1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

Le discours de Thiers sur la Banque Générale d’Hypothèques ayant cours forçé

n° 116, 14 octobre 1848


M. Thiers publie dans Le Constitutionnel une brochure sur la « propriété [1] ». Nous reviendrons plus en détail sur ces banalités de style classique dès que leur publication sera terminée. M. Thiers les a brusquement interrompues. Pour l'instant nous nous contenterons d'une seule remarque : les grands journaux belges, L'Observateur et L'Indépendance s'enthousiasment pour les écrits de M. Thiers. Aujourd'hui nous suivrons un moment le discours prononcé le 10 octobre à l'Assemblée nationale française par M. Thiers au sujet des bons d'hypothèques, discours qui, selon L'Indépendance belge a porté un « coup mortel » à la monnaie de papier. Mais comme le dit L'Indépendance, M. Thiers est aussi un orateur qui traite avec une égale supériorité des questions politiques, financières et sociales.

Le seul intérêt de ce discours est de nous montrer la tactique des chevaliers de l'ancien ordre des choses, tactique qu'ils opposent à juste titre aux Don Quichottes du nouvel ordre des choses.

Vous réclamez une réforme partielle dans le domaine industriel et commercial, comme M. Turck à qui Thiers répond, alors on vous oppose l'enchaînement et les contrecoups de l'organisation générale. Vous réclamez le bouleversement de l'organisation générale, alors vous êtes un destructeur, un révolutionnaire, un utopiste sans conscience et vous négligez les réformes partielles. Donc, résultat : laissez tout en l'état.

M. Turck par exemple veut faciliter aux paysans la mise en valeur de leurs biens fonciers grâce à des banques officielles d'hypothèques. Il veut mettre leur propriété en circulation sans avoir besoin de passer par les mains de l'usure. En France, en effet, comme d'ailleurs dans tous les pays où règne le morcellement, la domination des seigneurs féodaux a fait place à la domination des capitalistes, les redevances féodales des paysans sont devenues des obligations hypothécaires bourgeoises.

Que répond d'abord M. Thiers ?

Si vous voulez aider le paysan avec des organismes de crédit public, vous affaiblissez le petit commerçant. Vous ne pouvez pas aider l'un sans nuire à l'autre.

Devons-nous donc transformer l'ensemble du système de crédit ?

Sûrement non ! C'est une utopie. Et c'est ainsi que M. Turck se fait éconduire. Le petit commerçant sur lequel M. Thiers veille si tendrement, c'est la grande Banque de France.

La concurrence de deux milliards d'hypothèques en billets de banque ruinerait son monopole, ses dividendes et peut-être something more apache[2]. Derrière l'argument de M. Thiers il y a donc à l'arrière-plan Rothschild.

Venons-en à un autre argument de M. Thiers. L'agriculture elle-même, dit M. Thiers, n'a rien à voir à vrai dire avec la proposition de créer des hypothèques.

Si la propriété foncière n'est mise en circulation que dans des circonstances graves, s'il est difficile de l'exploiter, si pour ainsi dire les capitaux la fuient, tout ceci, remarque M. Thiers, est dans la « nature ». Cela ne rapporte qu'un faible profit. Mais d'autre part, M. Thiers ne peut pas nier qu'il est dans la « nature » de l'organisation industrielle moderne que toutes les industries, et par conséquent aussi l'agriculture, prospèrent uniquement lorsque leurs produits et leurs outils peuvent être facilement utilisés, faire l'objet d'échanges, être mis en circulation. En ce qui concerne les terrains, ce n'est pas le cas. Voici donc quelle serait la conclusion. Dans l'état actuel de la civilisation, l'agriculture ne peut pas prospérer. Il faut donc le changer, et la proposition de M. Turck, bien qu'elle soit illogique, constitue une faible tentative de changement. Nullement ! s'écrie M. Thiers. La « nature », c'est-à-dire les conditions sociales actuelles, condamne l'agriculture à continuer à végéter. Les conditions so­ciales actuelles sont la « nature », c'est-à-dire qu'elles sont immuables ; voilà naturellement la preuve flagrante qui vaudrait contre le projet de transformation. Si la « monarchie » est nature, alors toute tentative républicaine est une rébellion contre la nature. Selon M. Thiers, il est évident que la propriété foncière procure toujours conformément à la nature les mêmes profits, que l'État avance au propriétaire foncier les capitaux à 3%, ou l'usurier à 10%. Voilà ce que c'est que la « nature ».

Or quand M. Thiers identifie le profit industriel et la rente produite par l'agriculture, il lance une affirmation qui va à l'encontre des conditions sociales actuelles, de ce qu'il appelle la « nature ».

Tandis que le profit industriel baisse en général continuellement, la rente foncière, c'est-à-dire la valeur de la terre, monte continuellement. Il incombait donc à M. Thiers d'expliquer ce phénomène : que malgré tout le paysan continue à s'appauvrir. Il s'est naturellement gardé d'aborder ce domaine.

Ce que Thiers dit encore de la différence entre l'agriculture française et l'agriculture anglaise montre un manque vraiment surprenant de profondeur.

Toute la différence, nous apprend M. Thiers, tient dans l'impôt sur la terre. Nous payons des impôts très élevés sur la terre, les Anglais n'en paient pas. Ne parlons pas de l'inexactitude de cette dernière affirmation. M. Thiers sait certainement qu'en Angleterre la taxe des pauvres et une quantité d'autres impôts qui n'existent pas en France, frappent l'agriculture. Les partisans anglais de la petite exploitation agricole retournent l'argument de M. Thiers. Savez-vous, disent-ils, pourquoi les céréales anglaises sont plus coûteuses que les céréales françaises ? Parce que nous payons une rente foncière, une forte rente foncière, ce que ne font pas les Français puisqu'en moyenne ils sont non pas fermiers, mais petits propriétaires. Vive donc la petite propriété !

Il faut tout le cynisme et la « trivialité » de M. Thiers pour réduire à une phrase qui ne veut rien dire : les Anglais ne paient pas d'impôts fonciers, toutes ces conditions complexes que sont la concentration des instruments de travail, du sol, concentration qui permet dans l'agriculture l'utilisation de machines et la division en grand du travail, ainsi que l'action réciproque de l'industrie et du commerce anglais sur l'agriculture.

À l'opinion de M. Thiers qui veut que l'actuelle pratique des hypothèques en France importe peu à l'agriculture, nous oppo­sons l'opinion du plus grand chimiste et agronome français. Dombasle a démontré dans le détail que si l'actuel système d'hypothèques continue à se développer, conformément à la « nature », l'agriculture française deviendra une impossibilité.

Quelle platitude et quelle audace faut-il pour prétendre que les conditions de la propriété foncière sont sans importance pour l'agriculture, en d'autres termes que les conditions sociales dans lesquelles on produit sont sans importance pour la production.

Il n'est d'ailleurs pas besoin d'analyse supplémentaire pour comprendre que M. Thiers, qui veut maintenir le crédit des grands capitalistes, ne peut donner aux petits le moindre crédit. Le crédit des grands capitalistes, c'est justement l'absence de crédit pour les petits. Nous nions toutefois qu'il soit possible, dans le cadre du système actuel, d'aider les petits propriétaires fonciers par un tour de passe-passe financier. Mais il fallait que M. Thiers défende ce point de vue puisqu'il considère le monde actuel comme le meilleur des mondes.

De ce fait nous ne ferons qu'une remarque sur cette partie du discours de M. Thiers. En parlant d'une part contre la mise en circulation de la propriété foncière et en vantant d'autre part la situation anglaise, il oublie qu'en Angleterre l'agriculture a justement au plus haut point le privilège d'être pratiquée industriellement et que la rente foncière, c'est-à-dire la propriété foncière, est un titre de Bourse comme les autres, circulant et cessible. Une agriculture industrielle, c'est-à-dire pratiquée à la manière de la grande industrie, a pour conséquence nécessaire la mise en circulation de la propriété foncière, la possibilité de se livrer à des transactions sur la propriété foncière aussi aisément que dans le commerce.

La deuxième partie du discours de Thiers est faite d'attaques contre le papier-monnaie en général. Il traite l'émission de papier-monnaie de trafic de fausse monnaie. Il nous conte une grande vérité, à savoir qu'on dévalue l'argent lui-même, qu'on trompe à la fois les particuliers et l'État, quand on a une trop grande quantité de moyens de circulation, c'est-à-dire quand on lance de l'argent sur le marché. Ceci serait le cas pour les banques d'hypothèques.

Voilà les découvertes que l'on trouve dans les plus mauvais catéchismes d'économie politique.

Distinguons. Il est clair que nous n'augmentons pas la production, par conséquent la richesse véritable, en augmentant arbitrairement la quantité d'argent, soit en papier, soit en métal. Quand nous jouons aux cartes, nous n'augmentons pas le nombre de nos levées en doublant les jetons.

D'autre part, il est également clair que lorsque la production est entravée dans son développement par le manque de jetons, de moyens d'échange, d'argent, toute augmentation des moyens d'échange, tout allègement de la difficulté de se procurer des moyens d'échange est en même temps une augmentation de la production. C'est à ce besoin de la production que les échanges, les banques doivent leur origine. C'est de cette façon que l'agriculture peut être renflouée au moyen de banques d'hypothèques.

Mais en réalité Thiers lutte non pour l'argent monnayé mais contre l'argent-papier. Il a lui-même trop joué à la Bourse pour se laisser prendre aux préjugés des vieux mercantis. Ce qu'il combat, c'est, contre la régulation du crédit par le monopole, la régulation du crédit par la société représentée dans l'État. La proposition Turck d'une banque générale d'hypothèques dont les coupons auraient cours forcé, était une tentative de régulation du crédit dans l'intérêt de la société en général, dans la mesure où cette proposition, isolée comme elle l'est, aurait un sens.

 

Notes

[1] Ces articles de Thiers parurent dans Le Constitutionnel de septembre à octobre 1848. Ils furent édités en brochure sous le titre: La Propriété.

[2] En anglais dans le texte : autre chose encore.


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