1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

1
Formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate

Fusion du Parti Social-Démocrate Allemand


Engels à August Bebel, 20 juin 1873.

Je réponds d'abord à votre lettre, parce que celle de Liebknecht est encore chez Marx qui ne peut la retrouver pour le moment. Ce qui nous a fait craindre qu'à l'occasion de votre emprisonnement les dirigeants - par malheur entièrement lassalléens - du parti n'en profitent pour transformer le Volksstaat en un « honnête » Neuer Social - demokrat [1], ce n'est pas Hepner, mais bien plutôt la lettre du comité directeur signée par Yorck. Celui-ci a manifesté clairement son intention, et comme le comité se targue de nommer et de démettre les rédacteurs, le danger était certainement assez grand. L'expulsion imminente de Hepner ne pouvait que faciliter encore cette opération. Dans ces conditions, il nous fallait absolument savoir où nous en étions, d'où cette correspondance [2].

Vous ne devez pas oublier que Hepner et, à un degré beaucoup moindre, Seiffert, Blos, etc., n'ont pas du tout la même position face à Yorck que vous et Liebknecht, les fondateurs du parti, sans parler du fait que si vous ignorez purement et simplement leurs appréhensions, vous ne faites que leur rendre les choses plus difficiles. La direction du parti a de toute façon un certain droit formel de contrôle sur l'organe du parti. Or, l'exercice de ce droit dépend toujours de vous, mais l'on a tenté indubitablement cette fois - ci de l'orienter dans un sens nuisible au parti. Il nous est donc apparu qu'il était de notre devoir de faire tout notre possible afin de contrecarrer cette évolution [3].

Hepner peut avoir fait, dans les détails, quelques fautes tactiques, dont la plupart faites après réception de la lettre du comité, mais en substance nous devons résolument lui donner raison. Je ne peux pas davantage lui reprocher des faiblesses, car si le comité lui fait clairement entendre qu'il doit quitter la rédaction et ajoute qu'il devra travailler sous les ordres de Blos, je ne vois pas quelle résistance il puisse encore opposer. Il ne peut se barricader dans la rédaction pour tenir tête au comité. Après une lettre aussi catégorique des « autorités » qui sont au - dessus de lui, je trouve même que sont excusables les remarques de Hepner dans le Volksstaat, remarques que vous m'avez citées et qui m'avaient fait, déjà avant cela, une impression désagréable [4].

De toute façon, il est certain que, depuis l'arrestation de Hepner et son éloignement de Leipzig, le Volkstaat est devenu bien plus mauvais : le comité, au lieu de se quereller avec Hepner, aurait mieux fait de lui apporter tout le soutien possible.

Le comité est allé jusqu'à demander que le Volksstaat soit rédigé autrement, que les articles les plus théoriques (scientifiques) soient écartés, afin d'être remplacés par des éditoriaux à la Neuer Sozial - demokrat : il envisagea un éventuel recours à des mesures directes de contrainte. Je ne connais absolument pas Blos, mais si le comité l'a nommé à ce moment - là, on peut bien supposer qu'il a choisi un homme cher à son cœur.

Maintenant, en ce qui concerne la position du parti face au lassalléanisme, vous pouvez certainement juger mieux que nous de la tactique à suivre, notamment dans les cas d'espèce. Mais il faut tout de même tenir compte d'une chose qui mérite réflexion. Quand on se trouve comme vous, d'une certaine manière, en posture de concurrent face à l’Association générale des ouvriers allemands, on est trop facilement porté à tenir compte de ce concurrent, et l'on s'habitue à penser avant tout à lui. En fait, l'Association générale des ouvriers allemands aussi bien que le Parti ouvrier social-démocrate, et même tous deux pris, ensemble, ne forment encore qu'une infime minorité de la classe ouvrière allemande. Or, d'après notre conception, confirmée par une longue pratique, la juste tactique dans la propagande n'est pas d'arracher ou de détourner çà et là à l'adversaire quelques individus, voire quelques - uns des membres de l'organisation adverse, mais d'agir sur la grande masse de ceux qui n'ont pas encore pris parti. Une seule force nouvelle que l'on tire à soi de son état brut vaut, dix fois plus que dix transfuges lassalléens qui apportent, toujours avec eux le germe de leur fausse orientation dans le parti.

Et encore, si l'on pensait attirer à soi les masses sans que viennent aussi les chefs locaux, le mal ne serait pas si grave ! Mais il faut toujours reprendre à son compte toute la masse de ces dirigeants qui sont liés, par toutes leurs déclarations et manifestations officielles du passé, sinon par leurs conceptions actuelles, et qui doivent prouver avant tout qu'ils n'ont pas abjuré leurs principes, mais qu'au contraire le Parti ouvrier social-démocrate prêche le véritable lassalléanisme.

Tel a été le malheur à Eisenach. Peut-être n'était-ce pas facile d'éviter alors; mais il est incontestable que ces éléments ont nui au parti. Je ne sais pas si nous ne serions pas au moins aussi forts aujourd'hui si ces éléments n'avaient pas adhéré à notre organisation ? Mais, en tout cas, je tiendrais pour un malheur que ces éléments trouvent un renfort.

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l' « Unité ». Les plus grands facteurs de discorde, ce sont justement ceux qui ont le plus ce mot à la bouche. C'est ce que démontrent les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient maintenant le plus fort pour avoir l'unité.

Ces fanatiques de l'unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l'on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d'antagonismes encore plus aigus dès qu'on cesse de la remuer, ne serait-ce que parce qu'on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits bourgeois), ou bien des gens qui n'ont aucune conscience, politique claire (par exemple, Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C'est pourquoi, ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l'unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c'est toujours avec ceux qui criaient le plus à l'unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

Toute direction d'un parti veut, bien sûr, avoir des résultats - et c'est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et, sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l'on n'a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale après la Commune, elle connut un immense succès, Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute - puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que le ballon devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous. Les sectaires qui s'y trouvaient devenaient insolents, abusaient de l'Internationale dans l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas supporté. Sachant fort bien que le ballon crèverait tout de même, il ne s'agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu'à son terme.

Le ballon creva au congrès de la Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient - ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à la Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à la Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires - notamment les bakouninistes - auraient disposé d'un an de plus pour commettre, au nom de l'Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient détournés avec dégoût. Le ballon au lieu d'éclater se serait dégonflé doucement sous l'effet de quelques coups d'épingles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite, mais au niveau le plus bas des querelles personnelles, puisqu'on avait déjà quitté le terrain des principes à la Haye. C'est alors que l'Internationale avait effectivement péri, péri à cause de l'unité ! Au lieu de cela, à notre honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune qui ont assisté à la dernière réunion décisive ont dit qu'aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un effet aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres au prolétariat européen. Nous les avions laissés pendant dix mois se dépenser en mensonges, calomnies et intrigues - et qu'en est-il résulté ? Ces prétendus représentants de la grande majorité de l'Internationale déclarent eux-mêmes à présent qu'ils n'osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci - joint mon article destiné au Volksstaat [5]. Si c'était à refaire, nous agirions en somme de la même façon, étant entendu qu'on peut toujours commettre des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les Lassalléens viendront d'eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas sage de cueillir les fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.

Au reste, le vieil Hegel disait déjà : un parti éprouve qu'il vaincra en se divisant - et supportant la scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accrochée et ne réussit pas à passer le cap. Ne serait - ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions...

De même, nous ne devons pas oublier que si, par exemple, le Neuer Sozial-demokrat a plus d'abonnés que le Volksstaat, toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme, des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que, commencer (par exemple, l'Association générale des ouvriers allemands au Schleswig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère.

Je dois finir, car le courrier va partir. En hâte simplement ceci : Marx ne peut s'occuper de Lassalle [6] tant que la traduction française du Capital n'est pas achevée (vers fin juillet), sans compter qu'il a besoin de repos, car il est très surmené.

Fort bien que vous ayiez stoïquement tenu le coup en prison et même étudié. Nous nous réjouissons tous de vous revoir ici l'année prochaine.

Salutations cordiales à Liebknecht. Sincèrement à vous.

F. Engels.


Engels à August Bebel, 18 - 28 mars 1875.

Vous nous demandez notre avis sur toute cette histoire de fusion [7]. Nous en sommes, hélas, exactement au même point que vous : ni Liebknecht ni qui que ce soit d'autre ne nous en avait soufflé le moindre mot, et nous n'en savons donc pas plus que ce qui se trouve dans les journaux. Or, jusqu'à la semaine dernière - lorsque fut publié le projet de programme - , il ne s'y trouvait rien [8]. En tout cas, ce projet ne nous a pas peu surpris.

Notre parti avait si souvent tendu la main aux Lassalléens pour une réconciliation, ou du moins leur avait offert de coopérer, il s'était heurté si souvent à un refus dédaigneux des Hasenclever, Hasselmann et Tölcke, que n'importe quel enfant eût dû tirer la conclusion suivante : si ces messieurs font eux-mêmes le pas aujourd'hui et nous offrent la réconciliation, c'est qu'ils doivent être dans un sacré pétrin. Or, comme nous connaissons ces gens - là, il est de notre devoir d'exploiter le fait qu'ils se trouvent dans une mauvaise passe pour que ce ne soit pas aux dépens de notre parti qu'ils se tirent d'affaire et renforcent de nouveau leurs positions ébranlées aux yeux des masses ouvrières. Il fallait les accueillir avec le maximum de fraîcheur, leur témoigner la plus grande méfiance et faire dépendre la fusion de leur plus ou moins grande disposition à abandonner leurs positions sectaires et leurs idées sur l'aide de l'État et de leur acceptation, pour l'essentiel, du programme d'Eisenach [9] de 1869 ou de son édition améliorée eu égard à la situation actuelle.

Notre parti n'a absolument rien à apprendre des Lassalléens au point de vue théorique, c’est-à-dire pour ce qui est décisif dans le programme; en revanche, il en va autrement pour les Lassalléens. La première condition de l'unification est qu'ils cessent d'être des sectaires, des Lassalléens, et qu'ils abandonnent donc la panacée de l' « aide de l'État », ou du moins n'y voient plus qu'une mesure transitoire et secondaire, parmi tant d'autres. Le projet de programme démontre que les nôtres dominent de très haut les dirigeants lassalléens dans le domaine théorique, mais qu'ils sont loin d'être aussi malins qu'eux sur le plan politique. Ceux qui sont « honnêtes » ce sont une fois de plus fait cruellement duper par les « malhonnêtes [10] ».

On commence par accepter la phrase lassalléenne ronflante, mais historiquement fausse, selon laquelle : face à la classe ouvrière, toutes les autres classes forment une seule masse réactionnaire. Cette formule n'est vraie que dans quelques cas exceptionnels : dans une révolution du prolétariat - la Commune, par exemple - ou dans un pays où non seulement la bourgeoisie a imprimé son image à l'État et à la société, mais où, à son tour, la petite bourgeoisie démocratique a parachevé sa transformation jusque dans ses dernières conséquences [11].

Si, en Allemagne, par exemple, là petite bourgeoisie démocratique faisait partie de cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate eût - il pu, des années durant, marcher la main dans la main avec le Parti populaire [12] ? Comment se fait - il que le Volksstaat puise presque toute sa rubrique politique de la Gazette de Francfort dans l'organe de la petite bourgeoisie démocratique ? Et comment se fait - il que pas moins de sept revendications de ce même programme correspondent presque mot pour mot au programme du Parti populaire et de la démocratie petite - bourgeoise ? J'entends les sept revendications politiques des articles 1 à 5 et de 1 et 2 [13], dont il n'en est pas une qui ne soit pas démocrate bourgeoise.

Deuxièmement, le principe de l'internationalisme du mouvement ouvrier est pratiquement repoussé dans son entier pour le présent, et ce, par des gens qui, cinq ans durant et dans les conditions les plus difficiles, ont proclamé ce principe de la manière la plus glorieuse [14]. Si des ouvriers allemands sont à la tête du mouvement européen, ils le doivent essentiellement à leur attitude authentiquement internationaliste au cours de la guerre. Aucun autre prolétariat n'aurait pu aussi bien se comporter. Or, aujourd'hui que partout à l'étranger les ouvriers revendiquent ce principe avec la même énergie que celle qu'emploient les divers gouvernements à réprimer toute tentative de s'organiser, c'est à ce moment qu'ils devraient le renier en Allemagne ! Que reste -t-il dans tout ce projet de l'internationalisme du mouvement ouvrier ? Pas même une pâle perspective de coopération future des ouvriers d'Europe en vue de leur libération; tout au plus une future « fraternité internationale des peuples » - les « États-Unis d'Europe » des bourgeois de la Ligue de la paix.

Naturellement, il n'était pas indispensable de parler de l'Internationale proprement dite. Mais à tout le moins ne devait - on pas aller en deçà du programme de 1869, et fallait - il dire : bien que le parti ouvrier allemand soit contraint pour l'heure d'agir dans les limites des frontières que lui trace l'État - il n'a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen et encore moins d'avancer des thèses fausses - , il est conscient de sa solidarité avec les ouvriers, de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui. impose cette solidarité. Ces obligations existent même si l'on ne se proclame ni ne se considère expressément comme faisant partie de l'Internationale, par exemple, apporter sa contribution lors des grèves, empêcher le recrutement d'ouvriers destinés à prendre la place de leurs frères en grève, veiller à ce que les organes du parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l'étranger, faire de l'agitation contre la menace ou le déchaînement effectif de guerres ourdies par les cabinets, et se comporter comme on l'a fait de manière exemplaire en 1870 et 1871, etc.

Troisièmement, les nôtres se sont laissé octroyer la « loi d'airain » de Lassalle qui se fonde sur une conception économique parfaitement dépassée, à savoir que l'ouvrier moyen ne touche que le minimum de salaire pour son travail, et ce du fait que, d'après la théorie de la population de Malthus, les ouvriers sont toujours en surnombre (c'était effectivement le raisonnement de Lassalle). Or, dans Le Capital, Marx a amplement démontré que les lois qui régissent les salaires sont très complexes et que, selon les circonstances, c'est tantôt tel facteur et tantôt tel autre qui prédomine; bref, que cette loi n'est pas d'airain, mais au contraire fort élastique, et qu'il est impossible par conséquent de régler l'affaire en quelques mots, comme Lassalle se le figurait. Dans son chapitre sur l'accumulation du capital [15], Marx a réfuté dans, le détail le fondement malthusien de la loi que Lassalle a empruntée à Malthus et Ricardo (en falsifiant ce dernier), et qu'il expose, par,: exemple, dans son Arbeiterlesebuch, page 5, où il se réfère lui-même à un autre de ses ouvrages [16]. En adoptant la « loi d'airain » lassalléenne, on a reconnu à la fois une thèse fausse et son fondement erroné.

Quatrièmement, le programme présente, sous sa forme la plus crue, une seule revendication sociale, empruntée à Buchez par Lassalle : l'aide de l'État. Et ce, après que Bracke en ait prouvé si clairement toute l'inanité [17] et après que tous les orateurs de notre parti, ou presque, aient été obligés de prendre position contre elle dans leur lutte contre les Lassalléens ! Notre parti ne pouvait s'infliger à lui-même pire humiliation ! L'internationalisme dégradé au niveau de celui d'un Amand Goegg, et le socialisme à celui d'un républicain bourgeois Buchez qui opposait cette revendication aux socialistes pour les confondre !

Dans le meilleur des cas, l' « aide de l'État », au sens de Lassalle, n'était qu'une mesure parmi de nombreuses autres pour atteindre le but, défini ici par la formule délavée que voici : « pour préparer la voie à la solution de la question sociale », comme s'il y avait encore pour nous, au plan théorique, une question sociale qui n'ait pas été résolue !

En conséquence, si l'on dit : le parti ouvrier allemand tend à l'abolition du salariat et, par là, des différences de classe, en organisant la production coopérative à l'échelle nationale dans l'industrie et l'agriculture, et il appuie toute mesure qui puisse contribuer à atteindre ce but - aucun Lassalléen n'aurait à y redire quelque chose.

Cinquièmement, il n'est question nulle part de l'organisation de la classe ouvrière en tant que classe par le moyen des syndicats professionnels. Or, c'est là un point tout à fait essentiel, puisqu'il s'agit au fond d'une organisation du prolétariat en classe au moyen de laquelle il mène sa lutte quotidienne contre le capital et fait son apprentissage pour la lutte suprême, d'une organisation qui, de nos jours, même en plein déferlement de la réaction (comme c'est aujourd'hui le cas à Paris après la Commune), ne peut plus être détruite. Étant donné l'importance prise par cette organisation en Allemagne aussi, nous estimons qu'il est absolument indispensable de lui consacrer une place dans le programme et, si possible, de lui donner son rang dans l'organisation du parti.

Voilà tout ce que les nôtres ont concédé aux Lassalléens pour leur être agréables. Et ceux-ci, qu'ont - ils donné en échange ? L'inscription dans le programme d'une masse confuse de revendications purement démocratiques, dont certaines sont uniquement dictées par la mode, comme la législation directe qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu'elle y fasse quelque chose : administration par le peuple, cela aurait quelque sens. De même, il manque la condition première de toute liberté, à savoir que, vis-à-vis de chaque citoyen, tout fonctionnaire soit responsable de tous ses actes devant les tribunaux ordinaires et selon le droit commun. Je ne veux pas perdre un mot sur des revendications telles que liberté de la science, liberté de conscience, qui figurent dans tout programme bourgeois libéral et ont quelque chose de choquant chez nous.

Le libre État populaire est mué en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre vis-à-vis de ses citoyens, soit un État gouverné despotiquement. Il conviendrait de laisser tomber tout ce bavardage sur l'État, surtout depuis la Commune qui n'était déjà plus un État au sens propre du terme [18]. Les anarchistes nous ont, suffisamment jeté à la tête l'État populaire, bien que déjà l'ouvrage de Marx contre Proudhon [19], puis le Manifeste communiste aient exprimé sans ambages que l'État se défera au fur et à mesure de l'avènement de l'ordre socialiste pour disparaître enfin. Comme l'État n'est en fin de compte qu'une institution provisoire, dont on se sert dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est absurde de parler d'un libre État populaire : tant que le prolétariat utilise encore l'État, il ne le fait pas dans l'intérêt de la liberté, mais de la coercition de ses ennemis, et dès qu'il pourra être question de liberté, l'État, comme tel, aura cessé d'exister. Nous proposerions, en conséquence, de remplacer partout le mot « État » par Gemeinwesen, un bon vieux mot allemand, que le mot français « commune » traduit à merveille.

« Élimination de toute inégalité sociale et politique » est une formule douteuse pour « abolition de toutes les différences de classe ». D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence : on pourra certes les réduire à un minimum, mais non les faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d'autres conditions de vie que les gens des plaines. Se représenter la société socialiste comme le règne de l'égalité est une conception unilatérale de Français, conception s'appuyant sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, et se justifiant, en ses temps et lieu, comme phase de développement; mais, de nos jours, elle devrait être dépassée comme toutes les visions unilatérales des vieilles écoles socialistes, car elle ne fait qu'embrouiller les esprits et doit donc être remplacée par des formules plus précises et mieux adaptées aux choses.

Je m'arrête, bien que chaque mot ou presque soit à critiquer dans ce programme sans sève ni vigueur. C'est si vrai qu'au cas où il serait adopté, Marx et moi nous ne pourrions jamais reconnaître comme nôtre ce nouveau parti, s'il s'érige sur une telle base; nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l'attitude que nous prendrions - publiquement aussi - vis-à-vis de lui. Songez qu'à l'étranger on nous tient pour responsables de toutes les déclarations et actions du Parti ouvrier social-démocrate allemand. Bakounine, par exemple, nous impute dans son État et Anarchie chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu dire et écrire depuis la création du Demokratisches Wochenblatt. On s'imagine que nous commandons à tout le mouvement à partir de Londres, alors que vous savez, aussi bien que moi, que nous ne sommes pratiquement jamais intervenus dans les affaires intérieures du parti, et lorsque nous l'avons fait, ce n'était jamais que pour éviter que l'on fasse des bévues, toujours d'ordre théorique, ou pour qu'on les redresse si possible. Vous comprenez bien que ce programme marque un tournant, qui pourrait très facilement nous obliger à décliner toute responsabilité vis-à-vis du parti qui l'a fait sien.

En général, le programme officiel d'un parti importe moins que sa pratique. Cependant, un nouveau programme est toujours comme un drapeau que l'on affiche en public, et d'après lequel on juge ce parti. Il ne devrait donc en aucun cas être en retrait par rapport au précédent, celui d'Eisenach en l'occurrence. Et puis il faut réfléchir aussi a l'impression que ce programme fera sur les ouvriers des autres pays, et à ce, qu'ils penseront en voyant tout le prolétariat socialiste d'Allemagne ployer ainsi les genoux devant le lassalléanisme.

Je suis d'ailleurs persuadé qu'une fusion sur cette base ne tiendrait pas un an. Peut - on concevoir que les hommes les plus conscients de notre parti se prêtent à la comédie qui consiste à réciter des litanies de Lassalle sur la loi d'airain du salaire et l'aide de l'État ? Vous, par exemple, je voudrais vous y voir ! Et si vous le faisiez tous, votre auditoire vous sifflerait. Or, je suis sûr que les Lassalléens tiennent autant à ces parties - là du programme que le juif Shylock à sa livre de chair. Il se produira, une scission, mais dans l'intervalle nous aurons de nouveau « lavé de leurs fautes » les Hasselmann, Hasenclever, Tölcke et consorts; nous sortirons de la scission plus faibles et les Lassalléens plus forts. En outre, notre parti aura perdu sa virginité politique, et ne pourra plus s'opposer franchement aux phrases de Lassalle, puisque nous les aurons inscrites pendant un certain temps sur notre propre étendard. Enfin, si les Lassalléens prétendent alors qu'ils sont le seul parti ouvrier et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour le démontrer : toutes les mesures socialistes y sont les; leurs, et tout ce que notre parti y a ajouté, ce sont des revendications de la démocratie petite bourgeoise que ce même programme qualifie par ailleurs de fraction de la « masse réactionnaire » !

J'ai tardé à vous faire parvenir cette lettre, puisque vous ne deviez être libéré que le 1° avril [20], en l'honneur de l'anniversaire de Bismarck, et je ne voulais pas risquer de la voir saisie en cherchant à vous la faire parvenir en contrebande. Or, voici justement que je reçois une lettre de Bracke [21] qui, lui aussi, a les plus vives appréhensions à propos de ce programme et nous demande ce que nous en pensons. Je lui envoie donc cette lettre afin qu'il en prenne connaissance et vous la transmette ensuite, afin que je n'aie pas à écrire deux fois toutes ces salades. En outre, j'ai mis les choses au clair pour Ramm [22] aussi et me suis contenté d'écrire brièvement à Liebknecht [23]. Je ne peux lui pardonner de ne pas nous avoir écrit un seul mot de toute cette affaire jusqu'à ce qu'il ait été pratiquement trop tard. (alors que Ramm et d'autres croyaient qu'il nous avait scrupuleusement tenus au courant). C'est d'ailleurs, ainsi qu'il agit depuis toujours, d'où la masse de correspondance désagréable que Marx et moi nous avons eue avec lui. Cependant, cela passe les bornes cette fois, et nous sommes fermement décidés à ne plus marcher.

Tâcher de prendre vos dispositions afin de venir ici cet été. Vous logerez naturellement chez moi, et si le temps le permet, nous pourrons aller nous baigner quelques jours à la mer : cela vous fera le plus grand bien après votre long séjour en prison.


Marx à W. Bracke, 5 mai 1875.

Ayez la bonté, après les avoir lues, de porter à la connaissance de Geib, Auer, Bebel et Liebknecht les gloses marginales au programme de fusion ci - jointes [24]. Nota bene : le manuscrit doit revenir entre vos mains, afin qu'il reste à ma disposition si nécessaire [25]. Je suis surchargé de travail et obligé de dépasser largement ce que m'autorise le médecin. Aussi n'ai - je éprouvé aucun « plaisir » à écrire ce long papier. Il le fallait cependant, afin que les positions que je pourrais être amené à prendre par la suite ne soient pas mal interprétées par les amis du parti auxquels cette communication est destinée.

Après le congrès de fusion, nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous dirons que nous n'avons absolument rien de commun avec ce programme de principes et que nous gardons nos distances vis-à-vis de lui.

C'est d'autant plus indispensable que l'on entretient à l'étranger l'idée, soigneusement exploitée parles ennemis du parti, bien qu'elle soit parfaitement erronée, qu'à partir de Londres nous dirigeons en secret le mouvement du parti dit d'Eisenach. Ainsi, dans un ouvrage en russe tout récemment paru, Bakounine, par exemple, m'attribue la responsabilité non seulement de tous les programmes, etc., de ce parti, mais encore de chaque fait et geste de Liebknecht depuis sa collaboration avec le Parti populaire.

A part cela, c'est mon devoir de ne pas reconnaître - fût-ce par un silence diplomatique - un programme qui, j'en suis convaincu, est absolument condamnable et démoralisateur pour le parti.

Tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu'une douzaine de programmes. Si l'on ne pouvait pas, à cause des circonstances présentes, aller plus loin que le programme d'Eisenach, il fallait se contenter tout simplement de conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun [26]. En revanche, si l'on élabore un programme de principes (qu'il vaut mieux remettre à un moment où une longue activité commune en aura préparé le terrain), c'est pour poser des jalons qui signalent, aux yeux du monde entier, à quel niveau en est le mouvement du parti.

Les chefs des Lassalléens sont venus à nous sous la pression des événements. Si d'emblée on leur avait fait savoir qu'on n'accepterait aucun marchandage sur. les principes, ils eussent dû se contenter d'un programme d'action ou d'un plan d'organisation pour agir en commun. Au lieu de cela, on leur permet d'arriver armés de mandats, dont on reconnaît soi-même la force obligatoire, et l'on se rend ainsi à la merci de gens qui, eux, ont besoin de nous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès de compromis, alors que notre propre parti tient le sien post festum. On a manifestement cherché ainsi à escamoter toute critique et ne pas donner à notre parti le temps de réfléchir. On sait que le seul fait de l'unité satisfait les ouvriers, mais l'on se trompe si l'on pense que ce succès du moment n'est pas trop chèrement payé.

Au surplus, ce programme ne vaut rien, même abstraction faite de la canonisation des articles de foi lassalléens.




Engels à Bracke, 11 octobre 1875.

Nous sommes tout à fait du même avis que vous : dans sa hâte à obtenir à tout prix l'unité, Liebknecht a fourvoyé toute l'entreprise [27]. On peut vouloir quelque chose à tout prix, mais il ne faut pas pour autant le dire ou le montrer à l'autre partenaire. Par la suite il faut alors justifier une faute après une autre. Après avoir mis en oeuvre le congrès de fusion sur une base erronée et proclamé qu'il ne devait échouer à aucun prix, on était obligé à chaque fois de tâcher du lest sur tous les points essentiels. Vous avez tout à fait raison : cette fusion porte en elle le germe de la scission, et si elle se produit, je souhaite qu'elle éloigne de nous uniquement les fanatiques incorrigibles, mais non la masse de ceux qui sont par ailleurs capables et susceptibles de se redresser à bonne école. Cela dépendra du moment et des conditions où cela se produira inévitablement.

Dans sa réaction définitive, le programme se divise en trois parties :

1. Des phrases et des slogans lassalléens qu'il ne fallait accepter à aucune condition. Lorsque deux fractions fusionnent, on reprend dans le programme les points sur lesquels on est d'accord, et non les points en litige. En acceptant cependant de le faire, les nôtres sont passés sous les fourches caudines;

2. Une série de revendications propres à la démocratie vulgaire, rédigées dans le style et l'esprit du Parti populaire;

3. Un certain nombre de phrases prétendument communistes, empruntées la plupart au Manifeste, mais réécrites de sorte que, si on les examine de près, on s'aperçoit qu'elles contiennent toutes sans exception des âneries horribles. Si l'on ne comprend rien à ces choses, il ne faut pas y toucher, et se contenter de les recopier littéralement d'après ceux qui les connaissent.

Par chance, le programme a eu un sort meilleur qu'il ne le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits bourgeois croient y lire ce qui devrait effectivement y figurer, mais n'y figure pas, et il n'est venu à l'esprit de personne dans les divers camps d'examiner au grand jour le véritable contenu de ces phrases merveilleuses. C'est ce qui a permis que nous fassions le silence sur ce programme [28]. Au surplus, on ne peut traduire ces phrases dans une autre langue sans être obligé ou bien d'en faire quelque chose qui devienne franchement idiot, ou bien de leur substituer un sens communiste; or, amis comme ennemis adoptent le second procédé, et c'est ce que j'ai dû faire moi-même pour une traduction destinée à nos amis espagnols.

Nous n'avons pas lieu de nous réjouir de l'activité qu'a déployée jusqu'ici le comité directeur. Ce fut d'abord les mesures contre vos écrits et ceux de B. Becker [29] : si elles ont échoué, ce n'est certes pas à cause du comité. Ensuite, Sonnemann - que Marx a rencontré lors de son passage à Londres - a raconté qu'il avait proposé à Vahlteich d'accepter cette offre ! C'est plus que de la censure, et je ne comprends pas pourquoi Vahlteich s'est soumis à une telle interdiction. En plus, c'est parfaitement maladroit. Vous vous préoccupez de ce qu'au contraire la Frankfurter soit fournie entièrement par les nôtres en Allemagne. Enfin, il me semble que les membres lassalléens n'ont pas agi très correctement lors de la création de l'imprimerie coopérative de Leipzig [30]. Après que les nôtres eurent, en toute confiance, reconnu le comité directeur comme comité de contrôle de l'imprimerie de Leipzig, il a fallu contraindre les Lassalléens à cette acceptation à Berlin. Cependant, je ne suis pas encore au courant des détails.

En attendant, c'est une bonne chose que ce comité ne déploie guère d'activité et se contente, comme dit C. Hirsch qui était ici il y a quelques jours, de végéter en tant que bureau de correspondance et d'information. Toute intervention active de sa part précipiterait la crise, et on semble s'en rendre compte.

Et de quelle faiblesse avez - vous fait montre en acceptant que trois Lassalléens siègent au comité directeur, avec deux des nôtres seulement [31] ? En fin de compte il semble cependant que l'on s'en soit tout de même tiré, même si c'est avec un bel œil au beurre noir. Espérons qu'on en restera là et que notre propagande agira auprès des Lassalléens dans l'intervalle. Si l'on tient jusqu'aux prochaines élections, cela pourra aller. Mais ensuite les policiers et juges Stieber et Tessendorf entreront en scène [32], et c'est alors que l'on s'apercevra de ce que les lassalléens Hasselmann et Hasenclever nous auront apporté...

Écrivez - nous à l'occasion. W. Liebknecht et A. Bebel sont trop engagés dans cette affaire pour nous dire crûment la vérité, et aujourd'hui moins que jamais les affaires intérieures du parti parviennent au grand jour.


Engels à August Bebel, 12 octobre 1875.
(D'après August Bebel : Aus meinem Leben, 2. Teil, Stuttgart 1911)

Votre lettre confirme entièrement notre opinion que la fusion a été précipitée de notre part et porte en elle le germe d'une scission future. Si nous parvenons à éviter cet éclatement jusqu'aux prochaines élections au Reichtag, alors ce serait déjà bien...

Le programme, tel qu'il est conçu actuellement, se compose de trois parties :

1. Les principes et slogans lassalléens, dont l'acceptation restera une honte pour notre parti. Lorsque deux fractions font l'unité sur un programme commun, elles s'efforcent d'y inclure les points sur lesquels elles sont d'accord et ne touchent pas ceux où elles ne le sont pas. L'aide de l'État lassalléenne figurait certes au programme d'Eisenach, mais seulement comme l'une dès nombreuses mesures de transition et, pour autant que je le sache, elle aurait été définitivement écartée par une motion de Bracke au congrès de cette année, si cette fusion ne s'était pas produite. Or voilà qu'elle y figure maintenant comme la panacée à tous les maux sociaux, à l'exclusion de toutes les autres mesures. En se laissant imposer la « loi d'airain des salaires » et autres slogans lassalléens, notre parti a subi une terrible défaite morale. Il s'est converti à la religion lassalléenne. C'est absolument indéniable à l'heure actuelle. Cette partie du programme représente les fourches caudines sous lesquelles notre parti est passé pour la plus grande gloire de saint Lassalle.

2. Des revendications démocratiques rédigées entièrement dans le sens et le style du Parti Populaire [33].

3. Des revendications vis-à-vis de l' « État actuel » (si bien qu'on ne sait plus à qui les autres « revendications » peuvent bien être adressées) qui sont non seulement confuses mais encore tout à fait illogiques.

4. Des propositions générales, empruntées pour la plupart au Manifeste communiste et aux statuts de l'Internationale, mais qui ont été remaniées au point qu'elles sont ou bien absolument fausses ou bien tout à fait ineptes, comme Marx l'a prouvé en détail dans l'écrit que vous savez [34].

Le tout est au plus haut point désordonné, confus, incohérent, illogique et honteux. S'il existait dans la presse bourgeoise un seul esprit critique, il se serait emparé de ce programme pour l'examiner phrase à phrase et réduire chacune d'elles à son véritable contenu. Il aurait mis en évidence alors toutes ses contradictions et ses insanités dans le domaine économique (par exemple, le passage disant que les instruments de travail sont aujourd'hui le « monopole de la classe capitaliste », comme s'il n'y avait pas de propriétaires fonciers ! Ensuite tout le bavardage sur l' « affranchissement dit travail », alors qu'il ne peut être question que de l'affranchissement de la classe ouvrière, le travail, lui, étant aujourd'hui précisément trop libre déjà). Bref, il n'aurait aucun mal à faire sombrer notre parti dans le ridicule. Au lieu de cela, ces ânes de journalistes bourgeois ont pris ce programme tout à fait au sérieux, et ils y ont lu ce qui ne s'y trouvait pas, l'interprétant même comme communiste. Les ouvriers semblent faire de même. C'est cette circonstance seule qui noue a permis, à Marx et à moi, de ne pas nous désolidariser publiquement de ce programme : tant que nos adversaires et aussi les ouvriers prêteront nos intentions à ce programme, nous pourrons nous taire.

Si vous êtes satisfait du résultat pour la question des personnes, c'est que nos exigences ont dû baisser considérablement : deux des nôtres et trois Lassalléene ! Ainsi donc, sur ce plan aussi, les nôtres ne sont pas traités en alliés jouissant des mêmes droits, mais en vaincus qui sont mis d'emblée en minorité. L'action du comité, pour autant que nous en sachions, n'est pas non plus édifiante : décision de ne pas mettre sur la liste des écrits du parti les deux ouvrages de Bracke et de B.. Becker sur Lassalle [35]; si elle est révoquée, ce n'est pas de la faute du comité [36], pas plus que celle de Liebknecht; défense faite a Vahlteich d'accepter le poste de correspondant de la Frankfurter Zeitung. C'est Sonnemann lui-même qui l'a raconté à Marx, lors de son passage en Allemagne. Ce qui m'étonne encore plus que l'arrogance du Comité et la complaisance avec laquelle Vahlteich s'y est soumis au lieu de passer outre, c'est la bêtise monumentale de cette décision. Le comité devrait, au contraire, s'efforcer qu'un journal comme la Frankfurter ne marche qu'avec nos gens [37]...

Vous avez cependant parfaitement raison de dire que toute cette affaire nous servira de leçon et qu'elle peut même donner de bons résultats dans certaines circonstances. La fusion en soi est un grand pas, à condition qu'elle tienne deux ans, mais il ne fait pas de doute qu'on aurait pu l'obtenir à meilleur compte.

Frédéric Engels


Notes

[1] Cette lettre porte sur la série d'événements qui conduisirent à l'unification proprement dite du parti social-démocrate allemand. La fusion entre les Eisenachiens, proches de Marx-Engels, et les Lassalléens détermina dans une très forte mesure tout le cours ultérieur de la social-démocratie allemande et, partant, tout le mouvement ouvrier de l'époque. Ce n'est qu'après la guerre de 1914 - 1918 que nous aurons de véritables partis communistes.
La distinction établie par Marx entre parti formel et parti historique (celui-ci étant représenté par Marx-Engels) subsistera donc encore largement, et alimentera les différentes polémiques entre la direction officielle de la social-démocratie allemande et Marx-Engels.

[2] A cette occasion, Engels avait également envoyé une lettre à Liebknecht. Mais celle-ci, comme tant d'autres, a été égarée.

[3] Depuis 1871, le comité exécutif du parti d'Eisenach se trouvait à Hambourg. Geib et Yorck y disposaient d'une influence croissante, et Yorck fit de tels compromis avec les Lassalléens que Hepner s'insurgea. Il écrivit à Engels, le 11 avril 1873 : « Yorck est d'un lassalléanisme si borné qu'il hait tout ce qui ne ressemble pas au Neuer Sozial - demokrat... Liebknecht, par « sa tolérance bienveillante » - qui le plus souvent est déplacée - , n'est pas le moins responsable du fait que Yorck émerge à ce point. Or, lorsque j'en parle à Liebknecht, il prétend que je vois des fantômes, que la chose n'est pas si grave. Mais en réalité, c'est comme je le dis. »
La menace lassalléenne dans le parti devait s'aggraver du fait que les meilleurs éléments eisenachéens étaient pourchassés par la police. En raison de son « activité en faveur de l'Internationale » et de sa participation au Congrès de La Haye, Hepner fut emprisonné, puis persécuté par la police, et dut s'installer à Breslau, à l'autre bout de l'Allemagne; Liebknecht fut emprisonné du 15 juin 1872 au 15 avril 1874, et Bebel du 8 juillet 1872 au 14 mai 1874.

[4] Bebel lui-même s'efforçait alors de convaincre Marx-Engels que toute l'affaire avait été gonflée par des informations erronées de Hepner : « Il saute aux yeux que Hepner a fortement noirci le tableau de la situation de nos affaires de parti, et notamment l'influence et les intentions de Yorck. Cela ne m'étonne pas de la part de Hepner, qui est, certes, un camarade parfaitement fidèle et brave, mais facilement obstiné... Il vous est impossible à distance de juger vraiment de nos conditions, et Hepner manque absolument de sens pratique... L'influence de Yorck est insignifiante, à n'est rien moins que dangereux, de même que le lassalléanisme n'est pas du tout répandu dans le parti. S'il faut prendre des égards, c'est uniquement à cause des nombreux ouvriers honnêtes, mais fourvoyés, qui, si l'on agit avec adresse, seront sûrement de notre côté... J'espère qu'après ces différends vous n'hésiterez pas à poursuivre votre collaboration au Volksstaat. Rien ne serait pire que de vous retirer. »
Cette lettre permet de situer l'action de Marx-Engels face à la social-démocratie allemande. Même leurs partisans les plus fidèles - Bebel, Liebknecht, etc. - , sur lesquels ils devaient agir pour exercer une influence sur le parti, étaient loin d'avoir une conception aussi rigoureuse qu'eux, et c'est le moins qu'on puisse dire. Cependant; il était difficile de leur faire la leçon, les conseils arrivant toujours après les gaffes et les susceptibilités devant être ménagées.

[5] Engels fait allusion à son article « Nouvelles de l'Internationale » publié le 2 août 1873 dans le Volksstaat, après la lettre de Hepner (Volksstaat, 7 - 05 - 1873).
Engels tout seul, devant la défaillance de la rédaction du Volksstaat et de la direction du parti eisenachéen, poursuivit la polémique en Allemagne contre les éléments anarchistes de l'Internationale, puisque pour plaire aux Lassalléens, les Eisenachéens avaient interrompu cette lutte.

[6] Liebknecht avait écrit le 16 mai 1873 à Marx : « Lassalle t'a pillé, mal compris et falsifié - c'est à toi de le lui démontrer : nul autre ne peut le faire aussi bien que toi, et personne ne saurait en prendre ombrage parmi les éléments honnêtes du lassalléanisme (que nous devons ménager). C'est pourquoi, je t'en prie, écris vite les articles en question pour le Volksstaat, et ne te laisse pas arrêter par d'autres considérations, par exemple, le fait que Yorck en soit le rédacteur. »
De même, Bebel écrivit à Marx, le 19 mai 1873 : « Je partage entièrement le souhait de Liebknecht, à savoir que vous soumettiez les écrits de Lassalle à une analyse critique. Celle-ci est absolument nécessaire. » Le même jour, Bebel écrivait à Engels : « Le culte de Lassalle recevrait un coup mortel, si l'ami Marx réalisait le souhait de Liebknecht - que je partage entièrement - et mettait en évidence les erreurs et les lacunes des théories de Lassalle dans une série d'articles présentés objectivement. »

[7] Bebel avait écrit à Engels : « Que pensez - vous - vous et Marx - du problème de la fusion ? Je n'ai pas de jugement complet et valable, car on ne me tient absolument pas au courant et je ne sais que ce qu'en disent les journaux. J'attends avec un vif intérêt de voir et d'entendre comment les choses se présenteront lorsque je sortirai de prison le 1° avril. »

[8] Le Volksstaat et le Neuer Sozial - Demokrat publièrent simultanément, le 7 mars 1875, un appel à tous les sociaux-démocrates d'Allemagne, ainsi qu'un projet de programme et des statuts communs élaborés, lors d'une pré - conférence tenue les 14 et 15 février 1875, entre Eisenachéens et Lassalléens.

[9] Le congrès général des ouvriers sociaux-démocrates allemands adopta son programme à Eisenach les 7 - 9 août 1869, lors de la fondation du Parti ouvrier social-démocrate . Bebel, avec l'aide de W. Liebknecht, de W. Bracke, d'A. Geib, avait élaboré le projet de programme, en se fondant sur le préambule des statuts de l'A.I.T. écrit Marx. Il y subsistait de larges vestiges du lassalléanisme et de la démocratie vulgaire. Le projet de Bebel fut approuvé par le congrès à quelques modifications mineures près.

[10] Engels ironise ici sur un mot lancé par des Lassalléens lors d'une polémique surgie à la suite d'un manifeste de Liebknecht et Bebel en juin 1869 : « Nous verrons qui vaincra de la corruption ou de l'honnêteté. »

[11] Cette, tactique frontale s'oppose à celle d'alliance à employer dans les pays où la bourgeoisie est encore progressive, c’est-à-dire l'Europe occidentale avant l'ère de la systématisation nationale bourgeoise en 1871 ou, plus tard, en Asie et dans les autres pays où la bourgeoisie n'est pas encore effectivement au pouvoir.
Une conséquence facile à déduire de cette distinction, c'est, par exemple, qu'en Europe, depuis 1871, le parti ne soutient plus aucune guerre d'État. En Europe, depuis 1919, le parti n'aurait plus dû participer aux élections en s'appuyant sur les électeurs ou partis petits - bourgeois. En revanche, en Asie et dans les autres continents de couleur, aujourd'hui encore le parti appuie, dans la lutte, les mouvements révolutionnaires démocratiques et nationaux, et l'alliance du prolétariat avec d'autres classes, y compris la bourgeoisie elle - même. La tactique n'est donc nullement dogmatique et rigide, mais se base sur les tâches à accomplir dans les grandes aires historiques et géographiques qui s'étendent sur des moitiés de continent et des moitiés de siècle, sans qu'aucune direction de parti n'ait le droit de les proclamer changées d'une année à l'autre, du moins tant qu'elles ne sont pas réalisées. Cf. Dialogue avec les morts, pp. 114-115.

[12] Le Parti populaire allemand surgit au cours des années 1863 - 1866, en opposition à la politique d'hégémonie prussienne et au libéralisme bourgeois à la prussienne. Il s'implanta notamment en Allemagne du Centre et du Sud - Ouest; il se proposait un État de type fédératif et démocratique s'étendant à toute l'Allemagne. Certains éléments étaient ouverts à l'idée d'une révolution populaire pour, réaliser leurs buts. Ces éléments fondèrent le Parti populaire saxon, composé essentiellement de travailleurs : sous l'influence de Liebknecht et de Bebel, il évolua vers le socialisme et finit par adhérer en grande partie, en août 1869, au Parti ouvrier social-démocrate d'Eisenach.
Des liaisons continuèrent de subsister après 1869, notamment avec le groupe de Leopold Sonnemann, le directeur de la Frankfurter Zeitung.
Engels explique l'évolution social-démocrate du parti par des conditions d'immaturité économique et sociale, notamment en Saxe, dans sa lettre du 30 novembre 1881 à Bernstein, où il annonce un type de parti nouveau, lié au développement des conditions économiques et sociales du capitalisme pur. Cf. la lettre d'Engels à Gerson Trier sur les différences de tactique entre partis des pays développés et non développés, in : Le Parti de classe, vol. IV, p. 16-20.

[13] Engels fait allusion aux points suivants du projet de programme :
1. Suffrage universel, égal, direct, secret et obligatoire pour tous les citoyens âgés d'au moins 21 ans et pour toutes les élections générales et communales;
2. Législation directe par le peuple, avec le droit de rejet et de proposition des lois;
3. Obligation militaire pour tous. Substitution de la milice populaire à l'armée permanente. Décision par la représentation du peuple dans toutes les questions de guerre et de paix;
4. Abolition de toutes les lois d'exception, notamment dans le domaine de la presse, de l'association et de la réunion;
5. Juridiction populaire. Assistance juridique gratuite.
Le Parti ouvrier social-démocrate réclame « comme base spirituelle et morale » de l'État :
1. Éducation universelle et égale du peuple par l'État. Obligation scolaire générale. Enseignement gratuit.
2. Liberté de conscience et liberté de la science.
Il convient de bien délimiter, à l'instar d’Engels, les revendications prolétariennes, les seules valables dans les pays de plein capitalisme, des revendications démocratiques-bourgeoises qui sont inhérentes à l'époque sociale-démocrate.

[14] Cf. Le Capital, I, Éditions Sociales, tome III, p. 58 et suivantes.

[15] Cf. Le Capital, I, Éditions Sociales, tome III, p. 58 et suivantes.

[16] A la page 5 de son Arbeiterlesebuch, Lassalle cite « la loi d'airain qui, en économie régit le salaire », d'après sa brochure Lettre ouverte au comité central pour la convocation du Congrès de Leipzig, 1863.

[17] Dans son ouvrage Der Lassalle' sche Vorschlag - Ein Wort an den 4. Congress der sozial - demokratischen Arbeiterpartei (1873), Wilhelm Bracke avait exigé que l'on remplaçât ce point du programme (aide de l'État aux coopératives de production avec garanties démocratiques) par « des points ouvertement socialistes correspondant au mouvement de classe », à savoir « la nécessité d'une vaste organisation syndicale », l' « élimination de la propriété privée de ce que l'on appelle aujourd'hui capital » et la « communauté internationale du prolétariat ».

[18] Pour la raison essentielle que cet État est capable de dépérir, contrairement à tous les États des classes exploiteuses qu'il faut abattre par la force. Cf. à ce propos le commentaire de Lénine sur la question de l'État en traduction française dans Marx-Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éditions Sociales, 1950, pp. 109-120.

[19] Allusion à la Misère de la philosophie, publiée en 1847 (Paris - Bruxelles).

[20] En mars 1872, A. Bebel et W. Liebknecht avaient été condamnés à deux ans de forteresse au cours du procès de Leipzig de haute trahison pour leur appartenance à l'Association internationale des travailleurs et leurs convictions politiques. En avril 1872, au cours d'un nouveau procès pour insulte à l'Empereur, Bebel fut condamné à neuf mois de prison supplémentaires et il fut déchu de son mandat parlementaire. Liebknecht fut donc libéré le 15 avril 1874, et Bebel le 1er avril 1875.

[21] Le 25 mars 1875, Bracke avait écrit à Engels : « Le programme signé par Liebknecht et Geib pour le « congrès de fusion » m'oblige à vous écrire cette lettre. Il m'est impossible d'approuver ce programme, et Bebel est du même avis ». Bracke en voulait surtout au passage sur l'introduction de coopératives de production grâce à l'aide de l'État, et de conclure : « Comme Bebel semble décidé à livrer bataille, le moins que je me sente obligé de faire, c'est de le soutenir de toutes mes forces. Mais je souhaiterais cependant savoir auparavant ce que vous - vous et Marx - pensez de cette affaire. Votre expérience est bien plus mûre et votre vision des choses bien meilleure que la mienne. »

[22] Cette lettre a été perdue. Hermann Ramm répondit, le 24 mai 1875 : « Votre lettre, tout comme celle de Marx à Bracke, a aussitôt fait la ronde, et vous verrez en lisant les tractations du congrès que, pour notre part, nous avons tenté de tenir compte de vos intentions ainsi que de celles de Marx; il nous est plus facile de le faire au congrès - dont Liebknecht écrit en ce moment que tout se passe remarquablement bien - qu'il y a deux mois... Il en va autrement en ce qui concerne notre attitude sur le plan tactique. Là, il ne fait absolument aucun doute que si nous n'avions pas fait de concessions décisives, les gens de Hasselmann eussent été dans l'impossibilité de faire accepter l'idée de fusion à leur société - au reste grâce à la sclérose des esprits qui est le fruit d'une demi - douzaine d'années de propagande de ces gaillards. »

[23] Cette lettre a été perdue, le 21 avril 1875, Liebknecht répondit à Engels : « Les lacunes du programme auxquelles tu fais allusion existent indubitablement, et d'emblée nous les connaissions fort bien nous - mêmes. Mais elles étaient inévitables à la conférence; si l'on ne voulait pas que les négociations en vue de la fusion fussent rompues. Les lassalléens avaient juste auparavant tenu une réunion de leur comité directeur, et sont arrivés en étant liés par mandat impératif sur les quelques points les plus criticables. Nous devions leur céder d'autant plus qu'il ne faisait pas le moindre doute pour aucun de nous (et même de chez eux) que la fusion signifierait la mort du lassalléanisme. » (Cet argument - décisif aux yeux de Liebknecht - est maintenant faux comme le montre d'ailleurs Engels dans la présente lettre, lorsqu'il dit que la fusion referait une virginité aux dirigeants lassalléens compromis.)

[24] Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875). Nous ne les reproduisons pas ici, mais le lecteur les trouvera dans l'une des éditions suivantes : MARX-ENGELS, Programmes socialistes, Critique des projets de Gotha et d'Erfurt, Programme du parti ouvrier français (1880), éd. Spartacus, pli. 15 - 39; Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éd. sociales, pp. 17-39; Karl MARX, Oeuvres. Économie, I, La Pléiade, pp. 1413-1434.

[25] Marx était parfaitement conscient des manœuvres des dirigeants sociaux-démocrates - notamment de Liebknecht - pour escamoter son texte. Qui plus est, il savait parfaitement que sa critique ne serait pas utilisée pour modifier le programme en question. C'est donc pour sauver les principes - et avec eux l'avenir du mouvement - qu'il a écrit son texte. Dans sa lettre du 1er mai 1891 à Bebel, Engels dit lui-même à ce sujet : « Quelle était la situation alors ? Nous savions aussi bien que la Frankfurter Zeitung du 9 mars 1875, par exemple, que j'ai retrouvée, que l'affaire était tranchée depuis le moment où ceux qui avaient été chargés par le parti d'établir le programme avaient accepté le projet (du programme de Gotha). C'est en ayant conscience que Marx écrivit son texte pour sauver son âme, sans aucun espoir de succès : comme on le sait, il a terminé son document qui n'était plus dès lors qu'un témoignage par la formule : Dixi et salvavi animam meam (J'ai parlé et j'ai sauvé mon âme). »

[26] Ce paragraphe a été largement exploité par Bernstein et autres révisionnistes pour démontrer qu'aux yeux de Marx un progrès immédiat était préférable à un principe, bref qu'il faut sacrifier le socialisme (lointain) à une conquête immédiate. En fait, c'est abuser des mots du texte.
Un accord contre l'ennemi commun implique :
1. que le programme et les principes ne soient pas l'objet de l'accord, et ne soient donc pas sacrifiés à cause de lui, autrement dit pas de concession des principes à l'allié;
2. que l'allié lutte vraiment contre l'ennemi commun, et ne soit pas déjà passé dans les rangs de l'ennemi (comme ce fut le cas, par exemple, de la social-démocratie au cours de la guerre impérialiste en 1914 en Allemagne, et plus encore, si l'on peut dire, après l'assassinat de Rosa Luxemburg et la répression spartakiste faite sous le règne de cette même social-démocratie).

[27] Engels analyse maintenant les premiers effets de la fusion sur l'opinion en général et au plan des réalisations.

[28] Un programme dont le sort le plus heureux est de rester ignoré, justifie le jugement de Marx : « Tout pas en avant du mouvement réel vaut mieux qu'une douzaine de programmes. »

[29] Dans sa lettre du 7 juillet 1875, Bracke avait informé Engels que la direction de Hambourg - formée en majorité de lassalléens - avait décidé de mettre à l'index de la littérature du parti les ouvrages de critique du lassalléanisme : W. BRACKE, Der LassaIle'sche Vorschlag, 1873; Bernard BECKER, Geschichte der Arbeiter - Agitation Ferdinand Lassalle, 1874, et Enthüllungen über den tragischen Tod Ferdinand Lassalles (1868). Cette décision fut finalement annulée après une protestation énergique.

[30] L'assemblée générale de la coopérative d'imprimerie de Berlin élut, le 29 août 1875, les lassalléens W. Hasselmann, F.W. Fritzsche et H. Rackow au comité directeur, qui agit en tant que comité de contrôle.

[31] Le comité se composait de trois lassalléens (Hasenclever, Hasselmann, Derossi) et de deux Eisenachéens (Geib, Auer).

[32] A l'avance, Engels indique à la social-démocratie allemande les grandes lignes du combat qu'elle aura à mener (d'abord contre l'ennemi au sein de la classe ouvrière et de l'organisation même, contré le lassalléanisme; puis contre la répression judiciaire et policière, culminant dans la loi antisocialiste de 1879) avant de pouvoir mener l'assaut révolutionnaire contre le pouvoir politique de la bourgeoisie.

[33] Le Parti populaire allemand surgit au cours des années 1863 - 1866, en opposition à la politique d'hégémonie prussienne et au libéralisme bourgeois à la prussienne. Il s'implanta notamment en Allemagne du Centre et du Sud - Ouest; il se proposait un État de type fédératif et démocratique s'étendant à toute l'Allemagne. Certains éléments étaient ouverts à l'idée d'une révolution populaire pour réaliser leurs buts. Ces éléments fondèrent le Parti populaire saxon, composé essentiellement de travailleurs : sous l'influence de Liebknecht et de Bebel, il évolua vers le socialisme et finit par adhérer en grande partie, en août 1869, au Parti ouvrier social-démocrate d'Eisenach.
Des liaisons continuèrent de subsister après 1869, notamment avec le groupe de Leopold Sonnemann, le directeur de la Frankfurter Zeitung.
Engels explique l'évolution social-démocrate du parti par des conditions d'immaturité économique et sociale, notamment en Saxe, dans sa lettre du 30 novembre 1881 à Bernstein, où il annonce un type de parti nouveau, lié au développement des conditions économiques et sociales du capitalisme pur. Cf. la lettre d'Engels à Gerson Trier sur les différences de tactique entre partis des pays développés et non développés, in : Le Parti de classe, vol. IV, p. 16 - 20.

[34] Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875).

[35] Dans sa lettre du 7 juillet 1875, Bracke avait informé Engels que la direction de Hambourg - formée en majorité de lassalléens - avait décidé de mettre à l'index de la littérature du parti les ouvrages de critique du lassalléanisme : W. BRACKE, Der LassaIle'sche Vorschlag, 1873; Bernard BECKER, Geschichte der Arbeiter - Agitation Ferdinand Lassalle, 1874, et Enthüllungen über den tragischen Tod Ferdinand Lassalles (1868). Cette décision fut finalement annulée après une protestation énergique.

[36] L'assemblée générale de la coopérative d'imprimerie de Berlin élut, le 29 août 1875, les lassalléens W. Hasselmann, F.W. Fritzsche et H. Rackow au comité directeur, qui agit en tant que comité de contrôle.

[37] Le comité se composait de trois lassalléens (Hasenclever, Hasselmann, Derossi) et de deux Eisenachéens (Geib, Auer).


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