorsque Bismarck a accusé le gouvernement français « de rendre impossible en France la libre expression de l'opinion par la presse et les représentants du peuple », il avait manifestement pour seul but de faire une plaisanterie berlinoise [6]. Adressez - vous donc à Monsieur Stieber, l'éditeur du Moniteur versaillais et mouchard de police notoire en Prusse, si vous voulez savoir quel est l'état de la « véritable » opinion publique en France !

Sur ordre exprès de Bismarck, Messieurs Bebel et Liebknecht ont été arrêtés sous le prétexte d'une accusation de haute - trahison, simplement parce qu'ils avaient osé remplir leur devoir de représentants du peuple allemand en protestant contre l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, en votant contre les nouveaux crédits de guerre, en exprimant leur sympathie à la République française et en condamnant la tentative de transformer l'Allemagne en une pure et simple caserne prussienne. Pour avoir exprimé la même chose, les membres du Comité de Brunswick du Parti ouvrier social-démocrate sont - traités depuis début septembre de l'année dernière en bagnards et doivent maintenant subir de plus la comédie judiciaire d'une accusation de haute - trahison. Sous de semblables prétextes, on poursuit Monsieur Hepner, le rédacteur - adjoint du Volksstaat de Leipzig, pour haute - trahison. Les quelques journaux indépendants publiés hors de Prusse ne peuvent être diffusés dans les territoires dominés par les Hohenzollern. En Allemagne, la police disperse quotidiennement des réunions ouvrières réclamant la conclusion d'une paix honorable avec la France. D'après la doctrine officielle de la Prusse, exposée de manière naïve par le général Vogel von Falckenstein, tout Allemand qui « tente de s'opposer par son action aux buts prévisibles de l'état - major prussien en France » se rend coupable de haute trahison.

Si Messieurs Gambetta et Cie devaient, à l'instar des Hohenzollern, réprimer de force l'opinion publique, ils n'auraient qu'à suivre la méthode prussienne : proclamer l'état de siège dans tout le pays sous prétexte que l'on est en guerre. Les seuls soldats français qui se trouvent en territoire allemand, croupissent dans des prisons prussiennes. Malgré cela le gouvernement prussien éprouve le besoin de maintenir rigoureusement l'état de siège en Allemagne, sous la forme la plus brutale et la plus révoltante du despotisme militaire et de la suspension de toutes les garanties légales. Le territoire de France est soumis à l'invasion funeste de près d'un million d'Allemands. Malgré cela le gouvernement français peut renoncer sans crainte à la fameuse méthode prussienne « de rendre possible l'expression de la libre opinion ».

Que l'on compare les deux pays !

L'Allemagne s'est révélée trop étroite pour l'amour universel qu'éprouve Bismarck pour l'expression d'une opinion indépendante. Lorsque les Luxembourgeois ont manifesté leurs sympathies pour la France, Bismarck fit de cette expression d'un sentiment l'un de ses prétextes à la résiliation de la Convention de neutralité londonienne. Lorsque la Belgique commit le même péché, l'ambassadeur prussien à Bruxelles - Monsieur von Balan - somma le gouvernement belge d'interdire non seulement tous les articles de journaux anti - prussiens, mais encore d'imprimer simplement les nouvelles qui reconnaissaient que les Français faisaient preuve de courage dans leur guerre pour l'indépendance. En vérité, c'est une revendication très modeste que d'abolir la Constitution belge « pour le roi de Prusse » (Fr.) ! A peine quelques journaux de Stockholm s'étaient - ils permis quelques anodines plaisanteries sur la « bigoterie » bien connue de Guillaume Annexandre [combinaison d'Alexandre et d'annexion], que Bismarck lança des messages courroucés au cabinet suédois. Il trouva même moyen de découvrir une presse par trop déchaînée au degré de latitude de Saint - Pétersbourg ! A son « humble et soumise » requête, les journalistes des feuilles les plus importantes de Pétersbourg furent convoqués devant le censeur - en - chef, qui leur ordonna de s'abstenir à l'avenir de toute remarque critique à l'égard du fidèle vassal borussien du tsar. L'un de ces rédacteurs, Monsieur Sagoulchacheff, fut assez imprudent pour dévoiler le secret de cet avertissement dans les colonnes du Golos. La police russe se précipita aussitôt sur lui et l'expédia dans quelque coin perdu de province. Il serait erroné de croire que ces méthodes de gendarme soient imputables à la fièvre de guerre qui atteint son paroxysme. Elles sont, au contraire, l'application méthodique, exacte de l'esprit des lois prussiennes. Il existe effectivement dans le Code pénal prussien une prescription curieuse, en vertu de laquelle tout étranger peut être poursuivi en raison de ses actes ou de ses écrits dans son propre pays Ou dans n'importe quel autre pays étranger pour « insulte au roi de Prusse » ou « trahison vis-à-vis de la Prusse » !

La France - et sa cause est heureusement loin d'être désespérée - lutte en ce moment, non pas pour sa propre indépendance nationale, mais pour la liberté de l'Allemagne et de l'Europe.

Avec ma considération distinguée,

Votre Karl Marx.


Engels à Wilhelm Liebknecht, 22 juin 1871.

Je ne m'explique pas tes préoccupations relatives à ton expulsion [7]. A ta place, je ne renoncerais pas à la citoyenneté hessoise sans être assuré d'en avoir une autre en poche. Sur ce plan, vous êtes trop timides. Un seul grand scandale public qui manifesterait clairement au monde que toutes ces lois impériales ne sont qu'une farce, mettrait fin à toute cette merde. Mais si, au lieu de le provoquer, vous évitez le scandale qui, de toute façon, ne peut nuire qu'aux nationaux serviles, alors la police pourra se permettre n'importe quoi. Remarque bien que cela ne se rapporte qu'au passage en question de ta lettre, non à l'attitude du Volksstaat, qui est très courageuse et que nous Sommes unanimes à reconnaître comme telle. Ne crois pas que ces chiens de la police se risqueront contre toi, alors qu'ils entreprennent n'importe quoi contre un ouvrier isolé. Cela ne pourrait arriver qu'à partir du moment où ils auraient créé assez de précédents avec leurs expulsions d'ouvriers.

J'ignorai absolument que ton expulsion de Prusse fût encore valable. Il est possible que la police le prétende. Mais il m'est absolument incompréhensible que tu n'aies pas réglé cette question du temps où tu étais encore parlementaire.

Je ne puis assurer la tâche de correspondant du Volksstaat; tu vois que j'aide cependant là où je peux.

On ne peut rien entreprendre avec la Pall Mall Gazette [8]. J'ai eu l'occasion d'envoyer à ce journal des articles exclusivement militaires qui m'ont procuré toute sorte d'ennuis, et ni toi ni moi ne pouvons y publier des choses politiques. Je maintiens simplement la liaison afin d'y faire paraître quelque chose à l'occasion. Même s'ils t'acceptaient comme correspondant - ce qui est pratiquement exclu - , ils n'imprimeraient jamais tes correspondances. J'en suis déjà venu à la fin de l'année dernière à dire au rédacteur en chef que je savais fort bien que je ne pouvais pas lui fournir d'articles politiques, mais simplement militaires, et que j'attendais de sa part qu'il publie simplement nos mises au point dans nos affaires de parti, lorsque nous l'estimions nécessaire. C'est ce qui se passe aussi.

Tu sembles aussi avoir une fort bonne idée de la Reynolds, la plus misérable feuille de toute la presse londonienne, qui fait dans ses culottes quand elle n'est pas certaine du succès : elle a passé sous silence toute l'Adresse à l'exception du passage publié par le Daily News.

Les ouvriers allemands se sont magnifiquement comportés durant la dernière grande crise, mieux que n'importe quels autres. Bebel les a également représentés de la manière la plus distinguée; toute la presse anglaise a publié son discours sur la Commune [9] qui a fait grosse impression ici. Vous devriez envoyer de temps en temps le Volkstaat à la Pall Mall. Elle en publierait parfois des extraits, car le directeur a peur, de Marx et de moi, et un autre journaliste sachant l'allemand est en train de publier des choses de ce genre. Or ce journal adore publier des informations curieuses que les autres n'ont pas.

Je te serais obligé si tu n'envoyais plus mon Volksstaat à Manchester, mais à Londres. Envoie-moi 34 des numéros avec l’Adresse, l'un pour correction, les autres pour la distribution. Meilleures salutations à toi et aux tiens.

Ton F.E.


Engels à Wilhelm Liebknecht, 22 mai 1872.

Quels rapports le Comité de Hambourg [du Parti ouvrier social-démocrate] pense-t-il entretenir avec l'Internationale [10] ? Nous devons maintenant - et rapidement - éclaircir cette question, afin que l'Allemagne puisse être convenablement représentée au Congrès. Je dois te prier de nous dire enfin clairement comment l'Internationale se présente chez vous.

1º Combien de cartes, à combien d'adhérents et où, avez-vous distribué à peu près ? Les 208 calculées par Fink ne sont tout de même pas tout !

2º Le Parti ouvrier social-démocrate veut-il se faire représenter au congrès ? si oui, comment pense-t-il au préalable se mettre en règle afin que ses mandats ne puissent pas être contestés au congrès ? Il faut pour cela : 1. qu'il déclare, non seulement symboliquement, mais encore réellement, et expressément, son adhésion à l'Internationale comme branche allemande, et 2. qu'il paie en tant que telle sa cotisation avant le congrès. La chose devient sérieuse, et nous devons savoir où nous en sommes, sinon vous nous obligeriez à agir pour notre propre compte, en considérant que, le Parti ouvrier social-démocrate est étranger à l'Internationale et se comporte vis-à-vis d'elle comme une organisation neutre. Nous ne pouvons pas admettre que, pour des motifs que nous ignorons, mais qui ne peuvent être que mesquins, l'on omette de représenter les ouvriers allemands au congrès ou l'on sabote sa représentation. Nous vous prions de répondre rapidement et clairement sur ces points.

Je renverrai prochainement la quittance à Fink.

P.S. Il vaudrait mieux, si c'est possible, de m'envoyer pour correction les épreuves de mes articles. Je te confie ce soin. La condition première de ma collaboration au Volksstaat est cependant : 1. que l'on cesse de pourvoir mes articles de notes et remarques, et 2. qu'on les imprime par larges tranches.


Engels à Theodor Cuno, 7-8 mai 1872.

Il me reste encore un peu de temps pour vous raconter les salades concernant Becker [11]. C'est un exemple supplémentaire de la manière dont l'histoire du monde est conçue comme un ensemble de petits agissements. Le vieux Becker a toujours encore en tête les idées d'antan sur l'organisation, celles qui appartiennent à 1848 : de petites sociétés, dont les chefs gardent entre eux une liaison plus ou moins systématique pour donner une direction commune à l'ensemble, à l'occasion un peu de conspiration, etc. - , et avec cela l'idée qui date de la même époque, selon laquelle l'autorité centrale de l'organisation allemande doit avoir son siège en dehors de l'Allemagne. Or donc, lorsque l'Internationale fut fondée et que Becker prit l'affaire en mains chez les Allemands de Suisse, il forma une section à Genève qui se transforma progressivement, grâce à la création de nouvelles sections en Suisse, en Allemagne, etc., en une « section - mère du groupe des sections de langue allemande », qui revendiqua la direction suprême, sur les Allemands non seulement de Suisse, d'Amérique, de France, etc., mais encore d'Allemagne et d'Autriche. C'était tout à fait la méthode de la vieille agitation révolutionnaire d'avant 1848, et il n'y avait rien à y redire tant que les sections s'y soumettaient de bon gré. Il se trouve simplement que notre brave Becker a oublié que toute l'organisation de l’Internationale est trop vaste pour de tels petits moyens et buts. Cependant Becker et les siens agissent tout de même, et restent toujours des sections immédiates et déclarées de l'Internationale.

Dans l'intervalle, le mouvement ouvrier s'est émancipé des entraves du lassalléanisme en Allemagne et se proclame, sous la direction de Bebel et de Liebknecht, en principe pour l'Internationale. L'organisation est trop puissante et a trop d'importance par elle-même pour qu'elle puisse reconnaître la direction de la section - mère genevoise; les ouvriers allemands tiennent leurs congrès et élisent leurs propres directions. Mais la position du Parti ouvrier allemand vis-à-vis de l'Internationale n'a jamais été claire. On en reste à un rapport purement platonique; il n'y a jamais eu de véritable adhésion, même pas de personnes isolées (à quelques exceptions près), et la formation de sections reste légalement interdite. On en vint en Allemagne à revendiquer les droits de membre, sans en supporter les devoirs, et ce n'est que depuis la Conférence de Londres que nous avons insisté ici pour que l'on remplisse également ses devoirs..

Dans ces conditions, vous comprendrez aisément que non seulement une certaine jalousie a dû se développer entre les chefs en Allemagne, d'une part, et la section - mère genevoise, d'autre part, mais encore que des conflits isolés étaient inévitables, notamment à propos des cotisations. Vous constaterez de quelle manière autoritaire le Conseil général est intervenu ici, comme toujours, au simple fait qu'il ne s'est jamais préoccupé de toute cette affaire et a laissé faire les gens des deux bords. Chacune des deux parties a raison sur certains points, et tort sur d'autres. Becker a d'emblée considéré l'Internationale comme l'essentiel, mais il a voulu utiliser une forme dépassée depuis bien longtemps; Liebknecht etc. ont raison dans la mesure où les ouvriers allemands doivent gérer leurs propres affaires et ne veulent pas se laisser régenter par le conseil du trou perdu qu'est Genève; en fait, ils ont subordonné leurs buts spécifiquement allemands à l'Internationale, au service de laquelle ils les ont placés. Le Conseil général n'interviendrait que si l'une des deux parties en appellerait à lui du en cas de conflit sérieux.

Liebknecht vous a manifestement pris pour un agent de Becker, voyageant dans l'intérêt de la section - mère genevoise, et c'est ce qui expliquerait toute la méfiance avec laquelle il semble vous avoir accueilli. Il fait partie lui aussi de la génération de 1848 et attache à de telles mesquineries plus d'importance qu'elles n'en méritent. Réjouissez-vous de n'avoir pas vécu cette époque - je ne parle pas du premier soulèvement révolutionnaire de février jusqu'à la bataille de juin, mais des intrigues de politique démocratique postérieures à juin 1848 et à l'émigration de 1849-1851. Le mouvement n'a-t-il pas aujourd'hui une envergure autrement impressionnante ?

Tout cela vous expliquera, je l'espère, votre réception à Leipzig. Il ne faut pas attacher d'importance à de pareilles bagatelles. Ces choses - là se règlent toutes seules avec le temps. Vous serez sans doute déçu aussi lorsque vous entrerez en contact avec les Internationaux belges. Ne vous faites pas trop d'idées sur les gens. Ce sont d'excellents éléments, quoiqu'on puisse affirmer que tout y soit tombé dans la routine, et les slogans y ont plus d'importance que la cause. En Belgique aussi on trouve un grand public avec les grandes phrases d'autonomie et d'autoritarisme. Eh bien, vous verrez par vous-même (Fr.). Bien à VOUS.

F. E.


Engels à F.-A. Sorge, 3 mai 1973.

Les Allemands, bien qu'ils aient leurs propres chamailleries avec les Lassalléens, ont été très déçus et démoralisés par le congrès de l'A.I.T. de la Haye [12], où ils s'attendaient à des flots de fraternité et d'harmonie qui les eussent changé de leurs propres chamailleries. A cela vient s'ajouter que les dirigeants du parti ouvrier social-démocrate ne sont pour l'instant que de fieffés Lassalléens (Yorck et Cie), qui réclament que le parti et le journal du parti soient rabaissés à tout prix au niveau du lassalléanisme le plus plat. Le combat se poursuit; les gens veulent mettre à profit le temps où Liebknecht et Bebel sont en prison pour arriver à leurs fins; le petit Hepner résiste avec énergie, mais il est pour ainsi dire exclu de la rédaction du Volksstaat, et de, toute façon il vient d'être expulsé de Leipzig. La victoire de ces gaillards équivaudrait à ce que nous perdions le parti - du moins pour le moment [13]. J'ai écrit de façon très ferme à Liebknecht à ce sujet [14], et j'attends là réponse.

Pas le moindre signe de vie du Danemark. Depuis longtemps déjà, j'ai pensé que les LassalIéens du Neuer Social - Demokrat opéraient par le truchement de leurs partisans du Schleswig-Holstein septentrional, pour y semer la confusion et pousser les gens à quitter l'Internationale. C'est ce que confirme chaque jour le Neuer Social - Demokrat qui est infiniment mieux informé sur ce qui se passe à Copenhague que le Volksstaat.


Notes

[1] Marx fait allusion à la Communication confidentielle du secrétaire - correspondant pour l'Allemagne, Karl Marx, sur les activités nocives de Bakounine qu'il avait fait parvenir au Comité directeur de la social-démocratie par le truchement du Dr. Kugelmann.

[2] Le comité directeur du Parti ouvrier social-démocrate adressa un rapport sur le développement et l'activité du Parti depuis le congrès d'Eisenach au Conseil général de l'A.I.T. en juin 1870. Ce document remarquable [publié pour la première fois dans Die I° Internationale in Deutschland (1864-1872), Dietz, 1964, pp. 488 - 502] trace en termes simples et concis un tableau de la situation réelle du mouvement ouvrier en Allemagne : il commence par l'indication des lieux et régions d'implantation du parti, la position du parti vis-à-vis des autres partis, bourgeois puis « ouvriers » dans le pays; le niveau de conscience des ouvriers dans les différentes régions, les tracasseries des autorités, les rapports des Eisenachiens avec les Lassalléens (qualifiés de parti monarchiste prétendument socialiste), les sociétés sociales chrétiennes, les syndicats de métiers dirigés par les « philanthropes » bourgeois, les partis républicains socialistes, et enfin les perspectives de développement au sein de la classe ouvrière allemande industrielle et agricole, avec quelques propositions pratiques de collaboration au niveau international.

[3] Bornhorst avait envoyé à Engels le 17-03-1874 un compte rendu de trésorerie pour 1870 afin de l'informer de la mauvaise situation financière du Parti.

[4] Le congrès de l'A.I.T. de Bâle (1869) avait décidé que le prochain congrès devait se réunir à Paris. Le gouvernement de Napoléon III préparant une répression croissante contre les ouvriers, le Conseil général décida de transférer le congrès à Mayence (17-05-1870). Celui-ci n'eut pas lieu en raison de la guerre entre la Prusse et la France. Le congrès de Mayence devait renforcer l'influence de l'Internationale en Allemagne et du Parti social-démocrate parmi les ouvriers allemands. Il eût enfin infligé une sévère défaite aux partisans de Bakounine, cf. Marx à Engels, le 17-05-1870.

[5] Marx fait allusion au Manifeste en faveur de la paix et contre l'annexion qu'il avait rédigé fin août début septembre pour le comité exécutif du parti ouvrier social-démocrate de Brunsvick, cf. traduction française, in : Écrits militaires, pp. 517-523.

[6] Bismarck cherchait à se faire passer pour le champion des libertés publiques face au gouvernement républicain français afin de tromper l'opinion publique anglaise au moment où l'Angleterre allait intervenir dans le conflit franco - prussien pour imposer une paix honorable en faveur de la France.
Le Moniteur était un journal prussien publié à Versailles du 15-10-1870 au 5-03-1871 au, nom du « Gouvernement général du Nord de la France et de la préfecture de Seine-et-Oise ».

[7] W. Liebknecht avait informé Engels, dans sa lettre du 24-05-1871, qu'il voulait obtenir la citoyenneté saxonne pour ne pas être expulsé sous le moindre prétexte de ce pays : « Mais ce qui est embêtant, c'est que pour avoir la nationalité saxonne; je dois auparavant abandonner la citoyenneté hessoise, et si l'on me fait ensuite des difficultés, je suis le bec dans l'eau je n'aurai plus aucune nationalité allemande et je serai à la merci du premier policier venu. Tu sais sans doute que l'ordre d'expulsion de Prusse est encore valable. »
En général, Engels reprochera aux dirigeants sociaux-démocrates leur attitude de passivité qui leur fait subir les événements au lieu de les dominer en prenant l'initiative de la lutte. Ainsi écrivait - il à Liebknecht le 10-01-1871 : « Mais si vous vous laissez dépouiller de tous ces droits que vous avez sur le papier sans lutter et ne forcez pas le Reichstag à se décider ouvertement pour ou contre ses propres œuvres, alors on ne peut certes plus vous aider. »
Dans un pays où l'adversaire de classe est obstiné et ne désarme jamais, comme en Allemagne, la passivité est plus fatale que partout ailleurs. A ce propos Engels écrivait le 22-02-1882 à Bernstein : « Depuis le commencement ce sont toujours messieurs les chefs qui ont été poussés par les masses, au lieu que ce soient eux qui aient poussés les masses ».

[8] Après sa sortie de prison, Liebknecht connut de grands embarras d'argent et demanda à Engels de lui procurer un travail de correspondant auprès de la Pall Mall Gazette.

[9] Le 25 mai 1871, Bebel avait déclaré au Reichstag : « Tout le prolétariat européen et tous ceux qui ont quelque sentiment pour la liberté et l'indépendance ont les yeux fixés sur Paris... Si Paris est momentanément écrasé, je vous rappelle alors que la lutte de Paris n'a été qu'un petit accrochage d'avant - poste, que la grande bataille nous attend encore en Europe, et que le cri de guerre du prolétariat parisien : « Guerre aux palais, paix dans les chaumières. Mort à la misère et à l'oisiveté ! » deviendra le cri de ralliement de tout le prolétariat d'Europe. »

[10] Marx-Engels se plaignirent durant toute cette période du peu d'intérêt pour l'Internationale que témoignaient les dirigeants sociaux-démocrates, et notamment Liebknecht qui assurait surtout les relations avec l'étranger : cf. Marx-Engels, le Parti de classe, III, pp. 97-98. Peut-être les dirigeants allemands étaient - ils moins soucieux de l'adhésion formelle des militants à l'Internationale parce que l'organisation de parti fonctionnait correctement en Allemagne, et ce d’après les principes et les statuts de l'Internationale. Quoi qu'il en soit, cette attitude affaiblissait l'Internationale privée de l'appui d'un parti ouvrier organisé. Les dirigeants allemands eussent dû, en outre, opposer plus de résistance au gouvernement bismarckien interdisant les liaisons internationales.

[11] Tant que l'Allemagne était divisée en 36 états, le prolétariat ne pouvait s'y organiser en classe (nationale), mais restait divisé en autant de fractions. Rien ne s'opposait donc à ce que le mouvement ouvrier y soit alors organisé d'après le principe de la nationalité, en fonction de la langue parlée (ce moyen de communication matériel), suivant les pays de langue allemande (Allemagne, Suisse, Autriche) avec le centre à Genève, qui garantissait le plus de liberté de mouvement. Cependant cette situation se transforma radicalement au moment de la formation du Reich allemand en 1871, et c'est pourquoi il fallait que le suisse J.-Ph. Becker cessât de vouloir organiser le mouvement allemand (cf. Marx-Engels, le Parti de classe, II, pp. 153-154), le ring sur lequel se battait désormais le prolétariat allemand s'étant accru dans des proportions considérables.

[12] Sur la dure bataille menée par Marx-Engels à la conférence de l'A.I.T. à La Haye, cf. le Parti de classe, III, pp. 62-87.

[13] En septembre 1872, Adolpf Hepner avait été condamné à un mois de prison et fut expulsé de Leipzig au printemps 1873 pour avoir développé « une activité en faveur de l'Internationale » et participé au congrès de la Haye de l'A.I.T. Engels cite ici encore un cas flagrant de collaboration « indirecte » entre Bismarck et les Lassalléens pour évincer les marxistes de la direction du mouvement ouvrier.

[14] Cette lettre n'a pas été retrouvée.


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