1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XX : Au groupe communiste français de Moscou

Vieux Parisien, Dridzo-Losovsky venait parfois à Lux bavarder avec moi. Un soir, comme il partait, je lui dis : “ Je descends avec vous, je vais à la réunion du groupe français. - J’y vais aussi, dit-il aussitôt. ” Le groupe communiste français se réunissait dans une maison d’un confort tout occidental, située dans une péréoulok partant de la Tverskaïa, non loin de Lux. Elle avait été l’habitation d’un consul scandinave ; Guilbeaux, sa femme et un ingénieur français y avaient leur logement ; une pièce spacieuse, sans doute le bureau du consul, était commode pour les réunions. La composition du groupe était, comme on peut l’imaginer, hétéroclite ; la plupart de ses membres, d’origines très diverses, s’étaient trouvés en Russie au moment de l’insurrection d’Octobre et ils avaient alors adhéré au communisme. De la mission militaire venait le lieutenant Pierre Pascal, catholique fervent et pratiquant, passé du côté de la Révolution non malgré son catholicisme mais à cause de lui - ce qui suffit à faire comprendre qu’il n’est pas un catholique ordinaire ; le caractère spartiate du régime était précisément ce qu’il aimait. Grand travailleur - il était chez Tchitchérine - il ne se plaignait ni ne demandait jamais rien. Lors du 3e Congrès, ayant eu l’occasion d’aller le voir dans la chambre où il travaillait, nous le trouvâmes si fatigué que nous pensâmes tout de suite qu’il y avait quelque chose d’anormal. Quoi ? il ne fallait pas compter sur lui pour le savoir, mais des questions posées dans son entourage nous apprirent qu’il avait simplement été oublié dans la distribution des cartes pour les repas... On avait publié de lui, à Petrograd et à Paris, des articles et des Lettres de la Russie rouge, de pensée et de style également remarquables.

René Marchand était en Russie correspondant du Figaro quand la guerre éclata. Par ses origines - il était fils de magistrat - et par sa profession, on peut imaginer qu’il était fort éloigné du communisme et de la révolution socialiste. Comment s’y était-il rallié ? Ses raisons, il les avait données dans une brochure au long titre Pourquoi je me suis rallié à la formule de la Révolution sociale, un titre singulier et assez prudent. Les machinations, manœuvres, complots, attentats préparés par les ambassades de l’Entente au début de la Révolution - plusieurs sous ses yeux - l’avaient indigné et avaient certainement contribué à le pousser de l’autre côté de la barricade. Il pouvait lui aussi abattre beaucoup de besogne. Il m’avait demandé d’obtenir pour lui l’autorisation de fouiller dans les Archives des Affaires étrangères pour y recueillir la correspondance diplomatique se rapportant à l’alliance franco-russe, notamment les lettres et dépêches d’Isvolsky, ambassadeur à Paris de 1910 à 1916. Ce sont ces lettres, traduites alors par lui, que nous fîmes éditer à Paris par la Librairie du Travail sous le titre de Livre Noir [19] ; ce fut certainement sa contribution la plus importante à la Révolution russe et à l’histoire tout court ; il tenta pourtant de la répudier dix ans après, quand il s’était “ rallié ” successivement à d’autres “ formules ”, et bien que j’eusse en ma possession les traductions écrites de sa main. Comme homme, comme caractère, comme écrivain, on n’aurait pu imaginer plus grand contraste avec Pascal. Sa grande faim n’était pas une légende, et il s’offrait le luxe d’entretenir un immense chien dans sa chambre du Métropole.

C’est sans doute le capitaine Sadoul que j’aurais dû rapprocher de Pascal ; le contraste n’aurait pas été moindre mais il aurait été de caractère tout différent. Mais j’ai déjà dit de Sadoul ce qu’il suffit d’en dire ici, car il traitait le groupe français par le mépris, n’y venait jamais plus. Il quitta d’ailleurs assez vite la Russie soviétique où il ne trouvait plus d’emploi à sa taille.

Henri Guilbeaux s’était approché du groupe de la Vie Ouvrière au début de la première guerre mondiale. Dès qu’il avait été réformé, il avait pu passer en Suisse où Romain Rolland lui avait trouvé une occupation à l’Agence internationale des prisonniers de guerre. Il était parti de France “ rollandiste ” comme je l’ai déjà indiqué, mais sous l’influence des socialistes russes qu’il avait rencontrés à Genève, il évolua assez rapidement vers le bolchévisme. Il participa à la Conférence de Kienthal et fut finalement arrêté et expulsé par les autorités suisses tandis qu’un tribunal français le condamnait à mort par contumace. Il a raconté tout cela dans divers ouvrages écrits en 1933-1937 qu’il convient de lire avec précaution. Bien qu’il eût souvent insisté, je ne lui avais jamais donné le mandat de nous représenter dans les conférences internationales ; je reconnaissais volontiers les grands mérites de la revue Demain qu’il dirigeait et publiait à Genève ; elle apportait chaque mois une information exceptionnelle très utile et, d’autre part, il montrait beaucoup de courage contre la meute de mouchards et de provocateurs qui le harcelaient sans répit. Cependant nous ne pouvions le considérer comme un des nôtres ; qu’il ne fût pas absolument sûr, il en fournit lui-même la preuve par son évolution ultérieure.

L’ingénieur que j’ai déjà mentionné était apolitique ; le secrétaire de Pascal était, politiquement, ignorant. Il y avait encore quelques comparses qui n’étaient là que pour attraper le païok supplémentaire attribué aux membres du groupe, et dans l’espoir de pouvoir rentrer plus facilement en France.

Quand nous pénétrâmes, Losovsky et moi, dans la salle de réunion, l’atmosphère nous parut si tendue, les visages étaient si crispés qu’il n’était pas difficile d’imaginer que la discussion, ce soir-là, n’était rien moins que cordiale. Losovsky fit aussitôt demi-tour, disant : “ Les histoires de l’émigration... Je connais ça ! Bonsoir. ” Je devais rester ; la soirée fut pénible. La différence des tempéraments, sans parler des conceptions politiques, était telle que la simple cohabitation était impossible ; tout était prétexte à ranimer une vieille querelle, à mettre Pascal en accusation pour son catholicisme. Très digne, Pascal se bornait alors à donner lecture d’un texte qu’il considérait comme sa profession de foi. Le conflit avait été porté devant le Comité central du Parti communiste russe ; le compromis élaboré pour le trancher, ou au moins l’apaiser, se révélait, à l’usage, inopérant. Je crois bien que cette réunion fut la dernière du groupe communiste de Moscou ; en tout cas, il n’eut plus aucune espèce d’activité.

Le groupe communiste français de Moscou était bien tel que je viens de le décrire, en 1920 ; il se survivait. Mais il avait connu à ses débuts de grands heures : deux de ses membres avaient été pris par la contre-révolution. Pour ne pas laisser le lecteur sur l’impression de sa fin pénible, je veux reproduire ici un fragment du bref historique qu’en fit Pascal :

“ Le 30 août 1918, les Isvestia publiaient l’annonce suivante : Tous les camarades parlant français et anglais et sympathisant avec l’idéal du Parti communiste sont invités à assister à une réunion qui aura lieu samedi 31 août à sept heures du soir, Vozdvijenka, n° 20. Ordre du jour : Rapport sur la situation, en anglais, par le camarade Price, Morgan Philips ; en français par la camarade Jeanne Labourbe ; 2° Organisation d’un groupe anglo-français.
“ Jeanne Labourbe était un précurseur. Dans sa jeunesse laborieuse, elle avait gardé les troupeaux dans son village de Bourgogne, puis elle entra en service à la ville jusqu’au jour où la lettre d’une compagne fut l’occasion de son départ en Russie. Installée dans une famille polonaise, elle dut y jouer le rôle douloureux d’institutrice et de demi-servante qui lui permit cependant, tout en enseignant à son élève sa langue maternelle de compléter sa propre éducation. Lorsqu’éclata la Révolution de 1905, son grand cœur, son courage viril, son dévouement absolu à toutes les causes justes, la lancèrent dans le mouvement libérateur. Elle s’y donna certainement tout entière, comme nous l’avons vue parmi nous ne vivre que pour le groupe et pour le communisme. On sait comment elle est morte, le 2 mars 1919, lâchement assassinée dans la nuit, au fond d’un faubourg désert d’Odessa, par un groupe d’officiers français et russes, sous la présidence du général Borius. ”

C’est également dans la région d’Odessa, où les forces françaises secondaient les Blancs, que devait tomber la seconde victime. Dans des Souvenirs de guerre civile, Marcel Body écrivit :

“ Odessa est bloquée par mer et par terre... il n’y a plus de pain, plus d’eau, plus de combustible dans la ville ; en revanche il y a des contre-révolutionnaires partout ; la situation empire. Au moment où je prends la parole, un camarade me glisse un billet où je lis : “ On s’attend à l’occupation de la ville cette nuit ; préparez-vous à vous réfugier dans un logement clandestin. ” Peu après, je vois entrer dans la salle Henri Barberey, armé et équipé ; quelques instants auparavant, il a prononcé en russe, un beau discours. Il a, si je ne me trompe, dix-huit ans, ce qui ne l’empêche pas d’être par ses convictions, un homme fait ; c’est un des premiers Français qui se soient ralliés à la Révolution. Au début de l’intervention française, le groupe communiste français l’a envoyé, avec Jeanne Labourbe, dans le Sud de la Russie pour y militer ; son courage confine à la témérité. À Sébastopol, où il se trouvait au moment de la révolte des marins de l’escadre française de la mer Noire, il a joué, dans les événements eux-mêmes décisifs, un rôle de premier plan. Déguisé en matelot, il s’est rendu sur les bateaux de guerre français pour y seconder une agitation qui a porté ses fruits... Dans la nuit du 30 au 31 juillet, Henri Barberey part à la tête d’un petit détachement de volontaires français combattre les insurgés qui déjà massacrent les communistes et les juifs dans les faubourgs d’Odessa. Il se bat avec sa bravoure accoutumée ; à certains moments ses compagnons s’efforcent vainement de le modérer. Parti seul en éclaireur - ou en parlementaire - il est fait prisonnier sous les yeux de ses camarades, impuissants à le sauver. Nous ne le reverrons plus. ” (Correspondance internationale, 11 novembre 1922.)

Notes

[19] Un Livre Noir, 6 vol., 1921-1934 (Librairie du Travail).


Archives Trotsky Archives Lenine
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin