1936

Publié dans La Révolution prolétarienne n° 216 (février 1936)

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Un îlot en 1914 : la "Vie ouvrière"

Alfred Rosmer

février 1936


La panique s'était emparée de Paris le jeudi 30 juillet [1914]. Elle se traduisait surtout par une sorte de paralysie. La guerre s'approchait; la vie s'arrêtait. II y avait un rush sur les banques et sur les caisses d'épargne où on ne remboursait plus que cinquante francs par quinzaine. Le numéraire manquait; l'or se cachait, et même l'argent. La Banque de France mit en circulation des coupures de cinq et de vingt francs.

Le samedi, vers la fin de l'après-midi, la paralysie s'accentua brusquement; les autobus, réquisitionnés, avaient cessé leur service. Dans les rues silencieuses, le sentiment étrange et nouveau qu'on éprouvait venait s'ajouter à l'anxiété générale.

Dans les jours qui suivirent, la ville parut vidée de sa population. Il n'y avait plus d'animation qu'autour des gares, parfois dans les rues. C'était alors des défilés de foules hurlantes, criant : " A Berlin! A Berlin! ", chantant la Marseillaise. Pour donner un aliment à leur ferveur patriotique, ceux qui les conduisaient les jetaient çà et là sur les boutiques " boches ". Les dépôts de la société Maggi, que des campagnes de presse soudoyées par des concurrents avaient présentée comme une entreprise ennemie, furent les premiers démolis. Mais on n'y, regardait pas de très près. Un nom à consonance germanique sur un magasin suffisait à provoquer la démolition et le pillage. Les " frères " alsaciens n'étaient par suite pas épargnés, et il suffisait qu'une boulangerie fût " viennoise " pour être saccagée. Le gouvernement laissait faire -- à supposer qu'il né, fût point l'instigateur de ces démonstrations patriotiques.

Des historiens et des écrivains nous ont rapporté les 8 manifestations contre la guerre qui eurent lieu en 1870. Vallés en fait le récit dans I'Insurgé. Manifestations peu nombreuses et vite étouffées. En août 1914, il n'y eut pas même l'équivalent. La raison principale s'en trouve sans doute dans l'espèce de levée en masse que constituait alors la mobilisation, dans l'importance numérique prise par les armées dès le premier jour, incorporant d'un coup la partie la plus active de la population. En outre, la préparation gouvernementale avait été infiniment plus facile et plus habile : les dirigeants républicains avaient su faire de cette guerre une guerre populaire. L'aspect des quartiers ouvriers, et l'état d'esprit qu'on y observait, ne se différenciaient pas de ce qu'on voyait dans les quartiers bourgeois et aristocratiques. Déjà des dénonciations et des visites policières plus ou moins discrètes. L'unanimité de la presse – le journal de Jaurès, le journal syndicaliste parlant comme les autres – avait grandement contribué à créer cette situation. Des fausses nouvelles de toutes sortes circulaient. Le dimanche, dans la soirée, alors que la mobilisation commençait tout juste, j'entendais une conversation, dans une rue voisine du faubourg Saint-Antoine, où on commentait déjà une grande bataille livrée en Alsace et qui s'était, cela va sans dire, terminée par la victoire des Français. Il n'eût pas fait bon tenter de montrer que c'était là une impossibilité absolue : il ne restait pas une parcelle d'esprit critique, et on pouvait raconter les pires sottises du moment qu'elles étaient tournées contre les " Boches ".

Dans ce Paris vidé et bouleversé – le bouleversement étant dans les esprits – nous entreprîmes, Monatte et moi, la recherche des îlots de résistance qui pouvaient exister.

Guy Tourette, qui durant le mois de juillet nous avait donné une aide quotidienne à la Vie Ouvrière, avait dû tôt nous quitter; il était sans ressources et contraint de se rabattre sur sa famille, en province. Il ne pouvait être question de continuer la publication de la Vie Ouvrière; la mobilisation la privait de ses soutiens indispensables, ses abonnés. Elle en était alors à sa sixième année. Elle avait pris sa place dans le mouvement ouvrier, une place importante et enviable, comme revue du syndicalisme révolutionnaire. Elle n'était ni officielle ni officieuse, ce qui ne lui rendait pas la vie plus facile. Monatte, qui l'avait fondée et en portait la charge, veillait à lui garder ce caractère d'indépendance. Il avait réussi à grouper autour de la revue un nombre imposant d'abonnés – près de 2.000 – qui lui étaient très solidement attachés. En temps ordinaire, boucler le budget restait quand même un sérieux problème. Avec la mobilisation, c'était l'arrêt forcé, pour le présent. Il ne restait plus qu'à procéder à une sorte d'inventaire des forces que le courant n'avait pas emportées.

Monatte et moi, nous n'étions pas mobilisables. Nous partîmes à la recherche des hommes. Notre première visite fut pour James Guillaume. La Vie Ouvrière n'avait pas d'ami plus dévoué; il était toujours prêt à l'aider de toutes les façons, se chargeant même de ces travaux obscurs de traduction pour lesquels il n'y a jamais beaucoup de volontaires. C'était une visite sans espoir. La haine solide qu'il avait vouée à la social-démocratie, ses rancunes tenaces remontant à l'époque de la Première Internationale devaient l'entraîner dans la guerre contre le militarisme prussien. Il nous le dit. Pour lui, il fallait choisir entre les belligérants et son choix était fait; il ne pouvait pas hésiter. Comme il ne faisait rien à demi, cette position devait l'entraîner loin, jusqu'à dénoncer l'acte héroïque de Liebknecht comme une manœuvre social-démocrate.

Nous vîmes ensuite Maurice Bouchor. C'était un ami beaucoup moins proche. Il était socialiste, membre du parti. Mais il avait été toujours un abonné fidèle de la revue, la suivant de près, y portant un vif intérêt, et quand, du côté socialiste, certains projetèrent de la boycotter, il nous écrivit tout de suite pour protester publiquement contre cette tentative de mise à l'index. Il venait de rentrer, en hâte, de Suisse où il devait passer ses vacances. Monatte le questionnait, demandant des nouvelles, pensant qu'il devait savoir des choses -que nous autres, bouclés dans Paris, ignorions. Mais il ne savait rien, ou ne voulait rien savoir. On le sentait écrasé par le présent, inquiet pour l'avenir. Plus tard, il se rallia à la guerre démocratique, mais il ne sombra jamais dans l'abject chauvinisme.

Un jour, au retour de nos décevantes pérégrinations, nous trouvâmes un mot de Marcel Martinet. Il était venu assez récemment étiez nous, mais très informé des questions et de l'action ouvrières, il nous avait tout de suite apporté un concours actif. Ses quelques lignes disaient en substance : " Est-ce moi qui suis fou? ou les autres? " Nous allâmes chez lui sans tarder. C'était la première fois que nous touchions 1a terre ferme; nous en éprouvions une grande joie. Martinet fut dès lors de toutes nos entreprises, étroitement associé à notre travail; il sera le poète de ces, " temps maudits ".

Quelques jours plus tard, un autre mot, également laconique, de Mme Compain. Elle s'était intéressée d'une manière intelligente et utile à la condition des ouvrières, sujet souvent négligé dans les organes ouvriers mais auquel la Vie Ouvrière avait toujours fait sa place. Elle disait se mettre à notre disposition pour nous aider. Cette fois, ce fut une déception. L'aide qu'elle nous proposait, c'était pour la guerre. Quand j'allai la voir, il apparut tout de suite que toute discussion était inutile. Comme beaucoup d'autres, elle était décidée à s'en tenir à quelques formules sommaires. Par exemple, l'impérialisme était allemand parce que l'Allemagne avait un empereur. J'aurais pu lui objecter, sur la base (le cette définition, que la Russie aussi avait un empereur et assez connu comme tel; mais il était clair qu'ici il n'y avait plus de place pour la raison.

De son côté, Monatte était allé au Libertaire. Il y avait rencontré Pierre Martin, très ferme, mais persuadé qu'il n'y aurait rien à faire jusqu'au jour où les femmes des faubourgs descendraient clans la rue. C'était là un état d'esprit assez répandu. Nous le constations chez plusieurs militants syndicalistes. Il n'y avait rien à faire. Il fallait laisser passer. Passivité qu'entretenait la croyance – ou l'espoir – que la guerre serait courte. Ce qu'on pouvait constater dans les quartiers populaires contribuait également à la favoriser. Abandonnés à eux-mêmes, les ouvriers qui restaient n'avaient pu résister au courant. Les mêmes que nous avions vus au Pré-Saint-Gervais, dans toutes les manifestations contre la guerre, étaient emportés maintenant par la croisade contre le militarisme prussien. Le cas des ouvriers parisiens n'était pas une exception. […]

Nous voyions fréquemment Merrheim. Il tenait. Il nous mettait au courant de ce qui se passait à la direction confédérale. Nous n'étions pas tout à fait au même point. Là où il faisait seulement des réserves, nous pensions qu'il aurait fallu affirmer nettement son hostilité, par exemple au sujet de l'entrée de Jouhaux au Comité de Secours national. Mais dans ces premiers jours consécutifs à l'effondrement, quand on se sentait terriblement seuls, son opposition modérée pouvait bien s'expliquer. Il fut d'ailleurs vite amené à l'accentuer. Un matin, comme nous venions d'arriver chez lui, deux policiers se présentèrent pour vérification de papiers. D'autres militants que nous vîmes encore restaient indécis. Ils n'approuvaient pas la nouvelle politique de la C.G.T., mais ils ne voulaient pas non plus la condamner. Il fallait attendre.

La question se posa bientôt pour nous de savoir comment nous pourrions rester à Paris. La réponse fut vite donnée, car toute possibilité de trouver du travail était exclue. Il n'y avait de travail d'aucune sorte. Plus tard, quand on s'installa dans la guerre qu'on savait désormais devoir durer longtemps, la situation changea; il y eut du travail pour tout le monde; le gouvernement dut donner (les allocations aux parents des mobilisés. Dans le premier mois, c'était le dénuement total; le Secours national s'organisa lentement et ce qu'il faisait c'était la charité. Nous n'aurions pu demeurer à Paris qu'en nous embauchant dans un de ses rouages – ce que nous ne voulions faire à aucun prix. Vers le 20 août, quand les journaux annonçaient de, grandes victoires françaises en Alsace, et que les nouvelles o officielles, commentées et amplifiées par la presse, laissaient entendre que le sort de l'Allemagne était déjà réglé, nous partîmes [1].

Mais Monatte ne put tenir longtemps loin de Paris. De son village d'Auvergne, il descendit sur Saint-Étienne et sur Lyon, où il eut la surprise réconfortante de constater qu'on y avait moins qu'à Paris perdu la tête. Les militants non encore mobilisés étaient certes plus ou moins désemparés; ils ne pouvaient comprendre l'attitude des dirigeants de la C.G.T., mais ils étaient bien résolus à ne rien céder au courant dévastateur. A Lyon, le secrétaire de l'Union des syndicats était parmi les plus fermes et il avait le Comité de l'Union avec lui; persuadé que la résistance des camarades du Rhône n'était pas une exception, il avait déjà songé à lancer un appel dans le but de rassembler les forces éparses. Cela cadrait trop avec les vues de Monatte pour qu'il n'appuyât pas très vivement ce projet. [2]

Après ce coup de sonde encourageant donné en province, Monatte rentra à Paris, où je le rejoignis un peu plus tard, aussitôt que Marcel Martinet m'eut trouvé du travail. Je rapportais aussi mon butin; j'avais dépouillé les revues et journaux étrangers et j'y avais trouvé la preuve que hors de France des îlots de résistance existaient dans tous les pays.

Monatte était déjà entré en rapports avec Martov, comme il est expliqué plus loin. Guilbeaux, que nous ne connaissions pas alors personnellement, était venu, ayant appris, au hasard d'une rencontre, que la Vie Ouvrière " tenait ". Il nous parla d'un groupe qu'il fréquentait où venait, entre autres, Painlevé, ce qui nous surprit beaucoup; la critique de la guerre qu'on y faisait était très modérée et pas très cohérente, mais c'était quand même un groupe d'opposition. Cela ne devait d'ailleurs pas aller loin ni empêcher Painlevé de devenir, vingt mois plus tard, ministre de la Guerre. Guilbeaux était alors dans sa période " rollandiste ". Le Journal de Genève venait d'apporter l'article de Romain Rolland " Au-dessus de la mêlée " ; pour le répandre, pour le faire connaître, on, en avait fait des copies â la machine à écrire, même à la main.

Du côté socialiste, nous savions, assez vaguement, qu'il y avait aussi des résistances. Pour avoir des renseignements précis, j'allai à l'Humanité. J'y trouvai Amédée Dunois qui, en effet, avait résolument refusé, dès 1e premier jour, de s'enrôler dans la croisade démocratique et d'accepter les fables imaginées pour entraîner les socialistes dans la guerre. Dans cette maison où on avait complètement perdu la tête, il n'avait qu'un appui, H.-P. Gassier : ses dessins, pleins d'esprit et d'intelligence faisaient de lui le meilleur polémiste du journal. Mais il ne donnait plus rien; il n'y avait plus de place pour lui dans l'Humanité de Renaudel. Daniel Renoult résistait également, quoique son opposition fût plus modérée; c'étaient surtout les articles chauvins que publiait l'Humanité, notamment ceux de Compère-Morel, qui provoquaient sa juste colère.

Le recensement de nos forces était vite fait. Trois mois de guerre, des désastres militaires qui étaient tout autre chose que ce que l'état-major et les journaux avaient fait espérer, avaient suffi pour faire tomber l'enthousiasme irréfléchi des premiers jours. Maintenant, l'illusion nouvelle c'était : la paix à Noël. On le croyait ou on voulait le croire. Et des positions avaient été prises qu'on ne pouvait plus abandonner. Les perspectives d'une action possible restaient encore éloignées. Mais ce que nous pouvions déjà faire, c'était reprendre nos réunions hebdomadaires ou amis anciens et nouveaux pourraient se retrouver et garder entre eux le contact. L'aspect de la ville avait bien changé. En août, c'était un soleil éclatant et la folle attente des victoires. A présent, avec les jours courts, les rues à peine éclairées, les boutiques tôt fermées, les rares passants, Paris avait dès la tombée de la nuit un air lugubre. Et déjà circulait la liste des camarades tombés.

 


Notes

[1] Communiqué officiel du 20 août :
Nos troupes out remporté un brillant succès, particulièrement entre Mulhouse et Altkirch. Les Allemands sont en retraite sur le Rhin et ont laissé entre nos mains de nombreux prisonniers. 24 canons ont été pris dont 6 au cours de la lutte par notre infanterie. " Les aviateurs français accomplissaient des exploits magnifiques. Les farts de Liège tenaient toujours, et ceux de Namur " aussi puissants que ceux de Liège, n'ont même pas encore été attaqués ".

[2] Il ne fut réalisé que vers la mi-janvier et sous une forme un peu atténuée. Le 13 janvier 1915, le Comité général de l'Union des Syndicats du Rhône adopta à l'unanimité une déclaration qui se terminait par ces mots :
" L'Union des Syndicats Ouvriers du Rhône, plaçant au-dessus de toutes les considérations secondaires l'intérêt général de l'humanité, affirme hautement le principe toujours vivant de l'internationalisme ouvrier et déclare se rallier à toute action sincère qui sera tentée pour établir, à bref délai, une paix équitable et définitive. " Guerre à la guerre !"
" Vive l'Internationale des Travailleurs ! "


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